Sommaire

Présidence de M. Christian Poncelet, Président du Sénat


Photos des orateurs

COMPTE RENDU INTÉGRAL

PRÉSIDENCE DE M. CHRISTIAN PONCELET
(La séance exceptionnelle est ouverte à quinze heures.)

PROCÈS-VERBAL

M. le président. Monsieur le secrétaire d’Etat, mes chers collègues, j’ouvre solennellement la séance exceptionnelle pour le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, sénateur de la IIIe République.
J’ai le très grand plaisir de saluer la présence, dans notre tribune officielle, de M. Bertrand Poirot-Delpech, de l’Académie française, président du Comité national de commémoration, ainsi que des membres de ce comité. (Applaudissements.)
Je présente également mes respecteux hommages à Mme Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française, qui occupe quai Conti le siège de Victor Hugo. (Applaudissements.)
Des élèves des lycées de Besançon, ville de naissance de Victor Hugo, et de Sceaux nous font également le plaisir d’assister avec nous à cette séance solennelle, qui se déroulera de la manière suivante : après mon allocution, un orateur représentant chaque groupe de notre assemblée prendra la parole pour évoquer un aspect de l’action de Victor Hugo en tant qu’homme politique ; ensuite, Mlle Rachida Brakni, pensionnaire de la Comédie-Française, donnera lecture de quelques textes de Victor Hugo. (Applaudissements.)

Victor Hugo et nous

M. le président. Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, mesdames, messieurs, à l’orée de cette séance exceptionnelle consacrée à Victor Hugo, « cet esprit conducteur des êtres », au verbe « frémissant », je voudrais me féliciter de cet hommage républicain qui nous rassemble aujourd’hui par-delà nos clivages politiques.
Comme la République, dont nul n’a le monopole, Victor Hugo n’appartient à personne tant il incarne l’humanité tout entière dans sa lutte contre la fatalité et son combat pour le progrès, ce « mode de l’homme », se plaisait-il à dire.
Le 26 février 1802, ce siècle - le XIXe - avait deux ans lorsque Victor Hugo, d’ascendance vosgienne (Exclamations amusées sur de nombreuses travées), naquit à Besançon, « vieille ville espagnole », par le hasard de la vie de garnison de son père.
Le 20 février 2002, ce siècle, le nôtre - le XXIe - entre dans sa deuxième année, après une première année marquée par la tragédie.
Deux siècles séparent ces deux dates, et, pourtant, Victor Hugo, cette légende des siècles, cet « homme océan », ce génie protéiforme demeure notre contemporain : il continue de nous parler, de nous intriguer et de nous enthousiasmer.
Victor Hugo et nous : pourquoi lui, pourquoi nous ? Deux raisons principales expliquent la pérennité de sa présence et le caractère indissoluble du lien qui nous unit à ce chantre de l’humanité, à ce héraut de la fraternité : d’une part, la proximité de l’homme Hugo, « Ego Hugo », et, d’autre part, l’actualité des combats politiques menés par ce perpétuel insurgé.
Humain, ai-je dit, et donc proche de nous : cette affirmation peut surprendre lorsque l’on songe au Victor Hugo bardé d’honneurs et figé dans sa posture de poète officiel.
Certes, le père Hugo, c’est ce personnage animé par une conception altière de sa prédestination de poète qui le place au-dessus des hommes dont il se veut le guide, le phare et la conscience.
Certes, le père Hugo, c’est en quelque sorte cet égocentrique soucieux de sa trace dans l’Histoire, cet artisan de son propre mythe, ce bâtisseur de sa légende qui érige, de son vivant, sa « grande pyramide ».
Le père Hugo, c’est parfois cela, cette démesure dans l’orgueil, cette outrance dans la vanité.
Mais l’homme Hugo, c’est aussi et surtout, quand l’ombre de la complexité humaine fait reculer la lumière officielle, un ami chaleureux, un amant généreux, un père admirable et un grand-père émouvant.
Humain, et donc notre prochain, Victor Hugo a beaucoup aimé, Victor Hugo a beaucoup souffert.
Cet homme qui consigne dans ses carnets intimes le montant de ses menues dépenses comme le détail de ses bonnes fortunes ne mesurera pas sa douleur lors de la mort de sa fille Léopoldine à Villequier.
Cet homme qui s’apparente à un monument saura pratiquer, avec simplicité et bonheur, l’art quotidien d’être grand-père et se fondra dans l’amour de la petite Jeanne.
Victor Hugo, dans son épaisseur charnelle, sa complexité et ses contradictions, c’est notre prochain, c’est notre frère et notre semblable.
Ici, dans cet hémicycle, cette proximité de Victor Hugo confine, pour nous sénateurs, à la promiscuité : il siégea, en effet, en ces lieux, d’abord comme pair de France, sous la monarchie de Juillet, de 1845 à 1848, puis comme sénateur de la IIIe République, de 1876 à sa mort, en 1885.
Comme nous, femmes et hommes politiques, le poète saisi par la politique a subi l’épreuve du suffrage universel - à six reprises - et connu l’amère expérience de la défaite électorale, en 1872.
C’est de cette tribune qu’il prononcera des discours immortels, comme celui du 22 mai 1876 en faveur de l’amnistie des Communards.
A la Chambre des pairs, à la Chambre des députés, au Sénat, Victor Hugo ne fit pas que des grands discours. Il s’intéressa à la question de l’école, aux ateliers nationaux, à la lutte contre la misère, et même à l’ensablement du port de Courseulles...
Pair de France - et ce fut sans doute l’un de ses premiers engagements politiques - Victor Hugo s’investit, avec une émouvante clairvoyance pour l’époque, dans la mise en place, au grand dam des manufacturiers lillois, d’un « code de protection sociale, de patronage, d’éducation et de prévoyance », exigeant l’intervention de l’État dans la question sociale. C’est ainsi qu’il participa, sur le terrain, à une investigation sur le logement ouvrier dans le Nord, qui fut peut-être l’une des premières commissions d’enquête parlementaires.
Dans sa vie de représentant de la nation, cet homme révolté fera preuve d’un immense courage, celui que confère la foi dans la providence.
Lui qui ne sait pas même charger un fusil passera sans hésiter de la tribune à la barricade.
Le poète, l’orateur incomparable, fut l’un des seuls parlementaires à être présent sur les barricades pendant les journées de juin 1848 pour y faire connaître les délibérations de la Chambre et essayer d’éviter l’effusion de sang ; l’un des seuls à animer, dans les rues de Paris, la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851 ; le seul à demeurer, « vieillard désarmé », « présent mais non pas combattant », dans un Paris assiégé et affamé, auprès du peuple en armes, lors du terrible hiver 1870-1871.
Son opposition irréductible et infatigable au coup d’État de 1851 et à l’absolutisme qui en résulte lui valut un exil de dix-huit années ; mais la voix de Guernesey continue de tonner, avec une vigueur redoublée, contre Napoléon le Petit, l’usurpateur.
Du haut de son rocher, le proscrit, l’exilé de l’intérieur, le poète qui « marche devant les peuples comme une lumière », incarne la République en face de l’Empire, le citoyen poète en face de Napoléon III, ce « muet de la providence ». Victor Hugo est entré dans l’histoire.
Enfin, Victor Hugo, parlementaire accompli et chevronné, était, comme nous, mes chers collègues, un fervent partisan du bicamérisme conçu, tout à la fois, comme un point d’ancrage de la République et comme la forme la plus achevée de la démocratie.
A cet égard, je ne résiste jamais au plaisir de citer cette phrase datée du 4 novembre 1848 et extraite de Choses vues : « La France gouvernée par une assemblée unique, c’est-à-dire l’océan gouverné par l’ouragan ».
Victor Hugo et nous, c’est cette proximité de l’homme et cette promiscuité du parlementaire.
Victor Hugo et nous, c’est aussi la proximité dans le temps de ce géant intemporel qui demeure notre contemporain.
Moderne, Victor Hugo l’est assurément, tant nombre des combats qu’il a menés conservent une brûlante actualité.
Pour lui, « ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front ».
Pour lui, qui s’identifie à une conscience, « le genre humain est une bouche dont il est le cri ».
Ses armes sont sa plume étincelante, la puissance de son verbe, son art du plaidoyer et le souffle de sa voix.
Que de combats livrés, « un combat de cinquante ans », avec, pour fil d’Ariane, l’élévation de l’Homme avec un grand H.
Combat contre la peine de mort, ce « meurtre légal », combat qui sera parachevé, en 1982, par notre collègue Robert Badinter - oui, toujours le Sénat ! (Sourires.)
Combat pour l’émancipation de la femme et l’égalité des sexes, combat livré avec d’autant plus d’ardeur qu’il considère, en 1872, que « dans la civilisation actuelle, il y a une esclave ... la femme ».
De même, il lui semblait « difficile de composer le bonheur de l’homme avec la souffrance de la femme ».
Certes, le chemin parcouru depuis la fin du XIXe siècle est considérable. Désormais, il y a des citoyens et des citoyennes.
En outre, la parité dans l’accès aux mandats électifs est devenue une réalité, au moins pour les mandats municipaux. Mais nous savons tous que le combat pour l’égalité professionnelle demeure une lutte de tous les instants.
Combat pour la femme, mais aussi combat pour l’enfant, dont il épouse le parti, celui de l’innocence. Pour Victor Hugo, « l’enfant s’appelle l’avenir ».
Pour lui, il invente le concept de « droit de l’enfant », qu’il décline notamment en un droit à la subsistance et un droit à l’instruction.
De ce droit de l’enfant découle un devoir d’État, celui d’organiser l’école publique, laïque et gratuite.
En nos temps troubles, troublés et incertains, où l’enfant fait l’objet de convoitises qui peuvent briser son développement et piétiner sa personnalité, ce combat demeure - hélas ! - d’une cruelle actualité.
A ce combat, il me semble que le Parlement pourrait prendre une part active par la création, au sein de chacune des deux assemblées, d’une délégation aux droits de l’enfant.
Enfin, dernier combat qui conserve toute sa pertinence, le combat pour l’État de droit, le combat pour la République à laquelle ce jeune royaliste ultra, puis libéral, et enfin démocrate se convertira en 1848.
La République, Victor Hugo en a une conception exigeante et une vision globalisante.
Plus qu’une forme de gouvernement, la République est pour Victor Hugo une religion.
La République c’est, tout à la fois, le prolongement du Siècle des lumières, la souveraineté populaire, le suffrage universel, le gouvernement de tous par tous, l’État de droit, la condition de la liberté dans toutes ses dimensions et la justice sociale.
La République, « forme de gouvernement la plus logique et la plus parfaite », a vocation à l’universalité et c’est l’avènement de la République universelle qui sera l’instrument de l’instauration de la paix perpétuelle.
Ces utopies peuvent faire sourire, tant la paix nous semble un état précaire. Mais ces idéaux ne sont-ils pas l’objet même du droit international et des organisations internationales mises en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ?
La paix n’est-elle pas devenue, depuis plus d’un demi-siècle, une donnée immédiate de la conscience européenne ?
L’Europe justement, l’Europe, c’est Victor Hugo, le visionnaire qui le premier formulera, dès 1849, le concept des États-Unis d’Europe.
Cette Europe république, inspirée par la France, et dont le siège est à Paris, Victor Hugo la voit comme une Europe fédérale, mais sans fusion des nations, une Europe politique, une Europe pacifique, une union économique et commerciale, un espace de libre échange et une union monétaire.
Au moment où l’euro devient enfin une réalité concrète pour 300 millions d’Européens, n’oublions pas que, dès 1855, Victor Hugo avait dessiné les contours de cette « monnaie continentale », de cette « monnaie une » qui, je le cite encore, « remplacerait et résorberait toutes les absurdes variétés monétaires d’aujourd’hui, effigies de princes, figures des misères ».
Proximité, actualité, modernité : à cette trilogie qui tente de cerner l’œuvre foisonnante de Victor Hugo, il faudrait adjoindre un quatrième terme : universalité.
Victor Hugo, ce héros romantique, cet homme chimérique, ce rêveur sacré appartient sans conteste au patrimoine de l’humanité.
Et s’il n’en reste qu’un au fronton de nos références, au Panthéon de nos valeurs, au firmament de nos idéaux, ce sera lui, Victor Hugo. (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)

