M. MICHEL BARNIER, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, EXPOSE AUX SÉNATEURS LE BILAN DE SON DÉPLACEMENT EN ISRAËL ET LA SITUATION DE L'IRAK

M. Michel Barnier a souhaité concentrer son intervention sur les deux conflits qui concernent la stabilité et la sécurité du monde : le conflit israélo-palestinien et l'Irak.

Abordant la situation de l'Irak, il a relevé que ce pays était en proie à un nouveau cycle de dégradation sécuritaire : l'insurrection qui se développe associe sunnites et chiites radicaux, islamistes, ex-baathistes et plusieurs grandes villes sunnites restent aujourd'hui en état d'insurrection. Le ministre a souligné que même la capitale était frappée presque quotidiennement par de violents attentats y compris dans la « zone verte », alors que les prises d'otages se généralisaient.

Le gouvernement intérimaire alterne répressions militaires et négociations d'accords politiques encore peu efficaces. La reconstruction de l'Irak piétine : la production pétrolière est entravée par les sabotages mais aussi par l'inquiétude des compagnies internationales face à un contexte si instable. Sur les 18,6 milliards de dollars accordés il y a une année par le Congrès des Etats-Unis, seul un milliard a été dépensé compte tenu de la faible capacité d'absorption financière de l'Irak.

Le ministre des affaires étrangères a souligné la fragilité du processus politique : le Premier ministre Allaoui rencontre des difficultés pour consolider son assise dans la population ce qui explique vraisemblablement l'échec, en août dernier, de la Conférence nationale qui n'a pas permis d'élargir la base du processus de transition. Ce problème, aggravé par la dégradation sécuritaire, aura pour conséquence que les élections générales prévues pour janvier 2005 risquent de ne pas pouvoir se tenir dans des conditions correctes.

La France, soutenue sur ce point par la Russie, a plaidé pour que la Conférence régionale élargie, prévue pour fin novembre en Egypte, soit une étape réellement utile dans le processus en cours, et que cette réunion permette de renforcer le soutien au processus fixé par la résolution 1546 des Nations unies.

Cette Conférence doit permettre une « double inclusivité » en associant à la fois les pays de la région et les forces politiques irakiennes qui auraient renoncé à la violence ; à cette fin, on pourrait adosser à la Conférence internationale réunissant les gouvernements une réunion inter-irakienne incluant l'opposition. Par ailleurs, il a souhaité que cette Conférence réaffirme le respect du calendrier de la transition, notamment en ce qui concerne l'éventualité d'un retrait des forces étrangères.

Evoquant la situation de nos deux compatriotes et de leur accompagnateur syrien retenus en otages, le ministre a indiqué que les efforts importants consentis pour leur libération requéraient patience et discrétion, dans un contexte local de chaos et de guerre. Il s'est félicité de l'esprit de solidarité et du sens des responsabilités manifestés par l'ensemble du monde politique français. Les otages sont en vie et l'espoir de leur libération est réel.

Abordant ensuite la récente visite qu'il avait effectuée en Israël, du 17 au 19 octobre, M. Michel Barnier a relevé qu'elle s'était déroulée dans un cadre purement bilatéral. Les deux objectifs de cette visite étaient, d'une part, de continuer de travailler à l'amélioration de notre relation bilatérale, d'autre part de réaffirmer l'urgence de la paix et la nécessité d'inscrire les initiatives en cours de préparation dans le cadre de la Feuille de route, à travers un réel dialogue avec les hommes politiques israéliens.

Le ministre a souligné que ses rencontres ne s'étaient pas limitées aux seuls responsables politiques mais avaient été élargies aux membres de la société civile, afin de mieux comprendre les interrogations de ce pays sur son avenir, ainsi qu'avec des Français doubles-nationaux qui avaient eu à souffrir du terrorisme.

Il a indiqué qu'au titre du devoir de mémoire, il s'était rendu au Mémorial de la déportation des Juifs de France et qu'il s'était également recueilli à Yad Vashem, sanctuaire consacré aux victimes de la Shoah.

