Séance du 23 juin 1998






CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE

Discussion d'un projet de loi constitutionnelle

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi constitutionnelle (n° 476, 1997-1998), adopté par l'Assemblée nationale, relatif au Conseil supérieur de la magistrature. [Rapport n° 511 (1997-1998).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi constitutionnelle qui vient aujourd'hui en discussion devant la Haute Assemblée est l'un des éléments de la réforme de la justice que j'ai engagée.
Vous le savez depuis le débat d'orientation que nous avons eu le 22 janvier dernier, cette réforme comporte un premier volet qui concerne l'amélioration du fonctionnement de la justice au quotidien.
Pour moi, il s'agit là d'un élément capital, et votre rapporteur a raison de souligner que c'est sans doute la plus urgente et la plus attendue des réformes, comme la mission d'information chargée de développer les moyens de la justice constituée en 1996 par votre commission des lois l'avait également relevé.
A cet égard, je me bornerai à préciser que trois textes ont pour objet d'améliorer le fonctionnement de la justice quotidienne.
Dabord, un projet de loi sur l'accès au droit comprend des dispositions sur la connaissance, par les citoyens, de leurs droits et sur la possibilité de les défendre grâce à la généralisation des centres départementaux d'aide juridique et à l'augmentation des maisons de la justice et du droit. Il comporte aussi des dispositions sur les modes de règlement amiable des conflits qu'il convient de développer.
Ensuite, un deuxième texte sur l'amélioration de l'efficacité de la procédure pénale tend à instaurer notamment une nouvelle procédure de compensation judiciaire, afin que des réponses plus rapides et mieux adaptées à la petite et moyenne délinquance puissent être apportées.
Enfin, un troisième texte réglementaire, actuellement en concertation, réformera la procédure civile.
Bien entendu, l'amélioration du fonctionnement de la justice au quotidien ne pourra être effective que si les moyens alloués à la justice sont dignes de notre pays. Le budget de la justice en 1998 a connu une forte progression et je suis bien déterminée à ce qu'en 1999 il en aille de même.
M. Robert Badinter. Bravo !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Le deuxième volet de la réforme de la justice est destiné à garantir les libertés de nos concitoyens.
Il comprendra des dispositions relatives à la sauvegarde de la présomption d'innocence et à la protection des droits de la défense par l'instauration notamment d'un juge de la détention provisoire et d'une limitation des cas où celle-ci pourrait être ordonnée. Il comprendra aussi, suivant en cela les propositions du rapport de M. le Premier président de la Cour de cassation, des dispositions permettant d'ouvrir des fenêtres de publicité au cours de la procédure d'instruction de façon à ce que les intéressées puissent se défendre contre les charges qui pèsent sur eux.
Le troisième volet de cette réforme, qui justifie ma présence aujourd'hui devant votre assemblée, a pour objectif d'assurer une justice indépendante et impartiale.
Il vise à assainir les relations entre le pouvoir politique et la justice. Je l'ai dit devant l'Assemblée nationale et je le redis ici solennellement : le soupçon d'intervention des politiques compromet gravement la confiance que tout citoyen doit avoir dans la justice. Pour restaurer cette confiance, il est donc indispensable de clarifier les rapports entre justice et pouvoir politique, notamment exécutif. Cette exigence constitue l'une des priorités fixées par le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale du 19 juin 1997.
Un projet de loi relatif à l'action publique et aux rapports entre la Chancellerie et les parquets a déjà été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale. Vous serez amenés à débattre longuement, tant les enjeux y sont fondamentaux.
Avant même la discussion de ce projet, j'ai décidé, depuis le premier jour où j'ai occupé les fonctions de garde des sceaux, de laisser les procureurs libres de conduire les affaires individuelles en pleine responsabilité. Je ne donne plus d'instructions dans les dossiers particuliers. En revanche, je fixe les orientations générales de politiques pénale, tant par écrit que lors des réunions de procureurs généraux, de façon à assurer la cohérence de la politique pénale sur l'ensemble du territoire et l'égalité de tous devant la loi.
Ces directives de politique pénale, qui ont pour objet de traduire les priorités du Gouvernement et de donner aux parquets des orientations sur leur mise en oeuvre, sont indispensables, mais il fallait commencer, bien entendu, par la réforme de la Constitution. Comme je l'ai dit devant votre commission des lois, en réponse à M. le rapporteur, la prééminence de notre loi fondamentale, située au sommet de notre hiérarchie de normes, donne sa signification à l'ensemble des textes dont je vous ai parlé. C'est cela qui justifie que nous commencions la discussion des différents textes par ce projet de loi constitutionnelle.
Je crois profondément que, malgré les changements institutionnels survenus depuis plus d'un siècle, nous sommes en réalité, à travers ces changements, à la recherche, pour la justice, d'un système qui assure l'indépendance de la magistrature à l'égard du pouvoir politique. J'ajouterai même que cette indépendance se cherche autour de trois idées : l'unité de la magistrature, les garanties de nomination accordées aux magistrats et le pouvoir disciplinaire octroyé à un organe indépendant dont la composition évite tant la politisation que le corporatisme.
La réforme que je vous propose aujourd'hui s'inscrit profondément dans cette tradition tout en ayant l'ambition de parachever les avancées antérieures.
Elle concerne d'abord l'indépendance de la magistrature. Il y a un large consensus depuis 1946 pour voir dans le Conseil supérieur de la magistrature, organe constitutionnel, la figure emblématique de l'indépendance de la justice, en tout cas de son indépendance à l'égard du pouvoir politique et plus précisément de l'exécutif. Nos voisins européens, qui partagent notre sensibilité et notre tradition, comme l'Italie, l'Espagne et le Portugal, pensent la même chose.
Le Conseil supérieur de la magistrature, mis en place en 1946 pour éclairer le pouvoir de nomination présidentiel, donna lieu à de vives critiques notamment de la part de M. Coste-Floret, dont tous les constituants en 1958 reprennent les arguments : en effet, les carrières des magistrats, sous la IVe République, n'échappaient ni aux influences politiques ni aux considérations corporatistes.
Mais, même lors des débats du comité consultatif constitutionnel en 1958, lorsqu'il s'est agi d'établir un gouvernement fort, notamment face au Parlement, le garde des sceaux, Michel Debré, affirmait que c'était là une raison supplémentaire de garantir une magistrature indépendante. Tout le monde reconnaissait évidemment que cette indépendance ne pouvait être assurée que par le Président de la République avec l'assistance du Conseil supérieur de la magistrature. M. Fourcade disait explicitement le 5 août 1958, au cours de la septième séance du comité : « Ce qui garantit l'indépendance des magistrats, c'est qu'un écran sépare du pouvoir politique les magistrats du siège : là est le rôle du Conseil supérieur de la magistrature. »
La réforme que nous vous proposons concerne aussi l'unité de la magistrature.
Bien entendu, en 1958, on ne songeait qu'à assurer l'indépendance des magistrats du siège de l'ordre judiciaire. On avait même été jusqu'à modifier plusieurs fois l'intitulé du titre VIII de la Constitution, qui s'est appelé « De la Justice », puis « De l'indépendance de la magistrature », et enfin « De l'autorité judiciaire », pour la seule raison qu'on souhaitait exclure la magistrature administrative des garanties qu'on donnait aux magistrats du siège de l'ordre judiciaire. Il aura fallu la décision du Conseil constitutionnel du 22 juillet 1980 pour qu'on reconnnaisse que la magistrature administrative était indépendante.
De la même façon, il a fallu attendre 1993, pour que l'on considère que les magistrats du parquet étaient réellement des magistrats qui faisaient partie, comme leurs collègues du siège, de l'autorité judiciaire.
Je dois dire qu'il revient à votre Haute Assemblée d'avoir étendu en 1993 le champ de compétences du Conseil supérieur de la magistrature aux magistrats du parquet en confiant à celui-ci les missions dévolues à la commission consultative du parquet. Par là, vous souhaitiez affirmez fortement l'unité de la magistrature.
Cette unité de la magistrature est contestée par certains en raison de la spécificité des fonctions des magistrats du parquet. Cette spécificité est réelle, je ne la nie pas. Mais est-ce une raison qui devrait conduire à la séparation des magistrats du parquet et des magistrats du siège ? Je ne le pense pas.
En effet, l'unité de la magistrature découle clairement de l'article 66 de la Constitution.
Le Conseil constitutionnel a jugé sans ambiguïté, dans sa décision du 11 août 1994, dite « garde à vue », que l'autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet. Les magistrats du parquet comme ceux du siège sont les gardiens des libertés individuelles. Ils sont informés dans les meilleurs délais des gardes à vue décidées par les officiers de police judiciaire ; ce sont eux qui autorisent ou refusent les prolongations de la garde à vue. Ils peuvent subordonner cette prolongation à la présentation de la personne. Plus généralement, ils exercent, du point de vue des libertés individuelles, le contrôle des enquêtes préliminaires.
Je vous le demande : qu'est-ce qui fonde ce pouvoir de gardiens des libertés, si ce n'est leur statut de magistrat ? Qu'est-ce qui fonde l'unité de la magistrature, si ce n'est que l'ensemble des magistrats indépendants exercent le contrôle sur la police ?
Compte tenu de la tradition française, il m'apparaît impensable de confier à la police le rôle détenu actuellement par le procureur. D'autres pays proches de nous connaissent ce système. Ils n'en sont pas satisfaits.
Bien entendu, je n'ignore pas que la fonction de requérir et de poursuivre n'est pas la même que la fonction de juger. En cela il existe bien une spécificité.
La troisième grande orientation concerne les garanties de nomination et les garanties disciplinaires.
Cela me conduit à la troisième idée que je considère comme fondamentale et qui s'enracine dans notre histoire : les magistrats du parquet, sur lesquels a porté le plus le soupçon d'intervenir pour influencer le cours de certaines procédures intéressant certaines personnalités politiques, doivent pouvoir jouir des mêmes garanties de nomination que les magistrats du siège et des mêmes garanties disciplinaires.
Là encore, dès 1958, Michel Debré considérait que les garanties de nomination étaient une attribution fondamentale du Conseil supérieur de la magistrature. Mais il précisait aussi que, s'il devait s'occuper des nominations, il n'était pas souhaitable qu'il s'occupe de toutes les nominations, ce qui serait le charger de tâches purement administratives peu compatibles avec la haute mission qui lui est confiée.
De même, il revient une fois de plus au Sénat d'avoir été, dans sa sagesse, en 1993, plus loin que le projet de loi constitutionnelle, qui ne prévoyait aucune disposition concernant les magistrats du parquet. Ce sont les sénateurs qui ont introduit dans la loi du 27 juillet 1993 la formation compétente chargée de donner son avis sur la nomination des magistrats du parquet, en prévoyant néanmoins que ces avis seraient simples.
C'est encore sur l'initiative du Sénat que le champ de compétences du Conseil supérieur de la magistrature en matière disciplinaire a été étendu aux magistrats du parquet, mais seulement à titre consultatif, comme pour les nominations.
De cette histoire qui est la nôtre, je retiens que nos institutions, de manière parfois un peu chaotique, ont essayé d'assurer l'indépendance de la magistrature, que cette indépendance s'est cherchée, à travers l'unité d'un corps sans cesse renforcée, à travers des garanties de nomination sans cesse plus poussées et des garanties disciplinaires permettant de soustraire les intéressés aux décisions du pouvoir exécutif.
Par la réforme que je vous présente aujourd'hui, je ne prétends pas à autre chose, par-delà des clivages politiques, qu'à conforter l'autorité judiciaire au bénéfice de tous.
J'en viens maintenant à la présentation du projet de loi.
Le sentiment que l'institution judiciaire n'avait pas encore trouvé son assiette s'est exprimé par la mise en place, le 21 janvier 1997, par le Président de la République, d'une commission de réflexion sur la justice, présidée par le Premier président, Pierre Truche, et chargée de réfléchir aux moyens d'assurer l'indépendance du parquet et la présomption d'innocence.
Ce projet de loi vise quatre objectifs conformes à ce que prévoyait le rapport du Premier président Pierre Truche.
Le premier objectif concerne les garanties accordées aux magistrats du Parquet.
Pour l'atteindre, les nominations sont essentielles.
Le sentiment d'inachevé qu'a pu donner la réforme du 27 juillet 1993 tenait, à mon sens, essentiellement à la limitation des compétences du Conseil supérieur de la magistrature dans le domaine de la nomination des magistrats du parquet.
En effet, si cette limitation de compétences n'a pas posé de problèmes de mise en place du nouveau CSM jusqu'en 1995, en revanche, entre le 1er juillet 1995 et le 31 décembre 1996, le Conseil supérieur de la magistrature a rendu quinze avis négatifs, dont sept n'ont pas été suivis par le gouvernement de l'époque. Cet infléchissement a été critiqué par le CSM dans le rapport annuel qu'il a remis au Président de la République en 1997 en des termes très clairs : « Le Conseil s'interroge actuellement sur les raisons possibles d'une telle évolution et sur les conséquences qu'il lui appartient d'en tirer. Il lui apparaît toutefois d'ores et déjà que l'indépendance des magistrats du parquet, s'agissant de leur nomination, est encore imparfaitement assurée. »
Pour ma part, depuis un an, je n'ai jamais passé outre aux avis négatifs émis par le Conseil supérieur de la magistrature relativement à la nomination des magistrats du parquet. Les divergences, lorsqu'elles ont existé, ont pu être traitées dans le dialogue, comme le note avec satisfaction le CSM dans son rapport annuel 1997-1998.
Cependant, je ne crois pas qu'il soit bon que les pratiques dépendent du comportement de tel ou tel garde des sceaux. C'est pourquoi il me paraît nécessaire que notre loi fondamentale prescrive cette pratique.
