Discours prononcé le 28 juin 1997 au Panthéon

par Philippe MARTIAL, Directeur de la Bibliothèque et des Archives du Sénat

Mesdames et Messieurs,  

Lorsque, à l'occasion du centenaire de Gaston MONNERVILLE, le Président Lisette m'a demandé de prononcer l'allocution d'usage, je n'ai pas hésité.

Je ne me suis pas attardé sur les protestations de modestie, qui sont la loi du genre. Comme je ne vous infligerai pas, non plus, les paroles convenues sur l'émotion qui m'étreint. Vous l'entendrez, au timbre de ma voix.

Je n'ai pas hésité, car je dois beaucoup à Gaston MONNERVILLE. En parlant ici, dans ce site solennel du souvenir, j'acquitte - oh ! pour une faible part - une dette de gratitude.

Nous sommes nombreux à être reconnaissants au Président Gaston MONNERVILLE et à l'admirer. Pour veiller sur sa mémoire, nous avons fondé tous ensemble la « Société des Amis » que préside le sénateur Roger Lise. Alain Poher en fut président d'honneur, et maintenant René Monory.

Cette « société » s'emploie, tant qu'elle peut, à glorifier le nom de Gaston MONNERVILLE : cérémonies, apposition de plaques, colloques, expositions... Nous multiplions les hommages.

Parfois, je me demande si nous n'en faisons pas trop. Et même si nous ne succombons pas aux facilités du fétichisme.

Moi, tout le premier, aujourd'hui, ici au Panthéon, ne serais-je pas en train de remplacer la réalité par le simulacre, l'action par le rite, l'oeuvre politique par la magie pure de la commémoration ?

MONNERVILLE lui-même invite à ce doute. Sa dernière volonté, Mesdames et Messieurs, sa volonté formelle était que ses cendres fussent dispersées. Il est clair qu'il s'est dérobé au culte barbare des dépouilles sacrées. Et pourtant, il ne manquait pas, chaque année, de se rendre au Panthéon, à Vaugirard, à Montparnasse où reposent Schoelcher, Mortenol, Eboué, et (avant son transfert) Grégoire. Mais, pour lui-même, il a refusé une tombe sur laquelle nous viendrions nous recueillir. MONNERVILLE nous a interdit les reliques et le pèlerinage.

Il n'a pas voulu laisser d'autres traces que les conséquences de ses actes et le retentissement de sa pensée.

Alors, ici même, aujourd'hui, ne sommes-nous pas infidèles à sa leçon ?

Non, Mesdames et Messieurs ! Nous avons raison d'être là. Le devoir d'honorer la mémoire de MONNERVILLE s'impose aujourd'hui et s'imposera de plus en plus.

Car nous voyons renaître, hélas, tout ce qu'il a combattu. Nous voyons revenir les doctrines qu'il a dénoncées, sa vie durant. A nouveau, nous entendons professer les thèses de l'inégalité raciale. Nous entendons proclamer l'infériorité congénitale des hommes de couleur.

Dans ces conditions, ce n'est pas rien, déjà, en premier lieu, que de rappeler qui fut Gaston MONNERVILLE. Il est bon d'en vanter les mérites et les vertus. Il est judicieux, il est capital, de montrer qu'un descendant d'esclaves noirs, fut un des grands hommes d'État de notre histoire.

Nous devons le faire nous-mêmes : MONNERVILLE ne s'en est pas chargé. Trop modeste, il n'a pas sollicité journalistes et biographes.

Comparez la masse d'articles et d'ouvrages, louant ou critiquant le Général de Gaulle ou François Mitterrand, au peu qui a paru sur MONNERVILLE. Pour lui, pas d'excès éditorial. Seulement trois colloques et des projets de biographie. Nul hommage national. Pas de rue dans Paris, ni en banlieue, malgré nombre de demandes. Pas de statue. Aucun timbre à son effigie ; sous un prétexte futile, le ministre des Postes en a refusé l'émission. 

Or, la France devrait être fière d'un MONNERVILLE. Il ajoute à sa gloire.

Assurément, il fut exceptionnel : le mot n'est pas de convenance. Exceptionnel, MONNERVILLE le fut vraiment. A tous points de vue. Et je le montre.