Victor Hugo, pair de France et sénateur

M. le président. La parole est à M. Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’Etat, mes chers collègues, un homme a traversé le siècle des révolutions la tête haute. Il n’en a pas seulement été le plus grand poète, il en a été aussi la conscience politique, conscience hésitante à ses débuts, très vite la plus lucide et la plus courageuse.
Pair de France pour deux ans en 1845, député de 1848 à 1851 et de nouveau quelques mois en 1870, finalement sénateur de 1875 à sa mort, en 1885, Victor Hugo n’a ambitionné que le mandat parlementaire, mais il l’a élevé à son plus haut niveau de dignité.
Rappelons les faits. En 1848, le vicomte Hugo a quarante-six ans. C’est un auteur d’avant-garde très en vogue. Il est monarchiste, chevalier de la Légion d’honneur, académicien, reçu aux Tuileries. Louis-Philippe l’a nommé pair du Royaume en 1845. De ce passage à la Chambre des pairs ne subsistent que quelques discours en faveur de la Pologne, du littoral et de la famille Bonaparte.
Il n’a pas fait de faux pas politique majeur, si ce n’est d’avoir engagé, depuis plus de quinze ans déjà, un combat personnel contre la peine de mort. Il est le chef de file de sa génération. Il en a l’élégance, l’audace et l’impertinence. Une impertinence qui n’épargne d’ailleurs pas le Sénat, le Sénat romain, bien sûr. Evoquant les temps héroïques, il rappelle que celui-ci avait refusé de verser la rançon de certains prisonniers et il ajoute : « Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que le Sénat n’avait pas d’argent. » Déjà, le règne des questeurs ! (Rires.)
Le vicomte Hugo est un homme arrivé.
En réalité, il est sur son chemin de Damas que sera pour lui la Révolution de février 1848. Très vite, cet homme « arrivé » va larguer une à une toutes ses amarres et prendre le départ pour la haute mer du siècle et des siècles à venir. Député à la Constituante, il trouve sa voie ou, plutôt, il la construit : étroite et difficile. Défenseur de la République, du suffrage universel, de la liberté de la presse, de l’enseignement populaire laïc, il inscrit encore l’Union de l’Europe et la République universelle à l’horizon de l’histoire. Il se passionne enfin pour la question sociale dont il mesure le caractère crucial en accompagnant Adolphe Blanqui, son ami, dans son « enquête sur les classes ouvrières en 1848 ».
En cette même année cependant où Marx publie le Manifeste du parti communiste, Hugo rejette le matérialisme comme le collectivisme au nom d’un socialisme de compassion et de fraternité. Il dénonce la gabegie des Ateliers nationaux et s’oppose physiquement, au risque de sa vie, aux barricades de la révolte sociale de juin 1848, parce qu’il préfère la République à la révolution perpétuelle.
Dès lors, il ne sera compris ni par les conservateurs qui l’ont élu et avec qui, cependant, il tombera dans l’illusion de faire confiance au prince Napoléon, ni par les républicains de gauche qui ne l’applaudissent que pour le compromettre.
Le coup d’Etat de 1851 le libère définitivement. Après avoir tenté, à grand risque, une résistance physique, il échappe à la police et choisit, avec l’exil, la seule démarche parfaitement claire : un exil qu’il prolongera volontairement jusqu’en 1870. Vingt ans !
Son retour est un triomphe populaire, mais il se prête moins que jamais au politiquement correct. Elu à l’Assemblée nationale, il rejette l’armistice, vécu comme un affront aux combattants du siège de Paris et surtout pressenti comme la consécration d’une lutte inexpiable entre la France et l’Allemagne. « C’en est fait, écrit-il, du repos de l’Europe. L’immense insomnie du monde va commencer. » C’était en 1870 !
Cet extraordinaire pressentiment de la cascade des guerres mondiales le conduit à démissionner immédiatement, avec le regret de renoncer à un programme qui comprenait, outre l’abolition de la peine de mort - bien sûr - celle des peines afflictives et infamantes, la réforme de la magistrature - éternel sujet - la préparation des Etats-Unis d’Europe, l’instruction gratuite et obligatoire et les droits de la femme : un programme pour un siècle, et davantage !
Les portes du Sénat s’ouvrent enfin pour lui en 1876. Au côté de Gambetta, il prend immédiatement la tête du combat pour l’établissement de la République. Il poursuit sans relâche la lutte pour l’amnistie des Communards.
En dépit d’une congestion cérébrale en 1878, il poursuivra sa prodigieuse activité. Il reste au Sénat jusqu’en 1885, comme la statue vivante de la liberté, de l’égalité sociale et de la fraternité.
Deux réflexions prolongeront cette trop sommaire chronologie.
La première me conduit à relever que le parcours politique de Victor Hugo, à la différence de beaucoup d’autres, ne va pas de l’idéalisme au réalisme. S’il commence par les chemins battus du « politiquement correct », il se poursuit par des actions de franc-tireur et de partisan par lesquelles il s’émancipe de toute voie tracée et balisée. Ses balises à lui sont la liberté, la démocratie, la compassion pour toutes les misères et, sur leurs exigences, il ne transigera jamais. Sa vie publique ne va pas, selon la formule de Charles Péguy, de la mystique à la politique, mais l’inverse : elle n’est pas une carrière, elle est une ascension.
Ma seconde réflexion est une invitation, l’invitation faite à chacune des familles qui composent notre assemblée à se retrouver en Victor Hugo. A la veille de l’élection présidentielle, il est même permis d’imaginer chacun des candidats enrôlant sous sa bannière un message de notre héros.
Du côté de l’Assemblée où l’on s’honore d’occuper le lieu même où le sénateur Hugo a choisi de siéger, on ne manque certainement pas de légitimité à invoquer l’homme qui a écrit : « A côté de la liberté, qui implique la propriété, il y a l’égalité, qui implique le droit au travail, formule superbe de 1848 ! Et il y a la fraternité, qui implique la solidarité. Donc, république et socialisme, c’est un. Moi qui vous parle, citoyens, je suis un socialiste de l’avant-veille. Mon socialisme date de 1828. J’ai donc le droit d’en parler. »
Mais les libéraux pourront, de leur côté, invoquer Victor Hugo s’opposant à toutes les formes de collectivisme, à commencer par les Ateliers nationaux, s’indignant de « cette aumône qui flétrit le cœur au lieu du travail qui le satisfait », et proclamant son attachement à une république fondée sur « une liberté sans usurpation et sans violences, une égalité qui admettra la croissance naturelle de chacun, une fraternité, non de moines dans un couvent, mais d’hommes libres », une république qui «  partira de ce principe qu’il faut que tout homme commence par le travail et finisse par la propriété et qui respectera l’héritage, qui n’est autre chose que la main du père tendue aux enfants à travers le mur du tombeau ».
Mes amis politiques personnels, de leur côté, auront le bonheur de s’inscrire dans la perspective de l’Union européenne, annoncée dès le 17 juillet 1851 avec la monnaie unique. Ils se retrouveront, avec peut-être un mélange de fierté et de mélancolie, dans le précepte selon lequel il vaut mieux obéir à la conscience qu’à la consigne. (Très bien ! sur les travées socialistes.)
Enfin, je m’adresse à ceux qui ont la fierté de se réclamer du plus grand Français de notre temps, dont l’héritage est si vaste qu’ils accepteront bien de le partager avec nous tous en cette minute : je veux parler, bien sûr, de l’homme du 18 Juin.
Comment ne verraient-ils pas, comment ne verrions-nous pas avec eux qu’il y eut une première résistance avant la Résistance, que l’exil de Jersey préfigure celui de Londres, que le premier comité de résistance fut créé sous ce nom même par Victor Hugo le 2 décembre 1851, à Paris ? Il écrit alors :
J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme.
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait vu plus ferme.
Comment ne pas identifier le même combat dans des formules telles que : « S’il n’en reste qu’un, je serai celui-là », ou : « Quand la liberté rentrera en France, je rentrerai » ? Plus tard, lors de l’invasion de 1870, ce n’est pas Malraux, c’est Hugo qui écrit : « O francs-tireurs, allez, traversez les halliers, passez les torrents, profitez de l’ombre et du crépuscule. Faisons la guerre de jour et de nuit. » Comment ne pas reconnaître, déjà, Le Chant des partisans et la même fierté d’être Français, le même amour de la liberté et de la République ?
Sans doute l’Histoire ne se répète-t-elle pas, mais elle se continue, et le recul du temps permet de mieux discerner, dans le mélange d’ombres et de clartés dont toute vie est faite, le fil d’or qui relie entre eux les destins héroïques.
Ainsi fut le sénateur le plus courageux, le plus lucide, le plus fraternel de nos collègues.
S’il nous paraît incohérent, contradictoire, c’est qu’il voit plus large et plus loin que nous.
S’il nous paraît un poète égaré en politique, c’est que nous sommes aveuglés par le quotidien, qui nous empêche de voir les étoiles. Cependant, elles brillent pour tous, et pas seulement pour les poètes.
S’il nous paraît dépassé, c’est que nous avons perdu de vue notre propre horizon et le sens de l’infini.
En réalité, mes chers collègues, nous faisons non pas l’éloge d’un mort, mais l’éloge du plus vivant d’entre nous. (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)