M. Michel Barnier a défini les trois aspects essentiels qui ont constitué le fil conducteur de son déplacement :

- le devoir des Français et Israéliens de mieux se parler, s'écouter et se comprendre, de surmonter les préjugés réciproques sans dissimuler les divergences mais en maintenant un dialogue nourri entre gouvernements, sociétés civiles et élus des deux pays. Sur ce thème, il a souligné l'intérêt du travail important effectué par le groupe franco-israélien présidé par le Pr Khayat et l'ambassadeur M. Lancry. Il a noté que cet effort était reconnu et apprécié par les interlocuteurs israéliens et que son homologue Sylvain Shalom avait souligné la volonté française, exemplaire pour tous les autres pays d'Europe, de distinguer ce qui rapproche nos deux pays au titre bilatéral de ce qui nous sépare sur les questions régionales ;

- il a constaté que, sur les questions de l'antisémitisme en France, l'attitude et le ton de ses interlocuteurs israéliens avaient clairement changé. La politique française sans concession et l'engagement personnel du Président de la République ont été rappelés avec succès auprès de ses interlocuteurs ;

- le ministre a enfin évoqué la préoccupation majeure due à l'absence de paix dans le conflit central qui oppose, depuis plus d'un demi-siècle, Israéliens et Palestiniens. Il a souligné que, dans tous ses contacts, sa volonté permanente était de convaincre qu'Israël et les Palestiniens n'avaient d'autre choix que de mettre fin à ce conflit pour vivre dans la paix et la sécurité, chacun dans un état souverain.

Le ministre des affaires étrangères a rappelé que ce conflit n'était pas seulement régional et que l'insécurité qu'il induisait concernait de très nombreux pays. Il a souligné le consensus qui existait désormais en Israël sur la notion d'Etat palestinien et, dans le même temps, la difficulté sur la manière de parvenir à ce résultat. Pour les principaux responsables israéliens, l'absence, à leurs yeux, de véritable partenaire palestinien justifie l'action unilatérale qui constitue la logique du plan de retrait de Gaza.

Le ministre a indiqué qu'il avait insisté sur plusieurs points :

- le retrait de Gaza serait un pas positif puisqu'il restituerait aux Palestiniens une partie des territoires occupés. Toutefois, ce retrait ne constituerait un succès que s'il était inscrit dans la Feuille de route comme une première étape de négociations, les Palestiniens étant mis en  mesure d'établir les conditions d'un réel transfert d'autorité. Le ministre a souligné que « Gaza d'abord » ne pouvait signifier « Gaza seulement ». Le retrait devait se poursuivre en Cisjordanie afin, comme le dit textuellement la Feuille de route, de mettre fin à l'occupation qui a commencé en 1967 ;

- pour que  le retrait de Gaza soit réellement réussi, la communauté internationale, et en particulier l'Union européenne, devrait être associée au processus, non seulement en termes économiques mais aussi en termes politiques : l'Europe est aujourd'hui un véritable acteur politique et l'engagement américain, même s'il est essentiel, ne suffit plus. Le rôle de l'Egypte dans le processus est également capital et doit être soutenu ;

- enfin, le ministre a rappelé que les Palestiniens avaient également des obligations à remplir, évoquant notamment la nécessaire réforme des services de sécurité et l'ouverture du système politique palestinien, qui se produirait d'autant plus vite que les élections prévues pour l'an prochain pourraient avoir lieu.

S'agissant de la focalisation légitime sur les questions de sécurité, le ministre a rappelé que la France condamnait de façon absolue le terrorisme. Il a souligné également l'illégalité du tracé de la barrière de séparation, la seule véritable garantie de sécurité pour les Israéliens étant de parvenir à la paix avec leurs voisins.

M. Louis Mermaz a souhaité des éclaircissements sur la situation en Afghanistan et en Côte d'Ivoire, pays où la France est militairement présente.

Mme Maryse Bergé-Lavigne, sans contester le bien-fondé de la résolution 1559 du Conseil de sécurité demandant le retrait des troupes syriennes du Liban, s'est demandé si elle intervenait au bon moment.

M. Jean François-Poncet a demandé au ministre des précisions sur la nature de l'opposition irakienne et sur sa disponibilité à participer à une éventuelle conférence inter-irakienne. Il s'est interrogé par ailleurs sur les modalités de fixation d'un terme à la présence des forces américaines en Irak, souhaité par la France. Il s'est félicité du déplacement du ministre en Israël. Il importait, en effet, de ne pas donner l'impression d'un soutien inconditionnel à l'une ou l'autre parties en présence. Il s'est dit pessimiste quant à la suite du processus de retrait israélien de Gaza. Par ailleurs, si un consensus existe en Israël pour un Etat palestinien, de quel Etat s'agit-il, d'un Etat réellement viable ou d'un territoire divisé et morcelé ?

M. Pierre Mauroy a critiqué la position du premier ministre israélien se refusant à rencontrer quiconque s'entretiendrait avec le président de l'Autorité palestinienne qui reste malgré tout le symbole du peuple palestinien. Il a déploré qu'Israël considère davantage l'Union européenne pour ses opportunités économiques que pour son influence politique ; si le retrait de Gaza constituait un geste politique conséquent, les récentes déclarations d'un conseiller de M. Sharon sur l'après-retrait portaient au pessimisme. Constatant par ailleurs que la situation en Irak était suspendue au résultat des élections américaines, il s'est interrogé sur les options que préparait la France en cas de victoire du candidat démocrate.