Je n'évoque pas, tout d'abord, le sang-mêlé, au risque de braver le ridicule en rappelant ce que tout le monde voyait - un homme de couleur - mais parce qu'à la différence de bien des métis, MONNERVILLE ne manquait jamais de situer son origine.

Que ce mulâtre ait été, trente ans durant, l'élu d'un département rural de la France profonde, voilà qui est bien plus inattendu. Les Lotois ont été extraordinairement fidèles à celui qu'ils nommaient parfois « notre nègre », mais avec fierté.

Et sans doute, faut-il relier cette naissance dans les lointaines contrées d'outre-mer à l'extraordinaire hauteur de vue qu'avait MONNERVILLE. Et qui n'est pas donnée à l'ensemble de la classe politique. MONNERVILLE, quant à lui, a toujours dominé une vision à grande échelle et pensé dans les dimensions de l'Empire. Ce talent lui sera fort utile, lorsqu'il sera appelé à la Conférence sur le Japon ou à la naissance de l'O.N.U.

Exceptionnel, il l'est aussi par une intelligence précoce, apte à l'algèbre autant qu'à la littérature. Ce don révèle un champ mental étendu : le cas est rare dans un pays où les élèves qui font des sciences sont trop souvent ceux qui sont incapables de faire des lettres. Et réciproquement. Je m'assure que la déontologie sévère des mathématiques a rompu MONNERVILLE très jeune à l'intégrité des raisonnements rigoureux.

Hasards et chances, jusque là, penserez-vous.

En revanche, les autres exceptions que je relèverai, sont le fruit d'une volonté farouche. Car MONNERVILLE ne s'abandonne jamais. Il est vraiment l'homme de l'effort.

Philosophiquement, il ne s'en laisse pas conter. Il est sceptique et agnostique, alors que tant de ses compatriotes sont croyants jusqu'à la crédulité et à la superstition.

La culture de MONNERVILLE est exceptionnelle : il n'a pas seulement celle des lettres, c'est-à-dire celle que dispense l'école. Chez lui, l’œil et l'oreille sont plus que sensibles : MONNERVILLE les exerce : il fait de la peinture, joue de la flûte. Je me suis aperçu qu'il prenait soin de cacher à ses collègues son penchant pour les arts. J'ai vite compris pourquoi. La culture est si rare dans ce milieu qu'elle est très mal vue.

Je passe sur l'improvisateur virtuose, l'orateur émouvant, brillant, convaincant, pour évoquer l'écrivain, servi par une extraordinaire puissance de travail. Que de fois j'ai pu l'observer ! A l'appui de mon témoignage, j'invoquerai l'exposition consacrée par le Sénat à MONNERVILLE. Les visiteurs n'ont pas manqué d'être frappés par le nombre des manuscrits, pourtant une part infime de tout ce qu'il rédigea de sa main !

Pour être en forme - pour mériter sa forme éblouissante - MONNERVILLE s'est astreint, sa longue vie durant, à une rigoureuse hygiène de vie et à une gymnastique intellectuelle permanente... Il savait se tenir.

Sa carrière politique est, elle aussi, faite d'exceptions. Sollicité pour être le candidat des Martiniquais, il refuse de se présenter aux élections de 1928. Croyez-vous qu'un tel refus soit fréquent ?

Au scrutin de 1932, MONNERVILLE est élu en Guyane, très jeune, dès la première fois, et sans carrière locale préalable. Trois exceptions, d'un coup.

En 1933, MONNERVILLE est un des premiers hommes politiques français, un des rares, à détecter sans délai tous les dangers de l'hitlérisme. Le Chancelier à peine au pouvoir, MONNERVILLE en dénonce l'anti-sémitisme. A la même époque, la classe politique regardait Hitler comme un pantin remuant, qu'il ne fallait pas prendre au sérieux. MONNERVILLE, lui, est lucide et il voit loin !

En 1939, à la déclaration de guerre, parlementaire âgé de plus de quarante ans, il n'est pas mobilisable. Alors, il sollicite de Daladier un décret-loi : le texte paraît le 5 septembre, et le 7, MONNERVILLE écrit pour suivre le sort de sa classe. Je ne suis pas sûr que beaucoup de parlementaires en aient fait autant. Trois ou quatre peut-être ?

