MOYENS DE LA JUSTICE
DISCUSSION D'UNE QUESTION ORALE AVEC DÉBAT

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion de la question orale avec débat n° 9.
M. Pierre Fauchon interroge M. le garde des sceaux, ministre de la justice, sur les moyens qui lui paraissent propres à réduire l'asphyxie des juridictions dont témoignent le taux excessif des affaires classées sans suite au pénal et les trop longs délais de procédure au civil. Il lui demande si, indépendamment d'un redéploiement véritable des moyens de la justice en fonction d'une carte judiciaire fondée sur les réalités actuelles, il ne lui apparaît pas urgent de rechercher les modalités d'un traitement spécifique des contentieux de masse.
La parole est à M. Fauchon, auteur de la question.
M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le caractère quelque peu confidentiel de cette séance ne doit pas nous affliger outre mesure, puisqu'il s'agit d'évoquer des secrets d'Etat !
Que les auteurs identifiés de délits aient une chance sur deux de n'être pas poursuivis ni même inquiétés, c'est un secret d'Etat ! Et, quand je dis « une chance sur deux », c'est une moyenne, cela peut être plutôt une chance sur quatre, ici ou là, par exemple à Strasbourg, où nous ne nous attendions pas, en vérité, à constater une telle carence.
Que tant d'affaires civiles ne trouvent leur solution qu'au terme de délais insupportables, c'est un secret d'Etat ! Ce sont, ici, des couples en difficulté qui ne peuvent trouver d'arbitre au moment où ils en ont le plus pressant besoin ; ce sont, là, des mineurs délinquants qui ne bénéficieront pas en temps utile de mesures protectrices ; ce sont encore des salariés abusivement licenciés qui ne recevront qu'après de nombreuses années la réparation qui leur est due et dont ils ont besoin maintenant, et non pas dans deux ou trois ans.
Et que dire de la justice administrative...
On croit avoir fait bien des progrès juridiques, techniques et politiques depuis la création des Etats modernes, du moins , on s'en persuade. Pourtant, si le Prince de Danemark, ou son fantôme, revenait parmi nous, il n'aurait aucune raison d'ôter de sa plainte les « lenteurs de la loi » - the delay of the law, si vous le permettez, monsieur le ministre - que Shakespeare lui fait citer au nombre des maux qui rendent l'existence insupportable.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux, ministre de la justice. Je suis d'accord pour l'anglais de Shakespeare ; c'est celui de McDonald's qui me gêne ! (Sourires.)
M. Pierre Fauchon. Alors, nous sommes d'accord, y compris, je l'espère, pour dénoncer les « délais de la loi » !
La commission des lois s'est inquiétée de cette situation. A la demande de son président, une mission s'est attachée à inventorier les éléments de cette crise de la justice, qui est d'abord, et indépendamment de tel ou tel épisode judiciaire - Dieu sait que nous n'en manquons pas - la crise de ses moyens.
Ne suffit-il pas, pour en prendre conscience, de constater avec notre éminent collègue Christian Bonnet, qui vous a interrogé sur ce point, que le nombre de magistrats n'a guère changé tout au long du siècle ? Et pourtant !
Est-il concevable que l'on ait pu laisser le budget de la justice à un niveau aussi insuffisant, que l'on ait pu préférer depuis tant et tant d'années engloutir l'argent public dans des gouffres monstrueux où il n'avait que faire, en ignorant à ce point les besoins de la mission de justice qui est, avec la sécurité, au tout premier rang des raisons d'être essentielles de l'Etat ?
Telle est pourtant la situation. Vous ne l'ignorez pas, monsieur le garde des sceaux, puisque vous l'avez évoquée à plusieurs reprises, annonçant même une embolie pour le début du siècle prochain.
Mais, comme nous le savons tous, au début du prochain siècle, nous y sommes presque ! Et, compte tenu du taux de classement sans suite et du nombre d'affaires jugées avec des retards insupportables, il nous faut diagnostiquer dès maintenant, au sens strict du terme, une véritable hémiplégie de la justice. Laissons aux historiens le soin d'en rechercher les responsabilités, qui s'étendent sur plusieurs décennies, si bien que nous pouvons parler de cela en toute sécurité, et cherchons plutôt ce que la mission a voulu faire.
Elle a d'abord souhaité mieux connaître la situation pour mieux discerner, parmi les remèdes concevables, ceux qui seraient les plus satisfaisants.
Ceux dont on parle le plus volontiers ne sont pas nécessairement ceux que la mission a retenus comme les plus capables de concilier le souci d'efficacité avec les principes d'une bonne justice.
Dans cette catégorie, je citerai, globalement, la tentation du repli de la justice.
Renonçant à adapter le service à sa mission, il conviendrait, selon certains, de réduire celle-ci, puisque l'on ne peut pas augmenter le service, sous divers prétextes. C'est la démarche de dépénalisation ou de déjudiciarisation qui pourrait permettre, ici ou là, de donner quelques satisfactions à des courants de pensée dont le souci du bien public n'est peut-être pas toujours la principale inspiration.
Nous ne croyons pas qu'il soit digne d'un Etat de droit de faire échapper à la sanction pénale des comportements qui portent atteinte au bien public.
Nous ne croyons pas non plus qu'il soit sain d'attribuer le pouvoir de sanction à des autorités publiques qui n'offrent pas nécessairement les garanties du système judiciaire, en particulier les garanties de la défense.
Nous ne croyons pas en général qu'il existe des « petits litiges » qui seraient indignes de la justice et d'autres, plus graves, qui mériteraient mieux de retenir son attention, parce que la justice est un service public fait pour l'accueil et la satisfaction de tous les justiciables, et non pour le confort du service lui-même.
Nous croyons, en revanche, que chaque catégorie de litige appelle, ou devrait appeler, un mode de traitement judiciaire approprié et que les contentieux de masse, dont la mission a clairement vu que leur envahissement était la cause essentielle du mal actuel, appelaient un mode de traitement approprié, différent de celui des procédures classiques. C'est la principale question dont je souhaite vous entretenir.
Nous croyons aussi qu'il conviendrait avant tout de s'interroger sur le point de savoir si les moyens de la justice, tels qu'ils sont et dans leur limite, sont correctement répartis en fonction de la demande, de telle sorte que soit réalisé entre ces deux termes le minimum de proportionnalité qui devrait s'imposer. C'est la question de la carte judiciaire, question plus immédiate par laquelle je commencerai.
Monsieur le ministre, nous n'ignorons pas vos réserves sur le principe même d'une révision de la carte judiciaire, sur son opportunité, sur la valeur des critiques formulées à son encontre et sur le profit que l'on peut attendre d'une telle démarche.
Mais vous ne pouvez, de votre côté, ignorer que la distorsion entre la carte judiciaire actuelle, héritée, avouons-le, de l'Ancien Régime, et la carte de l'activité judiciaire réelle, plus précisément de la demande de justice, atteint une ampleur proprement scandaleuse. Elle fait apparaître des variations de charge par magistrat allant du simple au double pour les cours d'appel, du simple au triple pour les tribunaux de grande instance et du simple au quintuple pour les tribunaux d'instance.
Est-il concevable de laisser une telle situation perdurer ? Nous ne le croyons pas. Est-il concevable de maintenir indéfiniment des juridictions en état de sous-emploi alors que d'autres sont débordées ? Nous ne le croyons pas davantage.
Notre propos n'est pas, en cet instant, de vous demander de procéder brutalement et radicalement à la modernisation de la carte judiciaire. Nous concevons parfaitement que ce passage pose bien des problèmes et ne peut être que progressif.
Il est plus simplement souhaitable que la carte idéale - disons la carte théorique - soit établie afin que chacun puisse la voir et que, la voyant, les responsables de tous ordres prennent conscience des écarts et de l'importance des inégalités.
Nous croyons en la vertu démonstrative et pédagogique d'un tel exercice pour vous-même, monsieur le garde des sceaux, pour vos services comme pour les élus locaux que nous sommes et qui se sentent très concernés parce que nous croyons qu'en ce domaine, comme dans presque tous les domaines où des réformes sont souhaitables, la première et la plus salutaire des démarches est de voir la vérité en face, et non d'entretenir des clairs-obscurs à la faveur desquels prospèrent tant de routines.
Ma seconde question, qui touche au fond du problème, concerne la possibilité d'instituer, au sein du système judiciaire et non pas à l'extérieur de ce dernier, une procédure spécifique de traitement des contentieux de masse fondée sur les expériences de médiation poursuivies depuis assez longtemps pour qu'il soit possible d'en apprécier les mérites.
Nous nous situons ici dans le droit-fil de l'excellent et illustre rapport de nos collègues Jean Arthuis et Hubert Haenel, dont je salue l'un des auteurs, dans le droit-fil des réflexions de la conférence des premiers présidents de cours d'appel, dans le droit-fil des expériences des maisons de justice, dont nous avons apprécié le climat et les résultats, dans le droit-fil de bien d'autres réflexions.
Nous nous trouvons en correspondance avec les expériences poursuivies à l'étranger, en particulier dans les pays anglo-saxons sous la dénomination alternative dispute resolution.
Il s'agit de constater, avec les premiers présidents des cours d'appel, qui sont peu suspects d'esprit réformiste abusif, que « tous les conflits... n'appellent pas nécessairement une réponse judiciaire, voire juridique... Les "médecines douces" que sont la conciliation, la médiation ou l'arbitrage méritent d'être placées au premier rang des modes de règlement des litiges. »
Les conflits visés ici sont évidemment ceux qui relèvent de ce contentieux juridiquement sommaire et peu différencié que l'on appelle « contentieux de masse » - faute d'avoir trouvé une meilleure formule - qui, quantitativement, envahit les prétoires, créant « l'embolie » dont vous avez parlé.
Au pénal, c'est la petite délinquance - celle qui est classée sans suite - comme nombre d'infractions quasi administratives, au civil, ce sont les litiges familiaux relevant du consentement mutuel, comme la plupart des litiges locatifs ou des litiges relatifs à la consommation.
C'est à l'égard de ces contentieux qu'il convient d'instituer une procédure spécifique qui leur soit qualitativement et quantitativement mieux adaptée, une procédure dans laquelle la conciliation serait privilégiée, étant entendu - et cette condition nous paraît essentielle pour l'efficacité du système - que le « conciliateur » aurait pour mission de trancher au fond le litige en cas d'échec de la conciliation.
En effet, le système qui consiste à tenter une conciliation et à renvoyer ensuite devant une autre juridiction ne nous paraît guère porteur d'économies.
Est-il nécessaire, est-il concevable de créer ou de multiplier de nouvelles instances extérieures au système judiciaire pour satisfaire cette orientation ?
Considérant le risque de compliquer encore notre système judiciaire, donc d'en alourdir inévitablement le coût et d'en aggraver l'opacité pour le justiciable, considérant plus encore le danger de voir les petits litiges échapper aux garanties que seul un système judiciaire cohérent peut apporter et dont le plus modeste des plaideurs ne saurait être privé, la mission ne croit pas qu'il soit possible d'aller dans cette voie très au-delà des expériences actuelles.
Le rôle précurseur très positif de celles-ci mérite d'être clamé et reconnu. Il ne suffit pas à justifier leur systématisation.
N'est-il pas plus simple et plus sûr de constater que les actuels tribunaux d'instance - ou du moins, monsieur le garde des sceaux, ce qu'il en reste, après bien des réformes qui en ont, nous semble-t-il, méconnu l'intérêt et l'importance ! - sont le point de convergence naturel de ces préoccupations et d'en déduire qu'une profonde réforme de ces juridictions pourrait fournir la meilleure réponse aux problèmes spécifiques des contentieux de masse ? On redécouvrirait ainsi les raisons originelles de ce que furent, jusqu'au milieu de notre siècle, les justices de paix, instituées précisément pour résoudre les petits conflits du xixe siècle.
Il n'est pas douteux qu'un important recrutement de magistrats et de greffiers s'imposerait. En ce qui concerne les magistrats, c'est évidemment là que les magistrats à titre temporaire institués par la loi de 1995 - dont le décret d'application est, je crois, en cours d'élaboration - trouveraient leur meilleure raison d'être, qui correspond d'ailleurs très exactement à l'ancienne tradition des juges de paix.
D'ores et déjà, sous des formes et des appellations diverses, nombre d'anciens magistrats ou de professionnels du domaine juridique - nous en avons rencontré plusieurs - jouent un rôle précieux d'auxiliaires, apportant à leur tâche non seulement leur compétence juridique, mais, en outre et peut-être surtout, une expérience des choses de la vie et une disponibilité en temps qui sont les premières qualités attendues de ces nouvelles fonctions. Les magistrats professionnels pourraient et devraient conserver leur fonction et jouer dans ces tribunaux rénovés un rôle directeur.
Cette profonde réforme pourrait s'appliquer au civil comme au pénal, suivant des modalités adaptées à ces deux domaines, prolongeant donc, en les redéfinissant, les compétences et les procédures des actuels tribunaux d'instance et des tribunaux de police.
Nous n'ignorons évidemment pas que la mise au point d'un tel projet pose nombre de problèmes, qui doivent être étudiés, et ce, nous semble-t-il, en coopération avec vos services. Nous sommes disponibles pour une telle démarche.
Aujourd'hui, nous souhaitons savoir si vous pensez, comme nous, qu'une telle réforme peut apporter à la crise de notre justice la réponse d'ensemble qu'elle appelle ou si d'autres mesures de la même ampleur vous semblent préférables, étant entendu qu'en tout cas la continuation des mesures ponctuelles, qui correspond au cours actuel des choses, reviendrait en fait à l'acceptation d'une situation que nous croyons inacceptable. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation de la discussion décidée par la conférence des présidents, en application du deuxième alinéa du 1 de l'article 82 du règlement, les temps de parole dont disposent les groupes sont les suivants :
Groupe du Rassemblement pour la République, 30 minutes ;
Groupe socialiste, 25 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 21 minutes ;
Groupe des Républicains et Indépendants, 17 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 9 minutes.
La parole est à M. René-Georges Laurin.
M. René-Georges Laurin. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je voudrais tout d'abord féliciter la mission d'information constituée au sein de la commission des lois, sous la présidence de M. Jolibois, que je salue ici, en vue d'évaluer les moyens de la justice, et dont le rapporteur, M. Fauchon, vient de nous présenter les principales conclusions.
Les sénateurs du groupe du RPR ont apporté leur contribution à ces travaux.
Dressant le constat d'une justice civile et pénale asphyxiée par l'afflux des demandes, l'inégale répartition des effectifs et l'inadaptation des procédures au traitement des contentieux de masse, la mission partage le diagnostic inquiétant que vous avez vous-même établi, monsieur le garde des sceaux, en évoquant la perspective d'une « embolie » - ce mot est de vous - de la justice à l'aube du troisième millénaire.
Bon nombre des propositions élaborées par la mission afin de remédier à cette véritable asphyxie rejoignent certaines actions déjà engagées par la Chancellerie sous votre impulsion, ou certaines préoccupations que vous avez récemment exprimées.
Même si - et peut-être parce que - elle n'a pu prendre un recul prospectif par rapport à l'action immédiate, la mission propose d'approfondir un peu la réflexion sur certains points. Ainsi en est-il notamment des propositions de la mission qui tendent à rechercher une répartition des moyens plus adaptée à la réalité des flux de contentieux.