Victor Hugo, chantre des libertés

M. le président. La parole est à M. Del Picchia.
 M. Robert Del Picchia. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’Etat, mes chers collègues, « il n’y a de liberté pour personne s’il n’y en a pas pour celui qui pense autrement ».
Cette phrase de Rosa Luxemburg, qui définit si bien le principe de liberté d’opinon situé au fondement de notre démocratie, Victor Hugo aurait pu la prononcer.
Ce principe, il l’a en effet illustré toute sa vie, dans son œuvre, dans ses combats politiques et à cette tribune.
Souvent, il a appartenu à la minorité.
En 1849, auditionné par le Conseil d’Etat lors de la préparation de la loi sur les théâtres, Victor Hugo affirme : « J’ai dans le cœur une certaine indifférence pour les formes politiques et une inexprimable passion pour la liberté. Je viens de vous le dire, la liberté est mon principe, et partout où elle m’apparaît, je plaide ou je lutte pour elle. »
La liberté, donc, est dans son œuvre.
Hugo garde de son éducation un sens profond du caractère humain de la liberté.
Fils du xviiie siècle, il incarne au xixe la marche des Lumières, une marche de la liberté qui, pour n’avoir pas suivi un chemin rectiligne - il fut tour à tour royaliste, libéral, puis républicain, on le sait -, ne connut cependant jamais de retraite.
Pour lui, parler « des » libertés n’a pas de sens. En 1866, il écrit à Clément Duvernois : « Egalité, liberté, aspiration et respiration du genre humain. Cela posé, il est étrange d’entendre raisonner sur les libertés accessoires et sur les libertés nécessaires.
« L’un dit : Vous respirerez quand on pourra.
« L’autre dit : Vous respirerez comme on voudra.
« La liberté est. Elle a cela de commun avec Dieu qu’elle exclut le pluriel. »
Il défend d’abord la liberté dans l’art, dans la création. Cette liberté, il l’affirme en 1827 dans Cromwell, dont la préface apparaît comme le manifeste du nouveau théâtre romantique :
« Il serait étrange qu’à cette époque, la liberté, comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans ce qu’il y a de plus nativement libre au monde, les choses de la pensée. Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art ! »
Deux ans après cette préface, en 1829, sa pièce Marion de Lorme, qui contient quelques allusions déplaisantes pour la royauté, est frappée par la censure, comme le sera Le roi s’amuse en 1832.
Le 25 février 1830, les cris d’indignation et les ovations ponctuent la première d’Hernani. La pièce porte à son paroxysme l’affrontement des romantiques et des classiques. Elle est traînée dans la boue par la critique, mais le public est conquis : la bataille d’Hernani est gagnée.
Une fois entré en politique, celui qui disait avant son élection vouloir défendre à l’Assemblée « les ouvriers de l’intelligence » ne manque pas à sa promesse. Le 3 avril 1849, quand la question est soulevée par Jules Favre au cours de la discussion budgétaire, il distingue deux censures : la bonne, respectable, efficace, exercée au nom de la décence et de l’honnêteté, est celle qu’exercent « les mœurs publiques », autrement dit la conscience d’auteurs et de spectateurs responsables ; la mauvaise censure, celle contre laquelle il se bat, c’est celle qu’exerce le pouvoir et qui est oppression. Elle ne peut qu’être méprisée et bravée.
Du théâtre - littérature en action -, Hugo choisit de faire le lieu par excellence du combat pour la liberté dans l’art.
Chez lui, la poésie est politique ; on ne peut distinguer les deux.
Dans sa pièce intitulée L’Epée, parue après sa mort dans le recueil du Théâtre en liberté, l’un de ses personnages dit au peuple :
Ah ! Vous autres,
Vous êtes contents ! Ah ! Vous êtes heureux, vous !
Gais à la chaîne ! Alors ils ont raison, les loups,
D’être maigres, sans feu ni lieu, nus sous la bise,
Mourant de soif sitôt que la rivière est prise,
Las, affamés, errant l’hiver, errant l’été,
Et d’avoir la misère, ayant la liberté !
Désireux de participer à la vie publique, suivant l’exemple du grand Chateaubriand, Victor Hugo voit son souhait satisfait en 1845, lorsqu’il est nommé à la Chambre des pairs.
En février 1848, il regarde l’histoire se faire autour de lui et comprend qu’une nouvelle ère commence.
La république lui apparaîtra peu à peu comme le régime susceptible de permettre au citoyen de se réaliser en tant qu’homme libre.
Plus tard, Victor Hugo deviendra républicain de cœur et adoptera l’idéal de la République de 1848, à laquelle il reconnaît le mérite d’avoir inauguré une conjugaison de la souveraineté du peuple et de la liberté des citoyens.
Si Victor Hugo ne prend pas parti pour les insurgés de Juin, après la fermeture des Ateliers nationaux, il s’oppose aux mesures répressives du général Cavaignac, qui fait interdire onze journaux.
Il s’élève alors en faveur de la liberté de la presse, regrettant en octobre 1848 que l’élaboration de la Constitution n’ait pu bénéficier d’une presse libre. Pour lui, « la liberté de la presse importe à la liberté même de l’Assemblée, elle est même la garantie de sa liberté ».
Hugo s’oppose donc à la censure qui accompagne l’état de siège, à son caractère arbitraire et imprévisible. Il prend la défense d’Emile de Girardin, directeur du journal La Presse, suspendu pendant un mois.
Mais Victor Hugo n’est pas favorable pour autant à l’absence de règles. La censure doit laisser place non pas au vide, mais à la loi, qui seule fixe des règles identiques pour tout le monde et connues de tous : « Les lois doivent être les tutrices et non les geôlières de la liberté. »
Quand le pouvoir souhaite rétablir, par la loi, le cautionnement et le droit de timbre pour les journaux, il affirme dans son grand discours du 9 juillet 1850 que « la souveraineté est l’âme du pays. Elle se manifeste sous deux formes : d’une main, elle écrit, c’est la liberté de la presse ; de l’autre, elle vote, c’est le suffrage universel ».
Pour Hugo, la presse est « une formidable locomotive de la pensée universelle ». En comprimer la liberté, c’est aller vers l’explosion.
On comprend aisément qu’il n’y ait pas de droit plus essentiel, pour un homme qui combat l’injustice, l’oppression et l’intolérance avec sa plume, à l’exemple de Voltaire, que celui d’écrire et de publier librement.
Pour Victor Hugo, la laïcité est au fondement de la liberté de l’enseignement. Dans son grand discours du 15 janvier 1850, il déclare que « l’Etat ne peut être autre chose que laïque ». C’est cette laïcité qui permet aussi « une liberté d’enseignement pour les congrégations religieuses ».
Le discours de Victor Hugo est un discours fondateur pour la libre-pensée en matière d’instruction.
Anticlérical, mais déiste et spiritualiste, Hugo est un libre-penseur à l’époque où cela signifie d’abord un profond attachement à la République.
La portée de son action pour la liberté dans l’enseignement et sa proximité avec les mouvements de libre-pensée sont confirmées à sa mort : soixante et une associations de libre-pensée et cent vingt et une sociétés d’instruction suivent le convoi lors de ses funérailles.
Au fil de ses discours, Hugo devient donc le chantre de la République et des libertés.
Il est personnellement touché quand les mesures autoritaires qui annoncent la fin de la République frappent ses deux fils, incarcérés pour délit de presse.
Le 11 décembre 1851, après avoir tenté d’organiser la résistance au coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, menacé d’arrestation, il prend le chemin de la liberté, qui le conduit en exil à Bruxelles, puis à Jersey en 1852 et Guernesey en 1855.
Homme des exils successifs, Victor Hugo devient, pendant près de vingt ans, un Français de l’étranger. (Sourires.)
Gardant une plume libre, il dévoile pendant son exil des talents de pamphlétaire.
Son Napoléon le Petit suit les voies de la contrebande de la Belgique à la France.
En 1859, il pourrait revenir en France. L’amnistie impériale lui est offerte. Il la refuse, n’oubliant pas le péché originel de l’Empire. « Fidèle à l’engagement que j’ai pris vis-à-vis de ma conscience, je partagerai jusqu’au bout l’exil de la liberté. Quand la liberté rentrera, je rentrerai. »
Pendant ses années d’exil, son œuvre - Les Contemplations, La Légende des siècles, Les Misérables - touche une audience à la fois populaire et lettrée.
Il combat sur tous les fronts - entreprises coloniales, tentations nationalistes - et met l’idéal de liberté au cœur de chacune de ses luttes.
Quand il rentre à Paris, le 5 septembre 1870, Hugo est devenu le poète national, la conscience républicaine, le héraut de la liberté. La foule l’accueille à la gare du Nord en chantant La Marseillaise et Le Chant du départ.
Elu député de Paris en février 1871, il démissionne un mois plus tard lorsque ses collègues l’empêchent de s’exprimer pour prendre la défense de Garibaldi au moment où l’Assemblée discute de l’invalidation de ce député étranger qui s’est battu pour la France : « Vous avez refusé d’entendre Garibaldi, je constate que vous refusez à mon tour de m’entendre ; et je donne ma démission. »
Après l’avoir défendue en parole, c’est donc par ses actes qu’il revendique la « liberté de la tribune ».
A Bruxelles, pour des raisons familiales, Hugo prêche la voie sacrée de l’asile politique et se dit prêt à accueillir les Communards exilés.
Expulsé de Belgique, il passe au Luxembourg avant de regagner Paris, où il s’emploie à obtenir l’amnistie des Communards.
Elu sénateur de la Seine en janvier 1876, il défend, le 22 mai, la proposition d’amnistie au Sénat, se retrouvant à nouveau en position minoritaire : « Ce que l’amnistie a d’admirable et d’efficace, c’est qu’on y retrouve la solidarité humaine. C’est plus qu’un acte de souveraineté, c’est un acte de fraternité. »
Le 30 mai 1878, devant des sénateurs et des députés réunis au théâtre de la Gaîté, il rend hommage à la liberté de Voltaire, son modèle, Voltaire qui, comme lui, ne concevait de véritable civilisation que celle qui obéit à l’idéal et non à la force. Comme il le disait lui-même de Rousseau, Diderot et Voltaire, Victor Hugo a été « un ouvrier du progrès qui a utilement travaillé ».
La République et l’Etat de liberté dans lesquels nous vivons aujourd’hui lui doivent beaucoup.
N’oublions pas, comme il l’a lui-même montré tout au long de sa vie, que la liberté n’est jamais définitivement acquise, qu’elle est toujours à faire, qu’il faut continuer à avancer.
Pour terminer, permettez-moi de citer une dernière fois Victor Hugo évoquant la démocratie et la liberté dans le chapitre « Les esprits et les masses » de son ouvrage sur William Shakespeare : « La servitude, c’est l’âme aveuglée... Qui n’est pas libre n’est pas homme... La liberté est une prunelle. La liberté est l’organe visuel du progrès. » (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)