MONNERVILLE s'engage dans la Résistance. Je n'aurai pas la cruauté de compter le nombre de ses collègues qui ont préféré Pétain et Laval.

En ces périodes d'affaires scandaleuses, faut-il rappeler à quel point Monnerville fut intègre ?

Je relève une rareté. Quoique le second personnage de l’État, MONNERVILLE ne s'est pas accroché à son prestigieux fauteuil. En 1968, il a renoncé à la présidence du Sénat, car il a jugé qu'il serait ainsi plus libre de combattre le référendum du Général de Gaulle, dont le projet était d'abaisser la Haute Assemblée.

Autre exception : MONNERVILLE s'est soucié d'un successeur et il a déterminé l'accession d'Alain Poher. Poher ne s'y est pas trompé. Il faisait toujours l'éloge de son prédécesseur et s'écriait : « Je lui dois mon élection ».

Alain Poher savait que les hommes politiques répugnent d'ordinaire à céder leur mandat, comme à penser au-delà d'eux-mêmes : ils n'aiment pas, mais pas du tout, considérer qui leur survivra. Quand ses conseillers cherchaient un héritier pour le trône d'Angleterre, la grande Elizabeth répliquait : « Je ne veux pas voir mon linceul étalé devant mes yeux ! ».

Messieurs, le résultat de tant de vertus et de mérites rares, dont je dresse en quelque sorte le catalogue, est le suivant : pendant près d'un siècle, et jusqu'aux derniers mois de sa vie, cet homme d'exception aura conservé une énergie, une ténacité et une clairvoyance admirables

Cependant, Mesdames et Messieurs, nous devons surtout évoquer la mémoire de MONNERVILLE, afin de rester attentifs à ce qu'il nous lègue : un message et un exemple.

L'exemple ? C'est celui d'un homme de principe qui ne se satisfait pas de discourir, mais qui défend ses idées, quand il le faut, les armes à la main, comme le montrent son engagement en 1939 et son action dans la Résistance.

Quant au message ? Il a gardé toute son actualité : « La défense des libertés et de l'égalité des droits est un combat sans fin ». Ce combat ne s'arrête jamais, car cette égalité et ces libertés seront toujours menacées : ces biens précieux ne sont jamais acquis.

Épargnons ces voûtes augustes : il serait indécent de leur faire répéter en écho, ce que, désormais, nous entendons tous les jours : ces thèses qui séduisent - ou plutôt qui égarent- à chaque élection, de plus en plus de Français.

Certains hommes de parti se réjouissent en secret de voir monter l'extrême-droite, car elle divise ainsi l'adversaire. Les cyniques comptent les voix. De tels calculs électoralistes n'auraient pas réjoui MONNERVILLE. Il appréhendait la politique du pire. A ses yeux, une seule attitude s'impose : dénoncer et combattre.

Rien de moins simple. Trop souvent, le militant se contente de pétitionner, de défiler avec des pancartes et de hurler des slogans « Vive Dupont !» ou « Durand au poteau ! ». Cela, Mesdames et Messieurs, c'est de la magie pure !

Il ne suffit pas de décrier ou de diaboliser. Il faut répondre, il faut expliquer. Et sans relâche.

Il faut montrer que M. Le Pen va chercher arguments et influences au cœur même de la politique, dans une zone dangereuse de l'âme humaine, que nous avons tous tendance à occulter.

MONNERVILLE, lui, en était conscient : il professait un idéalisme, mais fondé sur le réalisme, instruit par l'observation. J'en parle, parce que nous en avons assez discuté !

Les politologues sont des esprits infiniment distingués, mais ils sont sans doute trop bien élevés, pour oser voir le vrai, pour être capables de rendre compte des réalités de la politique. Ils ne sont pas réalistes. Toute savante qu'elle soit, la sociologie électorale ne traite pas le fond. Il faut plutôt regarder du côté de Machiavel : lui avait les yeux ouverts. On ne l'aime pas, car il est véridique.