Au nombre de ces propositions, je citerai : les redéploiements des effectifs et l'accroissement du nombre des magistrats et des greffiers « volants » ; l'encouragement à la mobilité des magistrats dans le respect du principe constitutionnel de leur inamovibilité ; enfin, la diversification du recrutement et l'évolution vers une spécialisation plus poussée des juridictions.
Au-delà des indispensables recrutements et redéploiements, la mission s'est beaucoup interrogée sur l'actuelle carte judiciaire.
En effet, comme cela a été souligné, cette dernière ne correspond pas toujours à la réalité démographique ou économique de notre pays.
Ainsi que la mission a pu le constater, certains tribunaux de grande instance sont surchargés alors que d'autres ne traitent pas plus de deux cents affaires par an.
Sans bouleverser la carte judiciaire actuelle, il serait opportun de procéder à des ajustements.
Ainsi, ouvrir des guichets uniques, créer des audiences foraines font partie du plan de modernisation que vous avez vous-même proposé, monsieur le ministre, au même titre que la création de maisons de la justice et du droit, dont on apprécie l'utilité.
En effet, selon le rapport Vignoble, 80 % des affaires traitées par les maisons de la justice et du droit auraient été, à défaut, classées sans suite, d'où, me semble-t-il, la nécessité de multiplier leur création.
De même, une meilleure articulation entre le tribunal de grande instance et le tribunal d'instance s'impose ; elle permettrait un meilleur rééquilibrage de la charge de travail entre ces deux tribunaux.
En ce qui concerne l'amélioration des méthodes de travail et le développement de l'assistance aux magistrats, les propositions de la mission rejoignent là encore, sur bien des points, vos projets, monsieur le garde des sceaux : poursuite du renforcement des effectifs des greffes, développement du télétravail, accroissement substantiel du nombre des assistants de police.
Il en est de même de certaines propositions qui tendent à renforcer l'efficacité des procédures comme la généralisation du traitement en temps réel des infractions pénales, laquelle contribue à une réaction plus rapide de l'institution judiciaire face à la délinquance.
Enfin, la principale proposition adoptée par la mission, relative à l'élaboration d'un mode de traitement spécifique des contentieux de masse, répond elle-même à un souci de développer les formules qualifiées de « troisième voie », c'est-à-dire ni classement, ni renvoi devant un tribunal, mais recours à la conciliation, à la médiation, éventuellement à l'admonestation, suivant les modalités s'inspirant notamment de la pratique actuelle des maisons de justice.
Dans le cadre d'une réforme des tribunaux d'instance, il s'agit en effet, pour la mission d'information, de parvenir à une généralisation et à une valorisation des tentatives de conciliation, au civil comme au pénal, pour lesquelles il serait largement fait appel, comme l'a suggéré tout à l'heure M. Fauchon, aux magistrats à titre temporaire créés par le législateur en 1995.
En conclusion, je souhaite que les propositions formulées par la mission d'information de la commission des lois puissent vous aider, monsieur le garde des sceaux, à obtenir, dans des circonstances budgétaires difficiles, le renforcement des moyens indispensables au bon fonctionnement de la justice, sans lequel aucune nouvelle réforme ne pourra être envisagée.
Je voudrais enfin dire un mot d'une question connexe qui ne relève pas des attributions de la mission d'information, mais qui a souvent été évoquée dans la presse ces jours-ci, à savoir le statut de la police judiciaire.
En effet, une modification de ce statut, comme certains l'envisagent, n'est pas à l'ordre du jour et le groupe du RPR n'est pas favorable à un rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice car il considère que la situation actuelle correspond à un équilibre satisfaisant.
Un tel rattachement ne pourrait d'ailleurs être envisagé sans qu'un statut analogue soit prévu pour la gendarmerie, qui apporte, elle aussi, son concours à la justice, ce qui apparaît, à l'évidence, difficilement praticable.
Monsieur le garde des sceaux, vous rappeliez que « l'on peut beaucoup attendre et surtout que l'on doit beaucoup exiger de cette institution qui s'appelle la justice ».
C'est la raison de notre débat d'aujourd'hui, et c'est pourquoi nous souhaitons que la justice, grâce à votre ténacité, dispose des moyens qui permettent à tous les Français de se sentir égaux devant elle.
Le groupe du RPR vous fait confiance. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Authié.
M. Germain Authié. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, en 1991, une étude du CREDOC, le centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie, faisait apparaître que 71 % des Français estimaient que la justice fonctionnait mal, voire très mal. Ce pourcentage ne semble pas avoir diminué depuis. Le sentiment commun est que la justice est trop lente, trop chère, opaque et inégalitaire.
Ce constat est également fait, à des degrés divers, par différentes organisations syndicales ou professionnelles d'avocats, de magistrats, et par de nombreuses personnes concernées par la justice.
Dans un passé récent, deux éminents magistrats ont qualifié successivement le justiciable français d'« aventurier du monde moderne » et de « conquérant de l'inutile ».
Ce diagnostic, on le retrouve encore tous les jours au niveau des prisons, qui sont surchargées, des services de la justice, qui sont saturés, des magistrats, qui ne peuvent traiter l'ensemble des dossiers faute de moyens humains et matériels.
Tristes constats pour un Etat qui se veut de droit !
La demande de justice a explosé, en France comme ailleurs, et l'augmentation, pourtant réelle, de la productivité et des moyens matériels des juridictions reste loin de compenser les retards accumulés. La justice française a besoin d'être dotée de moyens supplémentaires et de voir moderniser son fonctionnement.
En 1991, la commission de contrôle du Sénat dont j'étais membre, commission bientôt dite « Haenel-Arthuis », du nom de son président et de celui de son rapporteur, réfléchissait sur les modalités d'organisation et les conditions de fonctionnement des services relevant de l'autorité judiciaire.
Son rapport partait d'un implacable constat, celui de deux enquêtes effectuées auprès des Français et des magistrats.
Il apparaissait, premièrement, que, pour la majorité des Français, la justice était lente, difficile d'accès, trop coûteuse, souvent inéquitable et parfois insuffisamment indépendante. Autrement dit, nos concitoyens considéraient que l'institution judiciaire était à réformer en priorité.
Il ressortait, deuxièmement, que, pour les magistrats, c'était la misère de l'institution judiciaire qui en constituait la principale infirmité.
Aujourd'hui encore, la question du niveau, de la répartition et de la gestion des moyens humains et matériels des juridictions demeure à la source des difficultés de fonctionnement de l'institution judiciaire.
Après l'analyse des causes de cette situation, le rapport Haenel-Arthuis invitait à un recentrage de la justice sur la mission régalienne dont elle a la charge et préconisait une réorganisation de l'appareil judiciaire, appuyée sur une magistrature renforcée et confortée.
Il faut bien reconnaître que, depuis cette date, certaines améliorations ont pu être apportées, mais il n'y a eu ni changements structurels significatifs, ni continuité suffisante dans la mise en oeuvre de l'effort budgétaire nécessaire pour mener à bien une entreprise de redressement que tout un chacun s'accorde pourtant à considérer comme indispensable.
Tous les praticiens du droit et les praticiens de la justice affirment qu'il est urgent d'inventer un véritable « plan de justice » moderne, ambitieux, en réponse à la crise de confiance que connaît ce service public.
Trouver des solutions passe nécessairement par la préoccupation de savoir à quels besoins la justice doit répondre, quelle doit être sa place dans la France de l'an 2000 et de quels moyens humains et matériels elle doit disposer.
C'est pour répondre à cette interrogation que la commission des lois a souhaité relancer une dynamique nouvelle en étudiant concrètement, sur le terrain, les voies et moyens de ce redressement. C'est pourquoi elle a constitué une mission d'information dont notre collègue M. Pierre Fauchon, qui en fut le rapporteur toujours dynamique, incisif et inventif, vient de rappeler les principales conclusions et les propositions.
Je n'y reviendrai donc pas dans le détail et me contenterai, monsieur le garde des sceaux, d'attirer plus particulièrement votre attention sur certains aspects de cette crise de l'institution judiciaire que chacun peut constater et sur la nécessité de pousuivre, d'amplifier et surtout de réorienter les efforts entrepris depuis 1981 et relancés, je le rappelais à l'instant, par l'initiative de l'un de vos prédécesseurs, dans le cadre du plan pluriannuel pour la justice.
Ce que l'on appelle communément la crise de la justice, c'est bien, d'abord et avant tout, un problème de moyens.
Notre collègue M. Pierre Fauchon a très justement parlé d'asphyxie, et il a eu raison. « L'embolie menace », avez-vous écrit récemment, monsieur le garde des sceaux. Certaines des juridictions que nous avons visitées connaissent, il est vrai, des délais de jugement d'une longueur inacceptable.
En matière pénale - cela a déjà été dit - le classement sans suite des affaires élucidées est trop souvent devenu un moyen de gestion de la carence. Il en résulte tout à la fois un certain découragement de nos concitoyens et de la police, mais surtout une inégalité de traitement inadmissible suivant les juridictions compétentes pour traiter des faits à juger : cela est uniquement dû au manque de moyens dont celles-ci disposent.
Les moyens sont insuffisants, disions-nous, même s'ils se sont accrus depuis 1980 puisque, dépassant alors à peine 1 % du budget de l'Etat, ils atteignent aujourd'hui 1,5 % de celui-ci, le montant global du budget général ayant lui-même sensiblement progressé dans le même temps.
Il reste que 23 milliards de francs, c'est bien peu, d'autant qu'il faut encore en retrancher les crédits de l'administration pénitentiaire, dont le poids relatif n'a cessé d'augmenter, ainsi que les dépenses d'aide juridictionnelle, dont la part croît de manière exponentielle, de même que les frais de justice ; j'aurai d'ailleurs l'occasion d'en reparler lors du débat budgétaire.
L'effort financier consenti en faveur des juridictions a été relancé, même si la mesure était limitée, par le plan pluriannuel pour la justice. Ce dernier a, en outre, conforté les magistrats en poursuivant l'amélioration de leur situation indemnitaire et s'est accompagné d'une revalorisation protocolaire, vivement souhaitée par les intéressés.
Certaines autres mesures simples et sans doute peu coûteuses pourraient être prises à leur intention - cela nous a été dit - notamment pour faciliter matériellement la mobilité géographique. Cette obligation, fondée à de nombreux égards, cesserait alors de susciter les récriminations qu'elle soulève actuellement.
La mise en oeuvre de ce plan a, certes, permis d'engager la réfection, la modernisation ou l'agrandissement d'un certain nombre de juridictions. Néanmoins, le mauvais état initial du parc immobilier et le coût des réfections nécessaires dans des bâtiments souvent vétustes, mais dont l'intérêt architectural et historique impose le respect, ralentissent les travaux. A cet égard, l'allongement d'une année de l'exécution du plan pluriannuel est donc particulièrement regrettable.
Grâce au programme pluriannuel pour la justice, des engagements ont été pris quant à l'évolution des effectifs des magistrats et des fonctionnaires. Ils constituent un strict minimum, qu'il serait souhaitable de rehausser. En tout état de cause, les effectifs qui pourraient être requis à la suite de nouvelles réformes ne sauraient être prélevés sur cet apport supplémentaire de magistrats.
Là encore, l'effort de planification et sa mise en oeuvre sur les deux premiers exercices doivent être salués, mais l'impulsion initiale, dont on pouvait pourtant douter qu'elle fût suffisante, se trouvera fortement ralentie en 1997. Et je n'aurai garde d'oublier l'insuffisance des recrutements dans les greffes, qui demeure, alors qu'un projet de loi est annoncé qui devrait poursuivre les transferts de compétences en direction des greffiers.
S'agissant des fonctionnaires d'exécution de catégorie C, il est absolument nécessaire d'augmenter leur nombre par rapport à ce qui était prévu dans le plan quinquennal, afin de rendre l'institution judiciaire plus humaine et plus accessible.
Devant l'insuffisance des moyens, tels qu'ils sont envisagés, la proposition de notre collègue Pierre Fauchon tendant à redéployer les effectifs en fonction des besoins objectivement constatés prend tout son sens. Toutefois, la mise en oeuvre de cette proposition doit être précédée d'une évaluation précise des flux dans chaque juridiction et accompagnée de mesures incitatives à la mobilité.
Par ailleurs, l'effort de redéploiement des effectifs de magistrats doit s'accompagner d'une amélioration de l'aide qui leur est apportée dans l'accomplissement de leurs tâches : c'était l'esprit des lois votées en 1994.
Ces lois avaient prévu la constitution, autour du juge, d'équipes placées sous son autorité, comprenant des assistants de justice, des conciliateurs et médiateurs, ainsi que des magistrats recrutés à titre temporaire.
J'observe toutefois avec regret que, si certaines de ces innovations ont été effectivement mises en oeuvre, tel le recrutement d'assistants de justice, d'autres, en revanche, sont restées lettre morte, du moins jusqu'à présent, alors que les crédits correspondants avaient été inscrits aux budgets pour 1995 et 1996. Je fais bien entendu allusion ici aux conseillers de cour d'appel en service extraordinaire et aux magistrats à titre temporaire.
Monsieur le garde des sceaux, il est vital de renforcer considérablement le nombre des assistants de justice. L'avenir est à une magistrature appuyée sur de jeunes juristes compétents et susceptibles à leur tour d'intégrer le corps des magistrats. Les assistants, nous avons pu le vérifier, apportent une aide efficace et précieuse aux magistrats en les déchargeant, par exemple, des travaux de recherche de jurisprudence, de préparation et de mise en forme des décisions, d'où un gain de temps très intéressant pour les juges.
L'amélioration de la productivité des magistrats passe aussi par la modernisation des méthodes de travail. L'informatisation des juridictions doit être poursuivie et les moyens documentaires méritent d'être renforcés.
Je signale par ailleurs que, si certains transferts de compétence ont été effectués au profit des greffiers, allégeant ainsi la charge des juges de missions ne relevant pas véritablement de la fonction juridictionnelle, les missions administratives ou de justice gracieuse incombant aux magistrats sont encore trop nombreuses, sans compter les effets, qu'on pourrait qualifier d'explosifs, de réformes dont les conséquences sur l'évolution du contentieux n'ont pas été évaluées préalablement à leur mise en oeuvre ; je veux bien sûr parler ici du JEX, le juge de l'exécution, et de la procédure de traitement du surendettement des particuliers.
Nous ne pouvons qu'être favorables au développement de tout ce qui, en amont de la justice, est susceptible de résoudre ou de prévenir les conflits. En effet, la carence des médiations sociales traditionnelles - familiales, administratives, syndicales ou politiques - fait trop souvent apparaître le juge comme le premier recours, alors qu'il devrait être le dernier recours.
Pour remédier à cela, il faut développer la conciliation, l'arbitrage et la médiation. A tous les niveaux de la société, et tout particulièrement au sein du tissu associatif, au sens le plus large du terme, il est essentiel d'installer des modes de résolution des conflits. A défaut, compte tenu de l'inflation législative et de la complexité croissante des textes, la France gardera une justice structurellement saturée.
Avant de conclure, je me permets de vous demander, monsieur le garde des sceaux, premièrement, si la volonté du Gouvernement est bien d'assurer la pleine exécution, dans les meilleurs délais, du plan pluriannuel.
Le Gouvernement a-t-il, deuxièmement, l'intention de poursuivre le recentrage du juge sur ses missions ?
