N°211

SENAT

SESSION ORDINAIRE DE 1997-1998

Annexe au procès-verbal de la séance du 13 janvier 1998.

PROPOSITION DE LOI

tendant à mieux réglementer les pratiques du merchandisage afin d'éviter certaines pratiques abusives constatées dans le secteur de la grande distribution,

PRÉSENTÉE

Par MM. Jean-Paul DELEVOYE et Louis SOUVET,

Sénateurs.

(Renvoyée à la commission des Affaires sociales, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)

Commerce et artisanat. - Code du travail.

EXPOSÉ DES MOTIFS

MESDAMES, MESSIEURS,

La période des « Trente Glorieuses » a vu l'émergence d'une nouvelle forme de distribution de détail, la grande distribution. Celle-ci s'est très rapidement présentée comme un partenaire commercial pratiquement incontournable. Particulièrement rude dans les négociations commerciales, elle est à l'origine de rapports nouveaux entre fournisseurs et distributeurs, dans lesquels ces derniers occupent une position dominante.

Cette situation nécessite des réponses appropriées du législateur, que le Parlement a toujours su apporter s'agissant, par exemple, du droit de la concurrence, de l'urbanisme commercial...

Dans la période récente, la situation économique et financière de la grande distribution a plutôt eu tendance à se dégrader, en raison notamment de l'accroissement de la concurrence, du raccourcissement des délais de paiement, de l'apparition de « hard discounter, » de la vigilance accrue des consommateurs, des choix de diversification effectués par les distributeurs (tourisme, assurances ...). Cela a naturellement conduit à un durcissement des relations fournisseurs distributeurs. Et, dans certains cas, cela a conduit à l'ouverture de nouveaux espaces de négociation et de compromis autres que le prix, qui ne peut être indéfiniment revu à la baisse.

Parmi ceux-ci est apparue la « mise à disposition de personnels », qui apparaît de plus en plus comme une des modalités de résolution des conflits d'intérêt entre distributeurs et fournisseurs. C'est une forme de flexibilité externe. L'objectif de la grande distribution n'est pas seulement de vendre au meilleur prix, cela ne suffisant plus dans une période d'intense concurrence pour acquérir ou conserver des parts de marché. Il lui faut aussi séduire le client, actuel ou potentiel, en présentant dans les meilleures conditions matérielles et psychologiques le produit ou le service à vendre. Tel est l'objet du « merchandising », ou plutôt « merchandisage », qui est défini par l'Académie des sciences commerciales comme « la partie du marketing qui tend à substituer à une présentation passive du produit une présentation active faisant appel à tout ce qui peut le rendre plus attractif : conditionnement, emballage, exposition, étalage... ». En particulier, la présentation et la répartition de rassortiment sur les rayons constituent des points fondamentaux d'intervention. En effet, la perception et l'attitude du consommateur vis-à-vis du point de vente sont en relation directe avec la présentation et l'esthétique des rayons (qualité du repérage, lisibilité de l'étiquetage, commodité de préhension du produit par le client, emplacement des produits dans le rayon...).

Le merchandisage est également un outil à la disposition des producteurs, qui ont tout intérêt à s'assurer que la rotation des stocks est organisée sans rupture en rayon, que la présentation de leurs produits est conforme à leur attente, que leurs produits référencés en magasin sont bien présents en rayon.

Ainsi est caractérisée une situation ambivalente : malgré des objectifs quelque peu différents pour les producteurs (volume de vente) et les distributeurs (marge bénéficiaire), les uns comme les autres ont intérêt à l'intervention chez le distributeur, sur les lieux de vente, de personnels salariés par ce dernier et spécialisés dans le marchandisage, et qui, au côté des chefs de rayon, seront chargés de tâches de réassortiment des rayons et de promotion. Cette situation, réglementée par les articles L. 125-1 et suivants du code du travail, n'a en soi rien de choquant : des producteurs fournissent, pour des opérations de vente plus ou moins ponctuelles, des personnels spécialisés dont les tâches pourront aller, parfois, jusqu'à la restructuration de rayons pour les rendre plus attractifs. L'article L. 125-1 précité prohibe simplement et logiquement « toute opération à but lucratif de fourniture de main-d'oeuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié qu'elle concerne ou d'éluder l'application des dispositions de la loi, du règlement ou de convention ou accord collectif de travail ».