Je note avec satisfaction que la commission des lois du Sénat a approuvé l'exigence d'un avis conforme du CSM pour la nomination de tous les magistrats du parquet. Je dis bien tous les magistrats du parquet car, si les procureurs étaient nommés, depuis la réforme de 1993, sur avis simple, les procureurs généraux, eux, étaient nommés discrétionnairement par le pouvoir exécutif en conseil des ministres.
La commission a eu raison de dire que la réforme proposée revêt une grande importance symbolique, puisque, si elle est adoptée, le pouvoir exécutif ne pourra plus nommer un seul magistrat du parquet sans l'accord du Conseil supérieur de la magistrature.
Cet avis conforme est prononcé sur la proposition du garde des sceaux, ce qui est logique s'agissant de magistrats qui doivent veiller à l'application de la loi pénale.
Certains se sont inquiétés de ce pouvoir de proposition. Mais peut-on sérieusement penser qu'un magistrat ne serait jamais proposé pour des raisons politiques, dès lors que le garde des sceaux doit absolument obtenir l'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature ? Au contraire, je crois que ce système de double clé, le ministre qui propose et le Conseil qui donne son avis, est un système qui favorise le dialogue entre le pouvoir et l'organe indépendant constitutionnellement.
J'en viens maintenant, après les nominations, aux sanctions disciplinaires, qui sont également une garantie fondamentale accordée aux magistrats du parquet.
Le projet de loi que je vous présente prévoit un alignement complet de la situation des magistrats du parquet sur celle des magistrats du siège en matière disciplinaire. Un tel alignement était souhaité explicitement par la commission présidée par le Premier président Truche. Au lieu de donner un avis simple sur les sanctions, comme actuellement, le Conseil supérieur de la magistrature aurait compétence pour les prononcer.
Cet alignement en matière disciplinaire n'est que la conséquence logique du rapprochement du statut des magistrats du parquet sur celui du siège. Là encore, je remercie la commission des lois d'avoir approuvé ces dispositions.
J'en viens à la deuxième disposition, qui est l'unification du Conseil supérieur de la magistrature.
Je crois que des garanties identiques accordées aux magistrats du siège et aux magistrats du parquet en matière de nomination et en matière disciplinaire ne justifient pas l'organisation actuelle du Conseil supérieur de la magistrature. Elle ne se justifie plus sur le plan des principes, comme le soulignait le Conseil dans son rapport pour l'année 1997-1998 : « La dualité qui existe actuellement au sein du Conseil n'aurait plus de raison d'être et les deux formations du siège et du parquet devraient disparaître au profit d'un Conseil unique et statuant dans les mêmes conditions pour l'ensemble des magistrats ».
La réunification du CSM marquera bien l'unité du corps judiciaire. Le Conseil supérieur de la magistrature a d'ailleurs pris l'habitude de se réunir fréquemment en commission plénière. Le texte que je vous propose est fondé sur cette expérience.
Enfin, le dernier élément de cette réponse concerne la composition du CSM.
Au cours de notre histoire, la composition du Conseil supérieur de la magistrature a toujours donné lieu à des débats passionnés. Je l'ai dit, l'idée d'un organisme constitutionnellement indépendant, dont les pouvoirs sont renforcés, peut inspirer des craintes tantôt de politisation tantôt de corporatisme.
Je crois que, si nous renforçons les pouvoirs du CSM, et c'est éminemment le cas dans la réforme qui vous est soumise, nous devons prévoir un mécanisme de contre-pouvoir.
En 1958, le contre-pouvoir résidait exclusivement dans la nomination des magistrats par le seul Président de la République. Aujourd'hui, il n'est pas question de renoncer au système de l'élection des magistrats, qui me paraît le seul démocratique. Par conséquent, la seule façon d'instituer un contre-pouvoir serait de faire en sorte que les magistrats ne soient pas majoritaires au sein du CSM. Lorsque la commission des lois du Sénat, en 1993, proposait que les magistrats soient majoritaires, M. le sénateur Dreyfus-Schmidt disait déjà, avec clairvoyance, que cela ne lui paraissait pas bon « surtout au moment où le CSM va nommer directement les magistrats ou tout au moins donner un avis conforme à leur nomination ».
De même, M. Pierre Mauroy disait ici même, le 25 mai 1993 - je partage son avis - « que la justice n'appartient pas plus aux seuls magistrats que la santé aux seuls médecins ou l'enseignement aux seuls enseignants. Elle appartient à la nation tout entière, et la composition du CSM doit symboliquement le montrer ».
Les magistrats ne tiennent leur autorité que du fait qu'ils rendent la justice au nom du peuple français. La logique veut donc qu'ils ne soient pas protégés contre le peuple, mais éventuellement et seulement contre l'intrusion des pouvoirs législatif et exécutif.
Il est également important que le CSM puisse refléter toutes les sensibilités des magistrats. Pour parvenir à cet objectif, dix magistrats pourraient être élus par leurs pairs. Parmi ceux-ci, quatre devraient représenter, comme dans la composition actuelle, la Cour de cassation et les chefs de cours d'appel, premiers présidents et procureurs généraux.
Onze personnalités extérieures au corps judiciaire, désignées par les plus hautes autorités de l'Etat, viendraient compléter le Conseil supérieur de la magistrature, de manière à garantir une majorité de non-magistrats. Ainsi, une large participation de non-magistrats au processus de nomination contribuera, par un dialogue avec les magistrats, à retenir les nominations les plus incontestables et les mieux adptées.
Là encore, je note avec satisfaction que votre commission des lois a approuvé l'ouverture de la composition du Conseil supérieur de la magistrature à une majorité de non-magistrats, qui lui apparaît comme une nécessaire contrepartie de l'accroissement des pouvoirs dont il est investi.
Aux termes du projet que je vous soumets, parmi les onze personnalités extérieures au corps judiciaire, deux seraient nommées par la Président de la République, deux par le président de l'Assemblée nationale, deux par le président du Sénat, deux par le président du Conseil économique et social, choisies en dehors de cette assemblée, et deux conjointement par le premier président de la Cour de cassation, le vice-président du Conseil d'Etat et le premier président de la Cour des comptes. La onzième serait un conseiller d'Etat désigné par l'assemblée générale.
Il n'a pas paru anormal au Gouvernement de confier la nomination de deux membres du Conseil supérieur de la magistrature au président du Conseil économique et social. Cet organe consultatif a une existence constitutionnelle reconnue et représente les grandes activités sociales et professionnelles du pays. Cette nomination devrait permettre d'introduire dans la magistrature un regard qui ne soit ni celui des magistrats ni celui de la haute fonction publique.
Un même souci d'ouverture a animé votre commission des lois, mais celle-ci ne préconise pas exactement les mêmes procédures de nomination. Elle a simplement précisé que les quatre personnalités nommées ensemble par les trois présidents des hautes juridictions devraient être choisies hors de ces juridictions.
En tout cas, le Sénat et le Gouvernement partagent ce souci d'ouverture.
A ces remarques, j'ajouterai que ce projet de loi constitutionnelle sera complété par deux projets de loi organique.
Le premier modifiera les dispositions de la loi organique du 5 février 1994 et aura pour objet de préciser les attributions et les règles de fonctionnement du CSM issues de la révision constitutionnelle. Afin de garantir une meilleure représentation des sensibilités du corps judiciaire, le mode d'élection des magistrats des cours et tribunaux sera modifié : à l'actuel scrutin à deux degrés sera substitué un scrutin de liste, à la représentation proportionnelle au plus fort reste, avec suffrage direct.
Le second projet tendra à modifier l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut des magistrats et réaffirmera la subordination hiérarchique des magistrats du parquet prévue par l'article 5 de la loi. Ceux-ci auront désormais l'obligation statutaire de mettre en oeuvre les orientations générales du garde des sceaux. De plus, en matière disciplinaire, le pouvoir de saisir directement le Conseil supérieur de la magistrature sera accordé non plus seulement au garde des sceaux mais également aux chefs de cour d'appel.
Vous aurez évidemment à examiner ces deux projets de loi organique lorsque le texte constitutionnel qui vous est soumis aujourd'hui aura été adopté.
La présente réforme constitutionnelle traduit les trois grands choix arrêtés par le Gouvernement : des garanties accrues en matière de nomination et de discipline pour les magistrats du parquet, une composition élargie du Conseil supérieur de la magistrature, celui-ci comportant majoritairement des non-magistrats, et l'unité du corps judiciaire.
Cette réforme s'inscrit dans une évolution continue, amorcée voilà quelques années. Elle a l'ambition de faire entrer dans les faits les orientations qui étaient déjà celles de la réforme de 1993 mais qui étaient demeurées inabouties.
Si les modalités retenues par le projet de loi constitutionnelle peuvent être discutées, je relève avec beaucoup de satisfaction que votre assemblée est favorable au principe même de la réforme. Je sais, pour avoir pris connaissance attentivement du rapport de votre commission, que celle-ci est d'accord avec les principales propositions de la réforme, à savoir le renforcement des garanties pour la nomination des membres du parquet, l'alignement de la procédure disciplinaire du parquet sur celle du siège, la présence au sein du Conseil supérieur de la magistrature d'une majorité de non-magistrats, le nombre des membres du Conseil supérieur de la magistrature - vingt-trois en comptant le Président de la République et le garde des sceaux - et les modalités de leur désignation, hormis la question du Conseil économique et social.
Je me réjouis que ces orientations nous soient communes. Les divergences qui subsistent, et qui sont réelles, intéressent l'organisation interne et le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature. Elles ne reflètent pas une conception fondamentalement différente de ce que doit être l'indépendance de la justice dans notre pays.
Car cette réforme traduit la volonté du Gouvernement d'établir des rapports nouveaux entre l'exécutif, les politiques et la justice. Elle traduit aussi sa détermination à donner à notre pays une justice indépendante, impartiale, susceptible de recueillir la confiance de l'ensemble des citoyens. (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen. - M. Fauchon applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Charles Jolibois, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature qui nous est soumise intervient moins de cinq ans après la révision constitutionnelle du 27 juillet 1993.
Cette dernière a substantiellement renforcé les pouvoirs du Conseil supérieur de la magistrature en accroissant ses prérogatives à l'égard des magistrats du siège : le pouvoir de proposition dont il disposait à l'égard des magistrats du siège de la Cour de cassation et des premiers présidents des cours d'appel s'est ainsi trouvé étendu aux présidents des tribunaux de grande instance ; pour les autres magistrats du siège, la réforme a institué l'exigence d'un avis conforme.
En outre, sur l'initiative du Sénat, le champ des compétences du Conseil supérieur de la magistrature a été étendu aux magistrats du parquet, mais à titre purement consultatif, sauf pour ce qui concerne le procureur général près la Cour de cassation et les procureurs généraux près les cours d'appel, dont les emplois - trente-six au total - sont pourvus en conseil des ministres.
La réforme de 1993, que vous aviez votée, mes chers collègues, avait pris soin de créer deux formations distinctes, l'une pour les magistrats du siège et l'autre pour ceux du parquet, afin de marquer la différence de nature entre les fonctions des uns et celles des autres, même si tous appartiennent au même corps. Au demeurant, l'unité du corps judiciaire était déjà soulignée par l'existence d'un organisme unique : le Conseil supérieur de la magistrature.
Enfin, la réforme de 1993 a diversifié le mode de désignation des membres du Conseil supérieur de la magistrature. Avant 1993, le Président de la République nommait tous les membres du Conseil supérieur. Depuis 1993, outre le Président de la République, président, et le garde des sceaux, vice-président, le Conseil supérieur de la magistrature compte, pour chacune des deux formations, dix membres : un désigné par le Président de la République, un désigné par le président du Sénat, un désigné par le président de l'Assemblée nationale, un conseiller d'Etat désigné par l'assemblée générale du Conseil d'Etat, auxquels s'ajoutent six magistrats, c'est-à-dire, d'une part, cinq magistrats du siège et un du parquet pour la formation intéressant les magistrats du siège, d'autre part, cinq magistrats du parquet et un du siège pour la formation intéressant les magistrats du parquet.
Autrement dit, dans la composition actuelle, au sein de chaque formation, il y a une majorité de magistrats.
Avant de vous présenter les propositions de la commission des lois, j'analyserai le projet de loi constitutionnelle qui nous est soumis.
Celui-ci vise à renforcer les garanties d'indépendance assurées par le Conseil supérieur de la magistrature.
Il s'agit donc d'aller plus avant sur le chemin ouvert par la réforme de 1993.
Le projet s'est inspiré, sans toutefois en retenir toutes les conclusions, des travaux de la commission présidée par M. Truche, premier président de la Cour de cassation.
Il laisse inchangées les compétences reconnues au Conseil supérieur de la magistrature à l'égard des magistrats du siège.
En revanche, il introduit une modification de son rôle à l'égard des magistrats du parquet. Pour ce qui concerne ceux-ci, le Conseil n'est plus un simple donneur d'avis : il devient une instance de décision. Ainsi, il faudra un avis conforme du Conseil pour la nomination de tous les magistrats du parquet, y compris pour les procureurs généraux. Toutefois, le pouvoir de proposition reste au garde des sceaux.
Il n'y a donc pas alignement complet sur le système existant pour les magistrats du siège puisque, pour les hauts magistrats du siège, c'est le Conseil supérieur de la magistrature qui a le pouvoir de proposition.
Il n'en demeure pas moins que la modification proposée est d'une très grande portée. En effet, dorénavant, aux termes du projet de loi, aucun magistrat du parquet ne pourra être nommé sans l'accord du Conseil supérieur de la magistrature.
Par ailleurs, le Conseil supérieur de la magistrature aura les mêmes pouvoirs disciplinaires pour les magistrats du parquet et pour les magistrats du siège. Autrement dit, il disposera, en matière disciplinaire, de pouvoirs de décision complets, et non plus d'un pouvoir consultatif.
