EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Estimant que la crise sanitaire contre la covid 19 a eu un effet accélérateur indéniable dans le recours au numérique pour l'accès aux services publics, mais que ce passage au « tout numérique » n'a pas été un choix mais a été imposé à nos concitoyens, la présente proposition de loi se propose d'agir pour améliorer les relations entre les usagers et l'administration, en tenant compte de la mutation numérique et de la nécessité de préserver les droits essentiels d'égalité et d'équité devant le service public.

La dématérialisation d'une partie de l'enseignement, par exemple, a montré à quel point les inégalités sociales et scolaires sont renforcées par l'utilisation d'outils numériques qui ne sont pas accessibles à tous les enfants, et avec des conséquences graves en termes d'accès à l'éducation, qui est pourtant un droit fondamental garanti par la Constitution.

Le rapport établi par la Défenseure des Droits « Dématérialisation des services publics : trois ans après où en est on ? », paru le 7 février 2022, et faisant suite au précédent rapport établi en Janvier 2019 « Dématérialisation des services publics et inégalités d'accès aux droits », appelle d'ailleurs à une action urgente en faveur de l'inclusion numérique et de l'amélioration du service public rendu aux usagers. À l'appui, l'augmentation constatée par la Défenseure des Droits, en 2021, de 15 % des saisines concernant des usagers de services publics soit près de 115 000 réclamations dont 91 000 d'entre elles concernent les services publics (contre 35 000 en 2014), et ce, avec une très forte accélération depuis deux ans.

D'une part, s'agissant du seul accès au numérique, force est de constater que de nombreux territoires ruraux souffrent encore fortement de fractures numériques qui les éloignent de l'accès au service public auquel ils sont en droit de prétendre : faute de connexion de qualité, ou à raison d'une couverture du réseau internet haut débit encore imparfaite, et, que de fortes disparités persistent entre territoires entre la métropole et les zones ultra-marines, les zones urbaines et périurbaines dont le taux de couverture numérique avoisine les 80 %, tandis que les zones rurales et de montagne bénéficient d'un taux de couverture d'à peine 30 %.

Dans ces territoires peu denses, l'enjeu de l'éloignement est pourtant crucial, et le sentiment d'habiter dans un territoire périphérique perdure : 31 % des citoyens qui y résident se considèrent déjà « pauvres » et 36 % de ceux qui craignent de l'être, estiment « vivre dans un territoire délaissé par les pouvoirs publics » (op.cit.).

Les services publics jouent pourtant un rôle essentiel au coeur du pacte républicain puisqu'ils conditionnent l'accès aux droits, entretiennent le lien social et relient chacune et chacun à l'État, et à ce titre, ils sont tenus de garantir l'égalité des usagers, d'assurer une continuité d'action et de s'adapter aux besoins de ceux-ci.

Loin de constituer un recul pour celles et ceux qui sont familiers avec le numérique, sont dans des situations administratives simples, et ont accès à une connexion de qualité, la dématérialisation des services publics s'accompagne, hélas, bien trop souvent de la fermeture de guichets de proximité (trésoreries, services du cadastre...) et fait fi de tout contact humain, au profit d'une vision dématérialisée qui ne permet plus aux usagers d'avoir un interlocuteur direct.

Accélérer ainsi la dématérialisation de leurs démarches, tout en fermant, simultanément les guichets d'accueil du public, ne parviendra pas à compenser les ruptures de droits que connaissent un nombre croissant d'usagers et le sentiment de déclassement ressenti légitimement par les habitants de ces territoires.

Ce modèle ne correspond pas davantage à la société française, en proie avec une perte d'autonomie et le vieillissement d'une part importante de nos concitoyens, auxquelles s'ajoutent, de plus, des difficultés spécifiques que rencontrent certains publics, qui restreignent l'accès à l'exercice effectif des droits.

D'autre part, cette situation appelle aussi plusieurs remarques qui interrogent la définition même du service public dégagée par le Conseil d'État et systématisée par la doctrine, à travers les « lois de Rolland » lesquelles constituent le régime juridique commun de tous les services publics à savoir : la continuité, la mutabilité et l'égalité devant le service public. 

Ainsi assiste-t-on à un changement de paradigme inédit dans la relation de l'usager avec l'administration, car la dématérialisation, telle qu'elle a été conduite jusqu'à présent, s'accompagne d'un report systémique sur l'usager de tâches et de coûts, qui incombaient, auparavant, à l'administration.

La Défenseure des Droits dans son dernier rapport, considère cette situation comme « un renversement historique d'un des trois principes du service public : l'adaptabilité - qui devient une qualité attendue de l'usager, plutôt qu'une exigence qui incombe au service » car « pour accéder à ses droits, il appartient aux citoyens de s'adapter aux conditions de l'administration. (...) La transformation numérique de l'administration, telle qu'elle est menée aujourd'hui, et la politique d'inclusion numérique qui l'accompagne, impliquent une transformation du rôle de l'usager dans la production même du service public : il en devient le coproducteur malgré lui

C'est à [l'usager] qu'il revient de s'équiper, de s'informer, le cas échéant de se former et, partant, d'être en capacité d'effectuer ses démarches en ligne, tout en comprenant les enjeux de la démarche, le langage administratif, sans commettre d'erreur au risque de se retrouver en situation de non accès à ses droits. »

La marche forcée de l'administration vers la dématérialisation revient donc à demander aux usagers de « faire plus pour que l'administration fasse moins et économise des ressources », et ainsi la charge et la responsabilité du bon fonctionnement de la procédure reposent, à présent, sur l'usager.

