EXPOSÉ DES MOTIFS

MESDAMES, MESSIEURS,

Il n'est de peuple libre et de souveraineté nationale sans un Etat de droit. Tel est le message essentiel que les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, ont proclamé solennellement, le 26 août 1789 dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, dont l'une des fins est que «les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous».

La portée universelle et le rayonnement international des idéaux de 1789 invitent la France à un effort constant de sauvegarde, d'approfondissement et d'extension de l'État de droit.

Au cours des dernières décennies, notre pays a accompli des progrès dans cette voie. Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 a réaffirmé les droits et libertés reconnus par la Déclaration de 1789, consacré les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et proclamé des principes politiques, économiques et sociaux «particulièrement nécessaires à notre temps». C'est de l'ensemble de ces principes que s'est inspiré le Conseil d'État dans sa jurisprudence dégageant des principes généraux du droit dont le respect s'impose au Gouvernement et aux autres autorités administratives.

La Constitution du 4 octobre 1958 a institué, pour la première fois dans l'histoire du droit public français, un véritable contrôle de la constitutionnalité des lois, confié au Conseil constitutionnel. Celui-ci s'est appuyé sur le préambule de la Constitution pour constater la valeur constitutionnelle des principes contenus dans la Déclaration de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946.

L'extension de la saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés ou soixante sénateurs, adoptée par la loi constitutionnelle du 29 octobre 1974 et l'augmentation sensible du nombre des lois déférées au Conseil constitutionnel qui en est résultée, ont conduit le Gouvernement et le Parlement à se préoccuper avec un soin grandissant de la conformité des textes législatifs à l'ensemble des règles et principes de valeur constitutionnelle.

Pour autant, notre régime juridique de protection des droits et libertés peut encore être amélioré au profit des personnes. Il est proposé à cette fin de compléter l'actuel contrôle de constitutionnalité des lois.

En vertu de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, une loi ne peut être déférée au Conseil constitutionnel que par le Président de la République, le Premier ministre, le président de l'Assemblée nationale, le président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs. En outre, la saisine du Conseil constitutionnel ne peut intervenir qu'entre l'adoption de la loi par le Parlement et sa promulgation par le Président de la République.

Dès lors que la loi est promulguée, sa constitutionnalité ne peut plus être contestée devant le Conseil constitutionnel et les juridictions administratives et judiciaires se refusent à exercer un tel contrôle par la voie de l'exception. Ainsi, toutes les dispositions législatives qui n'ont pas été examinées par le Conseil constitutionnel s'imposent à tous alors même que le doute serait permis sur leur conformité à la Constitution.

Cette lacune n'est plus acceptable dans un pays comme la France. Elle l'est d'autant moins que dans un nombre croissant d'Etats européens le problème a été résolu grâce à l'instauration, par leur Constitution, d'un double contrôle de constitutionnalité, exercé par voie d'action à la diligence d'autorités publiques et par voie d'exception, à l'occasion d'une procédure juridictionnelle, à l'initiative des parties ou du juge.

Pour permettre désormais à tout justiciable d'être directement associé à la protection juridique de ses droits fondamentaux, il apparaît donc nécessaire, conformément à la volonté exprimée par le Président de la République, par deux fois, le 14 juillet et le 26 août 1989, d'instituer un contrôle par voie d'exception de la constitutionnalité des lois qui concernent les droits fondamentaux et les garanties accordées à toute personne pour l'exercice des libertés publiques. Tel est l'objet du projet de loi constitutionnelle qui vous est présenté.

* * *

La présente réforme constitutionnelle a été conçue dans ses modalités avec le souci de ne pas alourdir ou allonger à l'excès les procédures juridictionnelles, de ne pas encombrer inutilement le Conseil constitutionnel et de ne pas porter atteinte à la nécessaire stabilité des rapports juridiques.

Le projet de loi ouvre à toute personne la possibilité de contester, par voie d'exception à l'occasion d'une procédure juridictionnelle, la constitutionnalité de dispositions de lois, dès lors que ces dispositions porteraient atteinte à ses droits fondamentaux.

Il appartiendra au Conseil constitutionnel de se prononcer, sur renvoi des juridictions suprêmes de chaque ordre juridictionnel, auxquelles les exceptions d'inconstitutionnalité auront été transmises directement par le juge, dans le cadre d'une procédure dont les modalités seront fixées par une loi organique.

Il est proposé de donner aux déclarations d'inconstitutionnalité un effet comparable à celui de l'abrogation d'un texte. Ainsi, une disposition législative déclarée inconstitutionnelle par la voie de l'exception cessera d'être applicable pour l'avenir sous réserve, naturellement, de l'application de la décision du Conseil constitutionnel aux procédures juridictionnelles en cours, y compris devant le juge de cassation. Cette solution semble largement préférable à celle d'une disparition rétroactive, qui pourrait créer des difficultés insoupçonnées et parfois inextricables.

Ce nouveau dispositif se traduit par une modification des articles 61, 62 et 63 du Titre VII de la Constitution relatif au Conseil constitutionnel.

PROJET DE LOI CONSTITUTIONNELLE

Le Président de la République,

Sur la proposition du Premier ministre,

Vu l'article 89 de la Constitution,

Décrète :

Le présent projet de loi constitutionnelle portant révision des articles 61, 62 et 63 de la Constitution et instituant un contrôle de constitutionnalité des lois par voie d'exception, délibéré en Conseil des ministres après avis du Conseil d'État, sera présenté à l'Assemblée nationale. Le garde des sceaux, ministre de la justice est chargé d'en exposer les motifs et d'en soutenir la discussion.

Article premier.

Il est ajouté, à l'article 61 de la Constitution, l'alinéa ci-après :

«Les dispositions de loi qui concernent les droits fondamentaux reconnus à toute personne par la Constitution peuvent être soumises au Conseil constitutionnel par voie d'exception à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction.»

Art. 2.

Le premier alinéa de l'article 62 de la Constitution est remplacé par les dispositions suivantes :

« Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement du premier ou du deuxième alinéa de l'article 61 ne peut être promulguée ni mise en application.

«Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement du cinquième alinéa de l'article 61 cesse d'être applicable et ne peut plus être appliquée aux procédures en cours, y compris devant le juge de cassation.»

Art. 3.

Il est ajouté, à l'article 63 de la Constitution, l'alinéa ci-après :

« Cette loi organique fixe également les modalités d'application du cinquième alinéa de l'article 61 et du deuxième alinéa de l'article 62 et notamment les conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel est saisi sur renvoi du Conseil d'État, de la Cour de cassation ou de toute autre juridiction française ne relevant ni de l'un ni de l'autre.»

Fait à Paris, le 29 mars 1990.

François MITTERRAND.

Par le Président de la République :

Le Premier ministre,

MICHEL ROCARD.

Le garde des sceaux, ministre de la justice,

PIERRE ARPAILLANGE.