La politique n'a rien d'élégant, ni de délicat. « C'est quelque chose d'impitoyable », disait Mme Thatcher, qui s'y connaissait.

Impitoyable, parce qu'animale. Je sais bien que je heurte de front les idéologues de notre temps. Mais je persiste : contre les purs marxistes qui, par système, récusent toute causalité éthologique ou biologique, j'affirme que la politique est profondément - archaïquement - animale. Tous les ors, les fastes et les pompes de la cérémonie servent à farder cette réalité-là. Il me semble que cinquante ans passés auprès des hommes politiques me donnent le droit de dire ce que je dis. Et qui n'est pas agréable.

Nous sacralisons la politique, nous la croyons noble, car nous voulons oublier que l'homme est aussi - ou plutôt d'abord - un animal et que les sociétés sont aussi - ou d'abord - des troupeaux. Nous ne voulons pas considérer en face les ressorts vrais de la politique.

Nous errons quand nous croyons que le racisme exprime une thèse. C'est moins intellectuel qu'une idée, mais plus profond. Le racisme manifeste et traduit un instinct. C'est pourquoi nous nous trompons souvent de cible, car il est plus difficile de vaincre un instinct que de nier une idée. L'instinct lui, est permanent ; il faut sans cesse le dévoiler. Ce qui implique un effort permanent d'observation et d'analyse.

Osons le dire : la politique est faite, d'abord et avant tout, d'instincts et d'alliances d'instincts. L'intérêt économique et la lutte des classes viennent après

Je voudrais rendre attentif, en premier lieu, à l'instinct grégaire, ce qui solidarise les groupes, qu'on les appelle « agglomérations », « bandes », « essaims », « hardes », « clans », « classes », « sociétés », « nation » ou autres...

Il faut bien voir que si un individu, à son échelle, peut se donner et observer une morale rigoureuse, les groupes, eux, à leur échelle propre, ignorent la morale et tendent toujours à suivre leur instinct de groupe. Les Romains, qui étaient de profonds politiques, l'avaient bien vu. D'où leur adage : « Les Sénateurs sont des hommes de bien, mais le Sénat est un monstre ». Ne nous voilons pas la face : la politique sera toujours quelque chose de monstrueux, parce que les groupes obéissent aveuglément à l'égoïsme sacré de leur instinct constitutif.

Or, pour le pire, cette « grégarité » excite deux pulsions liées et simultanées. La première tend à exalter les semblables, et la seconde à exécrer les différents.

Cet instinct s'exprime en deux formules contraires, mais complémentaires.

D'abord : « Ensemble, ceux qui se ressemblent ».

Ensuite : « Dehors, les différents ! ».

Le même geste qui enveloppe l'intérieur repousse l'extérieur. Et s'accompagne d'un jugement de valeur automatique : « L'interne est bon, l'externe est mauvais ». La loi des valeurs est simple. Encore une fois, positif et négatif, tout est lié : comme action et réaction, ou comme l'avers et le revers d'une même médaille. La solidarité des uns entraîne l'exclusion des autres.

Cette liaison dangereuse de pulsions contraires, cette redoutable association, ce couple infernal sont d'autant plus actifs et néfastes qu'ils sont totalement inconscients.

Ce n'est pas tout : un instinct n'est jamais seul ; il se mêle à d'autres instincts. L'inconscient est un redoutable expert en amalgames. Ces amalgames sont tout-puissants sur les esprits simples, sur les cerveaux qui ne sont pas rompus aux dissociations de l'analyse.

L'instinct de refuser les êtres qui diffèrent, car ils sont de l'extérieur (-en un mot les étrangers, « les barbares » disaient froidement les Grecs-) cet instinct menace également au sein même du groupe, les êtres dissemblables ou non conformistes, en un mot, les minorités.

Messieurs, j'entends souvent définir la démocratie comme « la loi de la majorité. Je réplique toujours : « la loi de la majorité, mais complétée, mais conditionnée, par le respect de la minorité ». Et ce respect ne va pas de soi. Pas du tout. Il résulte d'un effort de l'esprit contre la nature ; la nature n'est pas tolérante. Le pur rapport des forces, qui écrase les faibles, n'est pas démocratique.