Troisièmement, est-il prêt à assortir toute nouvelle réforme de procédure d'une réflexion préalable sur ses conséquences en termes de volume de contentieux, de moyens humains, voire de locaux. Car enfin, où trouvera-t-on, par exemple, les magistrats que vous entendez faire siéger dans les tribunaux criminels départementaux et dans quelles salles d'audience ces nouvelles juridictions se réuniront-elles ?
Quatrièmement, le Gouvernement va-t-il engager une véritable démarche en vue de revitaliser les juridictions d'instance et de diversifier les modes de règlement des litiges, sous leur autorité, en plaçant auprès des magistrats professionnels des personnes compétentes, susceptibles de favoriser la conciliation ou de traiter le petit contentieux dit « de masse », qui ne soulève pas de véritables difficultés juridiques mais qui encombre très souvent les juridictions ?
Cinquièmement, le Gouvernement compte-t-il restructurer l'appareil judiciaire dans son ensemble, afin d'adapter la répartition des juridictions sur le territoire - notamment en termes de moyens humains et matériels - à une France dont la population, on le sait, est devenue très majoritairement urbaine et dont les comportements sociaux et familiaux ont sensiblement évolué ?
Cette adaptation de l'appareil judiciaire passe par un renforcement de la formation des magistrats et par la création de filières spécialisées, notamment en matière économique et financière. Mais elle passe surtout par la mise à disposition rapide des moyens financiers et humains nécessaires.
Notre collègue Pierre Fauchon évoque à plusieurs reprises dans son rapport une justice asphyxiée, débordée, paralysée, une justice hémiplégique. Nous sommes totalement d'accord avec ce diagnostic.
Vous-même, monsieur le garde des sceaux, prévoyez une embolie pure et simple de la justice au début du troisième millénaire si le problème n'est pas traité en urgence. Vous avez malheureusement raison.
Pour ma part, avec mes amis du groupe socialiste, je dirai que, pour être sauvée, la justice a besoin d'un traitement de choc, allant bien au-delà des médecines douces appliquées jusqu'à maintenant. Elle a besoin d'une transfusion massive de crédits et de moyens humains.
Une justice rapide et efficace est une garantie de cohésion sociale, chacun se plaît à le dire et à le répéter. C'est pourquoi la justice française doit être mise d'urgence en mesure de remplir pleinement sa mission vis-à-vis de nos concitoyens : dire le droit dans un délai raisonnable.
Monsieur le ministre, j'espère que notre appel sera entendu et que, très prochainement, vous serez en mesure de nous soumettre un plan d'ensemble, accompagné des mesures financières appropriées, qui rompra définitivement avec la politique à courte vue et attentiste menée jusqu'à ce jour. D'avance, je vous en remercie. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Borvo.
Mme Nicole Borvo. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, après la publication des conclusions de la mission d'information de la commission des lois chargée d'évaluer les moyens de la justice, constituée en mars dernier et placée sous la présidence de M. Jolibois, la Haute Assemblée dispose de deux heures pour débattre sur le thème : « Quels moyens pour quelle justice ? ». C'est évidemment peu de temps pour un si vaste et complexe sujet. Notre groupe ne disposant, quant à lui, que de neuf minutes pour exposer notre conception de la justice et notre analyse des trente-six propositions de la mission, la tâche qui m'incombe en cet instant est particulièrement ardue.
Permettez-moi, pour commencer, de saluer la qualité et l'importance du travail réalisé par la mission, qui confirme, s'il en était besoin, le constat particulièrement dramatique que le groupe communiste républicain et citoyen dresse depuis des années sur l'état de notre justice et qui nous conduit, chaque année, à rejeter un budget insusceptible de doter tant l'institution judiciaire que l'administration pénitentiaire des moyens permettant de remédier à cette situation.
Car il ne suffit pas de déplorer l'état de délabrement de notre justice ; encore convient-il de tirer les conclusions qui s'imposent et de prendre ses responsabilités.
Si nous approuvons le bilan établi par la mission d'une justice sinistrée, asphyxiée, d'une « justice débordée et paralysée », préfigurant « une embolie » - votre mot a fait mouche, monsieur le garde des sceaux - nous ne saurions nous satisfaire des principales propositions présentées par M. Fauchon pour mettre un terme aux carences constatées.
Que nous dit-on, en effet ?
Il s'agirait, d'après le rapport de M. Fauchon, de recentrer le juge sur ses missions essentielles, de le décharger d'un certain nombre de charges indues et, surtout, de promouvoir des réformes s'attachant à respecter l'impératif de réduction des déficits publics dans le cadre du respect des critères de Maastricht et du passage à la monnaie unique. Le décor est planté !
M. Pierre Fauchon. Vous n'avez pas lu le rapport !
Mme Nicole Borvo. Cette façon d'engager les débats a toujours entraîné, sous prétexte de « recentrer le juge sur sa fonction essentielle, celle de dire le droit », la déjudiciarisation d'un certain nombre de contentieux, la déprofessionnalisation de la fonction de magistrat et, de fait, sa précarisation.
Elle a également justifié une stagnation des moyens alloués à la justice ou leur progression trop faible pour répondre aux besoins et aux attentes des justiciables.
Le projet de budget pour 1997 poursuit dans la même voie : les crédits n'augmentent que de 1,78 % par rapport à la loi de finances initiale pour 1996. L'inflation se situant aux alentours de 1,5 %, les sommes allouées à la justice sont en fait à peine maintenues et les engagements pris lors de la loi de programmation ne sont pas tenus.
A l'Assemblée nationale, le 22 octobre dernier, mon ami André Gérin se demandait si les chiffres de l'an dernier avaient été à ce point pléthoriques, avec la création de cinquante-huit postes de magistrats et de quatre cent quatre-vingt-dix postes de fonctionnaires, qu'il faudrait aujourd'hui se contenter de trente postes de magistrats, au lieu des soixante prévus par le programme pluriannuel, et de soixante-six postes pour les services judiciaires, au lieu des deux cent quarante prévus ?
Je ne reviendrai pas sur la promesse électorale du candidat Jacques Chirac de porter à 2,5 % la part du budget de la justice dans le budget total de la nation. Avec la progression actuelle, de 415 millions de francs, il faudrait trente-trois ans pour atteindre cet objectif...
Ces propositions sont pourtant toujours présentées en rappelant le rôle essentiel que doit jouer la justice dans notre pays, à la fois comme garant et comme socle de la démocratie, mais aussi comme élément indispensable pour assurer la confiance et l'adhésion de chacun de nos concitoyens à une société juste, égalitaire, garantissant ses droits, quelle que soit sa situation.
Ainsi vous a-t-on entendu préciser, monsieur le garde des sceaux, lors de votre audition devant la mission, que « l'exercice consistant à penser que c'est la demande de justice qu'il faut réduire pour permettre au système de bien fonctionner » vous paraissait « socialement injuste et totalement vain ». C'est pourtant ce que vous faites.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. C'est faux !
Mme Nicole Borvo. L'une des propositions essentielles de la mission d'information consiste à réformer les tribunaux d'instance et les tribunaux de police, « en vue de les adapter aux "contentieux de masse" suivant des modalités s'inspirant de la conception originelle des juges de paix, de l'expérience des actuelles "maisons de justice" et des spécificités de ces contentieux ».
Aussi est-il proposé de recourir plus largement aux magistrats à titre temporaire, ou aux magistrats placés, de généraliser et de valoriser les tentatives de conciliation et, enfin, de redéfinir les compétences à partir du « petit contentieux ».
Nous ne sommes pas fermés, pour notre part, à l'idée de développer la médiation ou la conciliation qui, indéniablement, peuvent favoriser les règlements à l'amiable et éviter de recourir à des procédures coûteuses et longues. Cela étant, nous insistons sur le fait que ces procédures doivent être le produit d'un libre consentement des parties et s'effectuer sous le contrôle de l'autorité judiciaire.
En outre, ce dont nos concitoyens ont besoin, ce n'est pas d'une justice précarisée, mal rendue, duale et arbitraire, rendue par des juges non professionnels, précarisés, par des juges formés en quatre mois ou des conseillers de cour d'appel en service extraordinaire choisis parmi des personnes dites « compétentes » qui pourront être juges de décisions rendues par des professionnels de la justice !
Ce n'est pas non plus du développement de juges de paix, dont la création a été dénoncée comme étant la mise en place de « sous-juges » pour une justice de « deuxième classe » à l'intention d'une couche sociale de citoyens dévalués à qui, en outre, on souhaite limiter la possibilité de faire appel en encadrant strictement cette possibilité, en rendant les citoyens passibles d'amende dans l'hypothèse où cet appel serait considéré comme abusif et en filtrant soigneusement les possibilités de recours devant la Cour de cassation.
Ce dont l'institution judiciaire a besoin, c'est de personnels formés, justement rémunérés, en quantité suffisante, disposant, comme il est proposé à juste titre par la mission, des moyens modernes de communication dont chacun sait qu'ils sont onéreux !
Dans le même esprit que les dispositions précédemment évoquées, il est question d'accroître la limitation du droit d'accès à la justice, sous prétexte que les contentieux connaissent une croissance exponentielle, en restreignant l'aide juridictionnelle alors qu'il conviendrait au contraire de la développer. Dans les pays où l'aide juridictionnelle dispose de moyens suffisants pour s'appliquer, je rappelle que les recours à la justice sont relativement moins importants que dans notre pays.
Monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, quand les problèmes liés à l'exercice d'une mission essentielle pour un Etat de droit, celui de rendre justice, seront-ils étudiés en fonction des besoins et des attentes de la population, et non en fonction de l'obsession de la productivité ? Quand accepterez-vous de substituer à une logique entrepreneuriale une logique d'efficacité sociale ?
M. Fauchon, dans son rapport, déplore les irrégularités de certaines demandes de justiciables qui contribuent à l'engorgement des tribunaux mais, dans le même temps, il se prononce en faveur d'une précarité accrue et d'un recours plus systématique à des non-professionnels, sous prétexte d'économie budgétaire.
Avouez qu'il y a là une contradiction majeure qui mérite d'être soulignée, tout comme celle qui consiste à dresser un bilan particulièrement négatif de l'état de la justice en France, en acceptant pourtant l'idée qu'il n'existe pas d'autre solution que de poursuivre dans la gestion de la pénurie, dans la voie d'une politique étriquée où il n'y aurait pas d'autre solution pour l'institution judiciaire n'aurait d'autre alternative que de contribuer à la sacro-sainte lutte contre les déficits.
Le juge doit, par ailleurs, nous semble-t-il, être impliqué dans le tissu local et social. Il ne doit pas être confiné dans une tour d'ivoire où sa seule fonction serait de dire le droit, en rupture totale avec la société dont il est, qu'il le veuille ou non, un acteur et un interprète. Comment rendre la justice dans une société sans comprendre ses principales mutations ? Refuser cette évidence, c'est défendre l'idée d'une justice immuable et sacrée.
Telle est la raison pour laquelle nous émettons de sérieuses réserves quant à la proposition de limiter la présence du juge dans certaines commissions extrajuridictionnelles.
Il est par ailleurs proposé d'envisager une réforme de la carte judiciaire, de fixer une durée maximale d'affectation pour les magistrats, de développer leur mobilité et de procéder à des redéploiements d'effectifs ce qui, confirme le rapport, pose la question du principe de l'inamovibilité des magistrats du siège et donc de leur indépendance vis-à-vis de la chancellerie.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Indépendance, tout court !
Mme Nicole Borvo. Sur cette question, se satisfaire de la seule référence au rôle que pourrait jouer le Conseil supérieur de la magistrature dans ce domaine laisse perplexe. Les récentes nominations effectuées au mois de juillet dans la haute magistrature confirment nos craintes.
Si la charge de travail apparaît effectivement diverse selon les juridictions considérées et justifie d'engager une réflexion dans ce sens, nous sommes particulièrement inquiets, dans une situation de stagnation des crédits alloués à la justice, du risque qu'une telle approche ne manquera pas d'engendrer, à savoir la mutation d'un certain nombre de magistrats et de personnels des services judiciaires d'une juridiction où la justice est rendue de manière satisfaisante, dans des délais raisonnables, vers une juridiction surchargée. A terme, le résultat risque fort de se traduire par deux juridictions qui fonctionnent de manière insatisfaisante.
Quant aux redéploiements d'effectifs appelés de ses voeux par la mission, nous mettons en garde contre un dispositif qui risque de combler certains manques criants en ponctionnant des effectifs là où leur présence se révèle pourtant nécessaire. Là encore, le seul moyen de résoudre ces inégalités serait de procéder à un recrutement important de magistrats et de greffiers.
En conclusion, je souhaite insister sur le fait que, dans une société où la justice est mal rendue, les droits de l'homme sont bafoués, et que dans un pays où la justice est sinistrée, la démocratie est en péril. Permettez-moi de citer Jules Michelet pour demander que nous entreprenions une réflexion plus approfondie que ne le permettent les deux heures de débat d'aujourd'hui, afin d'affirmer que la priorité doit être donnée à « une justice digne de ce nom, non payée, non achetée, sortie du peuple et pour le peuple ».
M. le président. La parole est à M. Jolibois.
M. Charles Jolibois. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la question orale posée par notre collègue Pierre Fauchon vient à propos. Elle va me permettre très rapidement d'insister sur les points les plus importants de nos travaux.
La mission d'évaluation des moyens de la justice a été formée sur l'initiative du président de notre commission des lois, M. Jacques Larché, pour étudier un problème fondamental qui revient constamment dans nos discussions, celui des moyens des juridictions. Ce problème était si vaste que nous avons décidé d'exclure, dès le début, l'examen de la question des juridictions administratives et de nous concentrer sur les juridictions civiles et pénales.
Pour mener à bien nos travaux, il fallait, avant tout, une méthode susceptible de donner des résultats fiables pour nous permettre d'établir un constat fiable lui aussi afin que les propositions aient un fondement sûr.
La méthode utilisée a été simple : elle a consisté à beaucoup écouter, à beaucoup nous déplacer et, surtout, à adresser un questionnaire sur lequel j'avoue avoir eu moi-même, au début, quelques hésitations, mais qui a connu un réel succès puisque 81 p. 100 des cours d'appel et 62 p. 100 des tribunaux de grande instance nous ont répondu, ces réponses provenant de l'ensemble du territoire français. Sans être un grand polytechnicien statisticien, je peux dire que ce questionnaire, parfaitement analysé, constitue une base de travail exceptionnelle pour tirer des conclusions.
Nous avons donc dressé un constat qui n'est pas bon pour la justice : moyens mal répartis, délais trop longs et très inégaux. Or, on le sait bien, puisque c'est déjà dit dans l'ancien droit, de trop longs délais conduisent au déni de justice.
Autre élément de ce constat : le nombre des classements sans suite d'affaires pourtant élucidées. Nous avons été attentifs : c'est bien de la proportion des affaires élucidées qui ne donnent pas lieu à poursuites que les magistrats interrogés ont parlé.
Sur la base de ce constat, la mission a fait, dans son rapport, des suggestions ; elle n'a pas tenté de trouver un remède miracle, parce qu'il n'y en a pas, mais elle a ciblé un faisceau d'interventions qui pourraient remédier à l'engorgement qui, nous en sommes tous sûrs, peut entraîner, à plus ou moins brève échéance, l'asphyxie du service public de la justice, dont le rôle - tous les membres de la mission en sont convaincus - constitue pourtant l'un des fondements de la démocratie.
Nous avons constaté, et c'est très important, l'accord des magistrats et des barreaux. Dans le rapport, nous avons cité la conférence des bâtonniers, mais aussi la conférence nationale des premiers présidents de cours d'appel.