Or, c'est précisément là que le bât blesse et que de graves dérives ont été constatées dans la période récente de la part de quelques distributeurs. Elles découlent à l'évidence de la dégradation de la situation économique et financière/précédemment décrite, de la grande distribution.

En effet, de prestations de merchandisage proprement dites, effectuées par des salariés des entreprises productrices, on débouche dans certains cas sur des prestations de sous-traitance classique, dans le domaine de la manutention et du réassort des rayons. Ces tâches non spécialisées sont effectuées par des salariés mis à disposition des distributeurs pour le compte des producteurs (ou de prestataires de services habituels du distributeur) par des sociétés extérieures spécialisées, dont la raison sociale officielle est en général la distribution-promotion et qui interviennent en fait comme intermédiaires entre les uns et les autres. Les salariés concernés ne bénéficient plus, à ce stade, de la convention collective des grandes surfaces, qui est intéressante, ni du treizième mois ni encore du régime - assez attrayant - de participation. Il ne s'agit plus de merchandisage, mais bien de marchandage, un comportement interdit depuis 1848 et qui a permis, dans quelques cas, à l'Inspection du travail de faire condamner quelques hypermarchés par les tribunaux correctionnels (décision du tribunal correctionnel d'Avesnes-sur-Helpe à propos d'un hypermarché situé à Louvroil (Nord). Mais cela se révèle difficile en raison de l'imprécision du code du travail.

De plus, il a été constaté à plusieurs reprises que cette main-d'oeuvre, déjà sous-rémunérée, souvent féminine et/ou étrangère, peut être embauchée à temps partiel en « bénéficiant » de plusieurs contrats à durée déterminée et courte (jusqu'à sept ou huit), chacun pour quelques heures par semaine, établis par une ou plusieurs sociétés de promotion, ce qui induit une réelle précarisation : plusieurs fiches de paie avec des employeurs officiels différents et souvent géographiquement éloignés, impossibilité de faire valoir ses droits en cas de conflit, portant par exemple sur le décompte des heures supplémentaires, inapplication de la législation sur les accidents de trajet et la médecine du travail, cas de licenciements abusifs sur décision du directeur de la grande surface, voire du chef de rayon, qui exercent de fait l'autorité hiérarchique à la place de l'employeur officiel... Il est à noter que certaines de ces sociétés de promotion emploient plusieurs milliers de salariés ainsi mis à disposition de quelques directeurs d'hypermarchés et que cette pratique en extension permet, accessoirement, de contrevenir à la législation du travail en ce qu'elle est fonction de l'effectif réel de l'entreprise.

Il apparaît donc nécessaire de modifier le code du travail afin d'améliorer et d'accélérer la réparation des préjudices, d'assurer une meilleure protection des salariés et de permettre une plus grande efficacité de la répression, dans la droite ligne de la jurisprudence assez récemment apparue. En ce sens, l'article L. 125-1 doit être modifié et complété :

- modifié afin d'y supprimer les termes « à but lucratif » (art. 1 er de la proposition de loi). En effet, dès lors qu'une fourniture de main-d'oeuvre a pour effet de porter préjudice au salarié ou d'éluder l'application des dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles en vigueur, il importe peu qu'elle soit opérée ou non avec un but lucratif. Outre qu'il est difficile d'en apporter la preuve, le délit de marchandage est manifestement constitué dans un cas comme dans l'autre. La chambre criminelle de la Cour de cassation avait déjà donné une définition aussi étendue que possible du délit de marchandage. Ainsi l'opération de fourniture de main-d'oeuvre présente-t-elle un caractère lucratif dès lors que l'entreprise bénéficiaire n'a pas à supporter les charges sociales et financières qu'elle aurait eues si elle avait employé ses propres salariés (arrêt du 23 mars 1993). De même, le délit de marchandage est constitué, d'après la chambre sociale de la Cour de cassation (arrêt du 20 octobre 1992) dès l'instant que les salariés mis à disposition n'ont pas perçu les mêmes avantages que les salariés permanents. Enfin, le délit de marchandage n'est pas subordonné à un mode particulier de rémunération (arrêt de la chambre criminelle du 15 mars 1994);

- complété par l'ajout d'un troisième alinéa (art. 2 de la proposition de loi) qui crée une présomption simple de délit de marchandage pour toute cession de bien ou de produit accompagnée de la fourniture de personnel effectuant une prestation dans des locaux exploités par l'acheteur, par exemple la mise en rayon, la gestion du stock, la prise de commandes...