M. Jean François-Poncet s'est alors interrogé sur une éventuelle évolution de la position française sur l'envoi de troupes en Irak, dans l'hypothèse où une demande d'intervention serait formulée par un gouvernement irakien représentatif et reconnu comme tel par la communauté internationale et l'ensemble du monde arabe.

M. Michel Barnier a apporté les éléments de réponse suivants :

- en Côte d'Ivoire, le principal sujet de préoccupation est le glissement du calendrier fixé à Marcoussis et Accra. L'adoption de la révision constitutionnelle et des réformes législatives aurait dû intervenir avant le 30 septembre et le désarmement aurait dû être engagé avant le 15 octobre. La France reste vigilante pour assurer le respect du plan de paix. Dans ce contexte contrasté, le discours à la nation du président Laurent Gbagbo du 12 octobre dernier, par lequel il s'est engagé à réviser les conditions d'éligibilité à la présidence de la république en contrepartie du début du désarmement, est un élément positif. Il a également réaffirmé, dans une récente interview, que l'option militaire n'était pas de mise. Les 4 500 soldats français de l'opération « Licorne » resteront dans le pays aussi longtemps que nécessaire, notamment pour y assurer la sécurité de nos compatriotes. Les 6 500 hommes de l'ONUCI sont désormais totalement déployés pour appuyer le processus politique ;

- en Afghanistan, la France assure une présence militaire ainsi que le commandement de la Force multinationale. Le déroulement des élections peut être considéré comme un vrai succès et la France poursuit son aide, notamment pour la formation de nouveaux cadres ;

- en ce qui concerne le Liban et la résolution 1559 du Conseil de sécurité, il ne s'agit pas d'un changement de position de la part de la France qui a toujours défendu sans faiblesse le respect de la souveraineté, de l'intégrité et de l'indépendance du Liban. Les difficultés actuelles de la région et le conflit israélo-palestinien ne peuvent justifier que persiste une situation limitant la souveraineté du Liban. La France a considéré que la révision constitutionnelle qui a permis la réélection du président Emile Lahoud constituait une incitation à réaffirmer son attachement à la restauration de la souveraineté du Liban. Les relations de notre pays avec la Syrie sont anciennes, mais elles n'excluent pas que la France réaffirme ses positions quand cela est nécessaire. Le suivi de la résolution 1559, prévu par la récente déclaration présidentielle du Conseil de sécurité, qui établit le principe d'un rapport semestriel du Secrétaire général des Nations unies sur cette question, permettra de vérifier les progrès accomplis;

- en Irak, l'opposition est composée de forces de nature très différente. Il peut s'agir de groupes armés ou de mouvements politiques. Ces forces ne sont pas intégrées dans le jeu politique et il convient de les y faire entrer, dès lors qu'elles s'engagent à renoncer à la violence. La France a émis l'idée d'une conférence inter-irakienne qui serait adossée à la conférence gouvernementale de Sharm El Sheikh prévue pour la fin novembre afin d'encourager ces groupes, à la condition essentielle, une fois encore, de leur renoncement à la violence, à s'intégrer à la vie politique du pays ;

- le retrait des troupes étrangères d'Irak est prévu par la résolution 1546 et aucune unité nationale ne pourra s'affirmer si une présence étrangère demeure. Si un retrait immédiat n'est bien sûr pas concevable, il importe de fixer un horizon accessible, nécessaire à la consolidation politique ;

- l'attitude de la communauté internationale face au conflit israélo palestinien doit être volontariste et déterminée. L'Union européenne peut tenir son rôle à condition que les 25 soient unis. La réussite du retrait de Gaza, grâce à un plan d'accompagnement spécifique soutenu entre autres par l'Europe, pourrait démontrer qu'il est possible d'aller plus loin. En l'absence d'un tel plan, c'est l'ensemble du processus qui serait bloqué. Les efforts de la reconstruction politique et économique, la contribution de l'Egypte et le possible réengagement américain après les élections présidentielles sont des facteurs majeurs pour permettre demain des progrès dans une situation aujourd'hui figée. La place de l'Europe dans ce dossier dépend des européens eux-mêmes et les instruments d'un rôle politique renforcé pour l'Union européenne sont d'ailleurs présents dans le projet de traité constitutionnel ;

- l'éventualité d'un engagement de troupes françaises en Irak n'est pas à l'ordre du jour pour des raisons de principe qui tiennent aux conditions d'engagement du conflit. Pour autant, la France a fait part de sa disponibilité pour la formation des forces de sécurité ou de gendarmerie irakiennes. Au demeurant, les moyens d'aider l'Irak sont divers et la France entend être active, en particulier sur les questions de dette ou de formation.

