INÉLIGIBILITÉ DES DOMESTIQUES ATTACHES A LA PERSONNEL

(1ère lecture, 2e délibération, séance du samedi 1er mars 1884)

M. de Gavardie

L’article 32 énumère les personnes ne pouvant être élues conseillers municipaux. Parmi celles-ci se trouvent les domestiques attachés à la personne et M. de Gavardie demande la parole afin de contester cette disposition.

M. de Gavardie. Messieurs, le dernier paragraphe de l’article 32 soulève des questions délicates.

Permettez-moi d’abord de m’étonner que dans une démocratie, alors que vous admettez des repris de justice... (Rumeurs à gauche)... vous puissiez infliger une forme d’infériorité et un signe de déchéance sociale à une fonction qui mérite entre toutes d’être relevée dans l’opinion.

La première autorité du monde, le représentant de Dieu même sur la terre, savez-vous comment il s’intitule ? Servus servorum dei, serviteur des serviteurs de Dieu, domestique des domestiques de Dieu.

Voilà la vérité chrétienne; voilà aussi la vérité démocratique, parce qu’il n’y a pas de véritable démocratie sans christianisme ; et, vous voyez déjà où va la démocratie, privée de ce remède et de ce baume salutaire, le christianisme.

Ce courant des traditions chrétiennes qui est venu de si haut et de si loin a fini par triompher. Les domestiques ne sont pas privés de leurs droits civils ; ils ne sauraient non plus être privés de leurs droits politiques.

Actuellement vous innovez, messieurs. (Dénégations à gauche.) J’ai le droit de demander pourquoi.

M. le rapporteur. Nous n’innovons pas.

M. de Gavardie. Comment ! Vous n’innovez pas ? Voyez combien, messieurs, il faut étudier avec soin toute cette matière. (Sourires à gauche.)

Je suis allé dernièrement - on ne pourra pas, cette fois, dire que j’ai improvisé mon amendement - je suis allé, dis-je, l’autre jour à la bibliothèque ; j’ai consulté un ouvrage qui fait autorité en pareille matière, l’ouvrage de M. Dalloz et j’y ai vu, en propres termes, que les domestiques ne sont pas privés de leurs droits civils, qu’il n’y a aucune raison de les priver de leurs droits politiques, et que, dans l’état actuel de la législation, ils ne sont pas privés de leurs droits politiques.

Oui, la législation de 1791 disait - en se servant d’autres termes que les vôtres, lesquels donnent lieu à des difficultés, comme je vous le démontrerai - la législation de 1791 disait que les hommes à l’état de domesticité, c’est-à-dire les hommes serviteurs à gages ne pouvaient pas faire partie des assemblées primaires. Vous savez ce qu’étaient les assemblées primaires. Mais, dans les législations qui ont suivi, en 1831, en 1837, en 1867 - j’oublie une loi sur laquelle je reviendrai tout à l’heure - il n’a pas été question d’exclure les domestiques du droit d’être élus conseillers municipaux. Remarquez qu’ils sont électeurs ! Est-ce que vous avez l’intention de leur contester l’électorat ?

A gauche. Non !

M. de Gavardie. Vous ne leur contestez pas ; vous l’admettez. Eh bien ! vous admettez qu’ils sont électeurs, et vous leur refusez le droit d’éligibilité. Pourquoi ? S’ils sont dans un état d’infériorité morale ou de dépendance telle qu’ils ne puissent pas voter d’une manière suffisamment délibérée, pourquoi leur donner ce droit de voter ? Si vous leur donnez ce droit, c’est que vous les considérez comme dignes de voter et, s’ils sont dignes de voter, ils sont dignes d’être élus. Mais enfin, tout cela se tient, évidemment. Je sais bien qu’il y a une loi, celle de 1855, si je ne me trompe, qui se sert de l’expression que vous avez adoptée " domestiques attachés à la personne " et qui les exclut du droit d’être élus conseillers municipaux. Mais je prétends que cette loi est abrogée ; vous affirmez, vous, le contraire.

Eh bien, je vous demande d’examiner cette question.

Je n’invoque pas seulement, remarquez-le bien, mon autorité, qui est bien peu de chose, mais celle d’un grave jurisconsulte, de Dalloz. Je vous prie de vouloir bien prononcer le renvoi de ce paragraphe, précisément pour étudier la question à ce nouveau point de vue.

Mais ce n’est pas seulement ce côté de la question que j’ai l’honneur de vous recommander.

Les expressions dont vous vous servez peuvent donner lieu à de graves difficultés dans la pratique. Qu’est-ce que c’est que les domestiques attachés à la personne ? Voici un concierge à Paris ; est-ce qu’il ne pourra pas être élu membre du conseil municipal de Paris ?

Un sénateur à gauche. Il est attaché à la maison.

M. de Gavardie. Attendez ! Voici, dis-je, un concierge à Paris ou ailleurs, peu importe ; est-ce qu’il ne pourra pas être élu membre du conseil municipal ?

M. Garrisson, membre de la commission. Le concierge n’est pas attaché à la personne.

M. le colonel Meinadier. Il est attaché à l’immeuble.

M. de Gavardie. Vous voyez, messieurs, les inconvénients de ces rédactions vagues.

M. le colonel Meinadier. C’est l’ancienne loi.

M. le président. N’interrompez pas, messieurs.

M. de Gavardie. Pourquoi le concierge n’est-il pas attaché à la personne du propriétaire ?

Un sénateur à gauche. Il est attaché au cordon ! (On rit.)

M. de Gavardie. Il est attaché à la maison, dites-vous ? Bon ! mais il dépend singulièrement du propriétaire, et si vous excluez les domestiques parce qu’ils dépendent de leur maître, pourquoi n’excluriez-vous pas le concierge qui dépend peut-être davantage du propriétaire que le domestique ne dépend du maître ?

M. le colonel de Chadois. C’est vrai.

M. de Gavardie. Prenons un valet de ferme ; vous allez me dire qu’il n’est pas attaché à la personne du fermier. Pourquoi n’est-il pas attaché à la personne du fermier ? Je pourrais l’exclure en vertu de votre article, le valet de ferme.

Il arrivera que beaucoup de maires, voulant exclure tel ou tel électeur diront : Mais, c’est un domestique attaché à la personne : rayé. S’il est républicain, oh ! bien certainement, il ne sera pas attaché à la personne, il sera attaché à la maison...

M. le colonel Meinadier. Il sera attaché à la République !

M. de Gavardie. Il sera attaché aux gerbes de paille, il sera attaché au foin, mais il ne sera pas attaché à la personne. Et le domestique du métayer, messieurs ?

(...) Mais enfin, quel est le principe de raison de cette distinction ? Voyons : pourquoi voulez-vous exclure les domestiques ? Ce n’est pas parce que la fonction n’est pas socialement élevée ? Elle est plus élevée que beaucoup de fonctions publiques, je ne crains pas de le dire !