Il s'agit donc d'une importante réforme sur le plan des principes. Elle doit toutefois être relativisée au regard des pratiques antérieures des gardes des sceaux : dans la plupart des cas, ceux-ci suivaient les avis du Conseil supérieur de la magistrature, et les statistiques montrent que c'est fort rarement qu'il n'en a pas été ainsi.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Cela dépend de la période !
M. Charles Jolibois, rapporteur. Afin de marquer l'unité du corps judiciaire, le projet de loi tend à supprimer la division actuelle du Conseil supérieur de la magistrature en deux formations respectivement compétentes à l'égard du parquet et à l'égard du siège.
Je vous rappelle que, en 1993, le Sénat avait reconnu comme d'ailleurs la commission Truche, la nécesssité de maintenir deux formations adaptées à la spécificité de chaque fonction.
Enfin, il est proposé d'élargir la composition du Conseil supérieur de la magistrature, celui-ci devant désormais compter une majorité de membres n'appartenant pas à la magistrature.
Afin de permettre une approche plus ouverte de la gestion du corps judiciaire, le nombre total des membres du Conseil supérieur de la magistrature serait porté à vingt-trois.
Cette « ouverture », nécessaire pour qu'une justice indépendante ne soit plus gérée seulement par des magistrats, se traduirait, selon le projet, par la présence de dix personnalités n'appartenant ni à l'ordre judiciaire ni au Parlement : deux personnalités désignées par le Président de la République, deux par le président de l'Assemblée nationale, deux par le président du Sénat, deux par le président du Conseil économique et social, ainsi que deux désignées conjointement par le vice-président du Conseil d'Etat, le premier président de la Cour de cassation et le premier président de la Cour des comptes.
Quant aux dix magistrats du siège et du parquet, l'avant-projet de loi organique les répartit en six du siège et quatre du parquet.
Aux dix personnalités extérieures et aux dix magistrats viennent s'ajouter, dans le projet de loi, un conseiller d'Etat désigné par le Conseil d'Etat, ce qui, avec le Président de la République et le garde des sceaux, donnerait vingt-trois membres.
Après examen, la commission des lois approuve la nouvelle réforme du Conseil supérieur de la magistrature, mais elle a proposé d'y apporter plusieurs aménagements.
La commission des lois a rappelé que la réforme du Conseil supérieur de la magistrature n'était pas la plus urgente. Ce que les Français attendent, avant tout et tout de suite, est un remède à la lenteur et à l'engorgement croissant de la justice quotidienne, confrontée à un manque chronique de moyens. Voilà ce que les Français demandent !
La commission des lois est favorable à l'accroissement des prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature à l'égard du parquet, mais elle reste attachée au maintien des deux formations spécifiques, l'une pour les magistrats du siège, l'autre pour les magistrats du parquet.
Enfin, la commission des lois vous propose une modification des modalités de désignation des membres du Conseil n'appartenant pas à la magistrature.
Elle est favorable à ce que, dorénavant, un avis conforme soit exigé pour la nomination des magistrats du parquet soumise aujourd'hui à un simple avis.
Elle approuve également le transfert au Conseil supérieur de la magistrature du pouvoir disciplinaire sur les magistrats du parquet actuellement détenu par le garde des sceaux, après un avis simple du Conseil.
Vous le voyez, la commission des lois accompagne la réforme dans ses dispositions majeures.
En revanche, elle souhaite reconnaître, ce qui n'était pas fait jusqu'à présent, l'existence de la réunion plénière du Conseil supérieur de la magistrature. Elle pense nécessaire que la nouvelle compétence d'avis reconnue à cette formation plénière, afin de renforcer le principe même de l'unité du corps des magistrats, qu'ils soient du siège ou du parquet, soit encadrée et précisée.
La possibilité que le Conseil émette des avis doit être subordonnée à la seule demande du Président de la République, agissant tant dans le rôle de garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire que lui confère l'article 64 de la Constitution qu'en vertu des nouveaux pouvoirs qui lui seront dévolus si vous adoptez la rédaction de l'article 65 que nous vous proposons.
Ces avis ne devraient porter que sur des questions d'ordre général intéressant le statut des magistrats et non sur des affaires particulières, de manière à éviter toute interférence avec les compétences disciplinaires du Conseil supérieur de la magistrature.
Dans un souci de parallélisme, la commission des lois a pris en compte une proposition de loi constitutionnelle déposée par notre excellent collègue M. Millaud, concernant les modalités de nomination des présidents de certaines juridictions d'outre-mer, réparant ainsi une omission dans la rédaction actuelle de l'article 65 de la Constitution.
La commission est d'accord pour réaffirmer haut et fort l'unité de la magistrature à travers l'institution d'une formation plénière, mais elle estime absolument nécessaire de maintenir deux formations spécialisées compétentes à l'égard respectivement des magistrats du siège et du parquet.
Elle souhaite que soient reconnues l'égale dignité des fonctions, des responsabilités du magistrat chargé d'une mission de justice, ainsi que l'identité d'éthique, tout en soulignant qu'il s'agit de métiers profondément différents : les uns jugent, alors que les autres poursuivent et requièrent au nom de la société.
Le ministère public continuera inévitablement à se distinguer par sa différence de nature. Ce n'est pas la loi qui crée cette disparité, mais c'est la nécessité, pour le fonctionnement même de la justice, d'assigner un rôle différent au parquet et au siège dans la tradition de notre organisation judiciaire.
M. Alain Peyrefitte. Très bien !
M. Charles Jolibois, rapporteur. Certes, il faut assurer l'indépendance des magistrats vis-à-vis du pouvoir politique. Toute mesure propre à écarter d'éventuels soupçons devrait être accueillie, comme nous le faisons aujourd'hui, et cela vaincra, je l'espère, les résistances encore assez nombreuses de ceux qui regrettent le système ancien.
N'oublions pas cependant qu'il est une autre indépendance, aussi nécessaire à notre organisation, aussi fondamentale pour le respect des droits de l'homme, je veux parler de l'indépendance du siège vis-à-vis du parquet.
La commission des lois, afin de respecter le même équilibre que dans la formation plénière, propose que chaque formation spécialisée soit composée, outre le Président de la République et le garde des sceaux, respectivement président et vice-président du Conseil, de cinq magistrats du siège ou du parquet, suivant la fonction concernée, plus un magistrat de l'autre fonction, ainsi que de six des dix personnalités extérieures et du conseiller d'Etat. Ainsi, chacune des deux formations comprendrait quinze membres.
La formation plénière, elle, compterait vingt-trois membres : dix magistrats élus - cinq du siège, cinq du parquet - un conseiller d'Etat, les dix personnalités extérieures, le Président de la République et le garde des sceaux. Nous retrouvons ici le chiffre qui figure dans le projet de loi constitutionnelle.
Cette composition permettra de conserver, au sein de chaque formation, une majorité de non-magistrats sans que les structures de travail deviennent pléthoriques. Elles resteront donc, je l'espère, opérationnelles.
La commission approuve l'ouverture du Conseil supérieur de la magistrature à cette majorité de personnalités extérieures à la magistrature, mais sous réserve d'une modification de certaines modalités de leur désignation.
Le système que nous vous proposons prévoit que deux personnalités sont désignées par le Président de la République, deux par le président du Sénat et deux par le président de l'Assemblée nationale. Par ailleurs, le vice-président du Conseil d'Etat, le premier président de la Cour de cassation et le premier président de la Cour des comptes se réunissent pour désigner conjointement quatre membres qui compléteront ainsi les dix personnalités extérieures, les non togati, comme disent les Italiens.
L'équilibre résulte de ce que six personnalités sont ainsi désignées par les autorités issues du suffrage universel, et quatre par les présidents des plus hautes juridictions de notre pays.
Les personnalités désignées ne peuvent appartenir, selon notre proposition, ni au Parlement, ni à l'ordre judiciaire, ni à l'ordre administratif, c'est-à-dire aux juridictions administratives.
Pour être complet, je dois vous signaler que la commission proposera un article additionnel pour réparer une omission dans la rédaction actuelle de l'article 19 de la Constitution, relatif au contreseing des actes du Président de la République. Ce contreseing n'est pas nécessaire pour l'exercice de son pouvoir propre de désignation de membres du Conseil supérieur de la magistrature.
Enfin, la commission a prévu d'introduire dans le corps même de la Constitution une disposition transitoire relative aux pouvoirs de l'actuel Conseil supérieur de la magistrature, qui sera valable jusqu'à la mise en place du nouveau Conseil, avec une précision heureuse qui nous a été suggérée par M. Gélard tendant à « l'autodisparition » de la disposition transitoire dès cette mise en place.
Ainsi, la Constitution ne sera pas alourdie trop longtemps par une disposition nécessaire, mais forcément disgracieuse...
En conclusion, le texte que la commission des lois vous propose reprend les dispositions essentielles, je dirai même le coeur législatif du projet de loi. Il est vrai, cependant, qu'il se rapproche plus encore des dispositions préconisées par la commission Truche, dont les conclusions avaient explicité l'immense attente de réforme de nos concitoyens.
C'est un texte d'équilibre. Nous espérons que vous l'accepterez. Il tient compte des nombreuses remarques qui nous ont été présentées au cours des auditions auxquelles la commission et le rapporteur ont procédé, selon leur habitude.
Certes, le Conseil supérieur de la magistrature ne pourra plus, du moins, je l'espère, être soupçonné de corporatisme en raison de l'ouverture, mais il fallait éviter aussi que ce souci d'ouverture ne donne aux magistrats le sentiment d'être écartés de décisions qui les concernent au plus haut point, celles qui ont trait à leur carrière et à la discipline de leur corps. Ils doivent être reconnus dans leur unité et leur égale dignité de magistrats, qu'ils appartiennent au siège ou au parquet. Dès lors, comme vous l'aviez souhaité en 1993, chaque formation décidera pour ce qui la concerne, siège ou parquet.
Le Président de la République voit le rôle prééminent qui lui est reconnu par l'article 64 de la Constitution réaffirmé, avec la possibilité qu'il sollicite les éclaircissements qu'il souhaite d'un organisme indépendant, dont la majorité, en sa formation plénière, est nommée par de très hautes personnalités issues, pour six d'entre elles, du suffrage universel.
Le suffrage universel est le fondement du pouvoir redoutable qui est donné à des citoyens de juger d'autres citoyens.
Espérons que ce texte permettra d'écarter les soupçons qui pouvaient exister, parce que tout soupçon est intolérable, l'autorité judiciaire demeurant, par son indépendance, la clé de voûte des démocraties. Dès qu'elle est mise en cause, soupçonnée, ou qu'on ne lui donne pas les moyens de fonctionner, c'est la démocratie qui est atteinte dans ses bases mêmes. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR, de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, réformer la justice et répondre ainsi à l'attente de nos concitoyens, telle est l'impérieuse nécessité à laquelle nous sommes confrontés.
Comment, néanmoins, ne pas dire en cet instant la difficulté à laquelle nous nous devons de faire face ?
Est-ce parce que, désormais, l'Etat ne nommera plus les membres du parquet que, au quotidien, le fonctionnement de l'appareil judiciaire s'en trouvera pour autant amélioré ? On peut même se demander - la question a été posée avec beaucoup de force et de conviction au sein de la commission - si un certain affaiblissement d'un pouvoir d'Etat ne risque pas de conduire, corrélativement, à un affaiblissement d'un devoir d'Etat, qui est celui d'assurer, avec la fermeté qu'exige la situation actuelle de notre société, la poursuite publique.
Vos projets, je le crois, rejoignent parfois nos suggestions, madame le garde des sceaux, mais, en ces matières, il peut être difficile d'extraire certaines mesures de l'ensemble sans rompre l'équilibre général et troubler la vision globale, pourtant nécessaire. Nous aurons à en débattre.
Sur un grand nombre de sujets, chacun le sait, la commission des lois a déjà fait des propositions à l'occasion de ses missions d'information. Ces propositions traduisent la recherche d'un nouvel équilibre entre des principes constitutionnels qui doivent être l'un et l'autre respectés, la liberté de l'information, d'un côté, la présomption d'innocence, de l'autre.
Elles traduisent aussi le pragmatisme avec lequel nous avons entendu aborder la situation qui conduit, il faut bien le dire, à l'asphyxie de certaines juridictions. Aussi attendons-nous avec un très grand intérêt les textes dont vous nous annoncez l'examen au cours des prochains mois. Ils sont nombreux et ont une importance considérable.
Par ailleurs - et ce n'est peut-être pas en relation directe - nous avons eu l'occasion, dès avril, d'ouvrir ensemble quelques perspectives en matière de droit de la famille. Plusieurs d'entre nous ont déjà indiqué que certaines évolutions seraient tenues pour inacceptables.
Pour ma part, je ne serai pas favorable à l'achèvement de la discussion actuelle tant que nous n'aurons pas, sous une forme à déterminer, une vue claire de l'ensemble de vos projets, et vous savez que nous en avons les moyens.
MM. Paul Masson et Charles de Cuttoli. Très bien !
M. Michel Charasse. Et le droit !
M. Jacques Larché, président de la commission. Je voudrais saluer la qualité du travail de notre rapporteur, mon excellent ami Charles Jolibois. Il a longuement entendu toutes les parties concernées et, avec la compétence qui est la sienne, il a pu ainsi pleinement éclairer nos travaux sur les enjeux qui découlent du présent projet de loi constitutionnelle.
Nous en avons accepté les principes, avec des modifications qui ne sont pas mineures. La navette nous permettra de confronter notre point de vue avec celui de l'Assemblée nationale. Cela sera peut-être difficile, car l'apport de l'Assemblée nationale lors de la première lecture a été pratiquement inexistant : ni en commission ni en séance publique elle n'aura véritablement procédé - ce qui était tout de même son devoir - à l'examen des dispositions du projet de loi, qu'elle a d'ailleurs adopté rapidement et sans modification.