Victor Hugo, l’homme du progrès social et humain

M. le président. La parole est à M. Ralite.
M. Jack Ralite. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’Etat, mes chers collègues, j’avais six ans quand mes parents m’emmenèrent avec mes deux sœurs pour la première fois au cinéma voir Les Misérables. J’ai été bouleversé au point que les noms des personnages s’imprimèrent dans ma mémoire pour toujours. Je me déroule encore avec précision les images de ce film-livre. A un moment de la projection, Fauchelevent, joué par Carette, risque la mort par écrasement. Je me suis mis à crier. C’étaient mes premières « choses vues ». On dut quitter la salle. J’avais 40o de fièvre. Hugo et ses personnages fissurés, fracturés, bousillés même, m’avaient transpercé. Ils sont toujours là, même si la situation a beaucoup changé. Nombre de nos concitoyens ont des rallonges à leur vie. Eux n’ont pas de place pour leurs vies en friche. Ils pensent même qu’ils sont de trop dans la société, d’autant qu’ils sont frustrés du rayon de leur marche.
Ce dévoilement de la misère et les mots-cris, les mots-alertes pour la dire, au lieu de s’éloigner avec le calendrier, fonctionnent comme un zoom permettant de mieux les mettre à feu. Le choc reçu m’a conduit au devoir-désir d’autre chose. Fièvre, friche, feu, ne cherchez pas pourquoi je suis devenu un mutin.
Oui le vieil Hugo, comme on dit si vite avec condescendance, en vérité le jeune Hugo après vieux comme Faust a mis d’innombrables humains en marche vers la lumière à travers la conscience. Le présent est un trou dont les deux bords sont le « passé luisant » et « l’avenir incolore, » disait Apollinaire. Hugo a ôté du luisant au passé et coloré l’avenir, sans pratiquer la célébration, cette friperie idéale où viennent se costumer les identités vacantes.
Mes mots sur Hugo, qui siégea ici de 1876 à 1885, ont une tendresse reconnaissante à son égard, qui s’est renforcée à l’école publique où j’ai eu deux maîtres d’école hugoliens et en 1952 quand le cent cinquantième anniversaire de sa naissance fut méprisé par les pouvoirs publics.
Mes deux maîtres avaient dans leur « faire » intégré le sens que Hugo formula pour l’école dans son William Shakespeare :
« Qu’est-ce que le genre humain depuis l’origine des siècles ? C’est un liseur. Il a longtemps épelé, il épelle encore ; bientôt il lira.
« Cet enfant de six mille ans a d’abord été à l’école. Où ? Dans la nature. Au commencement, n’ayant pas d’autre livre, il a épelé l’univers... Puis sont venus les premiers livres ; sublime progrès. Le livre est plus vaste encore que ce spectacle, le monde, car au fait il ajoute l’idée...
« La lecture, c’est la nourriture. De là l’importance de l’école, partout adéquate à la civilisation. Le genre humain va enfin ouvrir le livre tout grand. L’immense bible humaine, composée de tous les prophètes, de tous les poètes, de tous les philosophes, va resplendire et flamboyer...
« L’humanité lisant c’est l’humanité sachant. »
Victor Hugo mêlait ainsi dans son approche de l’école « le cœur qui pense » et sa distance de « l’utile » dont Bataille dira plus tard que sa mise en avant systématique permet d’éluder les questions fondamentales.
L’année 1952 maintenant. Aragon, qui avec Breton avait défendu Hugo chez les surréalistes en le lisant à haute voix, ne supporta pas le silence organisé. Il souhaitait aussi faire réfléchir sur la lecture sectaire de Hugo par Guesde et Lafargue et par les radicaux. Le 24 mars 1952, à la salle des sociétés savantes à Paris, il interrogea un auditoire passionné : « Avez-vous lu Victor Hugo ? » J’y étais. J’avais Les Misérables dans ma besace et cette apostrophe aux sénateurs de l’époque : « Je ne suis pas de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde... mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. Remarquez-le bien, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire... Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli. »
J’ai dévoré ensuite le reste de son œuvre qui n’est pas une marmelade - comme on le dit parfois - pour les enfants des écoles, mais un immense poème que Hugo identifie à l’homme, un sillage écumant et triomphant de l’énorme xixe siècle. Ce génie légendaire du siècle fit œuvre forêt, œuvre lumière, œuvre d’un solitaire solidaire, œuvre de combat, œuvre en cours - « la vie est une poésie interrompue », écrivait-il - œuvre prophète, œuvre d’éternelle aurore, œuvre de cime, œuvre de l’essentiel, œuvre d’utopie, œuvre sur l’infini, œuvre de conscience.
Dans cette véritable armoire démentielle, à l’opposé de la littérature « mot d’ordre » - Hugo voulait « l’influence et pas le pouvoir » - il milita pour la condamnation absolue de la peine de mort - pour Victor Hugo, l’affaire John Brown fut l’affaire Calas pour Voltaire - pour le suffrage universel, le droit d’auteur, l’Europe des peuples, la paix, l’école laïque obligatoire, les droits de la femme - écoutez et voyez Esméralda - et de l’enfant, l’amélioration de la condition pénitentiaire, l’amnistie des Communards. Il milita contre Napoléon le Petit ; les plus beaux vers de Hugo sont contre l’oppression. Il milita contre l’esclavage et il travailla, notamment par la « question d’Orient », sur le dialogue heurté des peuples et des cultures, sur l’identité et l’altérité, sur l’option d’autrui, sur l’hospitalité pour le différent dans le pluralisme.
Si l’on voulait condenser Hugo politique, on dirait qu’il s’est compromis toute sa vie, courageusement et lucidement, avec la personne humaine et a assumé lucidement et courageusement sa vie de proscrit volontaire durant dix-neuf ans à quarante-huit kilomètres des côtes normandes avec cette morale : « Quand la liberté rentrera je rentrerai. »
En témoigne le récent beau livre Ecrits politiques où Franck Laurent cite en vrac : « La politique est strictement l’affaire de tous : en aucun cas elle ne saurait être réservée à un individu ou à un groupe, ni limitée aux lieux et aux modes “officiels”. L’“homme politique” qui ne reconnaît d’autre légitimité que la sienne et celle de ses pairs, comme le citoyen qui se décharge sur lui du soin des affaires publiques pour mieux s’occuper des siennes, font le lit de toutes les tyrannies, les violentes et les douces. »
« La vraie fidélité à l’idéal consiste moins à multiplier, au nom d’une conception sectaire et puritaine de la pureté, les lignes de fracture et les procès en trahison qu’à rassembler les énergies de tous les amoureux du progrès, voire de tous les hommes de bonne volonté autour d’un commun désir. »
Le temps court. L’océan Hugo a du mal à être contenu. Encore quelques mots cependant.
Hugo dont la pensée en quatre-vingt-trois ans de vie - « une durée », comme dirait Goethe - a obéi d’une surprenante manière à l’histoire et s’est aussi formée en s’écrivant, Hugo a tenté de faire partager à tous tout ce que la terre compte d’ardents et d’insatisfaits. Aussi, le vertige des transgressions et la visite des ombres.
Il en est de taille et je reviens aux Misérables.
Avant eux, j’évoquerai Ruy Blas, écrit en 1838, présenté actuellement par Brigitte Jacques au Théâtre-Français. Ruy Blas est né dans le peuple. Il ne ménage pas ses mots, mais il est laquais, valet, et n’a donc pas de présent. Il échoue.
Après eux, je retiens L’homme qui rit, roman publié en 1869. Le héros Gwynplaine à la Chambre des lords parle : « Vous augmentez la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse du riche. C’est le contraire qu’il faudrait faire. » Et il conclut : « Je suis le peuple. »
Que s’était-il passé entre Ruy Blas et L’homme qui rit ? La Révolution de 1848 et ses barricades, Les Misérables et Gavroche.
Une quantité de vie, une quantité d’imagination et, comme dit Hugo, « la quantité de civilisation se mesure à la quantité d’imagination ». Quantité d’imagination qui lui fit aborder le socialisme au congrès de la paix en 1869 : « Le socialisme est vaste et non étroit. Il s’adresse à tout le problème humain. Il embrasse la conception sociale tout entière. En même temps qu’il pose l’importante question du travail et du salaire, il proclame l’inviolabilité de la vie humaine. Le socialisme affirme la vie, la République affirme le droit. L’un élève l’individu à la dignité d’homme, l’autre élève l’homme à la dignité de citoyen. Est-il un plus profond accord ? Je défends le socialisme calomnié. »
C’est ce même Hugo qui se battit avec acharnement pour l’amnistie des Communards. Le 22 mai 1876, il intervenait ici : « A vingt ans d’intervalle pour deux révoltes, pour le 18 mars et pour le 2 décembre, les deux conduites tenues dans les régions du haut desquelles on gouverne sont : contre une fièvre du peuple, toutes les rigueurs ; devant les infamies de l’Empereur, l’agenouillement. Il est temps de faire cesser l’étonnement de la conscience humaine. Il est temps de renoncer à cette honte de deux poids et deux mesures, je demande pour les faits du 18 mars l’amnistie pleine et entière. »
Et ce travail inouï, cette écoute avec anxiété des voix inconnues, Victor Hugo l’a fait sans linéarité et dans certaines douleurs de son intimité.
Le monde est d’une extraordinaire complexité. Hugo n’en a pas tiré prétexte pour se distancer de l’action et ne l’a pas trahi. Il fut homme du malaise critique. On prête à Hugo des certitudes qu’il n’avait pas. Ses convictions inquiètes ne l’empêchèrent pas de se jeter dans la mer et de n’esquiver rien. Dans cette mer, il y avait son intimité où l’amour fut central, mais qui fut douloureuse quand il vit disparaître ses enfants et d’abord, en 1843, Léopoldine, noyée avec son mari.
      Je verrai cet instant jusqu’à ce que je meure,
      L’instant, pleurs superflus !
      Où je criai : l’enfant que j’avais tout à l’heure,
      Quoi donc ! je ne l’ai plus !
Allons, je revendique le droit d’aimer cet homme qui m’a permis, selon la belle expression d’Aragon, d’« avoir tous les oiseaux du monde dans ma volière », un homme qui a voulu, avec une certitude morale, à tout prix comprendre le perpétuel mouvement de l’histoire, un homme qui, dans son poème A l’Arc de Triomphe, monument qu’il aimait, osait écrire ces vers :
     Quand le temps dans la frise antique
     Ote une pierre et met un nid !
Oter une pierre et mettre un nid, c’est un travail politique incontournable auquel nous nous devons de participer. Hugo, cet homme qui se souvient de l’avenir, me pousse à le faire, à faire plus, à faire mieux avec, notamment, le transfert en politique de la langue du poète. L’acte de création est un accumulateur d’énergie. Le désespoir n’est pas un mot politique ! (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)