Bref, dans ce que je dénonce, vous voyez poindre le banal et redoutable mécanisme du bouc émissaire. Pulsion inconsciente, mais conséquence naturelle de l'instinct social des communautés.

Et ce n'est pas tout. Le jeu ne serait pas complet, sans l'instinct du chef de meute. Celui-là (qui n'est pas non plus, inoffensif !) tend à classer les membres du groupe selon une hiérarchie qui les soumet à un individu majeur, une personnalité fortement sacralisée. Mesdames et Messieurs, apparemment, nous partageons avec les animaux le culte de la personnalité. C'est sûrement pourquoi, le Pouvoir (qui est largement un mythe) s'incarne toujours dans un individu. La chose est innocente, quand la fonction se réduit à un simulacre, tel que la monarchie anglaise.

Mais souvent, trop souvent, les sociétés se donnent à quelque brute féroce, quelque psychopathe, paranoïaque et sanguinaire. Je ne sais pourquoi,. les groupes ont un faible pour les fous. Mais des fous qui savent tirer parti des instincts de groupe, qui excitent les phantasmes identitaires, qui structurent l'appareil du pouvoir sur un impitoyable modèle mafieux et qui, délibérément, exploitent les peurs irrationnelles des collectivités.

Les exemples abondent. L'histoire en est pleine. Les historiens eux-mêmes ont quelque mal à s'empêcher d'adorer les soudards et de leur lécher les bottes.

Nationalisme, xénophobie, antisémitisme, racisme, bouc émissaire, guide suprême : vous reconnaissez tous les ingrédients qui, agglomérés et indissociables dans les cervelles obtuses, ont fait le nazisme. C'était hier. Quant à aujourd'hui... ! Ouvrez les journaux !

Quel contraste avec MONNERVILLE ! Il sait tout cela. Il n'est pas dupe. Mais au lieu de s'en servir (pour se servir) il dénonce, il appelle à vivre débout, « visière haute » !

MONNERVILLE, encore une fois, quelle exception !

Mesdames et Messieurs, disons-le, avouons-le, cette mécanique de pulsions imbriquées fait de la politique une machine infernale, qui risque, à tout moment, de broyer - ou qui broie - les hommes par milliers, par millions...

Alors qu'il faudrait guider les sociétés vers l'idéal, il ne manque pas d'hommes politiques qui usent des instincts en faveur de leur carrière.

Glorifier le groupe, lui dire qu'il est supérieur aux autres, que Dieu l'a élu pour dominer le monde, qu'ailleurs il n'est que des sauvages (ou des « sous-hommes », disait Goebbels) exalter la majorité, condamner les minorités. Autant de moyens faciles pour manipuler les esprits faibles. Autant de manœuvres commodes pour saisir le Pouvoir. Le programme tente les ambitieux. Et la tentation est tellement forte !

Un exemple, tout actuel : M. Le Pen a réussi à faire croire à tout le monde, de la droite à la gauche, que l'immigration clandestine était une calamité, alors qu'il n'en est rien. Cette immigration est statistiquement marginale et n'a pas, sur le marché de l'emploi, les conséquences que cet imposteur nous hurle, en criant au feu.

Qu'importe ! Le thème est bon pour lui. Il sait que les esprits simples confondent les notions et dérivent d'un concept à l'autre. « Immigration clandestine » fait penser à « immigration ». De là, nous glissons aux étrangers, ces hommes « qui ne sont pas comme nous » (les Arabes, les Noirs) ... D'où la xénophobie, le racisme, le bouc émissaire. Et cela donne : « Jetez-moi tous ces gens-là dehors ! ». Le thème est efficace, car il procède par amalgame inconscient.

Méfiance ! Mesdames et Messieurs. Méfiance ! Les moyens des démagogues sont toujours disponibles. Ils sont dans l'âme humaine. Méfiance ! Les instincts ont un bel avenir.

Lutter contre les préjugés racistes, contre les hommes qui font métier de les exploiter, contre les partis qui les propagent, contre les institutions qui les choisissent comme principes fondateurs... c'est un combat toujours recommencé, auquel, rappelez-vous, sa vie durant, nous a convié Gaston MONNERVILLE.