Je citerai quelques chiffres, très rapidement : les affaires civiles devant les tribunaux de grande instance, en vingt ans, ont augmenté de 163 % et les affaires en cours de 71 % ; devant les cours d'appel, en neuf ans, l'augmentation a été de 212 %.
Une phrase du rapport des premiers présidents contient tout, comme certaines phrases de Tacite : « Une analyse même sommaire permet de constater que notre organisation, nos moyens humains et matériels, nos règles de procédure, notre formation n'ont pas été conçus pour maîtriser une demande aussi forte. »
Nous avons retenu, monsieur le garde des sceaux, premièrement, qu'il était urgent d'intervenir et d'appliquer des remèdes. Un constat comme celui-là exige des remèdes immédiats ; aussi le rapport contient-il une liste de propositions qui sont compatibles avec la rigueur budgétaire.
Deuxièmement, la justice a besoin de pouvoir donner une réponse au développement du contentieux et à la demande de justice dans des conditions satisfaisantes. Il s'agit d'une priorité évidente : le rapport préconise des solutions qui nous ont parus, à tous, être à notre portée.
Troisièmement, il semble difficile d'envisager d'autres nouvelles réformes que cette urgente adaptation sans en tout cas conduire les études préalables à ces nouvelles réformes et sans l'attribution des moyens supplémentaires nécessaires à chacune d'elles, faute de quoi elles n'auraient pas de portée.
Nous savons, monsieur le garde des sceaux, à quel point vous avez pris conscience de la situation réelle de la justice, situation dont vous aviez d'ailleurs la prémonition avant d'assumer la responsabilité de ce grand ministère, comme le prouvent tout particulièrement vos récentes déclarations.
Ce rapport ne devrait pas être un rapport de plus. Il a été réalisé dans la continuité de ceux qui ont déjà été rédigés ; il résulte de la réflexion en profondeur qu'ont menée les membres de la mission, au premier rang desquels se place M. Fauchon, le rapporteur, que je remercie de son beau et lucide travail.
Par ailleurs, nous avons tous été passionnés de constater l'amour de leur métier dont font preuve les magistrats, les avocats et les auxiliaires de justice que nous avons auditionnés.
Je suis sûr que rapidement, monsieur le garde des sceaux, le dévouement et la conscience professionnelle des si nombreux acteurs de justice de notre pays nous encourageront à trouver les moyens de parvenir à une administration de la justice qui réponde aux besoins d'une grande démocratie comme la nôtre. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Lambert.
M. Alain Lambert. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je prends la parole, au nom du groupe de l'Union centriste, puisque son meilleur porte-parole dans le domaine de la justice, M. Pierre Fauchon, est aujourd'hui consigné dans son rôle d'auteur d'une question orale avec débat et de rapporteur de la mission d'information sur les moyens de la justice.
Je reprends donc un peu de service et je le fais avec d'autant plus de plaisir que j'ai été pendant trois ans rapporteur spécial du budget du ministère de la justice et que j'ai eu la joie d'être rapporteur pour avis de la loi de programme relative à la justice, dont M. Fauchon fut le rapporteur. M. le président de la commission des lois, que je salue, s'en souvient sans doute.
En tant que sénateur, juriste de surcroît, je suis naturellement tenté d'accroître les moyens de la justice. Mais en tant que rapporteur général, j'ai la responsabilité de contenir les déficits. Je vais donc essayer de surmonter cette contradiction. Il n'en demeure pas moins que j'ai gardé la certitude que les problèmes de justice doivent toujours rester au coeur des préoccupations de la représentation nationale puisqu'ils sont au coeur de celles de la nation.
En effet, qu'attendent nos concitoyens de l'Etat ? Ils souhaitent qu'il assure la sécurité intérieure et extérieure du pays et que la justice soit rendue au nom de la République française et du peuple français.
Cette dernière mission a-t-elle été remplie dans des conditions satisfaisantes ? A l'évidence, non, ont dit les orateurs qui m'ont précédé et ceux qui interviendront après moi apporteront sans doute la même réponse. Depuis de nombreuses années, le Parlement, notamment la Haute Assemblée, n'a pas manqué de mettre en lumière les dysfonctionnements d'un système qui ne parvient ni à rendre des décisions dans des délais satisfaisants ni à assurer véritablement la recherche, la poursuite et la répression des crimes et des délits.
Les causes de cette situation sont maintenant bien connues, grâce au remarquable rapport de notre collègue Pierre Fauchon, qui a le mérite d'en discerner toutes les composantes dans la France de 1996.
Il ne s'agit pas de contester la qualité, la compétence et la conscience professionnelle de nos juges. Il s'agit bien, et ce depuis longtemps, d'un problème de moyens matériels que les gouvernements et les majorités successifs n'ont jamais su mettre à la disposition de notre justice. A cet égard, nous portons tous une part de responsabilité.
On a pu constater jusqu'à présent, en dépit de pétitions de principe ou de promesses qui n'ont pas toujours été tenues, une certaine indifférence ou une certaine inattention à l'égard d'une institution dont on imaginait sans doute qu'elle finirait bien par maîtriser l'évolution de la situation.
Or on a enregistré depuis quelques années, tant au regard du contentieux qu'au regard de la délinquance, de véritables bouleversements auxquels notre effectif, quasi inchangé depuis 1910, de 6 000 juges, ainsi que l'a rappelé notre collègue M. Christian Bonnet, n'est plus en mesure de faire face.
Comme M. Pierre Fauchon l'a bien souligné, ce mal est spécifiquement français ; il existe bien 14 000 magistrats dans l'ex-République fédérale d'Allemagne et 8 000 en Italie.
Le contexte budgétaire actuel, nous le savons bien, ne permet pas la mise en place d'une sorte de plan Marshall pour la justice, qui serait pourtant seul de nature à juguler l'asphyxie progressive de nos juridictions.
Pour M. Pierre Fauchon - et je partage son analyse - seule une revalorisation du budget de la justice de l'ordre de 50 % pourrait garantir les recrutements, les formations, les aménagements et les équipements indispensables au désengorgement de notre système judiciaire.
Je suis en même temps obligé de reconnaître l'impossibilité d'engager aujourd'hui des moyens de cette ampleur. Cependant, les principes rappelés par la mission d'information et les mesures qu'elle préconise me paraissent très judicieux.
Oui, il convient désormais qu'aucune réforme se traduisant par une augmentation des tâches judiciaires ne soit envisagée sans la création des moyens correspondants.
Je me demande, monsieur le garde des sceaux, si le Gouvernement ne pourrait pas s'appliquer à lui-même une sorte d'article 40 lorsqu'il propose au Parlement d'instituer une réforme qui nécessite des magistrats supplémentaires.
M. Hubert Haenel. Très bien !
M. Alain Lambert. De nombreux exemples ont été donnés ou le seront. Je n'insisterai donc pas.
Oui, il est aujourd'hui urgent de traiter d'une manière spécifique des contentieux de masse qui ne requièrent pas du magistrat les qualités d'analyse et de jugement pour lesquelles il a été préparé.
Sans jamais altérer les conditions d'égalité que nos concitoyens attendent de l'institution judiciaire pour tous les types de contentieux, il apparaît actuellement que de nombreuses solutions pourraient économiser le temps de nos juges ; elles vont d'un recours accru au juge unique à l'attribution, dans de nombreux cas, de fonctions de juges de paix à des greffiers en chef ou même à des personnes bénévoles compétentes dans le domaine juridique.
A cet égard, le rapport de la commission « justice de proximité » de notre excellent collègue Hubert Haenel, qui est d'ailleurs devenu rapporteur spécial du budget du ministère de la justice, et de notre ancien collègue Jean Arthuis a dégagé en 1994 des pistes de réflexion fort intéressantes.
Je souhaite, pour ma part, mes chers collègues, donner « deux coups de projecteur » qui seront de modestes mises en perspectives empruntées à l'approche budgétaire à laquelle je suis actuellement consigné.
Mon premier « coup de projecteur » concerne l'évolution du budget de la justice dans celui de l'Etat depuis quinze ans. Nous constatons une progression régulière, ne le cachons pas, mais extrêmement lente. Le budget de la justice représentait 1,05 % du budget de l'Etat en 1981, 1,1 % en 1984, 1,27 % en 1987, 1,38 % en 1990 et près de 1,49 % en 1993.
Le projet de budget pour 1997 prévoit pour la justice une dotation de quelque 24 milliards de francs, soit 1,51 % du budget de l'Etat, ce qui représente une progression de 1,77 % par rapport à 1996 après, soulignons-le, une augmentation de près de 6 % l'année dernière.
En quinze ans, en dépit des rapports alarmants que j'ai cités tout à l'heure, l'effort de l'Etat en faveur de la justice est passé de 1 % à 1,5 % du budget de l'Etat, soit une augmentation de 50 %. Mais est-ce suffisant ? Non !
J'ai souhaité établir une comparaison - ce sera mon second « coup de projecteur » - avec d'autres budgets appartenant au domaine régalien de l'Etat.
Je ne citerai qu'un exemple : avec 75,7 milliards de francs, le budget de l'intérieur et de la décentralisation représentera 5,8 % du budget civil de l'Etat. Sur ce montant, la partie « administration territoriale, sécurité civile et police nationale » représente les deux tiers, soit 50,56 milliards de francs.
Depuis un certain nombre d'années, le budget de l'intérieur a bénéficié d'une progression régulière de quelque 3 % par an. La Cour des comptes a d'ailleurs reconnu que cette administration faisait l'objet d'un traitement qu'elle a qualifié de « privilégié ».
Pour nos concitoyens, le couple police-justice est indissociable. Il constitue, d'une certaine manière, la chaîne d'un processus aux différentes étapes. Ne faudrait-il pas, dès lors, considérer que ces deux grandes institutions devraient, sur la durée, faire l'objet du même traitement privilégié ?
La progression apparente depuis quinze ans des moyens mis au service de notre justice ne doit pas faire illusion. D'abord, les taux d'augmentation ont toujours été très insuffisants. Ensuite, la base de départ, à savoir 1 % du budget de l'Etat, était faible. C'est le fameux 1 % dont il est tant question pour le budget de la culture.
A cet égard, je ne puis m'empêcher de regretter que, lors des années fastes de la période récente, nous n'ayons pas su mettre à profit les moyens supplémentaires dont l'Etat disposait pour augmenter les crédits de la justice.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Ça, c'est vrai !
M. Alain Lambert. Le reste aussi l'était, monsieur le garde des sceaux.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Il faut le dire à M. Rocard !
M. Alain Lambert. Nous avons connu, entre 1988 et 1991, une période de forte croissance qui s'est démarquée des années précédentes mais aussi, hélas ! des années suivantes.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. C'est M. Jospin qui a tout pris, alors !
M. Alain Lambert. Les ressources fiscales supplémentaires générées par cette croissance, soit une augmentation de 6,5 % en 1988, de 6,7 % en 1989 et de 5,6 % en 1990, auraient pu être consacrées à la « remise à flot » de notre justice.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. C'est une très bonne analyse.
M. Alain Lambert. Il n'en a rien été. Les statistiques du ministère de la justice le démontrent : en 1988 et en 1989, le budget de la justice représentait 1,37 % du budget de l'Etat alors que les recettes fiscales augmentaient. En 1990, il s'établissait à 1,38 %. Le budget de la justice ne progressait donc pas. Que de temps perdu, mes chers collègues ! (M. le ministre approuve.)
En conséquence, même si, comme je l'indiquais au début de mon propos, nous portons tous une part de responsabilité dans la situation de notre justice, dans le contexte présent, la majorité actuelle n'a pas à rougir de l'effort qu'elle a décidé de fournir.
Je pense au programme pluriannuel pour la justice, présenté par M. Pierre Méhaignerie, que j'ai eu l'honneur de rapporter l'année dernière. Même s'il apparaît malheureusement inévitable de devoir l'étaler sur six ans au lieu des cinq années prévues, ce programme, qui devrait renforcer de 300 magistrats et de 835 greffiers l'effectif de nos juridictions, constituera un net progrès.
Monsieur le garde des sceaux, je crois savoir que vous nous adresserez dans les prochaines semaines un rapport sur l'exécution du programme pluriannuel. Ce rapport, sachez-le, suscite l'intérêt de la commission des finances et, j'en suis certain, de la commission des lois, et nous l'attendons avec impatience.
Je pense aussi au traitement relativement privilégié qui sera celui de la justice en 1997, puisque des cinq ministères « régaliens », il sera le seul dont les effectifs budgétaires progresseront.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, tel est le modeste témoignage que j'ai cru pouvoir apporter dans ce débat, au nom du groupe de l'Union centriste.
Permettez-moi de vous livrer, en conclusion, mon sentiment personnel.
La justice est un exemple significatif des réformes que notre pays doit engager pour recentrer l'Etat sur ses missions régaliennes.
M. Hubert Haenel. Absolument !
M. Alain Lambert. A partir des années quatre-vingt, l'Etat a cru pouvoir ou savoir tout faire : il pouvait fabriquer des téléviseurs, exercer le métier de banquier, perdre 10 milliards de francs ici, en perdre 50 voire 100 milliards là.
S'agissant du budget pour 1997 que nous allons adopter, je serai contraint, mes chers collègues, de vous proposer d'inscrire, au titre des dotations en capital de nos entreprises publiques, 27 milliards de francs alors que seuls 24 milliards de francs sont inscrits pour la justice.
Nos concitoyens seront rassurés de voir l'Etat cesser de fabriquer des téléviseurs et de faire le banquier à perte. Ils seraient heureux si nous pouvions dégager tous les moyens possibles pour permettre à l'Etat de retrouver la plénitude de l'une de ses plus nobles missions : rendre la justice. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Haenel.
M. Hubert Haenel. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je tiens tout particulièrement à remercier la commission des lois, notamment son président, M. Larché, et son rapporteur, M. Fauchon, ainsi que le président de la mission d'information, M. Jolibois, d'avoir pris l'initiative d'utiliser les nouvelles possibilités offertes par l'article 48-3 de la Constitution pour organiser un débat sur un rapport d'information.
Il importe en effet que le Sénat sache valoriser ses travaux et faire apprécier l'une de ses qualités essentielles, qui est la continuité de ses préoccupations, voire sa ténacité, mais aussi la sérénité. Le rapport de nos collègues de la commission des lois, nous l'avons vu, s'inscrit dans une continuité sénatoriale ; il est très important de lui donner une résonnance politique par un débat auquel puisse participer chacun des groupes de notre assemblée.
Le Sénat aurait d'ailleurs intérêt, me semble-t-il, à systématiser le recours à une question orale avec débat, non seulement au moment du dépôt du rapport, mais aussi quelque temps après ce dépôt.
En effet, au moment du dépôt du rapport, cette procédure permettrait de démontrer qu'une conférence de presse ne remplacera jamais un débat parlementaire. Quelque temps après le dépôt du rapport, elle serait l'occasion de mieux faire ressortir la spécificité du Sénat. Une question orale permettrait alors de réaliser, en quelque sorte, le suivi des propositions sénatoriales et de demander au ministre en exercice s'il entend donner suite à nos propositions et s'il ne le veut pas, de nous en expliquer les raisons.
Il importe, en effet, que les initiatives que nous sommes amenés à prendre ou les votes que nous sommes conduits à émettre ne soient pas des actes sans lendemain. Il y va du respect que nous devons à nos mandants qui, souvent, regrettent les effets d'annonce, et qui attendent très longtemps avant de pouvoir constater, sur le terrain, les effets d'une décision. C'est un aspect auquel je sais M. le président du Sénat très attaché.