Victor Hugo et l’abolition

M. le président. La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je préfère commencer par un aveu : je suis hugolâtre ! (Sourires.) Et quand on a, comme moi, une telle passion, il est difficile de s’en tenir aux dix minutes imparties.
Nous parlons de l’homme public, pas de l’homme Hugo, pourtant si attachant, pas de l’écrivain, non, de l’homme public. Je suis parti à la recherche de ce qui donne à une si étonnante destinée son unité profonde. Comme l’a rappelé Pierre Fauchon, cette unité est difficile à trouver au départ, dans son parcours politique.
J’ai retrouvé cette formule, non destinée à la publication, dans laquelle Hugo, cet ancien royaliste - nous sommes en 1849 - s’interroge et se définit : « Je suis libéral, socialiste, démocrate, républicain. » Reconnaissons qu’il faut être un poète pour écrire ces choses ! (Rires.) Mais il n’en deviendra pas moins, comme l’a si bien dit Jack Ralite, le symbole même de la République, dans ce qu’elle a de meilleur et de plus pur.
Alors, à la recherche de l’unité de cette destinée tumultueuse, je crois avoir trouvé la clef. La clef, chez Victor Hugo, c’est la passion de la justice. Plus qu’aucun homme public, à ma connaissance et certainement dans son siècle, Hugo a été le champion d’une autre justice, d’une justice plus humaine, d’une justice plus fraternelle.
Ces passions-là, il faut tenter d’en trouver la source cachée, généralement profondément enracinée dans l’enfance ou dans l’adolescence. Hugo nous livre, çà et là, des indications sur sa vie. Il avait dix ans lorsque, traversant Burgos, renvoyé à Paris par son père, le général Hugo, avec Mme Hugo et son frère Eugène, Hugo assiste aux préparatifs d’une exécution capitale et voit un homme que l’on emmène vers l’échafaud pour y être garrotté entre des capucins masqués en inquisiteurs.
Il avait à peine seize ans, et c’est lui-même qui le narre, lorsqu’il passe sur la place du palais de justice, à Paris. Et là, il voit, comme cela se faisait à cette époque de la Restauration, une servante, une malheureuse, qui avait volé deux mouchoirs à sa patronne, marquée au fer rouge par le bourreau. « J’ai encore dans l’oreille », écrit-il quelque cinquante ans plus tard, « et j’aurai toujours dans l’âme, l’épouvantable cri de la suppliciée. C’était une voleuse. Pour moi, ce fut une martyre. Je sortis de là déterminé à combattre à jamais les mauvaises actions de la loi. »
De cette violence injuste de la justice, Hugo s’attaquera d’abord à l’expression la plus sanglante, la plus insupportable aussi : la peine de mort. Il n’est pas d’écrivain qui ait dénoncé la peine de mort avec autant de passion, parfois même autant de génie que Victor Hugo. « Cette loi du sang pour le sang, je l’ai combattue toute ma vie », écrivait-il, en 1862, au pasteur Bost, de Genève. C’est vrai, et c’est pourquoi je parlais d’unité.
Il l’a combattue tout au long de son œuvre, depuis Le Dernier Jour d’un condamné, en 1829, sous la Restauration, jusqu’à Quatre-vingt-treize en 1874, sous la Troisième République, roman dont la guillotine est une sorte de héros fatal.
Il l’a combattue à la tribune, en 1848, à l’Assemblée constituante, dans une intervention passionnée - écrite, mais improvisée, si vite allait-il dans le cours du débat constitutionnel - qu’il conclut ainsi : « Je vote pour l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort. », paroles qui n’ont jamais cessé de m’habiter et auxquels je me permettrai simplement d’ajouter le mot « universelle ».
Il l’a combattue, mais cela se sait moins, devant la cour d’assises où il défendait, comme on pouvait le faire à l’époque, son fils Charles, accusé d’avoir manqué au respect dû aux lois en stigmatisant, dans un article, la guillotine. Il n’a pas été trop bon avocat, puisque son fils fut condamné à six mois de prison.
Il l’a combattue inlassablement, en tout lieu et en toute occasion, en intervenant auprès de tous les pouvoirs pour demander la grâce des condamnés, qu’ils fussent parmi les plus célèbres politiques ou, au contraire, d’obscurs anonymes.
En 1839, prévenu de l’exécution imminente de Barbès, il fait porter une supplique en vers au roi Louis-Philippe. Barbès sera grâcié.
En 1854, en exil, il écrit, dans des termes plus que vifs qui compromettaient sa sûreté, eu égard au ministre de l’intérieur de l’Angleterre de l’époque, lord Palmerston, pour obtenir la grâce de Tapner.
En 1859, il demande aux Etats-Unis celle de John Brown.
En 1862, il supplie avec succès, en Belgique, pour les sept condamnés de Charleroi ; en 1867, il intercède pour les Fenians irlandais. Il intervient auprès du tsar de Russie, et sa correspondance en fait foi, auprès de l’empereur d’Autriche, auprès de la reine d’Angleterre, auprès du président Juarez du Mexique pour que Maximilien, vaincu, et qui, tant s’en faut, n’appartenait pas à sa famille politique, soit épargné.
En un mot, partout où l’échafaud est dressé, Victor Hugo est présent pour le combattre, mais rarement avec succès, je dois le dire. Comme il le constatait avec mélancolie, évoquant cette inlassable lutte : « J’ai quelquefois réussi. Souvent échoué. »
A cet égard, il se leurrait. Certes, le vœu superbe qu’il exprimait, lorsqu’il déposait son ultime proposition de loi au Sénat en faveur de l’abolition de la peine de mort et qui se concluait par cette espèce de rêve : « Heureux si l’on peut dire de lui : en s’en allant, il emporta la peine de mort. », ne s’est pas accompli. Mais je suis convaincu que, pendant un siècle et demi, à l’instant décisif où les jurés devaient engager leur conscience en décidant du sort de l’accusé dont était demandée la tête, bien des hommes ont échappé à la peine de mort parce que ces jurés, à cet instant-là, se souvenant du Dernier Jour d’un condamné, n’ont pas voulu voter la mort.
Hugo a-t-il mieux réussi s’agissant de cet autre outrage à la conscience humaine qu’est le bagne ?
Dès 1824, Hugo avait demandé à un ami de le documenter sur le bagne de Toulon. Il s’y rendra lui-même en 1839, et il visitera de même le bagne de Brest. Et, surtout, en 1827, il assiste, en compagnie du grand David d’Angers, au ferrement des forçats à Bicêtre, quand, rassemblés dans la cour de la prison, ils voyaient leurs chaînes scellées pour un long transport qui les emmenait vers le Sud à travers la France. Cela durait vingt-sept jours. Cela s’appelait la cadène. C’était l’effroyable chaîne des galériens.
Vingt-cinq ans plus tard, la vision hantait encore Hugo. On en trouve les traces quand Cosette, rencontrant la cadène à côté du Luxembourg, s’adresse ainsi à Jean Valjean : « Père, est-ce que ce sont encore des hommes ? », « Quelquefois, dit le misérable ». Etaient-ils encore des hommes, ceux que la société traitait ainsi et dont Hugo disait qu’ils étaient les « damnés de la loi humaine » ?
Pour dénoncer le scandale du bagne, Hugo, en mai 1848, élu à l’Assemblée constituante, lance cette provocation sublime, qui fera ricaner tous les bien-pensants : « J’aurais voulu que l’on eût fait voter les bagnes et être le candidat choisi par les galériens. »
Il combat avec la même force, en 1850, la déportation des condamnés politiques, qu’il appelait « cette guillotine sèche ». Après 1871, comme l’a rappelé notre collègue Jack Ralite, il dénoncera la transportation des Communards, ce qui lui valut, on l’ignore trop souvent, des attaques furieuses et jusqu’à des assauts contre sa demeure - à Bruxelles, où il s’était rendu après la mort de son fils Charles - parce qu’il avait offert l’asile politique aux Communards proscrits.
Et toujours, tout au long de son œuvre, il dénonce l’inhumanité de nos prisons. Il visite la Conciergerie et la Roquette, accumule des notes et rédige, pour la Chambre des pairs, un discours sur la réforme pénale. Il refuse les peines perpétuelles, parce que, écrit-il, « il est un droit qu’aucune loi ne peut entamer, qu’aucune sentence ne peut retrancher : le droit de devenir meilleur ».
Il condamne ainsi le régime pénitentiaire : « Messieurs, tirez le peuple de ces affreuses vieilles prisons, écoles de vice, ateliers de crime, dans lesquelles le froid et la faim sont employés comme moyen de répression et comme auxiliaire du geôlier, dans lesquelles la mortalité, grâce à de hideux abus, est de un sur onze, quelquefois de un sur sept ».
Les liens profonds qui, toujours, ont uni dans l’histoire de nos sociétés la misère, l’ignorance et le crime, Hugo les a dénoncés, dès 1834, dans Claude Gueux. Ne l’oubliez pas, c’était un homme comblé par la gloire, la fortune, le bonheur et le génie. Eh bien, pour lui, il n’existait pas de classe dangereuse.
Ce pair de France, cet académicien choisira de déclarer à la Haute Assemblée d’aristocrates et de nantis dans laquelle il siège, entre le comte de Montalembert et le maréchal Soult : « Messieurs, je le dis avec douleur, le peuple, dans l’état social tel qu’il est, porte aussi, plus que toutes les autres classes, le poids de la pénalité. Ce n’est pas sa faute. Pourquoi ? Parce que les lumières lui manquent d’un côté, parce que le travail lui manque de l’autre. D’un côté, les besoins le poussent, de l’autre, aucun flambeau ne l’éclaire. De là les chutes... ! ».
Certains souriront de cette simplicité. Moi pas.
Que c’est beau un écrivain de génie découvrant la question sociale par la question pénale et se dressant contre la misère comme il s’est élevé contre la guillotine et contre la prison ! Dans la démarche de Hugo, cet élargissement progressif de la réflexion - de la réforme des peines à la réforme de la société - me paraît comme une ascension. Le refus de l’injustice individuelle le conduit naturellement à refuser l’injustice collective.
On comprend, dès lors, pourquoi le monarchiste qui siégeait à droite, à la Chambre des pairs, s’est retrouvé, vingt-cinq ans plus tard, assis à ce qui était déjà l’extrême gauche du Sénat, sous la IIIe République.
Le chemin politique qu’a parcouru Victor Hugo est assurément rare. Il est, dans son cas, d’autant plus admirable. Celui qui écrivait, en 1847, que la loi en discussion sur les prisons serait « une grande loi, parce qu’elle est une loi pour le peuple » pouvait avec fierté dire, en demandant pour la troisième fois, en 1880, l’amnistie pour les Communards : « Il y a trente-quatre ans, je débutais à la tribune française... à cette tribune. Dieu permettait que mes premières paroles fussent pour la marche en avant et pour la vérité, il permet aujourd’hui que celles-ci, les dernières peut-être, si je songe à mon âge, que je prononcerai parmi vous, soient pour la clémence et pour la justice... ! »
Merci, Victor Hugo ! (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)