La présente proposition de loi réfute cette conception spécifique de ce que doit être l'usager aujourd'hui, à l'ère du numérique : « un acteur parfaitement autonome, qui ne mobiliserait pas les ressources administratives » (op.cit.). En imposant la contrainte technologique du numérique, la numérisation de l'administration pouvait contribuer à éloigner de trop nombreux usagers de l'exercice effectif de leurs droits.

À ce jour, la dématérialisation des services publics devient un prétexte pour pallier à la disparition des services publics sur certains territoires en privilégiant une approche budgétaire et comptable au détriment de la qualité du service rendu. La dématérialisation engage, de ce fait, un second transfert de charge vers l'usager  à travers le coût de l'équipement restant à sa charge mais aussi de l'abonnement voire des frais supplémentaires liés aux recours à des prestataires privés qui proposent, moyennant rémunération, la réalisation de certaines démarches administratives...

Outre un recul de la qualité du service public, cette externalisation des tâches administratives dresse, de plus, pour beaucoup de Français, une barrière supplémentaire, parfois infranchissable, pour accéder à leurs droits.

La possibilité d'être un acteur autonome de sa vie administrative en ligne suppose en effet que soient réunies plusieurs conditions cumulatives et ainsi que le rappelle la Défenseure des Droits: « le fait de disposer (ou au moins d'avoir accès) à un équipement informatique fonctionnel (ordinateur, imprimante, scanner), le fait de disposer d'une connexion suffisante pour interagir avec les sites publics et communiquer des pièces jointes, le fait de maîtriser le fonctionnement des principaux logiciels de navigation et de communication sur le web, enfin, la capacité de comprendre ce qui est attendu de l'usager dans le cadre des démarches administratives » (op cit.).

Or, une partie importante de la population du pays demeure, en 2022, confrontée à des difficultés liées à la dématérialisation des procédures administratives avec de lourdes conséquences en matière d'accès aux droits tandis qu'un trop grand nombre de personnes n'ont toujours pas, dans les faits, accès aux procédures dématérialisées, par défaut d'équipement adapté, de savoir-faire, d'accès à une connexion internet de qualité suffisante...

À ce titre, rappelons qu'2021, 19 % des Français n'avaient pas d'ordinateur à domicile, 27 % n'avaient pas de smartphone et 3 % de la population utilise des cartes prépayées pour ses communications par téléphone mobile. 22 % des personnes ne disposent à leur domicile ni d'un ordinateur, ni d'une tablette, et, la part de personnes ne disposant à domicile d'aucun équipement permettant d'accéder à internet (ni ordinateur, ni tablette, ni smartphone) est de 9 % et 10 % de la population n'a pas d'accès facile à une imprimante (à domicile, au travail, dans une association, un tiers lieu ou chez un proche). Le taux d'équipement le plus faible se retrouve chez les non diplômés, les habitants des communes rurales, les retraités, les plus âgés.

« Les causes de la vulnérabilité numérique peuvent être diversement liées à la maîtrise des outils, mais aussi des savoirs de base (maitrise de la langue, de l'écrit mais également du langage administratif), à la connexion (absence de connexion internet fixe, problèmes d'accès à internet en accueil de jour...) ou à l'équipement. Mais les publics concernés ne sont pas les seuls à rencontrer des difficultés. 

En définitive, les effets de la dématérialisation nous concernent toutes et tous. » nous rappelle la Défenseure des Droits.

Pour que la mutabilité ou la transformation d'un service public soit acceptée par l'usager, il est indispensable que l'administration adopte des mesures transitoires et tienne compte de la réalité de la situation de millions d'usagers.

Si le développement du numérique dans les relations entre l'administration et les usagers peut faciliter l'accès aux droits de toutes et tous, l'idée avancée par la Défenseure des Droits selon laquelle « le développement d'un accès numérique aux démarches administratives constitue un progrès s'il s'accompagne de garanties essentielles pour l'ensemble des usagers, notamment le maintien systématique d'un accès alternatif et la possibilité d'un accompagnement suffisamment proche, compétent et disponible » doit guider étroitement les pouvoirs publics pour accompagner la modernisation et la transformation du service public.

Pour ces raisons, la présente proposition de loi vise à garantir à chaque usager le choix de son mode de relation avec l'administration (titre 1), mais aussi à consolider l'accès aux droits des publics en situation de précarité numérique afin de lutter efficacement contre la précarité numérique (titre 2).

Engager le service public sur la voie de la dématérialisation suppose aussi de développer une culture numérique accessible à tous (titre 3).

Répondre à ce défi majeur que nous avons à relever, c'est la garantie pour chacun de l'exercice plein et entier de sa citoyenneté.

Tel est l'objet de la présente proposition de loi.