J'ai moi-même déposé, au début de cette année, une proposition de résolution tendant à réformer le règlement du Sénat, afin d'assurer le suivi des travaux de contrôle de notre assemblée.
Cette proposition avait un double objet : d'une part, conférer explicitement aux commissions permanentes la charge de suivre les suggestions de réforme qu'elles ont été amenées à présenter à l'occasion de leurs travaux de contrôle ; d'autre part, instituer une séance spéciale de questions au Gouvernement un an après le dépôt du rapport d'une commission d'enquête. Dans les deux cas, je proposais d'utiliser la procédure de la question orale avec débat dans le cadre des nouvelles dispositions de l'article 48, dernier alinéa, de la Constitution issu de la révision constitutionnelle de 1955.

J'en arrive aux moyens de notre justice. Il s'agit, à mes yeux, non seulement des moyens humains et matériels, mais aussi des procédures, des méthodes et des implantations.
Sur la base des conclusions du rapport d'information, notre collègue M. Fauchon s'interroge, indépendamment du problème de la carte judiciaire, sur les modalités d'un traitement d'un certain nombre de contentieux.
Les conclusions des travaux de la mission d'information s'inscrivent normalement dans le prolongement des travaux et propositions issus de notre Haute Assemblée.
Les précisions, développements et éléments nouveaux apportés par la mission d'information m'apparaissent très précieux.
J'ai particulièrement apprécié que soient mises en relief les conséquences de l'invasion du contentieux dit « de masse » sur l'asphyxie progressive de nos juridictions. Personnellement, je suis convaincu de la nécessité d'un traitement particulier pour un type de contentieux dans lequel - comme le rappelle excellement notre collègue M. Fauchon - « les enjeux juridiques sont peu différenciés et ne devraient pas nécessiter la capacité d'analyse et de jugement propres à la mission du juge ».
Sur ce sujet, il n'est certainement pas inutile, en effet, d'explorer les pistes de réflexion ouvertes par la conférence des premiers présidents des cours d'appels - comme vient de le faire M. Jolibois - en particulier celles qui se fondent sur les expériences menées dans les maisons de justice ou au travers de médiateurs ou de délégués des procureurs.
L'essentiel est d'intégrer au sein des juridictions, dans tous les domaines possibles, une conciliation préalable obligatoire menée par un juge bien identifié, de manière que, en cas d'échec de la conciliation, ce juge puisse rendre lui-même le jugement. Les constats opérés par la mission d'information de la commission des lois confirment le bien-fondé des préoccupations que la Haute Assemblée exprime d'année en année.
Hélas ! monsieur le garde des sceaux, le diagnostic « justice sinistrée : démocratie en danger » reste très largement d'actualité, même si nombre des propositions formulées par le Sénat au fil du temps sont passées dans les textes et dans les faits au cours des dernières années.
Parmi elles, je me permettrai de signaler celles qui ont donné lieu à la profonde réorganisation du Conseil supérieur de la magistrature.

Je rappellerai également que, en juin 1992, les conclusions de la deuxième commission de contrôle sénatoriale chargée d'examiner les modalités d'organisation et les conditions de fonctionnement des juridictions de l'ordre administratif se sont traduites, elles aussi, dans les textes et les faits, en particulier à l'occasion du programme pluriannuel pour la justice prévu par la loi de programme du 6 janvier 1995 relative à la justice.
Enfin, un grand nombre des idées qui furent formulées en février 1994 par la commission sur la justice de proximité furent reprises dans la loi organique du 19 janvier 1995 relative au statut de la magistrature, dans la loi de programme du 6 janvier 1995 relative à la justice et dans la loi du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative.
Parmi les innovations préconisées et qui furent suivies d'effets, je citerai : l'institution de magistrats exerçant à titre temporaire ; le recrutement de conseiller de cour d'appel en service extraordinaire ; le développement des maisons de justice ; l'évolution de la conciliation et de la médiation civiles ; l'assouplissement des conditions d'affectation des magistrats « placés » auprès des chefs de cour d'appel ; le recrutement d'assistants de justice, afin de permettre aux magistrats de bénéficier d'une aide à la décision de justice ; enfin, la possibilité pour les juges du tribunal de grande instance de procéder à des audiences foraines dans les tribunaux d'instance, afin de rapprocher la justice du justiciable.
Ces rappels ont tout simplement pour objet de montrer que le Sénat apporte une contribution essentielle - il le prouve encore aujourd'hui ! - à la réflexion sur le fonctionnement de la justice. Le ministre de la justice s'inspire souvent des solutions proposées par la Haute Assemblée !
Cependant, il faut relever ici que, près de deux ans après la promulgation de la loi organique du 19 janvier 1995, les dispositions relatives au recrutement de magistrats exerçant à titre temporaire et celles qui concernent les conseillers de cour d'appel en service extraordinaire n'ont, à ma connaissance, fait l'objet d'aucune application.
En revanche, comme le souligne notre collègue M. Fauchon, le recrutement d'assistants de justice prévu par la loi du 8 février 1995 fait actuellement l'objet d'expérimentations qui, selon les informations qui nous sont fournies, répondent tout à fait à l'attente des magistrats. Il nous paraît donc nécessaire, monsieur le ministre, d'étendre et de développer ce recrutement.
Par ailleurs, il faut noter avec regret que trois propositions fondamentales du Sénat n'ont, à ce jour, pas eu de suite. Nous aimerions en connaître les raisons.
La première proposition concerne la création d'un juge de paix s'inspirant à la fois de l'exemple du juge du livre foncier qui existe en Alsace-Moselle et de celui du magistrate anglais.
La deuxième proposition a trait à la transformation du tribunal d'instance en juridiction de droit commun à laquelle seraient dévolus d'importants « blocs de compétence » qui relèvent aujourd'hui du tribunal de grande instance - ils peuvent d'ailleurs varier avec le temps. Nous avions, en effet, estimé que le tribunal d'instance pourrait ainsi assurer le contentieux des affaires familiales, celui des baux, des élections politiques, celui mettant en cause les organismes sociaux, les troubles de voisinage, la tutelle des majeurs, enfin, bien sûr, celui des contraventions.
Monsieur le garde des sceaux, même sans aller jusque-là, envisagez-vous de faire des tribunaux d'instance les points forts - en quelque sorte, les points d'appui - de la présence du dispositif judiciaire sur l'ensemble du territoire national ? Il s'agit non pas de supprimer les tribunaux d'instance, mais, au contraire, de les renforcer là où ils existent et d'en créer dans les zones urbaines et suburbaines où ils font défaut.
La troisième proposition du Sénat tend à remédier à ce véritable « déni de justice » - j'y insiste - que constitue la pratique des classements sans suite dans le domaine pénal : le taux moyen de ces classements sans suite représente aujourd'hui - on l'a rappelé tout à l'heure - la moitié des affaires dont l'auteur est néanmoins identifié.
La commission sénatoriale sur la justice de proximité avait préconisé la généralisation du traitement en temps réel des dossiers. Dans notre esprit, pour les affaires pénales simples, il convenait que le procureur, informé par les policiers ou les gendarmes, prît sa décision alors que le délinquant se trouvait encore dans les locaux de police. Pour les affaires pénales plus complexes, le parquet devrait assurer le suivi et accélérer le déroulement des investigations par l'intermédiaire d'un bureau d'enquête. Ces nouvelles pratiques impliquaient évidemment des moyens nouveaux, tant en créations de postes qu'en matériel informatique.
Si de nombreux progrès sont constatés ici et là, il n'apparaît pas encore que le traitement des dossiers en temps réel au pénal soit aujourd'hui systématisé. Est-ce exact, monsieur le ministre ? Il me semble cependant que les réflexions du Sénat devraient se poursuivre dans deux domaines.
Certes, mon collègue René-Georges Laurin l'a dit tout à l'heure, le rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice n'est pas à l'ordre du jour, et il ne le sera sans doute jamais. Mais pour que reste constant l'intérêt soutenu que le Sénat porte aux difficultés rencontrées par la justice pour exercer pleinement ses missions, il y aura lieu, monsieur le ministre, dans la sérénité mais sans tarder, de clarifier les choses sur un sujet que, curieusement, il est parfois difficile d'aborder publiquement : celui des moyens de la justice. En effet, qu'il s'agisse des parquets ou des juges d'instruction, les officiers de police judiciaire sont bien des moyens attribués à la justice pour remplir l'ensemble de ses missions dans le domaine pénal.
Il faut dire que les observations que nous avons formulées dans notre rapport sur la justice judiciaire n'ont donné lieu, concrètement, qu'à des balbutiements de réponse. Au point où nous en sommes aujourd'hui, il faut nous répondre franchement : soit on estime que ces propositions ne valent rien, auquel cas je m'abstiendrai d'y revenir avant longtemps soit on nous précise les mesures qui peuvent être envisagées dans les années à venir. C'est la commission d'enquête sénatoriale elle-même, et à l'unanimité, qui a émis ce voeu de clarification.
Enfin, j'apporterai une nuance à l'affirmation selon laquelle le remède à la situation d'asphyxie de notre justice passe nécessairement par la modification en profondeur de la carte judiciaire.
Je pense, pour ma part, qu'il s'agit là d'un faux problème et que la suppression de cent juridictions, comme le préconisait le rapport Carrez, n'aurait aucun effet sur « l'embolie » annoncée par vous-même, monsieur le garde des sceaux, pour dans quelques années, puisque vous l'envisagez pour le début du troisième millénaire. Au contraire, il faut tout faire pour renforcer la justice de proximité, en particulier dans les banlieues et les quartiers difficiles où la « présence judiciaire » est souvent tout à fait insuffisante.
Au demeurant, ma conviction semble rejoindre la vôtre, monsieur le garde des sceaux, puisque, lors de votre audition par la mission d'information, le 1er octobre dernier, vous vous déclariez en opposition avec les thèses selon lequelles on ne peut rien faire pour moderniser la justice si on ne supprime pas une centaine de juridictions.
Le sujet qui me paraît mériter un examen sans doute approfondi dans les temps à venir est celui du classement sans suite.
Les statistiques dont nous disposons actuellement montrent que près de la moitié des infractions pénales dont l'auteur est connu font l'objet d'un classement sans suite ; certains tribunaux enregistrent même un taux de près de 80 %.
Le traitement direct des affaires, auquel je faisais référence voilà quelques instants, concerne environ 40 % des affaires soumises au tribunal correctionnel. Il explique sans doute la légère baisse du taux de classement sans suite observé en 1995.
Les disparités entre juridictions néanmoins constatées, en particulier par la mission d'information, méritent, selon moi, une analyse plus fine pour en faire ressortir les véritables causes.
S'agit-il seulement des moyens qui ne seraient pas donnés à la justice ou bien est-ce autre chose ?
Cette question fondamentale, qui met en cause la crédibilité de l'Etat dans sa fonction régalienne consistant à poursuivre et à punir les auteurs de crimes et de délits, justifie à elle seule une étude particulière. Avec votre concours, du moins je le souhaite, monsieur le ministre, nous allons nous y employer.
Comme vous le voyez - mais vous le saviez - l'exercice des missions de justice pose de graves problèmes de moyens et de fond, dont je vous donnerai quelques exemples.
Ainsi, le fondement même de la légitimité du juge est discutée, parfois par les magistrats eux-mêmes. Pour vous avoir entendu récemment sur une radio périphérique, monsieur le ministre, je crois savoir que vous envisagez de rappeler solennellement quel est ce fondement ; ce ne peut être que la loi, avec un « L » majuscule.
La justice apparaît trop souvent comme mal aimée - mais peut-il en être autrement ? - comme maltraitée aussi, dans la mesure où les moyens qui lui sont octroyés demeurent insuffisants. Mais la justice apparaît aussi beaucoup trop souvent, parce qu'elle est révélatrice, comme chacun le sait, de tous les dysfonctionnements et de tous les maux de notre société, comme le bouc émissaire des maux dont souffrent l'Etat, l'ordre républicain et la vie communautaire.
Pouvons-nous laisser la situation se dégrader ? Le risque est grand que s'effrite peu à peu l'un des piliers de notre démocratie et de l'ordre républicain.
C'est pourquoi, monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous devons tous ensemble nous atteler, dans le cadre du pacte républicain, qui doit transcender la politique politicienne, à la grande tâche que constitue la réforme de la justice. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Bonnet.
M. Christian Bonnet. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, l'insuffisance des moyens dont dispose la justice en France a été excellemment mise en lumière par le rapport de la mission d'information.
Je souhaite apporter, à mon tour, chiffres à l'appui, un éclairage sur le délaissement coupable dont fait preuve l'Etat à l'égard du département ministériel dont vous assumez la charge, monsieur le ministre.
Si vous avez réussi à arracher, pour le budget de 1997, un traitement plus favorable que la plupart de vos collègues, il n'en reste pas moins que l'on recrute aujourd'hui moitié moins de magistrats chaque année qu'il y a vingt ans.
Le nombre de magistrats de l'ordre judiciaire s'élevait à 5 802 en 1910. Il était de 6 029 en 1994, année où pour chaque magistrat recruté trente nouveaux avocats ont prêté serment, ratio qui, dix ans auparavant, en 1984, n'était pas de un à trente, mais seulement de un à dix-huit.
Nous ne sommes plus en 1910. La France compte vingt millions de personnes physiques de plus et combien de personnes morales de plus en plus procédurières ! Nous sommes entrés dans une société de contentieux, et ceux qui sont de nature économique et fiscale deviennent de plus en plus complexes.
Le plan quinquennal est étalé sur une année supplémenaire et, dans le même temps, si l'on projette la progression des affaires civiles, le nombre des dossiers nouveaux, après avoir triplé au cours des vingt dernières années, pourrait augmenter de 40 % d'ici à l'an 2000.
Le budget de votre ministère pour 1997 va s'élever à 24 milliards de francs, soit 3 milliards de moins que les dotations prévues - je dis bien « prévues » - pour recapitaliser les entreprises publiques dont l'Etat s'est révélé être un détestable gestionnaire.
Cette situation déplorable n'est, hélas ! que l'un des aspects de la paupérisation d'un Etat touche-à-tout dans ses attributs régaliens - comme vient de le souligner, avec le talent que chacun lui connaît, M. Lambert - et ce n'est certainement pas M. Giacobbi que me démentira sur ce point !
Cet Etat, aujourd'hui, mesure chichement son soutien aux instruments qui constituent le fondement même de la République ...
M. Hubert Haenel. Très bien !
M. Christian Bonnet. ... alors qu'il fait preuve, dans le même temps, d'une générosité trop souvent inconséquente dans le domaine des interventions économiques et sociales, où, comme M. Edmond Maire - qui ne saurait, j'imagine, être considéré comme antisocial - le précisait dans un article remarqué d'un journal du soir en date du 2 novembre dernier, « l'efficacité restait à démontrer ».
J'ai entre les mains un document émanant du Secrétariat général du Gouvernement. Il permet de constater avec stupéfaction que si - et ce n'est là que justice, c'est bien le cas de le dire ! - vous figurez, monsieur le garde des sceaux, dans la hiérarchie des excellences immédiatement après le Premier ministre...
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Certes !
M. Christian Bonnet. ... les affaires étrangères se retrouvent au cinquième rang, derrière l'équipement, et l'intérieur au septième rang, derrière le travail.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. C'est la vie moderne !