Victor Hugo et l’enfant

M. le président. La parole est à M. About.
M. Nicolas About. « Laissez. Tous ces enfants sont bien là... »
 Monsieur le président, ce propos ne s’adresse pas aux collégiens que vous avez invités : c’est par ce poème qu’en mai 1830 Victor Hugo chante pour la première fois l’innocence et le pouvoir des petits êtres.
Le génie de Hugo n’est pas d’avoir écrit sur les enfants, mais d’avoir aussi chanté le chaos, le ciel, Jupiter, Dieu, Homère. Il est sûrement l’un de nos seuls poètes à pouvoir aussi aisément passer du plus magnifique lyrisme et de l’épopée la plus pathétique au ton simple, proche et touchant qui est le sien quand il parle des enfants.
Hugo parle des enfants, il parle aussi des siens : Charles, François-Victor, Adèle, ses petits-enfants Jeanne et Georges. Mais c’est surtout la grâce et l’innocence de Léopoldine qui nous restent en mémoire : Hugo a écrit beaucoup de vers pour elle, il en a écrit plus encore sur elle.
Les lieux communs de la littérature et du monde depuis des siècles faisaient de l’enfant un être inachevé et tendaient, par l’éducation et l’instruction, à l’amener à une plénitude adulte.
L’enfant, selon Hugo, loin de ce schéma réducteur, porte en lui, pour le temps de son existence terrestre, l’avenir de l’humanité.
L’enfant, c’est cet être dont l’horizon est encore ouvert, celui dont on peut dire : « Un jour il sera grand ». Un avenir glorieux l’attend : il sera sculpteur, nouveau Michel-Ange, il sera grand stratège militaire, « comme Bonaparte ou François Ier », il découvrira des astres ou des mondes, comme Christophe Colomb, ou bien, mieux encore, il sera poète.
La petite enfance est image de bonheur. Cosette a trois ans quand sa mère, Fantine, la confie aux Thénardier. Elle est joufflue, heureuse, elle rit. Les enfants sont des êtres de lumière.
Avec leurs beaux grands yeux d’enfants, sans peur, sans fiel,
Qui semblent toujours bleus, tant on y voit le ciel !
Tel est le mystère de l’enfance, nous dit Hugo : ces petits êtres sont grands, ils contiennent Dieu.
Les enfants sont partout dans la poésie de Hugo : en se promenant dans un vallon « charmant ;
« Serein, abandonné, seul sous le firmanent,
« Plein de ronces en fleurs... », on rencontre une jeune chevrière, aux yeux bleus, aux pieds nus.
Hugo a bien noté les gestes des enfants, leurs mots, leurs façons de s’amuser, leurs petits chagrins ; il s’y attarde complaisamment, il est leur peintre, leur peintre le plus optimiste, leur peintre le plus flatteur.
Les poèmes de Hugo sur les enfants sont d’une poésie ténue, brillante, indéfinissable, mais si vivace et si forte que, à côté, les plus beaux vers éloquents perdent de leur charme et ne nous paraissent plus que de la prose rythmée et rimée.
Enfant, vous êtes l’aube et mon âme est la plaine
Qui des plus douces fleurs embaume son haleine
Quand vous la respirez...
Au milieu de la tempête politique - on est en 1831 -, Hugo chante l’enfant par des vers intimes, empreints d’une douce mélancolie.
Il nous dit sa pitié pour les enfants, pour « les mille objets de la création qui souffrent et languissent autour de nous » ; il nous confie ses joies de père. Quand il parle de l’enfant, dans Les Voix intérieures en particulier, on entend la voix de l’homme, qui parle au cœur.
Mais Hugo aborde souvent la mort des enfants.
La mort de Léopoldine, ne l’oublions pas, fait douter Hugo de sa mission ; elle lui fait connaître la tentation de la révolte et du blasphème. La douleur du père est immense, toutes ses certitudes s’effrondrent. Pour la première fois, il ne trouve plus ses mots, ne peut plus jeter sur le papier que des bribes de vers, aucune strophe complète, aucun poème, aucune méditation suivie.
Le malheur s’est jeté sur moi, brusque et terrible,
Ainsi que l’ennemi par la brèche d’un mur...
O Dieu ! Je vous accuse !
Il ne peut rien écrire sur son deuil, lui qui s’était défini, en tant qu’artiste, comme un « écho sonore », une « âme de cristal » que tout souffle, tout rayon faisait luire et vibrer. La mort de son enfant l’a rendu muet, même pour ce qui lui était le plus cher, ou plutôt parce que cette enfant lui était le plus cher.
Les années 1844 et 1845 sont absentes des Contemplations. Le souvenir de sa fille n’est évoqué que trois ans après le deuil et à cause de la mort d’une autre enfant, Claire Pradier, la fille unique de Juliette Drouet, décédée le 21 juin 1846. Belle comme Léopoldine, comme elle, elle n’avait pas fait le mal, n’avait nui à quiconque ; comme Léopoldine, elle a été frappée par Dieu en pleine jeunesse.
Qu’est-ce donc que la vie, hélas ! pour mettre ainsi
Les êtres les plus purs et les meilleurs en fuite ?
Essayant de consoler Juliette Drouet, Hugo retrouve toutes ses questions, toute sa détresse. Le premier poème qui suit la sinistre page blanche marquée « 4 septembre 1843 » est intitulé Trois Ans après. Il exprime la même révolte qu’au premier jour. Simplement, cette fois, Hugo peut achever le poème.
A ses yeux, la mort des enfants pose la question du triomphe de l’injustice : pourquoi la mort des innocents, pourquoi la misère et le chagrin ? Qui oserait dire que l’enfant pauvre, l’enfant esclave, l’enfant mort étaient coupables ?
Dieu n’est pas seulement incompréhensible à Hugo s’il fait ou laisse souffrir et mourir les enfants, les innocents, les êtres purs ; il est incompréhensible également s’il ne punit pas comme ils le méritent les coupables, les tyrans, les criminels et les lâches.
L’enfant, chez Hugo, porte souvent une dénonciation politique.
Dans les yeux bleus - chez Hugo, à une exception près, les enfants ont tous les yeux bleus -, on ne lit pas seulement la gaieté et l’innocence, on lit aussi une critique féroce de l’injustice sociale et de l’exploitation politique.
Hugo retire du massacre perpétré par les Turcs dans l’île de Chio la vision d’un enfant grec aux yeux bleus, assis « seul près des murs noircis ».
La Grèce réduite en esclavage par les Turcs, c’est un enfant à la « tête humiliée », un enfant aux pieds nus sur le roc anguleux, un enfant aux yeux orageux de larmes, aux chagrins nébuleux.
L’expression de la paix, du bonheur et de l’innocence de l’enfance fait ressortir les images de la guerre et de la destruction.
Dans Les Châtiments, Hugo dénonce :
L’enfant avait reçu deux balles dans la tête...
... Sa bouche,
Pâle, s’ouvrait ; la mort noyait son œil farouche
L’œil farouche, est-ce celui de l’enfant ? Non, c’est celui de l’opposant à un régime qui a exilé et étouffé la République. Dans ce pamphlet, la dénonciation est d’une force fulgurante.
« Est-ce qu’on va se mettre à tuer les enfants maintenant ? », crie la vieille grand-mère. Le poète lui répond que Napoléon « aime les palais », veut « des chevaux, des valets... »
C’est pour cela qu’il faut que les vieilles grands’mères,
De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,
Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.
L’enfant est transformé en symbole et en mythe porteur de valeurs morales exemplaires.
Par l’association de la tonalité familière, dans la réalité présentée, et de la tonalité épique, dans la dramatisation, Hugo touche au sublime. Son ton se fait vigoureux, réaliste, compréhensif quand il parle du malheur des enfants, notamment ceux qui parcourent tant de chapitres des Misérables.
Dans cette œuvre, la dénonciation de l’atrophie de l’enfant par la nuit n’est pas moins flamboyante que la condamnation de l’homme par le prolétariat ou de la déchéance de la femme par la faim. L’enfant est la principale victime d’une société injuste et égoïste, le bonheur de la petite enfance dure peu et la misère en ternit vite la gaieté et l’insouciance.
Hugo n’est peut-être pas l’inventeur en littérature du mot « gamin », mais cela correspond à une réalité effectivement nouvelle et perçue comme telle par ses contemporains. Avant Gavroche, on peut penser aux petits Savoyards, évoqués par Voltaire ou Mercier.
Gavroche fait l’objet d’une longue présentation, trempée dans la même veine que les chapitres sur Waterloo ou sur les égouts de Paris, présentation dont le rôle est d’inscrire l’histoire dans l’Histoire, de faire des Misérables le roman de l’Histoire.
Gavroche n’est presque plus un enfant, à peine encore un adolescent : il a à peu près douze ans quand il meurt sur la barricade.
Gavroche a fait de la rue sa maison, son école, c’est l’incarnation du gamin de Paris décrit par Balzac et peint par Delacroix dans La Liberté guidant le peuple.
Débrouillard, inventif, pas toujours très honnête, il collabore à l’évasion d’un prisonnier, vole une bourse... à un voleur. Mauvaise tête et grand cœur, il déteste la bourgeoisie qu’il critique pour son égoïsme. C’est un révolté qui casse les réverbères et se bat sur la barricade en héros.
Sa meilleure arme est pourtant le langage : il a le goût des jeux de mots et le sens de la répartie.
Gai, impertinent, ses plaisanteries démystifient et démythifient l’autorité : « Son rire est une bouche de volcan qui éclabousse toute la terre. »
L’enfant dans sa petitesse devient l’incarnation de Paris, Paris la capitale, Paris la géante. Gavroche reste pourtant humain ; tour à tour tendre et brutal, il touche le lecteur qui voit s’envoler à regret « cette petite grande âme ».
On se souvient de la mort de Gavroche, sur les barricades : le voilà « tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l’œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient ». Les balles le manquent. Une, deux, trois, quatre, il continue à chanter : « Je ne suis pas Voltaire, je ne suis pas notaire, je suis petit oiseau. » Le spectacle est à la fois épouvantable et charmant.
Gavroche, fusillé, taquine la fusillade. Il a l’air de s’amuser beaucoup. A chaque décharge, il répond par un couplet. La barricade tremble, lui, il chante.
Gavroche n’est plus un enfant. C’est un gamin fée, un enfant feu follet.
La mort de Gavroche, c’est le peuple qu’on assassine.
Pour Hugo, l’enfant victime, c’est aussi l’enfant exploité.
Dans Mélancholia, il dénonce le travail des enfants.
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
...
O servitude infâme imposée à l’enfant !
L’enfant apparaît à nouveau comme un personnage à dimension symbolique, dans une poésie qui n’est pas un ornement, qui n’est pas un divertissement : c’est une arme au service d’un combat.
Dans L’Année terrible, il dénonce la répression de la Commune, qui l’atterre. Un des plus beaux récits du livre reproduit une histoire poignante, qui bouleverse le poète.
L’enfant est superbe et vaillant qui préfère
A la fuite, à la vie, à l’aube, aux jeux permis,
Au printemps, le mur sombre où sont morts ses amis.
La gloire au front te baise, ô toi si jeune encore !
Voilà qui montre la vraie mission du poète : il est le seul à pouvoir donner aux actes sublimes qui, sans lui, seraient vite oubliés, leur récompense impérissable.
Mes chers collègues, guider les hommes, leur apporter un message d’amour et d’attention aux enfants : telle est la fonction que Hugo assigne au poète dans Les Rayons et les Ombres. Le poète est celui qui nomme, qui donne une voix à ce qui n’en a pas. La certitude du pouvoir des mots préside ainsi aux écrits polémiques et politiques de Hugo. Les mots peuvent tout, ce sont les « clairons de la pensée », devant lesquels tombent les murailles de l’ignorance, du mal et de la tyrannie.
C’est à Hugo que l’on doit l’entrée de l’enfant dans la littérature ; l’enfant ne devait plus en sortir : Cosette et Gavroche sont vite rejoints par Rémi, le héros de Sans famille, d’Hector Malot, ou encore par Jacques, L’Enfant de Jules Vallès. Les enfants le lui ont bien rendu, puisqu’il est l’un des auteurs les mieux connus des enfants, l’un des poètes les plus lus à l’école. Cosette des Misérables et le Petit Paul de La Légende des siècles vivront longtemps dans les mémoires et donneront pour longtemps raison à leur génial créateur, qui nous lance une nouvelle fois cet appel : « Peuples ! Ecoutez le poète ! » (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)