M. Didier Boulaud a interrogé le ministre sur d'éventuels contacts avec les Américains au sujet des otages français retenus en Iraq. Évoquant la situation au Darfour et la résolution 1564 du conseil de sécurité, il a souhaité que la France prenne une initiative pour mettre fin à la catastrophe humanitaire en cours dans la région.

Mme Monique Cerisier ben Guiga a souligné l'existence d'une faille africaine, allant du Darfour aux Grands lacs où les conflits sont alimentés par la compétition pour l'accès aux matières premières. La France et l'Europe ont une responsabilité dans la gestion de ces crises. Elle a en outre estimé que la bande de Gaza ne pouvait être considérée comme un espace viable et que l'envoi de policiers égyptiens à Gaza n'était pas souhaitable, compte tenu des méthodes particulières qui sont les leurs. Elle s'est enfin interrogée sur la capacité de la diplomatie française à retrouver une crédibilité à l'égard des opinions publiques du monde arabe alors que la France maintient des liens étroits avec des dirigeants dont l'impopularité va croissant.

Mme Hélène Luc a considéré que la France et l'Europe devaient faire preuve de davantage de fermeté dans le conflit israélo-palestinien. Elle a estimé que la dissociation des visites officielles en Israël et dans les territoires palestiniens, liée à l'interdit qui pèse sur la personne de Yasser Arafat, constituait une concession regrettable. Citant l'exemple du parti communiste irakien, elle a souhaité que l'ensemble des forces politiques irakiennes puissent s'exprimer.

Mme Catherine Tasca a relevé les divisions qui affectent la vie politique intérieure libanaise depuis la fin de la guerre civile en estimant que la présence syrienne n'expliquait la situation que pour partie. Elle a souhaité savoir comment pourrait évoluer la situation intérieure du pays après la démission du premier ministre, M. Rafic Hariri.

M. Yves Pozzo di Borgo a interrogé le ministre sur la politique française à l'égard des pays émergents comme la Chine, le Brésil et l'Inde. Il a souhaité savoir dans quelles mesures les services du ministère des affaires étrangères pouvaient accompagner les initiatives économiques du secteur privé à l'égard de la Chine.

M. Michel Barnier a apporté aux commissaires les réponses suivantes :

- la France travaille à la libération de ses otages avec l'ensemble des acteurs susceptibles d'y contribuer ;

- au Soudan, le déploiement de militaires français à la frontière avec le Tchad a permis de stabiliser la situation, mais le conflit a provoqué le déplacement de plus de 2 millions de personnes et 300 000 réfugiés sont massés à la frontière. L'engagement de l'Afrique elle-même sur le dossier du Darfour à travers l'Union africaine est un élément positif. Il revient à l'Union européenne de fournir des capacités logistiques et d'encadrement. D'une façon plus générale, il convient que les Européens parviennent à mutualiser leurs politiques et leurs moyens d'action en Afrique afin d'y renforcer leur influence. Le ministre a ainsi annoncé un examen des politiques bilatérales des pays du sud de l'Union européenne à l'égard des trois Etats du Maghreb en vue d'en renforcer l'efficacité ;

- le retrait de la bande de Gaza doit s'opérer en coopération avec l'autorité palestinienne, sauf à créer une situation encore plus dégradée. Un Etat palestinien ne se réduira pas à Gaza ; il devra aussi comprendre la Cisjordanie et le passage entre les deux territoires ;

- les pays du monde arabe ont besoin de démocratisation et de développement mais le rythme des changements doit prendre en compte la réalité de ces sociétés. C'est le sens du processus de Barcelone d'appui au développement économique et social de l'ensemble de la zone méditerranéenne ;

- sur le continent africain, des systèmes de régulation des ressources naturelles et d'accès à l'eau devront être mis en place, avec le soutien de la diplomatie française dont l'ambition environnementale doit être renforcée ; ce thème sera au centre des travaux de la prochaine conférence des ambassadeurs de la rentrée 2005 ;

- au Liban, la guerre civile a cessé, mais il convient de promouvoir la réconciliation interne. Le pays est affaibli par la dette et doit encourager les réformes économiques. Le retour à la souveraineté reste cependant un objectif prioritaire pour redonner aux Libanais confiance en eux-mêmes ;

- l'Asie doit bénéficier d'une réorientation stratégique des priorités de notre diplomatie. L'Inde a vocation, aux yeux de la France, à siéger au Conseil de sécurité des Nations unies. Le voyage présidentiel en Chine a permis de créer un climat favorable à la coopération. Enfin, le ministre a indiqué sa volonté de mettre en place de nouvelles modalités d'accueil des personnalités étrangères qui permettraient d'augmenter le nombre de ces séjours dans notre pays.

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