Tel n'a pas été notre cas, car il n'est pas dans les habitudes du Sénat de se prononcer sans peser les conséquences de ses votes. Le Sénat se doit de maintenir l'intégralité de son pouvoir constituant, que certains professeurs éminents auraient souhaité diminuer.
M. Paul Masson. « L'anomalie » !
M. Jacques Larché, président de la commission. Toutefois, contrairement à ce qui est parfois affirmé, il s'agit non pas d'un pouvoir de blocage, mais d'un pouvoir délibérant, que nous entendons exercer pleinement.
Au moment où nous abordons pour la deuxième fois en cinq ans ce débat essentiel, j'aimerais, à titre personnel, m'interroger avec vous sur les effets de la présente réforme.
Qu'allons-nous faire ? N'allons-nous pas, peut-être au delà de notre volonté, instaurer un véritable pouvoir judiciaire alors que la Constitution de la Ve République ne parle et ne parlera encore après cette réforme que d'« autorité judiciaire » ? N'aurions-nous pas dû saisir l'occasion pour résoudre un certain nombre de problèmes de principe qui se posent à tout gouvernement responsable ? J'en vois trois : l'inamovibilité, le devoir de réserve et l'acceptation d'une certaine responsabilité.
Nous pensons répondre à une certaine attente en accroissant les garanties d'indépendance de la magistrature, mais c'est peut-être cela qui devrait, dans le même temps, nous conduire à repenser certains principes.
L'inamovibilité est un principe qui est consacré constitutionnellement à l'égard des magistrats du siège. Mais ses justifications, résultant essentiellement du contexte du xixe siècle, pourraient être réexaminées compte tenu précisément de l'accroissement même des garanties auquel nous procédons.
M. Pierre Fauchon. Très juste !
M. Jacques Larché, président de la commission. L'inamovibilité protège le juge contre l'arbitraire. Elle ne doit pas être utilisée à plus ou moins bon escient par certaines magistrats - heureusement très peu nombreux - pour bloquer le fonctionnement de certains juridictions, l'aménagement de la carte judiciaire, ou encore moins - et c'est encore plus rare - pour des raisons de convenance personnelle.
S'agissant de l'obligation de réserve, les magistrats devraient, je n'hésite pas à le dire, la respecter de façon plus absolue que certains d'entre eux ne le font.
M. Jean-Philippe Lachenaud. Très juste !
M. Jacques Larché, président de la commission. Si, dans leur ensemble, ils veulent, souhaitent et doivent être tenus pour un grand corps de l'Etat, peut-être certains d'entre eux devraient-ils s'abstenir de faire connaître, par le biais de certaines organisations, une opinion que personne ne leur demande sur tel ou tel problème de société ? (M. Bataille applaudit.) Il est permis de s'interroger sur la timidité, le mot est pudique, de la conception récemment développée par le Conseil supérieur de la magistrature dans un récent avis à ce propos. Le devoir de réserve m'apparaît en effet comme une condition essentielle de l'impartialité des décisions judiciaires. Il est tout aussi essentiel que les garanties de nomination dont nous discutons aujourd'hui.
A ce Conseil, par ailleurs renforcé et mieux composé, nous n'entendons, en aucune manière, reconnaître une sorte de pouvoir de remontrance, par lequel on ne manquerait pas très vite de l'assimiler aux parlements d'autrefois.
Qu'en est-il, enfin, de la légitimité du juge et de la mise en cause de sa responsabilité personnelle ?
Une justice modernisée, oui, le Sénat en est d'accord. Une justice qui, par le comportement d'un très petit nombre de ses membres, dont nous savons qu'ils violent délibérément le secret de l'instruction, ou qui, par un comportement collectif, se comporterait en pouvoir d'Etat, il appartiendra au Sénat de dire qu'il ne l'acceptera jamais.
MM. Paul Masson et Alain Peyrefitte. Très bien !
M. Jacques Larché, président de la commission. Nous savons que ce que nous faisons aujourd'hui est une première étape. Nous examinerons plus tard, avec une attention particulière, des textes, mes chers collègues, pour lesquels, contrairement à celui-ci à propos duquel la navette peut se poursuivre, nous n'aurons pas le dernier mot,...
M. Paul Masson. Là est bien le problème !
M. Jacques Larché, président de la commission. ... et c'est pour cela que je vous invite à une réflexion approfondie sur la proposition que nous vous faisons, en cet instant, de maintenir, si j'ose dire, cet état de navette pour autant que nous n'aurons pas satisfaction sur le reste.
M. Alain Peyrefitte. Très bien !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est clair !
M. Jacques Larché, président de la commission. J'ai toujours été clair !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Cynique mais clair !
M. Jacques Larché, président de la commission. Nous avions le devoir de répondre à l'initiative du Président de la République, et nous l'avons fait, mais j'ai également cru de mon devoir de poser certaines questions à cette tribune.
En renforçant, peut-être au-delà des limites nécessaires, la situation et l'autonomie des magistrats, ne mettons-nous pas en cause l'autorité même de l'Etat ? C'est un pari que nous prenons, et je souhaite de tout coeur qu'il soit gagné. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste, du RPR et sur certaines travées du RDSE.)
(M. Paul Girod remplace M. René Monory au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. PAUL GIROD
vice-président

M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivants :
Groupe du Rassemblement pour la République, 57 minutes ;
Groupe socialiste, 49 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 41 minutes ;
Groupe des Républicains et Indépendants, 36 minutes ;
Groupe du Rassemblement démocratique et social européen, 26 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 22 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la démarche à laquelle le Gouvernement nous invite aujourd'hui contraste quelque peu avec celle de la semaine dernière. Différence de forme et plus encore différence de portée et d'utilité, mais peut-être pas dans le sens que l'on croit. En effet, il s'agit aujourd'hui d'un texte constitutionnel, certes « important », mais dont la portée est avant tout d'ordre symbolique, tandis que les diverses dispositions de procédure pénale votées la semaine dernière, sous une apparence modeste et disparate, recélaient, avec la composition pénale, une mesure profondément novatrice et, peut-être, appelée à un grand avenir.
Disons, pour être tout à fait clairs, que notre justice connaît des difficultés autrement plus graves et plus angoissantes que le supposé manque d'indépendance des magistrats du parquet. Disons aussi que, dans la mesure où un tel manque existe, le remède doit être attendu tout autant d'un changement d'état d'esprit et des moeurs que de modifications statutaires qui, chacun le sait, n'affecteront que ponctuellement la réalité des pratiques actuelles.
On ne doit pas pour autant méconnaître la réalité du soupçon de partialité qui pèse sur la justice en général, à l'occasion sur le ministère public, et qui est à coup sûr l'une des formes de la fâcheuse « démoralisation » politique que connaît le pays. L'impunité de certains crimes ou délits dont les auteurs ne sont que trop connus et le favoritisme, parfois affiché, de certaines nominations ne sont pas des faits nouveaux. Peut-être même sont-ils plus rares que naguère. Mais la conscience publique à leur égard est passée de la résignation à la sévérité, et il est sans doute utile d'ajouter au grand progrès initié par M. Balladur en 1993 - après des lustres de carence ! - un nouveau pas en avant dans la voie de la dépolitisation du pouvoir judiciaire, conformément d'ailleurs à l'impulsion donnée par M. le Président de la République.
Toutefois, avant d'aller plus avant, il faut tenter de mettre fin à la confusion qui assimile, dans l'esprit public, la notion de juge et celle de magistrat. Nous savons tous qu'entre le juge stricto sensu et les agents du ministère public - tous dénommés magistrats - il y a, dans un Etat de droit, une différence de nature dans la mission, comme il devrait y en avoir une de degré dans l'ordre des dignités.
La mission du juge est un véritable ministère qui suppose - cela n'est pas douteux - l'entière indépendance de la conscience. Ce point est essentiel, et c'est le grand apport de la réforme de 1993 qui a mis fin à une gestion dirigée sinon dirigiste du corps de la « magistrature assise ».
La mission du ministère public, quant à elle, est un « office » rempli pour le compte de la société, c'est-à-dire de l'Etat. Sans doute comporte-t-elle nombre d'attributions qui relèvent de la fonction de jugement - vous l'avez d'ailleurs rappelé tout à l'heure à juste titre, madame le garde des sceaux - attributions au premier rang desquelles figurent l'appréciation de l'opportunité des poursuites, le choix des modalités de ces poursuites et leur accompagnement, et vous avez évoqué plus spécialement le contrôle de la garde à vue.
Il importe cependant que de tels choix soient cohérents avec la loi, et c'est pourquoi il appartient au Gouvernement, chargé, selon l'article 20 de la Constitution, de la « conduite de la politique de la nation » et qui « dispose » à cette fin de l'administration, dont fait partie le parquet, de les orienter et, s'il y a lieu, de les corriger.
Nous sommes donc en droit d'attendre du parquet ce mélange de discipline et de conscience personnelle qui fait le particularisme et l'éminente dignité du ministère public et qui justifie que ses agents soient des magistrats, mais des magistrats particuliers, en quelque sorte « in partibus ».
Que serait un Etat de droit dans lequel l'exercice de l'action publique se diversifierait au gré de la conscience individuelle de chaque procureur ?
M. Jean-Jacques Hyest. Exactement !
M. Pierre Fauchon. Et qui sait, mes chers collègues, si, à certains égards, nous n'en sommes pas déjà rendus là sans le savoir, du fait d'un encombrement judiciaire qui excuse et qui masque toutes les carences ?
N'oublions pas qu'il ne saurait y avoir, ici, de « voies de recours » pour unifier la « jurisprudence », comme c'est le cas des magistrats du siège. Il faut donc que cette unité, ou du moins cette harmonisation, vienne du pouvoir exécutif parce qu'elle est de sa responsabilité.
Il n'est pas dans ma pensée de déduire de cette exigence de clarification la conclusion selon laquelle il faudrait dissocier radicalement le siège et le parquet. Compte tenu de nos traditions et d'un équilibre qui me paraît en fait acceptable, il est en tout cas souhaitable de dissocier plus clairement les deux types de magistrats, et donc les deux carrières, ce qui ne me semble pas incompatible avec le maintien d'une formation et, peut-être, d'un apprentissage communs qu'il conviendrait de définir. Nous devons, sur ce point, être attentifs à la récente prise de position des chefs de cour, qui sont tout de même ceux qui connaissent le mieux les réalités de la vie judiciaire.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Très bien !
M. Pierre Fauchon. Pour en venir au présent texte, je conclus tout d'abord que la formule qui combine le pouvoir de proposition du ministre et le nécessaire acquiescement d'un collège de sages est sans doute bonne parce qu'elle devrait normalement - il est du moins permis de l'espérer - dépolitiser les choix sans les livrer à des mécanismes autogestionnaires inévitablement corporatistes. Cette dualité nécessite une approche consensuelle dont il est permis d'attendre qu'elle privilégie les considérations fondées sur les qualités objectives des personnes et non sur leur appartenance catégorielle, ce qui constituerait le principal danger.
En ce qui concerne la composition du Conseil supérieur de la magistrature, il importe évidemment qu'elle soit diversifiée afin de donner moins de prise à ce que j'appellerai des « manoeuvres ». Cela suppose qu'aucune catégorie de membres ne soit majoritaire, même s'il est dans la nature des choses que les magistrats soient les plus nombreux. Il n'est pas sûr, à cet égard, que le rapport de dix sur onze constitue le meilleur équilibre. Je suis assez réservé, car j'ai peur qu'il n'établisse, en fait, une certaine parité entre un élément très homogène, très compact, et un autre élément qui, lui, sera disparate par construction. Mais nous verrons.
Il importe en tout cas que le collège des « sages » soit réellement opérationnel, c'est-à-dire capable de dégager une véritable volonté commune et non des échanges plus ou moins subtils ou des effets de domination par les groupes les plus cohérents. Cela suppose un petit nombre qui ne devrait guère dépasser de beaucoup la dizaine. En effet, il s'agit de prendre des décisions ponctuelles, ce qui implique la cohésion de la volonté si l'on veut des décisions opérationnelles, et non de délibérer sur des questions générales à l'égard desquelles le nombre n'a pas d'inconvénient.
C'est, dans mon esprit, la principale raison pour laquelle la formule de deux sections spécialisées, adoptée par la commission, me paraît heureuse. Elle a, en outre, l'avantage de ne pas entretenir et de ne pas renforcer la confusion déjà dénoncée entre les juges et les procureurs, tous étant bien sûr des magistrats, ce que je ne conteste pas.
Le présent texte offre par ailleurs l'occasion de remédier à la tentation pour le Conseil de s'ériger, à la faveur de son titre et peut-être par un certain abus de celui-ci, en une instance supérieure de réflexion et de proposition sur tout problème concernant la justice et - pourquoi pas d'ailleurs ? - sur quelques autres.
Vous avez vous-même rappelé, madame le garde des sceaux, la façon dont le Conseil a cru pouvoir critiquer une décision gouvernementale, violant ainsi à la fois le texte, la lettre de la loi et son esprit.
M. Alain Peyrefitte. Absolument !
M. Pierre Fauchon. J'espère, madame le garde des sceaux, que votre citation n'était pas une approbation. En tout cas, j'estime pour ma part que nous sommes en présence d'une dérive passablement abusive, et ce pour plusieurs raisons.
Elle est abusive parce que le mode de constitution du Conseil, qui procède du caractère très particulier de sa mission, ne lui confère aucune qualification technique et moins encore politique pour délibérer sur l'ensemble des affaires de la justice. Il n'est pas constitué pour cela. Le mode de désignation de ses membres et la répartition catégorielle de ces derniers les qualifient pour choisir des hommes mais beaucoup moins pour délibérer de questions générales et moins encore pour commenter les décisions du Gouvernement.