Victor Hugo, l’Europe et la paix

M. le président. La parole est à M. François-Poncet.
M. Jean François-Poncet. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’Etat, mes chers collègues, Victor Hugo n’est ni le seul ni le premier qui, au xixe siècle, appelle l’Europe à s’unir. L’idée est dans l’air. Le romantisme politique l’a faite sienne, notamment après les révolutions de 1848, qui, de capitale en capitale, ébranlent l’ordre imposé au continent par le Congrès de Vienne. Chateaubriand, Saint-Simon, Michelet, Lamartine, Guizot, Auguste Comte s’y réfèrent. Hegel et Heine en Allemagne, Mazzini et d’autres en Italie leur font écho.
Mais nul n’annonce avec autant de constance et de conviction, autant de passion et d’éloquence que Victor Hugo l’avènement des « Etats-Unis d’Europe ». M. le président du Sénat l’a rappelé, c’est Victor Hugo qui lance cette expression un siècle et demi avant l’heure. Il ne s’agit pas chez lui, comme chez d’autres, d’une intuition passagère, d’une improvisation vite oubliée, mais d’une authentique prophétie, d’une anticipation politique d’autant plus géniale qu’elle s’inscrit à contre-courant d’une époque marquée par l’ascension et le choc des nationalismes.
Le 21 août 1849, Victor Hugo préside à Paris le Congrès de la paix, organisé par une association née en Grande-Bretagne, qui rassemble d’éminentes personnalités venues de toute l’Europe et de l’Amérique et qui propage le principe de la paix universelle. Aux congressistes enthousiastes et médusés, il déclare, dans une envolée restée célèbre : « Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne et vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure. (...) Et, ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l’amener. (...) A l’époque où nous sommes, une année fait parfois l’ouvrage d’un siècle. »
Deux ans plus tard, le 17 juillet 1851, à l’Assemblée législative, où il a été élu, il s’écrie : « La France a posé au milieu du vieux continent monarchique la première assise de cet immense édifice de l’avenir, qui s’appellera un jour les Etats-Unis d’Europe. » Montalembert, qui l’a écouté, s’écrie : « Les Etats-Unis d’Europe ! C’est trop ! Hugo est fou. »
Victor Hugo n’a rien d’un dément. Mais il est probable qu’on ne verrait en lui qu’un rêveur inspiré si l’histoire, celle du xxe siècle, n’avait, après deux guerres mondiales et des dizaines de millions de morts, inscrit sa prophétie dans des traités, des institutions et une monnaie dont la naissance constitue l’un des grands événements politiques de notre temps.
L’Europe, dont Victor Hugo s’est fait, tout au long de sa vie, le chantre passionné, ressemble-t-elle à la Communauté d’aujourd’hui, celle de Jean Monnet et de Charles de Gaulle ? Oui, elle en a, dans une assez large mesure, les caractéristiques.
L’Europe hugolienne est démocratique et républicaine, comme la nôtre. Du moins est-ce la conception que Victor Hugo en a après 1849. Dans l’œuvre d’avant son exil, parlant de l’Europe, il se réfère à l’empire, celui dont Napoléon a forgé le modèle, parce que, à ses yeux, l’empire permet de transformer le chaos européen en un espace organisé et harmonieux. Mais après 1848, le ton change. Il se rallie à la république et en devient, après le coup d’Etat du 2 décembre, un fervent militant. Dès lors, l’union et l’avenir de l’Europe passent pour lui par la déchéance des rois. Il s’en explique dans la lettre qu’il adresse en 1869 au congrès de la paix qui se réunissait périodiquement : « Les rois divisent pour régner ; il faut aux rois des armées et aux armées la guerre. (...) Mais comment supprimer l’armée ? Par la suppression des despotismes », qui ouvrira la porte, dit-il, à la « grande république continentale ». Le fait est que l’union de l’Europe n’a pris corps qu’avec la disparition, après 1945, des régimes totalitaires d’Allemagne et d’Italie et que la démocratie et les droits de l’homme sont, comme Victor Hugo l’avait prédit, les fondements de la communauté qui se construit.
L’Europe de Victor Hugo présente une autre caractéristique qui la rapproche de celle du traité de Rome : elle est rhénane, c’est-à-dire franco-allemande ; elle n’inclut pas l’Angleterre. C’est une ligne de force à laquelle Hugo se tiendra, mais qui comportera, après la guerre de 1870, un préalable : le retour de l’Alsace-Lorraine à la France.
Dans la conclusion de son ouvrage sur le Rhin paru en 1842, Victor Hugo affirme que la France et l’Allemagne sont essentielles à l’Europe. « Il faut, dit-il, pour que l’univers soit en équilibre, qu’il y ait en Europe, comme une double clef de voûte, deux grands Etats. L’un septentrional et oriental, l’Allemagne, s’appuyant à la Baltique, à l’Adriatique et à la mer Noire, avec la Suède, le Danemark, la Grèce et les principautés du Danube pour arcs-boutants, l’autre méridional et occidental, la France, s’appuyant à la Méditerranée et à l’océan avec l’Italie et l’Espagne en contrefort. L’union de l’Allemagne et de la France serait le salut de l’Europe, la paix du monde. » C’est une vision qu’on ne rejetterait aujourd’hui ni à l’Elysée ni à Matignon.
Viennent la guerre et la défaite. Le paysage européen est bouleversé et, le 1er mars 1871, à l’Assemblée nationale réunie à Bordeaux pendant le siège de Paris, Victor Hugo s’écrie : « Dès demain la France n’aura qu’une pensée : reprendre des forces, forger des armes, former des citoyens, créer une armée qui soit un peuple. (...) Puis, tout à coup, un jour, elle se redressera. Oh, elle sera formidable, on la verra d’un bond ressaisir la Lorraine, ressaisir l’Alsace. Est-ce tout ? Non, non, saisir - écoutez-moi - saisir Trèves, Mayence, Cologne, Coblence, toute la rive gauche du Rhin. » Victor Hugo atténue ensuite son propos : « on entendra la France crier, Allemagne me voilà ; suis-je ton ennemie, non, je suis ta sœur. Je t’ai tout repris et je te rends tout à une condition : c’est que nous ne ferons plus qu’un peuple, qu’une seule famille, qu’une seule république. Soyons les Etats-Unis d’Europe, soyons la fédération continentale ». Malgré la guerre, l’entente franco-allemande reste pour Victor Hugo le socle sur lequel l’union de l’Europe s’édifiera.
Mais cette Europe unie, il ne l’a jamais imaginée autrement que façonnée par la France, ce qui confère à sa foi européenne une redoutable ambiguïté. « La France, dit Victor Hugo, est destinée à mourir comme les dieux, par la transfiguration. La France deviendra l’Europe. » Emporté par son rêve, il poursuit : « A un moment donné un peuple entre en constellation, les autres peuples, astres de deuxième grandeur, se regroupent autour de lui et c’est ainsi qu’Athènes, Rome et Paris sont pléiades. » Pourquoi la France ? Par ce que, répond-il sans sourciller, « la France le mérite, parce qu’elle manque d’égoïsme, parce qu’elle est créatrice de valeurs universelles, (...) parce que toutes les batailles de la pensée et du progrès ont été livrées et gagnées par elle, (...) parce que la France est “d’utilité publique” ». « Les autres nations, ajoute-t-il, sont seulement sœurs, elle est mère. Cette nation aura pour capitale Paris et ne s’appellera plus la France, elle s’appellera l’Europe. »
Mes chers collègues, il est difficile de concevoir franco-centrisme plus échevelé, ni d’imaginer qu’on puisse rassembler sur cette base le reste de l’Europe et surtout l’Allemagne, à laquelle on arracherait, en outre, la rive gauche du Rhin ! On touche ici du doigt l’inconscience du poète, la naïveté du visionnaire, en même temps qu’un travers caractéristique de l’intelligentsia française, portée depuis toujours à donner des leçons à la planète. (Sourires.)
Encore faut-il, dans le cas de Victor Hugo, tenir compte des circonstances du moment, de l’émotion et de l’humiliation qui accompagnent la défaite et de l’exaltation patriotique qu’elles appellent très naturellement. Ajoutons que Victor Hugo ne se lasse pas, pour autant, de tendre la main à l’Allemagne. « Les malentendus s’évanouiront », écrit-il en 1871. « Nous aimons cette Germanie dont le nom signifie fraternité. Les questions de frontière disparaîtront. La solution de tous les problèmes, aujourd’hui, est dans ce mot immense, les Etats-Unis d’Europe. »
Un mot qui en appelle immanquablement, dès cette époque, un autre : les Etat-Unis d’Amérique. « Ces deux groupes immenses, écrit Victor Hugo, placés face l’un à l’autre, se tiendront la main par-dessus les mers combinant ensemble la fraternité des hommes et la puissance de Dieu. » Au-delà de l’Union européenne, c’est l’Alliance atlantique que Victor Hugo entrevoit.
Les choix politiques de Victor Hugo - cela a été rappelé à plusieurs reprises à cette tribune - ont évolué au cours de sa vie. Le jeune royaliste devient admirateur de Napoléon, avant de militer, corps et âme, pour la République. Mais jamais il ne renonce à l’espérance européenne, véritable point fixe de sa pensée politique. Personne ni alors ni aujourd’hui, n’a défendu l’idéal européen avec autant de force, de talent et d’éloquence que lui. Oui, Victor Hugo est bien le père spirituel de l’Union européenne ! (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)