M. Christian Bonnet. Très proche collaborateur, et de longue date, de M. le Président de la République, fort de la confiance dont vous bénéficiez de sa part, et de la place éminente qui est la vôtre dans les conseils du Gouvernement, il vous appartient, monsieur le garde des sceaux, de faire en sorte que, « les carottes étant cuites », pour 1997, le projet de budget pour 1998, qui ne va pas tarder à être mis en chantier, traduise l'indispensable recentrage des actions de l'Etat, qu'il ne fasse pas du budget de la justice et du budget de l'intérieur - s'agissant de ce dernier, j'aurai une petite explication amicale avec M. le rapporteur général - des terres de mission. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. Hubert Haenel. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Balarello.
M. Hubert Haenel. La cour d'appel de Nice !
M. José Balarello. Cela fait un siècle que nous l'attendons ! M. le garde des sceaux en est d'ailleurs conscient, puisqu'il est niçois.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, ne disposant que de quelques minutes, je limiterai mon propos.
Le rapport dont nous discutons, reprenant certains termes du rapport Carrez, nous rappelle que la carte judiciaire française est le produit d'une stratification historique, reflet de réalités démographiques, économiques et sociales aujourd'hui disparues, la densité géographique des juridictions provenant traditionnellement de l'héritage de l'Ancien Régime et du premier Empire.
Le résultat est le suivant : certaines juridictions ou cours d'appel sont en dessous du seuil d'activité critique nécessaire à un fonctionnement efficace et d'autres croulent sous les affaires.
Les inégalités en matière de charge de travail par magistrat vont - comme le rappelle le rapport de notre commission - de un à deux pour les cours d'appel, de un à trois entre les tribunaux de grande instance et de un à cinq entre les juges d'instance.
MM. Pierre Fauchon et Charles Jolibois, qui, je me plais à le souligner, ont fait un travail remarquable, précisent dans leur rapport que « ces déséquilibres atteignent des records dans les ressorts des cours d'appel d'Aix-en-Provence et Douai avec des niveaux de charges de travail extrêmement élevés ». Vous l'avez compris, monsieur le garde des sceaux, je vais vous parler des cours d'appel qui sont à créer dans les Alpes-Maritimes et la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, qui est aujourd'hui l'une des régions les plus peuplées de France et qui n'a qu'une seule cour d'appel.
Interrogé par mes soins - car je me préoccupe de cette question depuis de nombreuses années - l'un de vos prédécesseurs M. Albin Chalandon, m'avait répondu, le 26 novembre 1986, qu'il attendait de disposer d'un effectif de magistrats suffisant pour installer à Nice les chambres nécessaires sans mettre pour autant en cause ce qui existe actuellement à Aix-en-Provence. Il me demandait alors d'avoir de la patience en me précisant, comme cela figure dans le compte rendu des débats du Sénat publié au Journal officiel : « il faut savoir attendre un peu ». Dans un mois, dix années se seront écoulées.
J'étais également intervenu auprès d'un de vos prédécesseurs, M. Henri Nallet, en 1991 et en 1992.
Le 7 décembre 1994 au Sénat, M. Pierre Méhaignerie, alors garde des sceaux, m'avait répondu : « M. Balarello a souhaité la création d'une cour d'appel dans les Alpes-Maritimes, j'étudie pour commencer l'implantation de chambres détachées de la cour d'appel d'Aix-en-Provence. »
Le 27 novembre 1995, interrogé par mes soins lors du vote du projet de loi de finances, vous m'avez indiqué - c'était après le dépôt du rapport Carrez qui préconise la création d'une cour dans les Alpes-Maritimes - que cette question faisait l'objet d'une étude approfondie tant sur le plan du principe que sur celui de ses modalités de mise en oeuvre et que deux solutions étaient proposés : la création d'une cour d'appel ou le détachement de chambres de la cour d'appel d'Aix-en-Provence dans le département des Alpes-Maritimes.
Dernièrement, recevant les bâtonniers de Nice et de Grasse - qui se sont mis d'accord et vous connaissez le problème, monsieur le garde des sceaux - vous leur avez précisé, sauf erreur de ma part, que vous étiez d'accord pour la mise en place dans les Alpes-Maritimes de deux ou trois chambres détachées de la cour d'appel d'Aix-en-Provence car, pour des raisons financières, il vous était impossible de faire plus.
Dans une lettre récente que vous avez adressée au maire de Nice, qui est également avocat, vous confirmez cette option.
Aussi, il me serait agréable, monsieur le garde des sceaux, que, profitant de ce débat et du fait que la mission d'information du Sénat conclut, comme d'ailleurs le rapport Carrez, à l'urgente nécessité « de créer des chambres et des juridictions nouvelles, là où les besoins sont évidents », vous me précisiez si vous avez décidé la création dans les Alpes-Maritimes d'au moins trois chambres détachées de la cour d'appel d'Aix-en-Provence. Dans l'affirmative, à quelle date cette création interviendra-t-elle et quelles seront les matières traitées par ces chambres ? Je vous rappelle à cette occasion que les délais de traitement de la chambre sociale, qui juge notamment les affaires prud'homales, sont de trois années ou plus devant la cour d'Aix-en-Provence, ce qui, vous en conviendrez, est difficilement admissible pour des salariés.
Le temps dont je dispose ne me permet pas, monsieur le garde des sceaux, d'aborder les problèmes de fond, qui ont été très bien traités par nos collègues MM. Fauchon et Jolibois. Aussi, je terminerai en évoquant un autre problème.
Devant le flux montant des affaires civiles et compte tenu du besoin de justice de proximité formulé par nos concitoyens, recréez l'esprit, sinon l'appellation, des justices de paix - ces juridictions réglaient en conciliation la moitié des litiges, alors qu'actuellement cela n'est plus le cas - étendez la compétence des tribunaux d'instance, chargez-les notamment de constater l'accord des parties dans les divorces par consentement mutuel. Je suis en effet réticent, comme M. Fauchon, à l'idée émise par certains et selon laquelle il convient de confier cette tâche aux officiers de l'état civil.
La commission Haenel-Arthuis, aux travaux de laquelle j'ai participé, encourageait, en 1994, la consécration des tribunaux d'instance comme juridiction de droit commun. Le rapport de MM. Fauchon et Jolibois va dans le même sens. C'est même sa « principale proposition pour traiter le contentieux dit de masse ». Cela fait longtemps que j'émets un tel point de vue, et M. Fauchon le sait fort bien.
Nous souhaitons, monsieur le garde des sceaux, que ce rapport contribue, dès que les finances du pays seront rétablies, à augmenter très significativement les moyens du ministère de la justice. Nous sommes certains que vous y parviendrez, comme vous avez pu le faire dans le budget de 1996. (Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Larché.
M. Jacques Larché. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le travail accompli par la mission d'information présidée par M. Charles Jolibois, dont M. Pierre Fauchon était le rapporteur et à laquelle nombre de nos collègues sont associés, peut être considéré comme un modèle de travail sénatorial. J'en veux d'ailleurs pour preuve l'intérêt que suscite, dès sa parution, le rapport qu'ils ont élaboré.
Celui-ci comporte, d'abord, une partie « investigation », qui est un modèle, puis un constat, qui est aussi un modèle car il est totalement objectif, et, enfin, des propositions, qui, étalées dans le temps, peuvent être réalisables et raisonnables. Ce rapport, vous le savez, monsieur le garde des sceaux, est la marque de l'intérêt que le Sénat tout entier porte à l'institution judiciaire et à l'action que vous menez à la tête de la chancellerie.
Que pouvons-nous dire ?
Dans une société en crise, la justice est en déshérence. Je pense qu'il y a entre ces deux propositions un lien de cause à effet. On pourrait pousser plus loin le raisonnement, quelque peu simpliste, en affirmant qu'améliorer la justice permettrait de contribuer à redresser notre société.
Que faut-il faire ?
Ne nous le dissimulons pas, toute réforme est coûteuse. Nous vivons dans un Etat où la situation est absurde sur le plan financier. En effet, 250 milliards de francs vont être consacrés au redressement d'un certain nombre de sociétés qui ont été mal gérées. Or ces 250 milliards de francs représentent dix fois le budget de la justice ! Il est clair que tant que nous serons confrontés à une telle absurdité, à un tel obstacle, ce meilleur accomplissement des fonctions régaliennes de l'Etat, que chacun appelle de ses voeux, sera difficilement obtenu.
Monsieur le garde des sceaux, vous nourrissez tout naturellement et légitimement de grandes ambitions pour la réforme de la justice. Toutefois, ce que je vous demanderai, en cet instant, c'est de donner la priorité à ce que nos concitoyens et les juges considèrent comme essentiel.
Les juges, qui font bien leur métier, réclament une égalité de traitement, afin que certains d'entre eux ne soient pas surchargés de travail. Nous sommes en effet en présence d'une sorte de lointain héritage d'un stakhanovisme qui pourrait paraître dépassé. Il s'ensuit bien évidemment quelques malfaçons dans les décisions de justice rendues. Dans le même temps, disons-le très clairement, d'autres magistrats ont une conception parfaitement honorable de leurs loisirs puisqu'elle correspond à la tâche judiciaire qui leur est confiée et qu'ils peuvent accomplir sans grande difficulté, c'est le moins que l'on puisse dire.
Les citoyens voudraient ne pas être obligés d'attendre la décision judiciaire qui les concerne dans des conditions telles que nous courons de plus en plus le risque de voir la Cour européenne des droits de l'homme de reprocher à la France de ne pas rendre les décisions de justice dans des délais raisonnables.
Le justiciable, enfin, ne voudrait pas être obligé d'attendre la preuve matérielle de la décision prise, afin de ne pas devoir parfois se livrer à de véritables acrobaties pour respecter les délais de recours.
M. François Giacobbi. Eh oui !
M. Jacques Larché. Monsieur le garde des sceaux, je terminerai en formant un voeu très amical. Un jour, le bilan de votre action sera dressé par vous-même ou par d'autres. Aussi, je voudrais que, sur tous les points que je viens de signaler rapidement, qui sont sans doute modestes mais dont l'addition permettrait de parvenir à cette amélioration de la justice que nous souhaitons tous, vous laissiez le souvenir de celui qui, se consacrant à cette amélioration de la justice au quotidien, aura finalement rendu, non seulement à la justice, mais aussi à la société tout entière, le service que nous attendons de lui. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR, de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d'abord d'exprimer à mon tour, comme l'ont fait de nombreux d'orateurs, ma gratitude au Sénat tout entier, à sa commission des lois et à la mission d'information « Jolibois-Fauchon » pour le travail accompli en peu de mois : tout cela a en effet commencé en février dernier, au moment où nous discutions, à Versailles, de la révision constitutionnelle.
Je suis heureux que vous me donniez l'occasion de parler du fonctionnement des juridictions autrement que par le tableau rapide et partiel que l'on en fait généralement à l'occasion du débat budgétaire. Celui que nous aurons dans quelques semaines ne dérogera pas à cette règle, que je qualifierai de frustrante.
Je voudrais souligner, comme vient de le faire M. Jacques Larché, président de la commission des lois, que la séance de cet après-midi, pour brève qu'elle soit, marque une étape importante et constitue un exemple de l'excellence du travail du Sénat, en particulier dans le domaine de la justice qu'il a beaucoup exploré depuis plusieurs années.
Avant de répondre aux différentes questions et suggestions, je porterai une appréciation générale sur le rapport de la mission, en indiquant l'action que, pour ma part, je mène dans mon ministère à cet égard.
Tout d'abord, je souligne que je suis en accord complet avec le constat fait par le rapport, qui est, pour l'essentiel, le constat de l'encombrement des juridictions. Je citerai un seul nombre significatif à cet égard : il existe, en moyenne, plus d'un an de stock d'affaires, les cours d'appel connaissant - il faut le dire - la situation la plus critique. A tous les niveaux, l'augmentation des flux d'affaires nouvelles se poursuit. Je vous renvoie naturellement au rapport pour les chiffres détaillés, puisque nos sources sont identiques.
Il est vrai que j'ai eu l'occasion d'employer, voilà quelques mois, un mot que vous avez souvent cité ici : j'avais en effet dit que, si nous ne prenions pas aujourd'hui des mesures, nous serions confrontés, dans quelques années, à une « embolie » ; le rapport évoque, quant à lui, une « asphyxie », une « paralysie » ou une « hémiplégie ». Ce sont de toute façon, comme chacun le sait, des accidents graves ! Par conséquent, quel que soit le vocabulaire, nous devons faire aujourd'hui un effort pour prévenir leur survenue.
Par ailleurs, le constat qui est fait, et que je partage, n'est pas nouveau. En effet, c'est à partir de ce constat, fait notamment par le Sénat en 1992 et en 1994, que des initiatives ont été prises par le Gouvernement. La plus connue d'entre elles est naturellement le programme pluriannuel pour la justice que vous avez adopté au début de l'année 1995 sur la proposition de M. Méhaignerie, mon prédécesseur à la Chancellerie. C'était une réponse essentiellement quantitative - certains s'en sont plaints, d'ailleurs - mais elle demeure tout à fait indispensable, la France n'ayant pas, jusqu'à présent, accompli en faveur de sa justice - c'est le moins qu'on puisse dire - des efforts démesurés. Je partage tout à fait sur ce point les critiques exprimées en termes excellents et véhéments par M. Bonnet.
J'ai poursuivi pour ma part l'effort entrepris par M. Méhaignerie en vue de redresser les moyens de la justice, et je voudrais, à cet égard, citer simplement quelques caractéristiques du budget de 1996 et du projet de budget pour 1997.
En 1996, les 60 créations d'emploi de magistrat ont été localisées par priorité dans les cours d'appel, mais aussi dans les tribunaux pour enfants et dans les services de l'application des peines, où de grands besoins se font sentir.
Parallèlement, 190 emplois de fonctionnaire des greffes ont été créés au titre du programme pluriannuel pour la justice ; mais, au-delà de ce programme, pour venir spécialement en aide aux juridictions les plus en difficulté, 300 emplois d'agent de catégorie C ont été créés. Le recrutement de ces agents est quasiment terminé par voie de concours régionalisés et permettra aux juridictions de disposer, par exemple, des dactylos nécessaires à la frappe des jugements, dont le déficit a été relevé par la mission sénatoriale, comme elle l'avait été antérieurement, notamment par la mission Haenel-Arthuis.
Dans le projet de loi de finances pour 1997, cet effort de création d'emplois est maintenu, bien qu'à un rythme moins soutenu en raison d'un contexte budgétaire rigide que M. le rapporteur général a très bien rappelé, voilà quelques instants.
Ainsi est prévue la création de 30 emplois de magistrat, qui permettront de poursuivre la politique de renforcement des cours d'appel et des tribunaux pour enfants. En outre, 147 emplois de fonctionnaire de catégorie C renforceront la capacité d'exécution des greffes.
Par ailleurs, le budget de 1996 et le projet de loi de finances pour 1997 ont permis de maintenir à hauteur d'environ un milliard de francs chaque année le montant des investissements immobiliers et de doter ainsi l'institution judiciaire d'un patrimoine moderne, facilitant la mise en oeuvre des réformes judiciaires, tout en améliorant les conditions de travail des personnels de justice et d'accueil des auxiliaires de justice et des justiciables.