Le sang-mêlé qu'il était sut à quoi s'en tenir. Sa nomination comme ministre fut, à l'époque, un véritable événement, tellement elle parut extraordinaire et souleva des tempêtes !

Voici ce qu'en 1937 on pouvait lire, dans un journal italien « L'action coloniale », sous le titre : « Derrière le Rouge du Front populaire, vient le Noir ! ».

« Voici que dans le ministère Chautemps, a été créé un sous-secrétariat d’État pour être confié au noir Gaston MONNERVILLE, né à Cayenne, député de la Guyane française »

Un peu plus loin, je lis : « La France a adopté une politique indigène qui, outre qu'elle est une folie pour la Nation française elle-même, est un danger pour les autres nations, pour l'Europe, car cette action, qui dépasse le cadre purement politique pour rencontrer le cadre biologique, doit être dénoncée à l'opinion publique mondiale, là où existe une race indiscutablement supérieure à celle de couleur que la France voudrait implanter au cœur de l'Europe ».

Comme ils avaient raison de craindre MONNERVILLE, les racistes !

On pouvait croire que l'écrasement des dictatures fasciste et nazie auraient à jamais aboli de telles superstitions ? Que non pas ! Un demi-siècle après, nous les voyons renaître et s'affirmer de plus en plus haut, de plus en plus fort.

Monnerville n'aurait pas été surpris de voir, une fois de plus, des phantasmes passer pour des théories scientifiques. Cet esprit averti et délié aurait observé un exemple remarquable de confusionnisme intellectuel dans ces amalgames qui agglomèrent les concepts de patrimoine génétique, de caractère ethnique ou culturel et de développement économique. Le but évident de ces raccourcis rudimentaires est de supprimer les repères, avant de comparer ce qui n'est pas comparable.

Ce n'est rien d'autre que « battre l'étang avant de pêcher en eau trouble ». Aussi, pour nous-mêmes, faisons l'effort de répudier le trouble. Choisissons la clarté. Un rien de précision dans l'analyse distingue les notions, démêle les confusions et fait justice des absurdités.

Mesdames et Messieurs, je parle du racisme, mais il faudrait aussi montrer combien de débats politiques cachent de semblables escroqueries intellectuelles. Il faudrait dénoncer les ambiguïtés trop commodes qui entachent les fausses définitions, favorisent les statistiques truquées et produisent les pourcentages absurdes. Il faudrait dénoncer l'équivoque des polémiques comparant, de pays à pays, le chômage, les effectifs de la fonction publique, le montant des prélèvements obligatoires ; bref, tous les faux-problèmes que tant d'orateurs tranchent avec superbe.

Sachons-le bien, c'est par vigilance active, l'analyse obstinée, l'esprit critique le plus attentif et le plus persévérant que nous lutterons, avec efficacité, contre les sottises. Soyons des hommes et non des bêtes. Par là, nous nous montrerons dignes du grand exemple d'effort actif que nous lègue Gaston MONNERVILLE.

Mesdames et Messieurs, on n'en finirait pas avec lui. Encore, ai-je laissé de côté le rôle considérable qu'il a joué dans le sort de nos institutions publiques. Le Sénat en sait quelque chose, le Sénat qui lui doit largement d'avoir recouvré son prestige et ses prérogatives.

Sans doute, ai-je beaucoup moins parlé de l'homme que des raisons de son combat. C'est, me semble-t-il, le rejoindre, dans ce que sa personnalité avait de plus authentique et de plus dynamique. C'est là qu'était le vrai de son « moi ».

Ces raisons, il vous les aurait redites, lui-même, s'il avait vécu. Comme vous tous, j'espérais bien le voir centenaire. Et parmi nous ce matin. Il m'est triste, je l'avoue, de prendre la parole à sa place. Mais nous soucier de continuer son combat, c'est, tout de même, en quelque sorte, faire revivre MONNERVILLE, le grand, le noble, le sagace Gaston MONNERVILLE.

Mesdames et Messieurs, je crois qu'aujourd'hui, il est un peu parmi nous.

Merci.