Cette dérive est également abusive parce que, étant une institution légale et non un groupement libre, le Conseil doit se borner à exercer les compétences que la loi lui assigne et qu'il ne lui appartient pas d'étendre. Ainsi, le Parlement n'a pas le droit de voter des résolutions, et il n'en vote pas, alors que le Conseil supérieur de la magistrature prend, en quelque sorte, le droit de le faire.
Il n'est pas excessif d'évoquer à cette occasion, comme l'a très justement fait tout à l'heure M. le président de la commission, le droit de remontrance des anciens parlements, droit qui était la caractéristique d'une « monarchie tempérée » mais qui apparaît rigoureusement contradictoire dans toute constitution fondée sur la séparation des pouvoirs.
L'amendement de la commission des lois, qui tend à ce que le Conseil ne puisse, en tant que tel, délibérer que sur les questions qui lui seraient soumises par le Président de la République, paraît donc le bienvenu. Il est d'ailleurs conforme à la Constitution, qui définit le Conseil supérieur de la magistrature en précisant qu'il « assiste » le Président dans sa mission générale de garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. C'est cela, et rien d'autre !
L'examen de ce texte nous invite enfin, nous semble-t-il, à étendre notre réflexion, à la suite des propos tenus par M. Jacques Larché tout à l'heure, à d'autres aspects du statut de la magistrature. Je pense en particulier au recrutement et à la formation des magistrats qu'il conviendrait, me semble-t-il, de diversifier afin de moderniser un corps quelque peu figé dans ses particularismes et dans la conception de son recrutement et de sa formation que l'on pouvait avoir voilà plusieurs dizaines d'années.
Je pense aussi à une plus grande mobilité des postes de responsabilité générale afin de faciliter l'adaptation de la carte judiciaire et d'alléger le poids des habitudes et des routines. Ce problème avait déjà été abordé - M. Jolibois, qui présidait le groupe de travail sur ce sujet, doit s'en souvenir - dans le rapport sur les moyens de la justice. Le moment n'est-il pas venu, comme M. Jacques Larché nous y a invités voilà un instant, de repenser la notion d'inamovibilité, qui ne saurait être entendue, après les réformes du CSM, surtout après celle que nous sommes en train de voter, comme elle l'était au XIXe siècle ? Certains d'entre nous ont envisagé de limiter dans le présent texte la durée d'exercice des fonctions de chef de juridiction afin de rétablir la mobilité nécessaire dans toute organisation, y compris dans les services publics qui en ont d'ailleurs le plus grand besoin. Mais, à la réflexion, une telle mesure ne me paraît pas heurter le principe de l'inamovibilité, celui-ci prescrivant les mutations individuelles imposées, suspectes d'arbitraire, mais non les règles générales de fonctionnement des juridictions. C'est la raison pour laquelle j'ai renoncé, pour ma part, à ouvrir ce débat en la présente occasion.
Nous souhaitons que de telles questions, ainsi que d'autres qui seront évoquées, puissent être traitées à l'occasion des textes à venir, spécialement du projet de loi organique. Nous constatons que vos réflexions et vos projets, madame la ministre, loin d'être minimalistes, englobent l'ensemble de l'organisation judiciaire, ce dont nous nous réjouissons.
C'est dans cette perspective élargie et sous ces réserves que, pour ma part, j'adhère à la réforme que vous proposez, en souhaitant qu'elle aille dans le sens d'un meilleur équilibre entre ce qu'il faut d'autorité de l'Etat et ce qu'il faut d'indépendance de la justice. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Bataille.
M. Jean-Paul Bataille. Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, le projet de loi constitutionnelle relatif au Conseil supérieur de la magistrature, soumis aujourd'hui à la réflexion de la Haute Assemblée, a le louable mérite de tendre à doter notre pays d'une justice indépendante des influences extérieures.
Après avoir examiné ce texte avec attention, les éminents juristes de la commission des lois, présidée par Jacques Larché dont la compétence et la sagesse ne sont plus à démontrer, proposent par la voix de leur rapporteur, Charles Jolibois, un certain nombre d'amendements propres à le perfectionner. Il n'est en effet pas simple de trouver un juste équilibre entre une nécessaire indépendance des magistrats et le risque de voir s'instaurer un gouvernement des juges dont les inconvénients seraient loin d'être négligeables. J'ose espérer, madame le ministre, que vous serez sensible aux améliorations proposées par la commission des lois.
Toutefois, madame le ministre, nos concitoyens souhaitent ardemment que ce projet de loi constitutionnelle soit la première pierre d'une véritable modernisation de notre système judiciaire. Je me permettrai donc de soumettre à votre réflexion quatre orientations qui semblent primordiales si nous voulons que les droits de l'homme, inscrits dans le préambule de la Constitution, soient mieux respectés.
Il nous faut tendre à une justice plus discrète, à une justice moins coercitive, à une justice plus rapide et à une justice mieux dotée.
La nécessité d'une justice plus discrète est une évidence. Le secret de l'instruction est trop souvent devenu « un secret de polichinelle » et son non-respect viole incontestablement le principe républicain selon lequel « tout accusé est présumé innocent ». Si les médias interviennent avec autant de célérité dès le début de certaines instructions, ce n'est tout de même pas le fait du hasard !
Ce serait un déni de justice que de continuer à accepter que la simple ouverture d'une enquête préliminaire soit pour certains l'équivalent d'une condamnation, comme c'est trop souvent le cas. Nous avons tous à l'esprit des exemples récents de ce dérapage. Il est temps que des règles strictes soient imposées à tous les services de votre ministère, madame le ministre, et que soient sévèrement sanctionnés ceux qui les violeraient.
Je constate d'ailleurs avec plaisir que mon souci d'une justice plus réservée rejoint l'une des préoccupations exposées voilà quelques instants par M. le président de la commission des lois.
Si la nécessité d'une justice plus discrète est primordiale, il semble tout aussi indispensable, madame le ministre, de réfléchir à l'atténuation de son côté coercitif, tout au moins au cours de l'instruction. La détention préventive, cette forme moderne de la torture, devrait être réservée aux individus manifestement dangereux et ne devrait plus être utilisée pour obtenir des aveux de présumés coupables.
Plus discrète, moins coercitive, la justice se doit, à l'évidence, d'être plus rapide. Sa lenteur actuelle la déconsidère injustement aux yeux de nos concitoyens et finit par leur faire prendre en pitié les plus coupables, lorsque la ou les sanctions tombent avec plusieurs années de retard.
Enfin, madame le ministre, une justice plus discrète, moins coercitive, plus rapide ne peut s'espérer que si nous faisons l'effort de mieux la doter. Mieux la doter, c'est, de toute évidence, augmenter le nombre de nos magistrats, le nombre de leurs collaborateurs. Mieux la doter, c'est aussi donner à nos tribunaux des moyens modernes de travail. Mieux la doter, c'est encore et surtout perfectionner la formation de nos magistrats, revaloriser financièrement leurs traitements pour qu'ils cessent d'être les parents pauvres de notre société qui, ingrate, leur confie au moindre coût la noble tâche d'être son gardien vigilant. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, au coeur de ce débat se trouve posée la question de l'indépendance de la magistrature, notamment des magistrats du parquet.
Avant d'examiner plus précisément les dispositions du projet de révision constitutionnelle tel qu'il nous a été présenté par Mme le garde des sceaux après son vote par l'Assemblée nationale, et après les intéressantes observations et suggestions de la commission des lois, représentée par son excellent rapporteur M. Jolibois, je voudrais, pour ma part, revenir à une question qui est trop souvent négligée : au cours des débats à l'Assemblée nationale, on a beaucoup parlé de l'histoire des rapports de l'institution judiciaire et du pouvoir politique, question qui est, je le reconnais, fascinante.
Mais nous sommes en matière de révision constitutionnelle et, puisqu'il est question d'indépendance de la justice, je souhaiterais rappeler très rapidement les principes constitutionnels et les interrogations que soulève le concept d'indépendance de la justice dans un Etat de droit.
Un élément est certain : l'indépendance de la magistrature a valeur constitutionnelle. L'article 64 de la Constitution en fait mention explicite, et le Conseil constitutionnel l'a rappelé dans un nombre important de décisions significatives, dont la dernière, toute récente, date du mois de février. Mais, si l'indépendance est reconnue comme principe constitutionnel, la question de son fondement n'en demeure pas moins posée.
Sur ce point, je voudrais d'abord - je dirai presque « enfin », en pensant à notre vieux maître M. Eisenmann - que l'on écarte du débat la théorie de la séparation des pouvoirs.

Je sais bien que, lorsqu'il s'agit de justice, on cite à tout propos et hors de propos Montesquieu, dont la théorie sur ce point a été, je dois le dire, complètement dévoyée par deux siècles de rhétorique politique. Toutefois, l'indépendance de la magistrature, revendiquée au nom de la séparation des pouvoirs, n'aurait de sens que si la justice en France était constitutionnellement un pouvoir, ce qu'elle n'est pas.
M. Jean Chérioux. Heureusement !
M. Robert Badinter. Nous savons tous qu'il n'y a jamais eu de pouvoir judiciaire en France depuis la Révolution, pour la simple raison que tout pouvoir - au sens constitutionnel du terme - procède nécessairement, dans la République, du peuple souverain, par la voie de l'élection. Or nos magistrats ne sont pas élus ! Ils le sont dans d'autres Etats, mais pas chez nous.
M. Jean Chérioux. Heureusement !
M. Robert Badinter. Max Weber disait : « La justice anglaise est une justice d'avocats, la justice allemande une justice de professeurs, la justice française une justice de fonctionnaires. »
Il est vrai que nos magistrats sont des fonctionnaires qui sont recrutés par concours ou par le biais d'une sélection opérée par une commission. Il est vrai aussi qu'en France, comme il est écrit dans le titre même de l'article 8 de la Constitution, la justice est une autorité, l'« autorité judiciaire ».
Ce n'est donc pas dans cette source, dans le concept de pouvoir et de séparation des pouvoirs, que l'indépendance judiciaire, principe constitutionnel, trouve son fondement.
Dans une conférence de presse très célèbre du 31 janvier 1964, le fondateur de la Ve République, le général de Gaulle, déclarait : « L'autorité indivisible » - j'y insiste - « de l'Etat est confiée tout entière au président par le peuple qui l'a élu. Il n'en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire, qui ne soit conférée et maintenue par lui. »
Ce n'est pas faire offense au génie du général de Gaulle, me semble-t-il, que d'analyser avec quelque interrogation cette affirmation. Que l'autorité de nomination - ici le Président de la République - soit indiscutablement investie de la première légitimité et corresponde à la définition constitutionnelle du pouvoir, cela ne se discute pas, mais cela n'implique pas non plus que les agents publics nommés pour exercer une fonction publique relèvent, comme le pouvoir exécutif ou législatif, de la souveraineté, simplement par le fait de cette nomination.
C'est donc ailleurs qu'il faut chercher.
Le fondement véritable de l'indépendance de l'autorité judiciaire, vous le trouverez, uniquement, à mon sens, dans la nature singulière de sa mission. Je laisserai de côté cette considération que chacun des magistrats conserve cependant toujours présente dans son esprit - je l'espère et je le crois - à l'heure de la délibération : les jugements sont rendus non pas au nom du Président de la République ou du Gouvernement, mais au nom du peuple français, seul souverain. Cela implique, évidemment, des devoirs particuliers.
Louis XV n'évoquait-il pas un jour - en réalité, c'est le chancelier qui s'exprimait par la bouche du roi - le « pouvoir royal » de juger ? Cela signifiait en tout cas combien ce pouvoir était souverain.
Quant à l'indépendance judiciaire, elle est, dans notre Constitution moderne, fondée sur l'exigence qu'imposent deux principes fondateurs de la République, inscrits d'ailleurs tous deux dans la Déclaration des droits de l'homme : l'égalité des citoyens devant la loi, et la protection de la liberté individuelle.
Que resterait-il, au demeurant, du droit à la sûreté des citoyens proclamé par les auteurs de la grande Déclaration - sûreté qui ne se confond d'ailleurs pas avec la sécurité au sens contemporain du terme - si le pouvoir exécutif pouvait faire incarcérer quiconque à son gré ? Ce n'est pas sans raison que l'on caractérise les pays de l' habeas corpus , les Etats de droit, par le fait qu'on ne peut y placer en détention que sur ordre d'un magistrat !
Et que subsisterait-il d'une telle protection si la carrière du magistrat qui décide du placement en détention était entièrement entre les mains du Gouvernement ? Que resterait-il de l'égalité des citoyens devant la loi si, dans la réalité judiciaire, dans la pratique, l'impunité était assurée à certains justiciables parce qu'ils bénéficeraient de la protection du Gouvernement ?
L'égalité devant la loi, principe fondateur de la République, ne se conçoit pas sans l'égalité devant la justice, et celle-ci n'est possible qu'à la condition que l'indépendance de la magistrature soit assurée.
Ainsi, l'indépendance dont nous parlons trouve sa légitimité non pas dans son origine - la magistrature n'est pas issue du suffrage universel - mais dans sa fonction. Et, si je marque cette distinction, c'est non pour céder aux délices de la théorie fondamentale, mais parce que nous devons toujours - et pas seulement nous, d'ailleurs - en tirer les conséquences.
Cette indépendance doit être pensée et ses garanties définies non pas en fonction de l'intérêt du corps lui-même, mais bien dans celui du peuple français, au nom duquel les magistrats rendent la justice. En d'autres termes, l'indépendance de l'autorité judiciaire n'est pas un privilège d'Etat que l'on reconnaît aux magistrats pour leur commodité ou leur satisfaction ; elle constitue, pour les justiciables, une garantie d'égalité devant la justice et l'assurance de la protection de leurs libertés individuelles : l'indépendance de la magistrature doit être pensée et définie non comme un avantage corporatiste, mais, au contraire, comme un droit du justiciable.
Madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je ne me fais pour autant pas d'illusions excessives sur la portée de l'indépendance des magistrats ! Si elle est une condition nécessaire et impérative pour garantir le justiciable contre l'inégalité que j'évoquais, elle ne peut jamais le prévenir contre le risque de partialité du juge, si d'aventure il arrivait à ce dernier de se laisser emporter. En effet, si l'indépendance relève du statut de la magistrature, l'impartialité relève de la vertu du magistrat...
M. Jean-Jacques Hyest. Eh oui !
M. Robert Badinter. ... et garantir celle-ci n'assure pas nécessairement celle-là : la vertu participe de l'éthique judiciaire, discipline qui, je dois le reconnaître, me paraît quelque peu délaissée par certains au profit de l'éclat médiatique. Mais il nous faudra bien revenir un jour sur ce sujet ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur les travées socialistes.)
Quant à croire, madame le garde des sceaux - mais je sais que vous êtes réaliste - que le renforcement des garanties d'indépendance des magistrats, notamment de ceux du parquet, suffirait à restaurer la confiance de nos concitoyens dans la justice, ce serait faire preuve d'un rare optimisme. Ainsi, il n'est pas de pays de l'Union européenne où la magistrature, y compris le parquet, jouisse aujourd'hui de garanties d'indépendance comparables à celles qui prévalent en Italie. Or c'est aussi le lieu - et vous le savez bien, vous vous êtes récemment rendue chez nos amis transalpins - où, indépendamment de la politique menée par votre collègue, le taux de satisfaction des citoyens à l'égard de leur justice est le plus faible.
Permettez-moi, à cet égard, de citer un ouvrage récemment publié par le Club du mardi. « Selon un sondage effectué dans les quinze pays de l'Union européenne que mentionnait le politologue Olivier Duhamel, la défiance l'emporte largement : 25 % seulement des Européens interrogés se déclarent "satisfaits". Cette proportion est plus forte au nord de l'Europe : 43 % en Allemagne, 53 % au Danemark, 58 % en Finlande, tandis que le pourcentage des "satisfaits" tombe à 15 % en Espagne, 14 % en France et 8 % en Italie. »
Je ne crois pas que le caractère méditerranéen si cher à Braudel suffirait à expliquer ce constat, mais nous y reviendrons lorsque nous parlerons de l'exercice de l'action publique.
Mais revenons précisément au présent projet de loi constitutionnelle, dont nous ne sommes pas saisis par hasard ! Il répond, en effet, à la volonté du Président de la République qui, dans le climat que suscitaient les affaires - autour de la mairie de Paris, notamment - en décembre 1996, a été conduit à proposer la création d'une commission, sous la présidence du Premier président Truche.
Dans sa lettre de mission, le Président de la République soulignait : « Nos concitoyens soupçonnent la justice d'être parfois soumise à l'influence du Gouvernement et de ne pas garantir suffisamment le respect des libertés individuelles, en particulier la présomption d'innocence. »
Le chantier ainsi ouvert était très vaste. Vous aurez à coeur, madame le garde des sceaux, de nous en présenter tous les aspects les uns après les autres.
Le rapport a été déposé en juillet 1997. Mais, entre-temps, étaient intervenus la dissolution de l'Assemblée nationale et le changement de majorité. Toutefois, le nouveau Premier ministre, M. Jospin, avait, dès 1995, au moment même de la campagne présidentielle, proclamé sa volonté d'assurer une plus grande indépendance du parquet, notamment en renforçant les garanties statutaires de ses membres.
La voie était donc ouverte, dans le cadre de la cohabitation, pour qu'intervienne une réforme qui, dans son principe, réunit à la fois la volonté du Président de la République et celle du Gouvernement.
Le texte que vous nous avez soumis et qui a été voté par l'Assemblée nationale, madame le garde des sceaux, concerne quatre sujets que j'évoquerai brièvement.
Le premier, c'est l'unité ou la dualité de la magistrature. Sur ce point, notre ami M. Fauchon a été, comme à son habitude, très éloquent.
La dissociation entre le parquet et le siège est parfaitement concevable. Deux corps séparés pourraient assumer des fonctions distinctes : la poursuite et le jugement.
Cette dualité est, d'ailleurs, la situation la plus commune. Parmi les Etats dont l'organisation du parquet a été étudiée par la commission Truche, une très forte majorité connaît une telle séparation. Dans deux pays proches, la Belgique et les Pays-Bas, existe un statut mixte, à mi-chemin entre celui du fonctionnaire et celui du magistrat. En fait, un seul Etat connaît, avec nous, une unité complète, l'Italie.
Bien entendu, il est partout possible, dès l'instant où il y a une unité de corps, de demander le passage du siège au parquet, à certaines conditions. Mais le choix fait est souvent irréversible. Il y a une passerelle, mais seulement dans un sens.
Je le dis très franchement, cette dissociation a pour elle le mérite de la simplicité et de la clarté : d'un côté, on a un corps de poursuites, souvent composé de hauts fonctionnaires très fortement hiérarchisés sous l'autorité d'un responsable unique, très communément le ministre de la justice, qui donne toutes instructions et qui porte la responsabilité de l'action publique ; de l'autre, on a des magistrats juges du siège qui n'ont aucun rapport avec l'exécutif et dont ni la nomination, ni la carrière, ni l'avancement ne dépendent de ce dernier.
En clair, si l'on devait, en France, instaurer une telle division, les magistrats du siège seraient recrutés par concours ou par une commission ne comprenant pas de représentant du Gouvernement, leur avancement et la discipline relèveraient d'un CSM où ne figureraient plus ni le Président de la République ni le garde des sceaux et le président du CSM serait élu par ses membres.
L'avantage d'une telle réforme serait de prévenir toute confusion dans l'esprit du public entre parquet et siège, ce qui n'est pas mince. Cela dissiperait toute suspicion de connivence, voire d'esprit de corps, entre le ministère public et les magistrats du siège.
Cette solution, je le rappelle, est prônée depuis très longtemps par d'excellents esprits, au premier rang desquels notre ami Michel Dreyfus-Schmidt. Elle a été soutenue par les barreaux et elle vient de recueillir l'approbation unanime des premiers présidents. On ne saurait donc l'ignorer, et, en ce qui me concerne, je suis convaincu que c'est la voie de l'avenir.
Ce n'est pas la solution qu'a prônée le rapport Truche, ce n'est pas la solution qu'a choisie le Gouvernement et ce n'est pas la solution qu'a adoptée l'Assemblée nationale.
Le corps unique - cela a été fort bien rappelé tant par Mme le garde des sceaux que par M. le rapporteur - a pour lui la tradition, l'histoire, qui ne sont pas de minces éléments : la culture judiciaire imprègne profondément les mentalités collectives et l'on peut difficilement la négliger.
J'ajoute que la seule considération qui explique cette situation, qui, encore une fois, ne me paraît pas pour l'avenir la meilleure, c'est que le principe de l'opportunité des poursuites donne aux magistrats du parquet une mission quasi juridictionnelle et que, par ailleurs, les pouvoirs que le parquet détient en matière de garde à vue, d'enquête préliminaire ou de flagrance concernent les libertés individuelles. L'on comprend, dès lors, que ce soit la magistrature qui les exerce. D'où le corps unique qui est le nôtre ; d'où, à cet instant, une projection sur la discussion que suscitera le projet de loi organique.
Je crois que l'on peut préparer l'avenir en améliorant et en clarifiant la situation actuelle. Je suis convaincu - je ne suis pas le seul - qu'après une période de formation professionnelle commune - un tronc commun, si l'on veut - de cinq, sept ou dix ans, peu importe, où, pour mieux se former, le jeune magistrat exercerait successivement les deux fonctions, il pourrait choisir d'effectuer sa carrière soit au parquet soit au siège. Il aurait ainsi eu à connaître des deux activités - mais, cette fois, sans aller et retour du siège au parquet et réciproquement. Tout au plus, très exceptionnellement, avec l'accord express du Conseil supérieur de la magistrature, permettrait-on un passage, un « repentir », quand les conditions objectives le commanderaient.
Bien entendu, cela ne vaudrait pas pour la Cour de cassation compte tenu de la nature des fonctions des membres du parquet.
Voilà qui, me semble-t-il, repris dans le cadre de la loi organique, préparerait cet avenir que j'espère radieux pour vos successeurs !
Le CSM comprend aujourd'hui deux formations. Cela est dû à la position du Sénat sur le projet de 1993, projet dont je tiens tout de même à rappeler qu'il trouvait sa première origine dans les travaux de la commission Vedel et dans le dépôt d'un projet constitutionnel par le gouvernement précédent et, en tout cas, avec l'accord du président Mitterrand. Mais je laisse cette histoire de côté.
La commission Truche avait opté en faveur d'une formation plénière pour discuter les questions d'intérêt général : deux formations plus une.
L'Assemblée nationale a voté en faveur d'une formation unique. C'est l'expression logique du système : à corps unique, formation unique.
Pour avoir, comme vous, madame le garde des sceaux, eu le privilège de participer aux travaux du CSM, je puis attester que cela ne relève pas tous les jours d'une intensité aussi brûlante que la presse, parfois, pourrait le faire croire.
En vérité, décider de mouvements de centaines de magistrats dont le projet de nomination a, fort heureusement, été soumis à la transparence depuis 1981, savoir si tel juge mérite, comme il le désire, de gagner Avesnes-sur-Helpe ou Boulogne-sur-Mer, pour prendre l'exemple de juridictions proches, cela mérite-t-il la présence de vingt et une personnes ? Je suis convaincu, pour ma part, que, dans la pratique, il y aura formation de sections de travail.
Quelle est la meilleure solution ? Il y a un problème, un seul : celui de la formation disciplinaire. En effet, le système adopté à l'Assemblée nationale favorise la représentation du parquet par rapport à celle du siège. Et comme il s'agit d'une formation unique, je suis gêné à la pensée que ce seront les parquetiers, plus nombreux que les représentants du siège, qui auront à connaître de problèmes qui peuvent être des problèmes disciplinaires du siège. C'est un problème qui mérite réflexion. Je suis convaincu qu'au cours de la navette la sagesse prévaudra.
J'en viens à la composition du Conseil supérieur de la magistrature.
Il est prévu un nombre accru de membres, vingt et un, pour permettre - je le comprends très bien - une représentation de toutes les sensibilités collectives du corps. C'est une donnée : le syndicalisme juridique existe. Ce n'est pas la peine de le nier. Par conséquent, la représentation des différentes sensibilités est acquise.
Je suis très heureux, madame le garde des sceaux, que le Gouvernement, suivi par l'Assemblée nationale, ait choisi - cela rejoint d'ailleurs notre avis - de présenter un projet dans lequel le nombre des personnalités non magistrats, les non togati évoqués par M. Jolibois, est supérieur à celui des élus du corps.
Il est important de noter que, grâce à cette composition, le soupçon de corporatisme se trouve écarté. Cette solution, qui est plus satisfaisante que toute autre, il faut prendre soin de la maintenir.
Reste une question, qui vous concerne directement, Mme Guigou, et sur laquelle je m'aventure à titre personnel, celle de la présence du Président de la République, comme président du Conseil supérieur de la magistrature, et du garde des sceaux, comme vice-président.
La Constitution donne au Président de la République le soin de veiller à l'indépendance de l'autorité judiciaire. A ce titre, sauf à bouleverser l'ordre constitutionnel français, on conçoit qu'il préside, mais qu'il ne vote pas - cela va de soi. D'ailleurs, il a rarement présidé le Conseil par le passé, et je ne pense pas que la pratique ait beaucoup changé sur ce point.
Le problème du garde des sceaux est tout différent. En effet, dès l'instant où l'objectif proclamé de la réforme est de dissiper tout soupçon d'emprise du pouvoir politique sur la magistrature, comment ne pas penser que la présence du garde des sceaux, président de fait de nombreuses réunions du Conseil supérieur de la magistrature, jettera toujours des doutes sur l'indépendance des magistrats promus ?
Je sais que ce n'est pas exact : je connais la liberté de choix des membres du Conseil ; je sais comment ils se comportent et comment ils continueront à le faire.
Mais nous sommes là, je dirai presque « à regret », dans le domaine de l'apparence. Les Britanniques disent volontiers qu'il ne suffit pas que la justice soit rendue ; il faut encore qu'on croie qu'elle est rendue.
Or, il est bien évident que la présence du garde des sceaux à des réunions où le Conseil délibère et vote sur ses propres propositions - le garde des sceaux votera-t-il ou non, je l'ignore - n'est pas de nature à contribuer à dissiper une fois pour toutes le soupçon qui pèse et que vous avez, fort justement, à coeur d'écarter.
Enfin, les garanties d'indépendance constituent un progrès indiscutable, considérable, que nous saluons.
Aujourd'hui, ces garanties sont minces. Les magistrats du parquet sont nommés par le garde des sceaux après un simple avis consultatif du CSM. On nous a dit qu'il était fort rare que l'avis négatif ne soit pas suivi. Dans votre rapport, monsieur Jolibois, j'ai pu lire à la page 19 que, huit fois sur vingt et un avis facultatifs négatifs, le garde des sceaux n'a pas suivi l'avis du Conseil supérieur de la magistrature. Ce n'est pas une mince proportion, chacun le concevra. ! Ce n'est pas votre pratique, je le souligne, et nous vous en félicitons. Ce n'était d'ailleurs pas non plus, témoignage soit rendu, la pratique de M. Méhaignerie. Mais cela peut arriver puisque cela est arrivé. Dans ces conditions, il est bien évident qu'il faut se prémunir, et la seule façon de le faire, c'est de prévoir l'avis conforme.
