Filiation (PPRE) - Tableau de montage - Sénat

N° 84

SÉNAT

                  

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

22 mars 2023

                                                                                                                                             

RÉSOLUTION EUROPÉENNE PORTANT AVIS MOTIVÉ

sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement du Conseil relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l’acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu’à la création d’un certificat européen de filiation, COM(2022) 695 final







Est devenue résolution du Sénat, conformément à l'article 73 octies, alinéas 4 et 5, du Règlement du Sénat, la résolution adoptée par la commission des lois dont la teneur suit :

                                                                                                                                             

Voir les numéros :

Sénat : 446 (2022-2023).




Résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement du Conseil relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l’acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu’à la création d’un certificat européen de filiation, COM (2022) 695 final

Présentée comme une action clé de mise en œuvre de la stratégie de l’Union européenne(1) en faveur de l’égalité de traitement à l’égard des personnes LGBTIQ(2) et de la stratégie de l’Union européenne sur les droits de l’enfant(3), la proposition de règlement COM(2022) 695 final relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l’acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu’à la création d’un certificat européen de filiation a pour objectif d’assurer la reconnaissance mutuelle de la filiation d’un enfant entre les États membres dans les situations transfrontières.

Afin de parvenir à cet objectif, ce texte prévoit, à titre principal :

– une définition de la filiation comme le « lien de parenté en droit », qui « recouvre le statut juridique d’enfant d’un ou de parents donnés » ;

– l’identification des juridictions des États membres compétentes pour statuer sur les questions de filiation, en donnant priorité à celles de l’État membre où l’enfant concerné a sa résidence habituelle (articles 6 à 15) ;

– la détermination de la loi applicable à l’établissement d’une filiation, en faisant primer la loi de l’État dans lequel « la personne qui accouche » a sa résidence habituelle au moment de la naissance, même si cet État n’est pas un État membre de l’Union européenne (articles 16 et 17) ;

– une obligation, pour chaque État membre, de reconnaître les décisions de justice en matière de filiation rendues dans les autres États membres ainsi que les actes authentiques qui y ont un effet juridique contraignant, sans procédure spéciale (articles 24 et 36) ;

– la mention explicite exclusive de l’article 21 de la Charte européenne des droits fondamentaux dans ses dispositions encadrant les motifs d’ordre public permettant de refuser une telle reconnaissance (articles 31 et 39) ;

– la création d’un certificat européen de filiation, qu’un enfant ou son représentant légal peut demander dans l’État membre où la filiation a été établie, pour produire ses effets dans les autres États membres, sans qu’il soit, là encore, nécessaire de recourir à une procédure spéciale (articles 46 à 57).

Enfin, les articles 3 et 5 de la proposition précisent que cette dernière :



– ne s’applique pas aux domaines suivants : reconnaissance d’un mariage ou d’un partenariat enregistré ; responsabilité parentale ; capacité des personnes physiques ; émancipation ; adoption internationale ; obligations alimentaires ; trusts et successions ; nationalité ; reconnaissance des décisions de justice et des actes authentiques d’un État tiers établissant ou prouvant une filiation ;



– ne porte pas atteinte aux compétences des autorités des États membres en matière de filiation.



Vu l’article 88-6 de la Constitution,



Le Sénat émet les observations suivantes :



– l’article 5 du traité sur l’Union européenne prévoit que l’Union ne peut intervenir, en vertu du principe de subsidiarité, que « si, et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union » ; ce qui implique d’examiner, non seulement si l’objectif de l’action envisagée peut être mieux réalisé au niveau communautaire, mais également si l’intensité de l’action entreprise n’excède pas la mesure nécessaire pour atteindre l’objectif que cette action vise à réaliser ;



– la protection des droits et des principes fondamentaux des citoyens des États membres s’impose à l’Union européenne comme aux États membres, et doit être assurée dans le respect des compétences prévue par les traités.



Or, la proposition de règlement soumise à l’examen du Sénat ne semble pas répondre à l’ensemble de ces exigences des traités ;



Concernant les insuffisances de l’étude d’impact et l’imprécision du champ d’application de la proposition de règlement :



En premier lieu, le Sénat constate que plusieurs lacunes et ambiguïtés de la proposition de règlement empêchent de conclure – en l’état de sa rédaction – à la nécessité de l’ensemble des dispositions de la proposition de règlement :



– en effet, si la présentation d’une analyse d’impact pour justifier la proposition de règlement doit être saluée, l’absence d’étude de droit comparé en son sein doit, elle, être déplorée. Cette étude aurait permis en effet de comprendre rapidement les différences de droit de la filiation entre les vingt-sept États membres et d’identifier et évaluer qualitativement et quantitativement les difficultés invoquées par la Commission européenne pour justifier sa proposition ;