Mais l'augmentation des flux contentieux est si massive, si continue depuis des années, et semble relever de causes si profondes qu'on ne peut que s'interroger, comme vous l'avez fait tout au long de cet après-midi, mesdames, messieurs les sénateurs, sur la capacité financière de l'Etat à répondre, sur le long terme, par une augmentation parallèle des moyens.
Le mérite du rapport de la mission d'information de la commission des lois est précisément de s'interroger sur les évolutions structurelles qui pourraient permettre de faire face plus efficacement, c'est-à-dire, comme l'a indiqué M. Jacques Larché, avec des moyens raisonnables, aux besoins qui se font jour en matière de justice.
Cette approche est évidemment excellente, et je l'ai adoptée, pour ma part, dès mon arrivée place Vendôme, en faisant préparer un plan de modernisation des juridictions, qui a été rendu public au mois de juin dernier. J'en ai d'ailleurs entretenu la mission d'information lorsqu'elle a bien voulu m'auditionner.
Ce plan, je le rappelle, comporte trois objectifs.
Le premier concerne l'amélioration de la gestion des juridictions.
Par les deux circulaires des 9 octobre 1995 et 8 juillet 1996 ont été créés auprès des chefs de cour les services d'administration régionale et les coordonnateurs de ces services. L'un des objectifs poursuivis est de doter les juridictions de services de gestion composés de gestionnaires compétents, pour assister les chefs de cour dans le domaine de l'administration des juridictions et pour permettre aux magistrats de se recentrer sur leurs fonctions juridictionnelles. Cela correspond à la proposition n° 19 du rapport.
Le deuxième objectif du plan de modernisation est une meilleure utilisation des moyens.
Ainsi est en cours un projet de déploiement des effectifs de magistrats et de fonctionnaires pour tenter de répartir la charge de travail des juridictions de manière plus équitable. Il s'agit de la proposition n° 5 de la mission d'information.
De même, un effort accru de gestion doit permettre de rationaliser l'outil informatique : ce sont les propositions n°s 20, 21 et 22 figurant dans le rapport.
Au pénal, il conviendra tout particulièrement de valider le logiciel permettant de prendre en compte la phase de l'exécution des peines. Ce logiciel a été validé par les juridictions. Restent à régler les modalités de son acquisition et de sa diffusion. Il s'agit d'une forte demande des juridictions, au demeurant justifiée, que la mission sénatoriale a reprise à son compte. Cette diffusion pourrait être effective dès 1997.
Au civil, il convient de rationaliser la gestion des divers logiciels permettant d'assurer les différentes fonctions de la chaîne civile.
L'objectif est d'obtenir que l'informatique civile ne soit pas en quelque sorte accaparée par de trop petites sociétés de service informatique, fragiles sur les plans technique et financier, et de doter les juridictions de contrats de maintenance les protégeant efficacement.
Par ailleurs, il est indispensable de développer une informatique permettant de communiquer avec les professionnels du droit, principalement les avocats, les avoués et les huissiers.
Enfin, le troisième objectif du plan de modernisation pour la justice est de favoriser l'évolution des mentalités et des méthodes de travail, en anticipant sur tous ces points les recommandations de la mission sénatoriale.
Par exemple, nous élaborons actuellement des contrats de juridiction entre l'administration centrale et certaines juridictions, par lesquels sont fixés des objectifs en termes notamment de durée moyenne des procédures et de moyens mis en oeuvre de manière concertée pour y parvenir.
De la même façon, conformément aux propositions n°s 6, 7 et 9 de la mission d'information, je prépare un projet de modification du statut de la magistrature, qui instaure notamment une durée maximale des fonctions de certains chefs de juridiction et qui prévoit de nouvelles obligations en matière de mobilité. Je souligne que nous avons déjà, depuis 1993, rationalisé le recrutement de l'Ecole nationale de la magistrature : désormais, le nombre des recrutements à l'ENM est fixé non plus à partir des départs en retraite mais, comme vous le demandez, à partir de la situation réelle, c'est-à-dire les vacances d'emplois et la situation des juridictions.
Après cette appréciation globale du rapport, en comparaison, si j'ose dire, de l'action de modernisation que j'ai engagée, je voudrais distinguer dans votre propos, monsieur le rapporteur, deux points essentiels, qui sont d'ailleurs ceux sur lesquels vous avez voulu insister : la carte judiciaire et le contentieux de masse.
Sur la carte judiciaire, bien entendu, je ne puis qu'approuver l'esprit et les termes de la proposition qui est placée en tête de votre rapport et qui vise à voir les besoins pris en compte pour la répartition des juridictions. Je suis d'autant plus sensible à cette proposition que le Sénat en général et la mission d'information en particulier se gardent - vous y avez tous insisté cet après-midi - d'une approche technocratique consistant à décider d'ouvrir ou de fermer des juridictions sur la base de critères purement mathématiques. Au contraire, vous préconisez - c'est votre proposition n° 3 - une approche prudente et réfléchie, qui est aussi la mienne.
Le Sénat mieux que toute autre institution sait en effet combien les considérations d'aménagement du territoire, de proximité géographique, de survie d'activités dans les zones rurales doivent être prises en compte dans un tel domaine.
A partir du moment où nous nous gardons de toute approche a priori, ma position sur ce sujet serait donc la suivante : comme certains l'ont rappelé cet après-midi, j'ai déjà dit que je ne voulais pas mettre en oeuvre les propositions du rapport Carrez visant à la suppression de cent juridictions, pour un profit extrêmement réduit sur le plan budgétaire, à savoir quelques petites dizaines de millions de francs par an.
Je crois donc qu'il faut envisager cette question non pas d'en haut, d'une manière mathématique, mais d'en bas, en fonction des besoins. C'est pourquoi, en accord avec mon collègue M. Dominique Perben, ministre de la fonction publique, de la réforme d'Etat et de la décentralisation, j'ai l'intention de proposer à M. le Premier ministre de lancer une consultation nationale tendant à la définition consensuelle de cette carte judiciaire idéale que vous appelez de vos voeux, monsieur le rapporteur.
Lorsque cette étape de définition consensuelle par le bas aura été franchie, nous verrons, au fil des années, comment nous pourrons mettre en oeuvre la réforme.
Naturellement, s'agissant de l'implantation des juridictions, d'autres voies sont possibles, et nous avons commencé à les emprunter. En particulier, je pense utile d'explorer l'idée de juridiction de première instance unique, qui pourrait, dans certains cas, conserver plusieurs implantations, comme celles des actuels tribunaux de grande instance et d'instance, mais éventuellement spécialisées.
J'ai reçu, il y a quelques jours, l'association nationale des magistrats d'instance. Nous avons envisagé, à cet égard, un travail en commun avec spécialisation d'un certain nombre de tribunaux d'instance dans le même ressort. Il en résulterait une plus grande souplesse et une plus grande efficacité dans chaque juridiction. Cela va tout à fait dans le sens de la proposition n° 2 du rapport.
Par ailleurs, vous le savez, je fais étudier, comme vous le souhaitez, l'idée d'un guichet unique de greffe qui pourrait traiter l'ensemble des contentieux, même si les affaires ne sont pas jugées sur le lieu où se trouve physiquement implanté ce guichet unique.
Je viens, à cet égard, de créer un groupe de travail, présidé par le premier président de la cour d'appel d'Orléans, M. Casorla, à qui j'ai laissé le soin de me faire prochainement des propositions.
En tout cas, je veux dès à présent rappeler que je veille à ce que, par des créations nettes d'emplois ou par redéploiement, les effectifs de magistrats soient mis en harmonie avec les besoins.
En outre, comme le suggère le rapport, je fais également procéder à des expériences de télétravail, notamment au sein de la cour d'appel de Rouen ; cela correspond à la proposition n° 8.
J'ai par ailleurs adressé aujourd'hui même une circulaire, signée par le directeur des services judiciaires, aux chefs de cour concernant la mise en place des audiences foraines, conformément à la loi de programme.
M. Hubert Haenel. Très bien !
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. En ce qui concerne la proposition n° 36 du rapport, qui consiste, en fait, à réorganiser beaucoup plus profondément les tribunaux d'instance - dans l'esprit de M. Fauchon, que je sais amoureux des choses de la Grande-Bretagne, cela me paraît ressembler fort à ce que l'on appelle, de l'autre côté du Channel, les Magistrates'Courts -, je dirai que, bien entendu, dans l'idéal, si les Français étaient des Anglais, nous pourrions la faire nôtre. Mais, comme chacun sait, si les Français étaient des Anglais, il y a beaucoup de choses qui seraient différentes dans notre pays ! (Sourires.)
Trêve de plaisanterie, la juridiction de base me paraît être un élément de notre culture nationale judiciaire. C'est donc avec beaucoup de prudence qu'il faudra envisager une quelconque réforme.
J'ai dit tout à l'heure combien j'étais ouvert à l'idée d'un regroupement, d'un travail en commun des juridictions à la base.
Dans le même esprit, malgré bien des difficultés d'ordre juridique dont vous avez peut-être eu quelque écho, je suis en train de mettre en application les dispositions de la loi de programme concernant les magistrats à titre temporaire et les conseillers de cour d'appel en service extraordinaire. Douze postes ont d'ailleurs été budgétisés.
Le décret afférent est soumis au Conseil d'Etat. L'affaire est juridiquement très difficile. Nous aboutirons sans doute dans quelques semaines. Ainsi, tous ceux qui en ont parlé cet après-midi auront satisfaction.
J'y insiste, monsieur Fauchon, le travail en commun, la spécialisation des juridictions de base, c'est vraisemblablement l'une des voies qui peut permettre d'aboutir à ce que vous souhaitez, à savoir plus de proximité, des juridictions capables de régler l'essentiel du contentieux quotidien, si j'ose dire, mais, encore une fois, sans bouleverser nos structures. C'est en tout cas une voie sur laquelle il faut s'engager.
Terminant mon propos sur la carte judiciaire, je dirai à M. Balarello que, pour ce qui est de la cour d'appel de Nice, les choses sont très simples.
J'ai pris ce dossier au début de l'année, avec, bien entendu, toute la bonne foi nécessaire, car je connais le problème, je connais la revendication.
La situation de la cour d'appel d'Aix n'est pas bonne, je le sais. J'ai donc fait procéder à une étude approfondie, probablement la plus exhaustive. Réalisée par l'inspection générale des services judiciaires, elle a permis de voir et d'entendre tout le monde, et de mesurer de manière extrêmement précise les avantages et les inconvénients de chaque solution.
A la suite de cette inspection, vous l'avez dit vous-même, j'ai décidé de ne pas engager la création d'une cour d'appel à Nice. Mais j'ai également indiqué que, conformément à la loi, nous nous devions d'étudier d'autres manières de rapprocher la justice des justiciables des Alpes-Maritimes. A cette fin, mes services étudient actuellement comment et avec quels moyens nous pourrions mettre en place la formule des chambres détachées dans ce département.
Quant aux contentieux de masse, monsieur Fauchon - j'en ai déjà parlé, à propos de la carte judiciaire, pour les tribunaux d'instance - vous avez tout à fait raison de vouloir « pointer » ce problème, encore que des distinctions doivent être faites dans cette notion.
Ainsi, on ne peut pas assimiler contentieux de masse et longs délais. Bien des contentieux de masse se règlent très vite. Ce n'est pas pour autant que la question que vous posez - ne faut-il pas les traiter autrement ? - n'est pas pertinente.
Quand on parle des contentieux de masse, on a l'impression que c'est cela qui embouteille. En réalité, bien souvent, on le constate, les retards dans certaines cours d'appel ne résultent pas, sauf pour les chambres sociales, du contentieux de masse. Pourtant, il faut parfois attendre quatre ou cinq ans pour parvenir à l'arrêt en cour d'appel.
Si donc il convient de ne pas confondre contentieux de masse et longs délais, votre réflexion, monsieur Fauchon, demeure tout à fait pertinente.
C'est vrai, l'informatique est indiscutablement l'un des moyens de faire face à ces contentieux répétitifs que l'on trouve, par exemple, dans les tribunaux de police, et qui sont les types mêmes du contentieux de masse. De ce point de vue, nous avons beaucoup avancé.
Nous nous sommes engagés dans le développement de la conciliation et de la médiation sans d'ailleurs prendre de position doctrinale sur le point de savoir ce qui est préjudiciaire ou judiciaire et à quel niveau on doit ouvrir ou fermer la porte.
A cet égard, les nouveaux décrets portant application de la loi de 1995 ont été publiés en juillet dernier et très prochainement paraîtra le texte relatif au statut des conciliateurs. Par conséquent, nous avons d'ores et déjà considérablement élargi le champ de la conciliation et de la médiation. Cette dernière sera désormais possible alors même que le juge est saisi. La principale application se fera en matière de juridiction des loyers, qui est typiquement un contentieux de masse, vous l'avez dit, monsieur Fauchon.
En ce qui concerne la procédure civile, je rappelle que, d'ici à quelques semaines, le président Jean-Marie Coulon, qui vient d'être nommé président du tribunal de grande instance de Paris, me remettra son rapport et que 1997 sera l'année d'une réforme, pour l'essentiel réglementaire, que je souhaite importante.
Cette réforme, je la mènerai, naturellement, en concertation avec tous les intéressés - magistrats, auxiliaires de justice, fonctionnaires - mais, bien qu'il s'agisse de textes de nature réglementaire, je consulterai également les parlementaires les plus compétents et les plus intéressés, car il m'apparaît qu'ils ont leur mot à dire.
Si c'est au niveau des cours d'appel que l'on trouve aujourd'hui le goulet d'étranglement le plus inquiétant, notre souci ne doit pas être seulement celui de la longueur des délais, de l'encombrement de la juridiction. Nous devons avant tout maintenir à ce second degré de juridiction, qui peut, pour l'essentiel, être le degré définitif, une qualité juridique et donc refuser ce que j'appellerai un traitement trop industriel des contentieux. D'où le nécessaire recours aux réformes de procédure, à l'augmentation des moyens, mais aussi - plusieurs d'entre nous l'ont évoqué - au recentrage de la justice sur l'essentiel de ses missions.
Il ne saurait être question, sous prétexte que la demande de justice est trop forte pour les moyens de la justice, de réduire cette demande de justice. Ce serait d'ailleurs socialement, je dirai même sociologiquement, tout à fait impossible. Simplement, il faut convenir que, depuis trente ans, la justice s'est mise à faire, à la demande d'ailleurs des gouvernements et du législateur, beaucoup de choses, beaucoup trop de choses, qui, à mon avis, ne relèvent pas de sa compétence.
J'ai confié d'abord, voilà quelques mois, à Alain Lancelot, avant qu'il soit nommé au Conseil constitutionnel, et, aujourd'hui, au professeur Jean-Claude Casanova la mission d'établir un rapport visant à mieux délimiter, dans une société comme la nôtre, le périmètre du droit, le périmètre de la justice et le périmètre du juge, car chacun sait que la justice a, outre des tâches juridictionnelles, des tâches de nature administrative. Ce rapport, qui me sera remis au début de l'année prochaine, donnera lieu ensuite, bien évidemment, à débat public.
Voilà les observations que je voulais faire sur la carte judiciaire et le contentieux de masse.
Vous le voyez, monsieur Fauchon, mes réponses comme mon action se rapprochent beaucoup, dans leur esprit, et de votre intervention et du travail de la mission que vous avez rapporté.
Je veux remercier M. Laurin du soutien qu'il apporte à l'action de modernisation que je viens de décrire, mais aussi de ses propos sur la stabilité des relations entre la police judiciaire et le ministère de la justice.