Demain, au regard de ce que sera la gestion des parquets, de ce que sera l'exercice de l'action publique, ce sont les procureurs généraux qui détiendront les pouvoirs les plus importants.
Ils sont nommés aujourd'hui en conseil des ministres. J'ai beaucoup de considération pour les préfets et les grands services qu'ils rendent à la République, mais préfets et magistrats n'ont pas la même condition aux yeux de l'opinion publique et au regard de la réalité de leur fonction. Agent de l'exécutif, le procureur général ne peut pas être nommé en conseil des ministres, sauf, je le dis très clairement, pour le public à penser que, de ce fait, la justice - je devrais dire « l'exercice de l'action publique » continue à se trouver dans la main du Gouvernement.
La réponse est pourtant évidente : c'est l'alignement pur et simple de la condition des magistrats du parquet sur les magistrats du siège jusqu'au niveau le plus élevé, là où se situe le véritable pouvoir, en l'occurrence le niveau tant des chefs de parquets que des chefs de juridiction. Là, il conviendrait, notamment pour les procureurs généraux, qu'une proposition soit faite par le Conseil supérieur de la magistrature,...
M. Robert Pagès. Très bien !
M. Robert Badinter. ... bien entendu, non sans consulter ni recueillir l'avis éclairé du garde des sceaux qui aurait à faire valoir ses choix, ses suggestions, ses propositions, cela va de soi. C'est à cette seule condition que l'on pourrait se dire que, désormais, l'indépendance du parquet est garantie.
Nous voulons, en effet, dissiper les soupçons et, en même temps, assurer l'indépendance du parquet dans ce qu'il a de plus important, c'est-à-dire la garantie des carrières.
Bien des questions restent en suspens, que nous examinerons dans le cours de la discussion.
Monsieur le président de la commission des lois, vous avez évoqué, notamment, la convocation de l'assemblée générale, la formation plénière. Cette question est très importante. Que le Président de la République ait le droit de convoquer le Conseil supérieur de la magistrature en assemblée plénière, cela va de soi. Le droit implique-t-il le monopole de la convocation, s'agissant d'une instance dont la vocation est l'indépendance et la garantie de l'indépendance ?
Je suis convaincu, pour ma part, que si cela consiste à dire que seul le Président de la République, à son gré, sur les questions qu'il aura lui-même choisies, décidera seul de la convocation du CSM, alors l'esprit de la réforme est perdu, et le gain qu'on en attend, qui est très important dans l'opinion publique ainsi que dans le corps de la magistrature, sera également compromis. Là encore, l'imagination permet de trouver des solutions d'harmonie heureuse.
Monsieur le président de la commission des lois, vous avez également évoqué d'autres questions, qu'il s'agisse du devoir de réserve ou de la responsabilité. Nous aurons l'occasion d'en débattre au cours de la discussion des articles et ultérieurement, lorsque Mme le garde des sceaux nous soumettra les autres volets de la réforme.
Ma conclusion est simple, madame le garde des sceaux : je salue, au nom du groupe socialiste et personnellement, votre volonté, votre ténacité et l'excellence de vos démonstrations.
Je pense que le projet de loi que vous nous présentez va dans la bonne direction. Je suis convaincu que, tel qu'il est et tel qu'il a été voté par l'Assemblée nationale, il marque un progrès notable par rapport à la situation actuelle. Cela étant, et je parle en mon nom personnel, et pour un certain nombre d'entre nous, et non pas pour le groupe socialiste dans son entier, je dirai qu'au regard de la situation actuelle il ne me paraît pas aller aussi loin qu'il conviendrait. Mais nous aurons l'occasion d'en reparler. Quoi qu'il en soit, tel qu'il est, nous le voterons et nous le voterons, dirai-je, avec plaisir. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RDSE.) M. le président. La parole est à M. Baylet.
M. Jean-Michel Baylet. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, rude tâche que de s'exprimer après le talentueux et, ô combien, compétent Robert Badinter, quant à des textes touchant à la justice !
Il n'empêche, madame la ministre, que je vais tout de même tenter en quelques instants de faire connaître mon sentiment personnel et celui des radicaux de gauche, comme ils l'ont d'ailleurs déjà fait à l'Assemblée nationale, quant au texte que nous examinons aujourd'hui et qui s'inscrit dans une réforme globale de la justice, réforme que nous souhaitons finalement tous très fortement, notamment à la lumière des difficultés que connaît actuellement cette institution.
Oui, mes chers collègues, il est vrai que la justice traverse une crise dont les aspects sont régulièrement évoqués aussi bien par les magistrats que par les justiciables et même le législateur. Beaucoup d'entre vous l'ont d'ailleurs rappelé ici même lors du débat d'orientation du mois de janvier dernier : la justice est lente, trop lente, paraît-il, les tribunaux sont encombrés, la carte judiciaire serait inadaptée, les moyens budgétaires font cruellement défaut, et, enfin, et surtout, dirai-je, pèse sur elle de manière permanente un soupçon d'intervention politique.
En réponse à cette situation très critique mais hélas ! finalement assez réelle, le Gouvernement, encouragé par les propres souhaits du Président de la République en ce domaine, a décidé de réagir et, madame la ministre, nous ne pouvons que nous en féliciter. En effet, les citoyens ont besoin d'une justice plus efficace qui s'exerce dans la clarté et la transparence la plus totale. C'est à ce prix qu'ils lui accorderont, j'oserai dire de nouveau leur confiance.
Dans cette perspective, vous avez préparé, madame la ministre, différents textes parmi lesquels celui qui nous est soumis aujourd'hui. Cet projet de loi constitutionnelle vise à réparer un des maux qui touchent la justice et que je viens d'évoquer à l'instant. Tout le monde en est bien conscient, il s'agit de mettre un terme à ce fameux soupçon d'intervention dans les affaires de justice.
Plus concrètement, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature est une contribution au projet de clarification des rapports entre l'exécutif et la Chancellerie. Comme vous l'avez signalé, le projet de loi organique relatif aux attributions et aux règles de fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature et le projet de loi organique sur le statut de la magistrature et la responsabilité des magistrats viendront compléter cet édifice.
Compte tenu de l'envergure de la réforme, le morcellement, dirai-je, du travail parlementaire est logique. Toutefois, je serai amené - et je parlerai, je le répète, non seulement en mon nom personnel, mais aussi au nom des radicaux de gauche - à prendre des positions différentes selon les textes, qui, nous dites-vous - et je le comprends - forment un ensemble. En effet, si la réforme du Conseil supérieur de la magistrature recueille mon approbation, sachez - mais vous le savez, nous en avons parfois parlé - que je suis opposé à toute indépendance du parquet qui placerait la justice en dehors du suivi de l'exécutif.
Plusieurs raisons et convictions militent en faveur de cette position. Tout d'abord, le problème de l'indépendance du parquet alimente, reconnaissons-le, bien des gesticulations, tant du côté des politiques que du côté des syndicats de la magistrature, gesticulations qui ont surtout pour effet de conforter l'opinion publique dans son sentiment d'une justice soumise, alors que la réalité - vous le savez mieux que quiconque, madame la ministre - est bien différente.
On ne peut pas laisser croire - car cela reviendrait à nier l'autorité et l'intégrité des juges - que les interventions dites politiques sur certains dossiers sont le lot quotidien.
En effet, les parquets sont, disons dans 99 % des cas, totalement autonomes ne serait-ce qu'en raison de la rapidité que nécessite le traitement des dossiers et qui ne permet pas de prendre à temps l'avis de la Chancellerie. Les dossiers signalés ne représenteraient, d'après les rapports que j'ai lus, que 0,5 % des affaires. Parmi ces derniers, seulement un tiers recevront une instruction de la Chancellerie. Sur les milliers d'affaires pénales qui passent entre les mains de la justice, ce sont finalement très peu de dossiers qui subissent un sort singulier.
Ces 0,5 % qui représentent généralement des affaires sensibles et d'intérêt général ou de sécurité des citoyens - nous en avons la démonstration ces jours-ci puisque vous avez souhaité installer les procureurs dans les stades pour intervenir en flagrant délit, et vous avez bien fait - justifient-ils pour autant une remise en cause du système actuel dans ses principes fondamentaux ? Non, car la justice souffre moins de la dépendance à l'égard des représentants du peuple que de l'incapacité dans laquelle elle se trouve souvent de remplir correctement sa mission. Les citoyens, tous suceptibles d'engager ou de subir un jour une procédure, sont davantage sensibles au problème de l'engorgement des tribunaux et de l'équité des décisions.
Par ailleurs, si l'on examine la question de la nomination des magistrats, là encore la réalité décrite passe souvent par une loupe grossissante. De juin 1994 à décembre 1996, sur les 500 propositions faites par le ministère de la justice, le Conseil supérieur de la magistrature avait rendu quinze avis défavorables dont sept n'avaient pas été suivis par le ministre. J'ai bien noté que Robert Badinter a cité, lui, le chiffre huit. La soumission de la justice, si soumission il y a, est bien douce...
Enfin, au-delà des statistiques, une raison de fond me pousse à conserver une attitude vigilante à l'égard de la réforme du parquet. Si l'indépendance du parquet signifie en fait, à terme, l'indépendance totale de la justice, je crois que nous devrons engager un débat conséquent, puisque seraient concernés les fondements mêmes de notre équilibre institutionnel.
Il s'agirait, en effet, de savoir si l'on souhaite conserver une autorité judiciaire comme membre détaché du pouvoir exécutif ou si l'on souhaite plutôt créer un véritable pouvoir judiciaire. Si les prochains textes nous engagent sur ce terrain, il faudra alors accepter d'ouvrir le chantier d'une réforme fondamentale qui devra obligatoirement poser le problème de la responsabilité des juges et de leur légitimité.
En matière disciplinaire, c'est vrai - Robert Badinter le rappelait - cette responsabilité existe déjà. Mais si l'on s'acheminait vers un tel bouleversement, les dispositifs actuels de contrôle seraient insuffisants puisque des juges indépendants seraient contrôlés par des juges indépendants.
L'attribution du pouvoir, lorsqu'elle se fait démocratiquement, c'est-à-dire par le suffrage universel, est par nature précaire et induit donc une limitation du pouvoir.
Montesquieu écrivait : « Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir. » Si l'on souhaite aller jusqu'au bout et instituer une indépendance totale, il est clair que la contrepartie doit s'exercer en termes de responsabilité et aussi de légitimité.
En tout cas, entre les juges puissants et inamovibles du XVIIe siècle - souvenez-vous de leur comportement ; un des précédents orateurs rappelait les remontrances des parlements - et la mise sous tutelle, il est vrai excessive, des juges par Napoléon, je m'en remets pour ma part volontiers - et je présume que c'est l'opinion de l'ensemble de mes collègues - à une conception républicaine de la justice où celle-ci est savamment équilibrée dans l'intérêt à la fois de l'action publique et des justiciables.
J'attends bien évidemment, madame la ministre, avec impatience les prochains textes sur ce sujet : leur contenu nous permettra de mieux juger les intentions du Gouvernement sur ce point précis.
En attendant et avant de conclure, je voudrais vous livrer le sentiment des radicaux de gauche sur la première pierre de cet édifice. En dépit de ce que je viens de dire, la modification de l'article 65 de la Constitution ne nous semble pas une mauvaise chose dans la mesure où il démocratisera le système de nomination du parquet.
La nomination des magistrats du parquet, y compris des procureurs généraux sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature, va dans ce sens. Cela permettra sans doute de mieux assurer le cours normal des carrières. Toutefois, en maintenant le pouvoir de proposition des magistrats du parquet, la Chancellerie conserve une prérogative qui revient à lui conserver in fine un pouvoir décisionnaire que vous souhaitez partager - j'espère que les événements vous donneront raison, madame le ministre. Certes, on peut considérer que le Conseil supérieur de la magistrature ne s'opposera pas massivement et systématiquement aux propositions que pourrait faire le garde des sceaux. Les syndicats de la magistrature en sont d'ailleurs tout à fait conscients, puisqu'ils réclament ce pouvoir de proposition qu'ils détiennent déjà pour la majeure partie des magistrats du siège.
S'agissant enfin de la nouvelle composition du Conseil supérieur de la magistrature, l'accroissement du nombre de personnalités extérieures a le grand mérite d'enlever tout soupçon de corporatisme. Dans le cadre de la compétence disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, la présence de dix personnalités n'appartenant ni à l'ordre judiciaire ni au Parlement garantit la meilleure objectivité.
Sur ce texte modifiant l'article 65 de la Constitution, j'apporterai donc mon soutien, mesuré certes, mais soutien malgré tout, parce qu'il complète la réforme de 1993 sans pour autant entamer de façon trop irréversible les liens entre le parquet et le pouvoir exécutif, et aussi, madame la ministre, pour soutenir vos efforts tendant à créer les conditions pour une justice plus sereine et donc mieux rendue. (Applaudissements sur les travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Pagès.
M. Robert Pagès. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Sénat est saisi à son tour du projet de loi de réforme constitutionnelle relatif au Conseil supérieur de la magistrature.
Partant du constat que la crise de confiance de nos concitoyens à l'égard de l'institution judiciaire constitue un danger pour la démocratie, madame la ministre, vous vous êtes donné pour objectif de restaurer cette confiance perdue, en proposant une réforme globale de la justice.
Cette réforme est axée sur la justice au quotidien, sur la garantie des libertés et, enfin, sur une meilleure définition des rôles du garde des sceaux et du parquet.
Au total, ce ne sont pas moins de sept textes qui seront débattus au Parlement dans les prochains mois, dont celui qui nous occupe aujourd'hui et qui est présenté comme la « clé de voûte » de ce grand chantier.
L'objectif affiché du Gouvernement, auquel nous ne pouvons que souscrire, est de mettre fin à la suspicion née de la multiplication des « affaires » et des tentatives des politiques d'enrayer celle-ci par l'intermédiaire du parquet.