– de surcroît, le Sénat s’interroge sur le nombre envisagé de bénéficiaires de la réforme alors que l’exposé des motifs de la proposition de règlement évoque « deux millions d’enfants »(4) susceptibles d’être confrontés aux difficultés invoquées tandis que l’analyse d’impact recense « 103 000 »(5) personnes concernées en totalité ;



– en outre, l’imprécision de la rédaction de la proposition nuit à sa lisibilité et à la détermination de l’étendue de son champ d’application. Ainsi, la proposition de règlement est ambigüe quant à son objectif même : est-elle relative à la « filiation », c’est-à-dire à un concept juridique clair établissant le lien entre un enfant et ses parents, comme l’affirme la version française du texte, ou, conformément à sa version anglaise, est-elle relative à la « parentalité » (« parenthood »), c’est-à-dire à une situation de fait qui peut exprimer une simple volonté d’exercer un rôle éducatif auprès d’un enfant sans pour autant que cette volonté s’accompagne d’un lien de parenté et d’effets juridiques ? De même, alors qu’elles justifient la présentation de ce texte par la Commission européenne, les « situations transfrontières » n’y sont pas définies. En toute logique, elles devraient être comprises comme les situations concernant au moins deux États membres. Enfin, alors que la proposition de règlement annonce exclure en principe la reconnaissance d’une filiation établie dans un pays tiers, elle semble de fait permettre la reconnaissance de telles filiations dès lors qu’elles ont déjà été reconnues dans un premier État membre ;



Concernant le risque d’empiètement de l’Union européenne sur les compétences des États membres :



En deuxième lieu, la nécessité de la proposition de la Commission européenne peut également être interrogée au regard du contenu de ses dispositions :



– en effet, par ce texte, la Commission européenne souhaite imposer, pour les familles connaissant une situation transfrontière, une reconnaissance mutuelle « automatique » des filiations établies dans chaque État membre, « quelle que soit la manière dont l’enfant a été conçu ou est né, et quel que soit le type de famille de l’enfant ». Ce qui signifie en conséquence la reconnaissance des filiations de couples homosexuels et hétérosexuels, mariés ou ayant contracté des partenariats validés dans un État membre, et parents d’un enfant en raison d’un lien biologique, d’une assistance médicale à la procréation ou d’une gestation pour autrui (GPA) ;



– or, il ne s’agit pas de garantir aux enfants concernés les droits à la libre circulation et au séjour dans l’Union européenne, puisqu’ils sont déjà assurés par les dispositions de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE)  1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, précisées récemment par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) mais d’accroître la part du droit de l’Union européenne en matière de responsabilité parentale, d’obligations alimentaires et de succession, pour les familles concernées, afin de « réduire les frais de justice et la charge juridique » qui pèseraient sur leurs membres ;



– en outre, selon l’exposé des motifs de la proposition de règlement, c’est cette différence-même des droits nationaux qui constituerait la difficulté à surmonter : « les difficultés actuelles liées à la reconnaissance de la filiation ont pour origine le fait que les États membres ont des règles de fond différentes en ce qui concerne l’établissement de la filiation dans les situations nationales » mais aussi « en matière de compétence internationale », « de conflit de lois différentes en ce qui concerne l’établissement de la filiation dans les situations transfrontières » et de « reconnaissance de la filiation établie dans un autre État membre »(6) ;



– la Commission européenne a ainsi choisi de légiférer par la voie d’un règlement d’effet direct, qui vise à assurer, non pas seulement une harmonisation, mais une uniformisation du droit en la matière ;



– ces règles ne laissent aucune marge d’appréciation aux États membres dans l’application de la réforme. A contrario, en 2004, le législateur européen, avec prudence, avait fait le choix d’une directive pour harmoniser les droits des familles connaissant une situation transfrontière liés à la libre circulation et au séjour ;



– or, si l’article 81, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne permet bien au législateur européen de prendre une initiative législative en matière de droit de la famille ayant une incidence transfrontière, cette compétence est à la fois dérogatoire, facultative et soumise à une décision à l’unanimité du Conseil. En principe, elle suppose donc un consensus entre États membres sur les mesures proposées, qui, en l’espèce, n’existe pas ;



– de fait, le gouvernement français affirme au Conseil son refus de toute reconnaissance automatique des filiations issues d’une GPA réalisée dans un autre État membre, position que le Sénat soutient, en conformité avec la loi  2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique ;