J'ai déjà eu l'occasion de le dire, ce n'est pas, à mon sens, au travers d'une réforme administrative que l'on pourra régler les problèmes. Il s'agit bien souvent de problèmes de vie quotidienne qui relèvent des relations entre les hommes, et il est tout à fait clair qu'aucune loi, qu'aucun décret n'y pourra rien changer.
Quant aux problèmes qui relèvent du code de procédure pénale - j'ai déjà eu l'occasion de le dire également - je dirai que le code de procédure pénale est fait pour être appliqué par tous ceux qui y sont soumis.
Monsieur Bonnet, vous vous êtes inquiété de ce que j'appellerai la paupérisation des fonctions régaliennes de l'Etat. Vous avez parfaitement montré que, en matière de justice, c'est devenu une sorte de tradition nationale.
Quels que soient les chiffres que vous avez cités, notamment ceux qui témoignent de la disproportion entre les concours de l'Etat aux entreprises publiques et le budget de la justice, il faut tout de même reconnaître que, depuis quelques années - en gros, 1993 - un effort a été fait. En témoignent le programme pluriannuel de M. Méhaignerie, la loi de finances pour 1996, mais aussi celle pour 1997, à propos de laquelle vous avez bien voulu noter que la justice était dans une situation moins défavorisée que les autres administrations publiques du fait des restrictions budgétaires.
Si mon département ministériel doit, en effet, prendre sa part dans la politique d'assainissement des finances publiques, l'idée de M. le Président de la République et de M. le Premier ministre est bien d'assurer, au fil des années, aux fonctions régaliennes que vous avez justement décrites les ressources qui leur sont nécessaires.
D'ailleurs, toute la politique que nous menons, et qui consiste notamment à privatiser un certain nombre d'entreprises publiques, a précisément pour objet - M. le rapporteur général l'a dit dans son intervention - de faire en sorte que l'Etat puisse consacrer ses moyens et ses forces, c'est-à-dire nos impôts et les ressources qu'il tire de l'activité économique, à ce qui est le coeur de ses missions, et non pas à des activités que d'autres peuvent exercer de manière bien plus rentable que lui...
M. Christian Bonnet. Exactement !
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. ... et qu'en tout cas le citoyen français moyen ne lui demande pas d'abord d'exercer. De ce point de vue, je fais miens les propos qu'ont tenus MM. Jacques Larché, Christian Bonnet et Alain Lambert.
Je remercie M. Charles Jolibois d'avoir rappelé la méthode qui a présidé aux travaux de cette mission. Elle est excellente, en tout cas à en juger par le résultat, tout comme est excellent l'esprit dans lequel la mission a oeuvré. Je le sais pour avoir moi-même été entendu par elle. Je le remercie également d'avoir, à l'occasion de ce débat, apporté une nouvelle fois son soutien précieux à la politique du Gouvernement.
Je crois, monsieur Bonnet, que ce travail peut jouer comme un levier pour que les efforts engagés par M. le Président de la République et par le Gouvernement soient encore davantage accompagnés aussi bien par la représentation nationale que par l'opinion publique qui, comme vous le savez par ailleurs, se pose beaucoup de questions sur la justice.
Monsieur Lambert, vous avez peut-être fait preuve d'un scepticisme excessif quand vous avez relevé une sorte d'impossibilité qu'il y aurait à augmenter le budget de la justice. Je pense, moi, que nous pouvons parfaitement, dans les années qui viennent, à force de volonté, y parvenir. Je citerai deux exemples.
Si l'on totalise les sommes inscrites aux budgets de 1995 et de 1996 ainsi que dans le projet de loi de finances pour 1997, ce sont 2,6 milliards de francs de plus qui sont mis à la disposition de la justice. Par les temps qui courent, 2,6 milliards de francs, ce n'est pas peu, même si ce n'est pas, comme certains l'ont souligné, à l'échelle des contributions qui sont apportées pour recapitaliser telle ou telle entreprise publique, c'est vrai. Mais, tout de même, 2 600 millions de francs de plus entre le début de l'année 1995 et 1997...
De même, monsieur le rapporteur général, et vous y serez sensible, malgré la régulation budgétaire de 1996 qui a frappé l'ensemble des administrations - il le fallait bien, pour tenir les objectifs du budget en regard, notamment, de notre déficit budgétaire - nous avons été traités favorablement par le Gouvernement. Ainsi, alors que le taux de gel est généralement de 15 % sur les dépenses de fonctionnement, nous avons réussi à obtenir du Premier ministre qu'il ne soit, pour ce qui nous concerne, que de 10 %. De la même façon, sur les dépenses d'équipement, nous avons réussi à faire passer le taux de gel ou d'annulation, en général de 25 %, à 3 % pour les crédits de paiement et à 8 % pour les autorisations de programme.
Ainsi, dans un cadre très contraignant - ce n'est pas M. le rapporteur général qui me contredira - nous pouvons concrètement faire triompher la volonté politique au service de la justice.
Monsieur Haenel, j'ai bien noté vos remarques inspirées, notamment, par les travaux de la fameuse mission que vous avez menée voilà quelques années au côté de M. Arthuis.
En ce qui concerne le pénal, le traitement en temps réel comme la troisième voie, c'est-à-dire les alternatives, sont vraiment aujourd'hui bien plus que des expériences. A l'heure actuelle, dans la quasi-totalité des juridictions, elles sont des pratiques courantes, sinon générales. D'ailleurs, j'ai déjà par deux fois donné des instructions aux procureurs généraux pour que la gestion en temps réel des affaires pénales soit généralisée. C'est ce qui se fait désormais.
Je voudrais rassurer, si je le puis, M. Authié, l'orateur du groupe socialiste. Le taux de classement sans suite des procédures pénales reçu par les parquets, comme vous l'avez tous souligné, est important et le sujet méritera, il est vrai, examen. Cela étant, il ne faudrait pas donner à ce taux une signification qu'il n'a pas. La majorité des classements concerne, en effet, des infractions dont les auteurs n'ont pas pu être identifiés par les services de police ou de gendarmerie ; un certain nombre d'autres classements concernent des faits qui ne sont pas apparus constitutifs d'une infraction. Je rappelle que tout fait considéré par une victime comme une infraction ne l'est pas nécessairement car, dans le silence du code pénal ou des différents textes qui prévoient des incriminations, on ne peut pas, à propos de tel ou tel fait et pour les besoins de la cause, inventer une infraction susceptible de s'y appliquer. Voilà comment s'explique l'essentiel des classements.
Le taux de classement ne reflète donc pas, comme on a trop tendance à le dire, le seul exercice par le parquet de son pouvoir d'appréciation de l'opportunité des poursuites. La statistique tendrait à faire croire que, dans 85 % des cas, le parquet décide de ne pas poursuivre. Cela ne correspond pas du tout à la réalité.
Autre exemple, ces classements sans suite « auteur connu », qui étaient très majoritaires il y a quelques années, sont aujourd'hui descendus à un niveau beaucoup plus faible. Pourquoi ? Tout simplement parce que les alternatives aux poursuites, ce que l'on appelle la troisième voie, ont explosé, puisqu'elles ont augmenté de 114 % entre 1992 et 1995. C'est donc bien qu'en réalité il y a une réponse judiciaire. Il est vrai que cette réponse judiciaire n'est pas toujours la poursuite pénale. Nous aurons, d'ailleurs, l'occasion de travailler sur le sujet.
Au surplus, que signifient les statistiques ? M. Authié a beaucoup insisté sur cet aspect du problème, mais je crois qu'il convient d'être plus nuancé et plus près de la réalité des choses. Bien sûr, le taux de classement est encore trop élevé, mais la situation n'est pas en voie de dégradation. Depuis trois ou quatre ans, la justice, singulièrement les parquets eux-mêmes, répondent mieux, plus vite et davantage à la délinquance, en particulier à la petite délinquance. Le texte que vous avez voté concernant le droit pénal des mineurs, et qui est entré en application au mois de septembre, sera de nature, dans ce domaine si particulier et si important, à nous donner des résultats plus satisfaisants.
Je précise que le projet de statut que je suis en train de préparer, actuellement soumis aux organisations de magistrats, prévoira, comme M. Authié le souhaite, une meilleure mobilité géographique des magistrats.
Monsieur le rapporteur général, puisque vous m'avez posé directement la question, j'aurai l'occasion dans quelques semaines de déposer sur le bureau du Parlement le rapport d'application du programme prévisionnel pour la justice. Vous verrez que ce rapport aboutit grosso modo à une exécution sur 1995-1996 tout à fait satisfaisante. Naturellement, nous allons poursuivre dans le même sens, étant entendu que, en application du plan de réduction des dépenses budgétaires décidé par le Gouvernement, le programme prévisionnel pour la justice, comme le programme militaire, le programme de la police ou du patrimoine et d'autres, est étalé sur une année de plus. C'est là notre contribution à l'effort d'assainissement des finances publiques, qui est indispensable si l'on veut que notre économie reparte sur de bonnes bases.
Nous aurons donc l'occasion, d'ici à quelques semaines, de le vérifier mais, je vous le dis par avance, la situation est assez satisfaisante. Il nous faudra maintenant nous battre pour que, dans la suite de l'application du programme prévisionnel pour la justice, elle le reste.
Madame Borvo, ne le prenez pas en mauvaise part, mais j'ai été un peu étonné du ton assez polémique de vos propos, alors que j'avais précisément constaté cet après-midi que, sur toutes les travées, il y avait eu convergence de vues tant sur l'analyse que sur les propositions.
Je passe sur la forme que vous avez voulu donner à votre intervention. Sur le fond, je ne vois aucune mesure, ou alors je voudrais que vous m'en donniez des exemples, qui, contrairement à ce que vous avez affirmé, limite l'accès des justiciables à la justice. Bien au contraire ! Je vous assure d'ailleurs que, si la demande de justice était entravée dans son expression, cela se saurait. Je me permets donc de mettre les choses au point, puisqu'une bonne partie de votre propos était consacrée à ce thème.
Je me tourne enfin vers M. Jacques Larché. Il est vrai que, dans le rapport ou au cours du débat, certaines juridictions, pourtant fort importantes, n'ont pas été évoquées ; je veux parler des juridictions non professionnelles que sont les tribunaux de commerce, les conseils de prud'hommes - Dieu sait s'ils jouent un rôle important - et les tribunaux paritaires des baux ruraux. M. Jolibois s'en est expliqué, la mission s'est intéressée aux seules juridictions judiciaires et non pas aux juridictions administratives. Par ailleurs, elle ne s'est pas penchée sur les autres missions de la justice, qu'il s'agisse de la protection judiciaire de la jeunesse, qui a fait l'objet d'un rapport de M. Rufin, ou de l'administration pénitentiaire. Au sein des juridictions judiciaires, on ne s'est préoccupé que des juridictions professionnelles. Il y a donc encore de beaux jours pour les missions du Sénat ! (Sourires.)
La justice, pour nos concitoyens ou pour les entreprises, c'est aussi, outre les tribunaux de droit commun composés de magistrats professionnels, tout un monde de juridictions dans lesquelles siègent des magistrats non professionnels, qui ont beaucoup de mérite de le faire et qui rendent une justice dont la qualité, à mon avis, n'est pas toujours reconnue comme elle devrait l'être.
J'ai donc apprécié les propos qu'a tenus M. Jacques Larché et j'ai particulièrement approuvé la fin de son intervention : j'aimerais, en effet, être jugé sur mon bilan. Il faudra voir, en effet, si la justice fonctionne mieux quand je quitterai mes fonctions qu'elle ne fonctionnait lorsque je les ai prises. Monsieur Larché, c'est exactement mon propos. Je ne cesse d'ailleurs de le répéter. Demain, par exemple, je visiterai la cour d'appel de Metz ; aux magistrats et aux fonctionnaires réunis, je dirai précisément que, quelle que soit la médiatisation dont font l'objet tous les autres dossiers, qui sont les seuls dont on parle, c'est celui dont on ne parle pas, c'est-à-dire le fonctionnement interne des juridictions, sujet qui concerne des millions de justiciables trois cent soixante-cinq jours par an, qui constitue pour moi la priorité en matière de justice.
Je vous l'ai d'ailleurs dit quand je suis venu devant les membres de la mission, il y a quelques semaines, le plan de modernisation que je vous ai remis est, pour moi, plus important que beaucoup de grands textes, de grandes réformes ou de questions qui font la première ou la dernière page des journaux, du soir ou du matin. Je remercie donc M. Larché de m'avoir soutenu dans ce sens et, au-delà, je remercie le Sénat d'être, comme moi, attaché à cette priorité.
Cependant, pour ce qui est de la justice en particulier et du droit en général, il est des progrès qui n'ont pas de prix et dont il ne faut pas mesurer le coût, je veux parler des droits de l'homme et des libertés individuelles.
C'est la raison pour laquelle, tout en m'attachant, en priorité, au fonctionnement de la justice, j'ai voulu engager la réforme de la procédure criminelle. A cet égard, la création du deuxième degré de juridiction en matière criminelle me paraît être, en cette fin du xxe siècle, soit deux cent six ans après la création des cours d'assises, un progrès indispensable tant pour la justice de notre pays que pour sa dignité. J'ai fait adopter ce texte par le conseil des ministres ; il sera examiné par le Parlement au début de l'année prochaine, d'abord par l'Assemblée nationale, à condition qu'il soit accompagné d'un engagement formel de M. le Premier ministre d'inscrire au budget de 1998, puisque la réforme entrerait en vigueur à partir du 1er octobre 1998, outre les sommes indispensables au fonctionnement des juridictions, les crédits nécessaires pour la mise en oeuvre de cette réforme en termes de magistrats, de fonctionnaires, de locaux, de salles d'audiences et d'aménagements divers.
En tout cas, ma conception - par là, je rejoins d'ailleurs bien des orateurs qui se sont exprimés cet après-midi - est que nous ne devons pas nous lancer dans une réforme sans avoir les moyens de la mettre en oeuvre. Toutefois, sur certains sujets qui sont essentiels, au sens propre du mot, nous devons pouvoir en même temps mener une action visant à l'amélioration du fonctionnement de la justice et marquer quelques points décisifs en faveur de l'Etat de droit, de la garantie des libertés individuelles et des droits de l'homme.
Avant de terminer, je vous prierai, mesdames, messieurs les sénateurs, de bien vouloir excuser la longueur de ma réponse. Nous pourrions parler encore bien plus longuement de tels sujets. J'ai tenté de répondre de la manière la plus exhaustive possible à chacun d'entre vous.
En fait, nous faisons exactement le même constat et, à peu de choses près, nous en tirons la même analyse. Les solutions que vous proposez, mesdames, messieurs les sénateurs, sont très proches de celles qui sont déjà mises en oeuvre à travers le programme prévisionnel de la justice ou qui le seront à travers le plan de modernisation que j'ai lancé au mois de juin dernier.
Il s'agit maintenant, après ce même constat, cette même analyse, ces mêmes propositions, d'avoir la même volonté de faire entrer ces dernières dans la réalité. Je crois que nous avons les uns et les autres cette volonté.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens à vous dire dès maintenant ma reconnaissance pour le travail qui a été accompli et pour le soutien que le Sénat a apporté en tout temps à l'institution judidiciaire.
Je terminerai par un voeu : que, grâce à vous et à nous tous, le budget de la justice, dans cinq ans, dépasse 2 % du budget de l'Etat. Je pense que nous pouvons y parvenir. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. Je constate que le débat est clos.

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