Enfin, il apparaît nécessaire d'ajouter un nouvel article (art. 3 de la proposition de loi) qui prendra place dans le code du travail immédiatement après F article L. 125-3, qui définit le prêt de main-d'oeuvre à but lucratif - qui est illicite même sans préjudice pour les salariés concernés. Ce nouvel article L. 125-3-1 (l'actuel article L. 125-3-1 devenant par voie de conséquence l'article L. 125-3-2 et Factuel article L. 125-3-2 devenant de même l'article L. 125-3-3) a pour objet, quant à lui, de créer une présomption d'existence d'un contrat à durée indéterminée entre le salarié concerné et l'utilisateur effectif. En conséquence, la procédure applicable en première instance devant le conseil des prud'hommes pourra être accélérée (l'affaire est portée directement devant le bureau de jugement et celui-ci est tenu de juger dans un délai d'un mois) et les droits de la victime seront augmentés : décision du tribunal exécutoire à titre provisoire, indemnité qui ne peut être inférieure à un mois de salaire.

En conclusion, la présente proposition de loi présente un double objectif : remédier à des abus de certains directeurs d'hypermarchés, qui conduisent à une précarisation choquante de la situation de plusieurs milliers de salariés du secteur de la grande distribution, et corriger de ce fait des situations de violation des règles de la concurrence avec les moyennes surfaces et les commerçants de détail. Enfin, dès lors que les prestations opérées par ces salariés précaires sont indispensables à l'activité des entreprises concernées, des embauches de salariés dans les conditions du droit commun sont prévisibles. Cela s'est déjà produit dans certains établissements qui ont renoncé aux pratiques illicites du « marchandage » et cette tendance nouvelle, qui résulte aussi de la sévérité de la jurisprudence, doit être encouragée.

Tels sont les motifs pour lesquels nous vous demandons de bien vouloir adopter cette proposition de loi.

PROPOSITION DE LOI

Article 1 er

Au premier alinéa de l'article L. 125-1 du code du travail, les mots : « à but lucratif » sont supprimés.

Article 2

L'article L. 125-1 du code du travail est complété, in fine, par un alinéa ainsi rédigé :

« Est réputée constituer une opération de marchandage toute cession d'un bien d'un produit qui est accompagnée d'une fourniture de personnel effectuant une prestation dans des locaux exploités par l'acheteur, notamment par la mise en rayon, la gestion du stock, la prise de commandes. »

Article 3

I. - Il est créé un nouvel article L. 125-3-1 du code du travail ainsi rédigé :

« Art. L. 125-3-1. - Tout salarié employé dans le cadre d'une opération interdite par le présent chapitre est réputé lié à l'utilisateur par un contrat de travail à durée indéterminée.

« Lorsqu'un conseil des prud'hommes est saisi d'une demande de requalification par un salarié employé dans le cadre d'une opération interdite par le présent chapitre, l'affaire est portée directement devant le bureau de jugement qui doit statuer au fond dans le délai d'un mois suivant sa saisine. La décision du conseil des prud'hommes est exécutoire de droit à titre provisoire. Si le tribunal fait droit à la demande du salarié, il doit lui accorder, à la charge de l'utilisateur, une indemnité qui ne peut être inférieure à un mois de salaire, sans préjudice de l'application des dispositions de la section n du chapitre II du livre 1 er du présent code. »

II. - En conséquence, l'article L. 125-3-1 du code du travail devient l'article L. 125-3-2 et l'article. L. 125-3-2 devient l'article L. 125-3-3.

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