– dans ces conditions, le Sénat estime que le choix de la Commission européenne de préférer au dialogue avec les États membres sur les éventuelles difficultés à résoudre, la proposition d’un règlement d’effet direct visant à imposer la reconnaissance mutuelle « automatique » de toutes les filiations établies dans chaque État membre n’est pas respectueux de la répartition des compétences prévus par les traités ;



– à cet égard, le Sénat rappelle que la compétence des États membres est première dans la définition du droit de la famille et de la filiation, laquelle résulte de leurs traditions constitutionnelles et de leur identité nationale que l’article 4, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne impose à l’Union européenne de respecter ;



Concernant la remise en cause de l’équilibre trouvé par la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique et conforme à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne :



En troisième lieu, l’intérêt supérieur de l’enfant est largement invoqué pour justifier la réforme. Or, si cet intérêt supérieur impose incontestablement la sécurisation juridique de situations de fait dans lesquelles un enfant doit pouvoir bénéficier d’une identité, cet intérêt ne contraint pas à procéder à l’uniformisation proposée par la Commission européenne, qui excéderait les exigences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) en matière de reconnaissance de la filiation issue d’une gestation pour autrui (GPA) réalisée dans un autre État membre :



– en effet, la CEDH a affirmé que le refus de reconnaissance de tout lien de filiation dans cette hypothèse était contraire à l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ; mais elle a simultanément reconnu la possibilité de non-transcription, sur les registres de l’état civil d’un État membre, de l’acte de naissance d’un enfant né à l’étranger d’une GPA désignant la « mère d’intention » comme sa mère, dès lors qu’une solution alternative, telle que l’adoption, lui est ouverte. Cette solution a été transposée en droit français par le législateur lors de l’adoption de la loi  2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, et, depuis l’adoption de cette loi, aucune difficulté n’a été recensée ;



– en rendant automatique, au bénéfice des personnes en « situation transfrontière », la reconnaissance des filiations issues de GPA réalisées dans un autre État membre, la proposition de règlement remettrait ainsi en cause cet équilibre délicat qui permet de maintenir un contrôle au cas par cas du juge français sur les GPA réalisées à l’étranger, en particulier pour s’assurer de l’absence de trafic d’enfants. Elle amoindrirait dans le même temps la portée utile des dispositions législatives interdisant la GPA en France ;



– il est également possible de s’interroger sur la proportionnalité de la réforme au regard des droits et principes fondamentaux protégés par la Charte européenne des droits fondamentaux. Le respect de ces droits et principes, en particulier le principe de non-discrimination (article 21 de la Charte) est bien invoqué pour justifier la proposition de règlement, en particulier, ses dispositions limitant les motifs d’ordre public permettant de refuser la reconnaissance d’une filiation. Toutefois, il est possible de se demander dans quelle mesure la proposition de règlement est également conforme à d’autres principes fondamentaux de la Charte : inviolabilité de la dignité humaine (article premier de la Charte), interdiction de faire du corps humain « une source de profit » (article 3), et droit des enfants à connaître leurs parents et leurs origines (article 24) ;



Concernant la délégation de compétences inappropriée à la Commission européenne :



En dernier lieu, l’article 63 de la proposition de règlement confère à la Commission européenne le pouvoir de modifier, par acte délégué, ses annexes I à IV, qui définissent les attestations formalisant la reconnaissance mutuelle des décisions de justice et des actes authentiques établissant une filiation dans un autre État membre, mais également son annexe V, qui formalise le certificat européen de filiation :



– conformément aux dispositions de l’article 290 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, « un acte peut déléguer à la Commission le pouvoir d’adopter des actes non législatifs de portée générale ou modifient certains éléments non essentiels de l’acte législatif » ;



– cette définition correspond effectivement aux attestations précitées, visées aux annexes I à IV de la proposition. En revanche, cette délégation semble inappropriée pour définir et modifier, à l’annexe V, le contenu du certificat européen de filiation, document permettant, sans autre procédure, la reconnaissance d’une filiation dans l’ensemble des États membres et qui est l’élément principal de la présente proposition, d’autant que de tels actes délégués ne peuvent faire l’objet d’aucun contrôle des Parlements nationaux ;



Pour ces raisons, le Sénat estime que la proposition de règlement COM(2022) 695 final, n’est pas conforme, dans sa rédaction actuelle, à l’article 5 du traité sur l’Union européenne et au protocole  2 annexé à ce traité.

Devenue résolution du Sénat le 22 mars 2023.

Le Président,

Signé : Gérard LARCHER

                                         

(1) COM(2020) 698 final.

(2) Pour : Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transgenres, Intersexes et « Queers ».

(3) COM(2021) 142 final.

(4) Exposé des motifs, p 2.

(5) Analyse d’impact, annexe 4.

(6) Exposé des motifs de la proposition de règlement, p 3.

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