Lecture d’un texte de Victor Hugo

M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant écouter Mlle Rachida Brakni, pensionnaire de la Comédie-Française, qui va nous lire un texte de Victor Hugo.
Mlle Rachida Brakni. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’Etat, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m’avoir invitée à participer à cet hommage solennel rendu à Victor Hugo.
Je vais vous lire un extrait d’un chapitre tiré des Misérables, intitulé « Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort » :
        « Qu’est-ce donc que le Progrès ? Nous venons de le dire. La vie permanente des peuples.
        « Or, il arrive quelquefois que la vie momentanée des individus fait résistance à la vie éternelle du genre humain.
        « Avouons-le sans amertume, l’individu a son intérêt distinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet intérêt et le défendre ; le présent a sa quantité excusable d’égoïsme ; la vie momentanée a son droit, et n’est pas tenue de se sacrifier sans cesse à l’avenir. La génération qui a actuellement son tour du passage sur la terre n’est pas forcée de l’abréger pour les générations, ses égales après tout, qui auront leur tour plus tard. - J’existe, murmure ce quelqu’un qui se nomme Tous. Je suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je veux me reposer, je suis père de famille, je travaille, je prospère, je fais de bonnes affaires, j’ai des maisons à louer, j’ai de l’argent sur l’état, je suis heureux, j’ai femme et enfants, j’aime tout cela, je désire vivre, laissez-moi tranquille. - De là, à de certaines heures, un froid profond sur les magnanimes avant-gardes du genre humain.
        « L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. Elle, la vérité de demain, elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge d’hier. Elle, l’avenir, elle agit comme le passé. Elle, l’idée pure, elle devient voie de fait. Elle complique son héroïsme d’une violence dont il est juste qu’elle réponde ; violence d’occasion et d’expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalement punie. L’utopie insurrection combat, le vieux code militaire au poing ; elle fusille les espions, elle exécute les traîtres, elle supprime des êtres vivants et les jette dans les ténèbres inconnues. Elle se sert de la mort, chose grave. Il semble que l’utopie n’ait plus foi dans le rayonnement, sa force irrésistible et incorruptible. Elle frappe avec le glaive. Or aucun glaive n’est simple. Toute épée a deux tranchants ; qui blesse avec l’un se blesse à l’autre.
        « Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous est impossible de ne pas admirer, qu’ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l’avenir, les confesseurs de l’utopie. Même quand ils avortent, ils sont vénérables, et c’est peut-être dans l’insuccès qu’ils ont plus de majesté. La victoire, quand elle est selon le progrès, mérite l’applaudissement des peuples ; mais une défaite héroïque mérite leur attendrissement. L’une est magnifique, l’autre est sublime. Pour nous, qui préférons le martyre au succès, John Brown est plus grand que Washington, et Pisacane est plus grand que Garibaldi.
        « Il faut bien que quelqu’un soit pour les vaincus.
        « On est injuste pour ces grands essayeurs de l’avenir quand ils avortent.
        « On accuse les révolutionnaires de semer l’effroi. Toute barricade semble attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. On leur reproche d’élever, d’échafauder et d’entasser contre le fait social régnant un monceau de misères, de douleurs, d’iniquités, de griefs, de désespoirs, et d’arracher des bas-fonds des blocs de ténèbres pour s’y créneler et y combattre. On leur crie : Vous dépavez l’enfer ! Ils pourraient répondre : C’est pour cela que notre barricade est faite de bonnes intentions.
        « Le mieux, certes, c’est la solution pacifique. En somme, convenons-en, lorsqu’on voit le pavé, on songe à l’ours, et c’est une bonne volonté dont la société s’inquiète. Mais il dépend de la société de se sauver elle-même ; c’est à sa propre bonne volonté que nous faisons appel. Aucun remède violent n’est nécessaire. Etudier le mal à l’amiable, le constater, puis le guérir. C’est à cela que nous la convions.
        « Quoi qu’il en soit, même tombés, surtout tombés, ils sont augustes, ces hommes qui, sur tous les points de l’univers, l’œil fixé sur la France, luttent pour la grande œuvre avec la logique inflexible de l’idéal ; ils donnent leur vie en pur don pour le progrès ; ils accomplissent la volonté de la providence ; ils font un acte religieux. A l’heure dite, avec autant de désintéressement qu’un acteur qui arrive à sa réplique, obéissant au scénario divin, ils entrent dans le tombeau. Et ce combat sans espérance, et cette disparition stoïque, ils l’acceptent pour amener à ses splendides et suprêmes conséquences universelles le magnifique mouvement humain irrésistiblement commencé le 14 juillet 1789. Ces soldats sont des prêtres. La révolution française est un geste de Dieu.
        « Du reste il y a (...) les insurrections acceptées qui s’appellent révolutions ; il y a les révolutions refusées qui s’appellent émeutes. Une insurrection qui éclate, c’est une idée qui passe son examen devant le peuple. Si le peuple laisse tomber sa boule noire, l’idée est fruit sec, l’insurrection est échauffourée.
        « L’entrée en guerre à toute sommation et chaque fois que l’utopie le désire n’est pas le fait des peuples. Les nations n’ont pas toujours et à toute heure le tempérament des héros et des martyres.
        « Elles sont positives. A priori, l’insurrection leur répugne ; premièrement, parce qu’elle a souvent pour résultat une catastrophe, deuxièmement, parce qu’elle a toujours pour point de départ une abstraction.
        « Car, et ceci est beau, c’est toujours pour l’idéal, et pour l’idéal seul, que se dévouent ceux qui se dévouent. Une insurrection est un enthousiasme. L’enthousiasme peut se mettre en colère ; de là les prises d’armes. Mais toute insurrection qui couche en joue un gouvernement ou un régime vise plus haut. Ainsi, par exemple, insistons-y, ce que combattaient le chefs de l’insurrection de 1832, et en particulier les jeunes enthousiastes de la rue de la Chanvrerie, ce n’était pas précisément Louis-Philippe. La plupart, causant à cœur ouvert, rendaient justice aux qualités de ce roi mitoyen à la monarchie et à la révolution ; aucun ne le haïssait. Mais ils attaquaient la branche cadette du droit divin dans Louis-Philippe comme ils en avaient attaqué la branche aînée dans Charles X ; et ce qu’ils voulaient renverser en renversant la royauté en France, nous l’avons expliqué, c’était l’usurpation de l’homme sur l’homme et du privilège sur le droit dans l’univers entier. Paris sans roi a pour contre-coup le monde sans despotes. Ils raisonnaient de la sorte. Leur but était lointain sans doute, vague peut-être, et reculant devant l’effort ; mais grand.
        « Cela est ainsi. Et l’on se sacrifie pour ces visions, qui, pour les sacrifiés, sont des illusions presques toujours, mais des illusions auxquelles, en somme, toute la certitude humaine est mêlée. L’insurgé poétise et dore l’insurrection. On se jette dans ces choses tragiques en se grisant de ce qu’on va faire. Qui sait ? on réussira peut-être. On est le petit nombre ; on a contre soi toute une armée ; mais on défend le droit, la loi naturelle, la souveraineté de chacun sur soi-même qui n’a pas d’abdication possible, la justice, la vérité, et au besoin on mourra comme les trois cents spartiates. On ne songe pas à Don Quichotte, mais à Léonidas. Et l’on va devant soi, et, une fois engagé, on ne recule plus, et l’on se précipite tête baissée, ayant pour espérance une victoire inouïe, la révolution complétée, le progrès remis en liberté, l’agrandissement du genre humain, la délivrance universelle ; et pour pis aller les Thermopyles.
        « Ces passes d’armes pour le progrès échouent souvent, et nous venons de dire pourquoi. La foule est rétive à l’entraînement des paladins. Ces lourdes masses, les multitudes, fragiles à cause de leur pesanteur même, craignent les aventures ; et il y a de l’aventure dans l’idéal.
        « D’ailleurs, qu’on ne l’oublie pas, les intérêts sont là, peu amis de l’idéal et du sentimental. Quelquefois l’estomac paralyse le cœur.
        « La grandeur et la beauté de la France, c’est qu’elle prend moins de ventre que les autres peuples ; elle se noue plus aisément la corde aux reins. Elle est la première éveillée, la dernière endormie. Elle va en avant. Elle est chercheuse.
        « Cela tient à ce qu’elle est artiste.
        « L’idéal n’est autre chose que le point culminant de la logique, de même que le beau n’est autre chose que la cime du vrai. Les peuples artistes sont aussi les peuples conséquents. Aimer la beauté, c’est vouloir la lumière. C’est ce qui fait que le flambeau de l’Europe, c’est-à-dire de la civilisation, a été porté d’abord par la Grèce, qui l’a passé à l’Italie, qui l’a passé à la France. Divins peuples éclaireurs ! Vitai lampada tradunt.
        « Chose admirable, la poésie d’un peuple est l’élément de son progrès. La quantité de civilisation se mesure à la quantité d’imagination. (...) Il ne faut être ni dilettante ni virtuose ; mais il faut être artiste. En matière de civilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. A cette condition, on donne au genre humain le patron de l’idéal. » (Applaudissements prolongés.)
        (M. le président du Sénat dépose une gerbe de fleurs à la place où siéga Victor Hugo. - Mmes et MM. les sénateurs ainsi que M. le secrétaire d’Etat se lèvent et applaudissent.)

        M. le président. Mes chers collègues, avant de lever cette séance exceptionnelle, je vous invite à gagner tous ensemble la salle des conférences où je vais inaugurer l’exposition « Victor Hugo, témoin de son siècle ».
        A travers cette exposition qui a été réalisée par le service de la bibliothèque et des archives du Sénat, notre assemblée poursuivra pendant plusieurs mois son hommage à celui qui fut l’un de ses membres les plus illustres.
        Par ailleurs, le 26 février prochain, jour anniversaire de la naissance de Victor Hugo, une délégation du bureau du Sénat se rendra à Jersey et Guernesey pour saluer la mémoire du poète exilé.
        Les journées du patrimoine du mois de septembre 2002 mettront l’accent sur les liens de Victor Hugo avec le Sénat et le quartier du Luxembourg.
        Enfin, un concours sera ouvert aux élèves des collèges et lycées portant le nom de Victor Hugo. Les lauréats seront invités à participer à la séance solennelle qui se tiendra dans notre hémicycle le 16 novembre 2002. (Applaudissements.)
        (La séance exceptionnelle est levée à dix-sept heures.)