Le doute des Français à l'égard de l'indépendance de la justice ne date certes pas d'hier, mais ils n'acceptent plus que des hommes politiques échappent à la sanction de l'autorité judiciaire, alors qu'eux-mêmes sont confrontés à des difficultés grandissantes et n'échappent ni à la saisie de leurs meubles ni à l'expulsion de leur logement.
Ils considèrent, en l'occurrence, et personne ne leur a encore prouvé le contraire, que plus on est proche du pouvoir économique et politique, plus la justice serait clémente.
C'est cette image de la justice, même si elle n'est pas exacte, qu'ensemble nous devons changer de manière radicale.
La réforme du Conseil supérieur de la magistrature, qui est au coeur de ce débat, est censée répondre à cet objectif hautement politique : agir pour l'indépendance de la justice à l'égard du pouvoir exécutif.
Si la Constitution de 1958 a posé le principe de l'indépendance de la magistrature, dans son article 64 : « Le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire », la Ve République a toutefois été marquée par une reprise en main de l'autorité judiciaire par le pouvoir exécutif.
La loi constitutionnelle du 27 juillet 1993, qui aurait dû réformer en profondeur les dispositions relatives au Conseil supérieur de la magistrature pour mieux garantir l'indépendance de l'institution judiciaire, en renforçant notamment les garanties de nomination des magistrats du parquet, n'a pas atteint son objectif, loin s'en faut !
Pour ces raisons, les sénateurs communistes s'étaient alors vivement prononcés contre ce texte.
La période qui suivit, de juillet 1995 à décembre 1996, les a d'ailleurs confirmés dans leur opinion. En effet, près de la moitié des avis négatifs du Conseil supérieur de la magistrature sur les nominations des magistrats du parquet proposées par le garde des sceaux de l'époque, M. Jacques Toubon, n'ont pas été suivis par ce dernier.
De surcroît, il avait pris sur lui de passer outre l'avis pourtant conforme du Conseil supérieur de la magistrature pour sept des vingt et une nominations de procureurs. Notre excellent collègue M. Badinter a fait état de huit nominations, et je ne « chinoiserai » pas pour une unité.
Il est même allé jusqu'à nommer au poste sensible de procureur général de Paris, son directeur de cabinet, et ce malgré les réserves du Conseil supérieur de la magistrature.
C'est dire si les pouvoirs du Conseil supérieur de la magistrature sont relativement étendus en ce qui concerne les magistrats du siège - ils sont inamovibles et nommés, soit sur proposition, soit sur avis conforme du Conseil - mais sont restés particulièrement modestes quant aux magistrats du parquet.
C'est en cette matière que la controverse ne cesse de se développer.
En effet, les procureurs sont actuellement nommés après un simple avis du Conseil supérieur de la magistrature, ce qui laisse au garde des sceaux toute latitude dans le choix de la hiérarchie du parquet avec laquelle il souhaite travailler.
En outre, les procureurs généraux sont nommés directement en conseil des ministres, comme les préfets, sans que le Conseil supérieur de la magistrature puisse donner son avis, serait-il « simple ».
Aussi, pour éviter les nominations « politiquement colorées », le projet de loi constitutionnelle prévoit-il que, dorénavant, toutes les nominations soient soumises à l'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature.
Si cette mesure constitue un progrès par rapport à l'existant, on ne peut cependant pas affirmer qu'il y a coupure effective entre le judiciaire et l'exécutif ; puisque le Conseil supérieur de la magistrature n'a toujours pas le pouvoir de proposition pour les parquetiers.
Il aurait fallu aller au bout de cette logique d'indépendance et, en conséquence, aligner les procédures de nomination des magistrats du parquet sur celles qui sont en vigueur pour les magistrats du siège.
Force est de constater que le pouvoir de proposition restera entre les mains du garde des sceaux, ce qui signifierait qu'en pratique, si une personne n'était jamais proposée, elle pourrait n'être jamais nommée.
Je sais, madame la ministre, que vous nous avez expliqué que grâce à la transparence des nominations ferait que le cas que j'ai évoqué deviendrait pratiquement impossible. Vous me permettrez de ne pas être tout à fait convaincu par votre argumentation.
Il n'y aura donc pas d'innovation notable ni de changements radicaux dans ces procédures de nomination.
L'indépendance trouve ici ses limites et la mise en place restera donc inachevée.
En effet, si l'on rapproche le présent texte des autres volets de la réforme concernant le parquet, l'instruction notamment, on s'aperçoit rapidement combien le parquet continuera d'être sous la coupe du ministre de la justice.
En effet, si les instructions adressées aux procureurs dans les affaires particulières seront supprimées - ce que nous approuvons tout à fait - le garde des sceaux qui, jusqu'alors, apparaissait à peine dans le code de procédure pénale, verra son rôle réaffirmé, notamment avec le droit d'engager lui-même les poursuites.
Concernant la composition même du Conseil supérieur de la magistrature, je ferai plusieurs observations.
Cette composition devrait, d'abord, être élargie et rééquilibrée.
Ce projet de loi porte ainsi de dix à vingt et un le nombre des membres du Conseil supérieur de la magistrature, outre le Président de la République et le ministre de la justice.
Les magistrats, qui sont actuellement majoritaires en son sein, seront désormais minoritaires, afin d'éviter tout corporatisme à l'intérieur du Conseil supérieur de la magistrature et de promouvoir ainsi un nécessaire pluralisme.
Ainsi, sur les vingt et un membres du Conseil supérieur de la magistrature, ils seront dix magistrats contre six sur les dix membres actuellement.
Nous avons toujours été favorables à une forme de gestion plus ouverte du corps judiciaire.
Une loi organique devrait préciser ultérieurement le mode d'élection des magistrats siégeant au Conseil supérieur de la magistrature, qui se fera au suffrage direct et à la représentation proportionnelle, ce qui nous agrée.
Toutefois, sur les dix magistrats, trois seulement représenteraient la base, contre sept émanant de la hiérarchie, ce qui ne reflète pas la réalité sociologique du corps judiciaire.
La place réservée à la hiérarchie serait donc, selon nous, excessive, comme c'est d'ailleurs le cas dans la composition actuelle du Conseil supérieur de la magistrature.
Pour notre part, nous sommes pour une plus large représentation des cours et des tribunaux hors chefs de juridiction, afin d'éviter une certaine forme d'autoreproduction du corps au sein du Conseil supérieur de la magistrature.
Ce projet de loi, qui devait renforcer l'autonomie des parquets, risque d'accroître en fait la hiérarchie et d'accentuer ainsi la confusion entre le pouvoir politique et l'institution judiciaire.
Nous estimons, par ailleurs, que la désignation des personnalités extérieures par le Président de la République, par le président de l'Assemblée nationale et par le président du Sénat n'est pas très démocratique et risque de conserver leur coloration politique aux choix effectués.
Quant aux propositions faites par la commission des lois, elles n'emportent pas, non plus, notre adhésion. Je fais allusion aux trois personnes qui désignent deux personnalités et aux trois personnes qui en désignent quatre.
A cela, nous aurions préféré que ces personnalités extérieures soient désignées par l'Assemblée nationale et le Sénat, en dehors de leurs membres et dans le respect du pluralisme.
Nous regrettons également que le Conseil supérieur de la magistrature demeure présidé par le chef de l'Etat et « vice présidé » par le garde des sceaux. Cette situation soulève pourtant de nombreuses réserves de la part des magistrats et de la doctrine compte tenu des atteintes à la séparation des pouvoirs qui risquent d'en résulter.
Pour couper effectivement des liens trop étroits entre la justice et le pouvoir exécutif, il aurait fallu préciser que le président du Conseil supérieur de la magistrature serait élu en son sein par ses membres et écarter de sa direction le garde des sceaux. N'y voyez bien sûr, madame la ministre, aucune attaque personnelle !
En faisant le choix de ne pas le faire, vous effacez ce qui aurait pu apparaître comme une avancée quant à la composition et aux attributions du Conseil supérieur de la magistrature, une avancée aboutissant à une meilleure indépendance de la justice.
Nous approuvons néanmoins que le Conseil supérieur de la magistrature soit réunifié, c'est-à-dire qu'à la place de deux formations, l'une compétente à l'égard des magistrats du siège et l'autre compétente à l'égard de ceux du parquet, il n'y ait plus qu'une seule formation compétente, ce qui renforcera l'unité du corps judiciaire.
Nous nous opposerons donc aux amendements de la commission des lois qui, sous couvert d'une réaffirmation de l'unicité de la magistrature, maintiennent les deux formations distinctes du Conseil supérieur de la magistrature, tout comme lors de la dernière réforme de 1993.
Pour notre part, notre groupe défend une attitude constante depuis 1958, à savoir qu'il est nécessaire de réviser la Constitution afin d'assurer l'indépendance des magistrats, en supprimant la tutelle du pouvoir exécutif sur le Conseil supérieur de la magistrature.
Les parlementaires communistes ont d'ailleurs concrétisé cette démarche en déposant, en 1990, une proposition de loi constitutionnelle, dont nous avons d'ailleurs repris, par voie d'amendement, l'essentiel lors du débat constitutionnel de 1993. Nous n'y reviendrons pas.
Par ailleurs, en matière disciplinaire, les garanties des parquetiers seront alignées sur celles qui sont offertes aux magistrats du siège.
En effet, le Conseil supérieur de la magistrature, qui se borne actuellement à donner son avis sur les sanctions disciplinaires concernant les parquetiers, dont la décision revient au garde des sceaux, statuera désormais comme conseil de discipline des magistrats du parquet comme de ceux du siège.
Nous approuvons ce transfert au Conseil supérieur de la magistrature du pouvoir de prononcer des sanctions disciplinaires à l'égard des parquetiers.
Plus généralement, nous estimons - je l'ai dit à plusieurs reprises, mais je tiens à le réitérer - que tout effort en direction de l'indépendance de la magistrature sera vain si les moyens nécessaires à la justice pour relever les défis qui lui sont lancés ne sont pas mis en oeuvre très rapidement, et ce même si le dernier budget a marqué une évolution intéressante et une volonté non négligeables.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen souscrivent entièrement au double objectif fixé par ce texte, qui est à la fois d'étendre les pouvoirs du Conseil supérieur de la magistrature à l'égard des magistrats du parquet, en renforçant les garanties constitutionnelles en matière de nomination et de discipline, et d'ouvrir la composition de ce Conseil à une majorité de personnalités extérieures à la magistrature.
Ils estiment cependant que les dispositions figurant dans le projet de loi constitutionnelle ne permettront pas d'atteindre réellement de tels objectifs, qui sont pourtant indispensables pour assurer une réelle indépendance de la justice à l'égard du politique.
De surcroît, les amendements proposés par la commission des lois qui reviennent sur l'unicité du corps judiciaire et sur le mode de désignation des personnalités extérieures du Conseil supérieur de la magistrature ne nous conviennent pas. Je m'en suis déjà expliqué.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen réservent donc leur vote final sur ce texte jusqu'à la fin de notre débat. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes et sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Haenel.
M. Hubert Haenel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, cinq ans après la première réforme constitutionnelle du Conseil supérieur de la magistrature depuis l'adoption de la Constitution de 1958, quatre ans après la mise en place du premier Conseil supérieur de la magistrature issu de cette réforme, il vous est proposé de modifier à nouveau cette institution.
La réforme de 1993, dont j'ai eu l'honneur d'être le rapporteur devant le Sénat, au nom de la commission des lois, était d'ampleur.
En effet, pour la première fois dans la Constitution était reconnue la notion de parquet, lequel, jusque-là, était tout simplement ignoré. Cette réforme a ainsi haussé, constitutionnellement parlant, les magistrats du parquet à la hauteur des magistrats du siège.
La nouvelle compétence du Conseil supérieur de la magistrature, limitée jusque-là aux seuls magistrats du siège, s'est étendue à ceux du parquet sous forme de simple avis à la fois pour leur nomination, mais aussi pour les décisions du garde des sceaux les concernant sur le plan disciplinaire.
Pour autant, l'unicité du corps judiciaire, reconnue implicitement dans cette réforme, n'allait pas jusqu'au bout de la logique puisque le Conseil supérieur de la magistrature était divisé en deux formations distinctes, l'une compétente pour les magistrats du siège, l'autre pour ceux du parquet. Les pouvoirs de proposition du Conseil supérieur de la magistrature pour les magistrats du siège de la Cour de cassation et pour les premiers présidents de cour d'appel ont été étendus aux nominations des présidents de tribunaux de grande instance.
Après bien des tergiversations, la nomination du secrétaire administratif restait de la seule compétence du Président de la République. Telle était la volonté de François Mitterrand.
Le contexte dans lequel a été lancé cette réforme n'a pas beaucoup changé. Les « affaires » continuent de défrayer la chronique politico-judiciaire et médiatico-judiciaire. Nous sommes toujours en période de cohabitation, mais, cette fois, dans l'autre sens.
Une première différence, cependant, tient au fait qu'il existe un consensus, tout au moins apparent, entre le Président de la République, le Premier ministre et vous-même, madame la ministre.
Constatant l'état de la justice française, ses moyens, son organisation, ses méthodes, ses procédures, mais aussi le soupçon qui pèse et qui pèsera longtemps sur certaines décisions judiciaires, le Président de la République a souhaité une réforme en profondeur. Il l'a annoncé au cours de deux déclarations solennelles en décembre 1996 et en janvier 1997.
Pour le Président de la République comme pour nous-mêmes, la réforme de la justice doit nécessairement concerner le statut et les pouvoirs du parquet, la présomption d'innocence, la justice de proximité et les moyens de la justice.
Pour l'éclairer dans cette réflexion, une commission présidée par M. Pierre Truche, premier président de la Cour de cassation, a été mise en place. La réforme qui vous est proposée s'inspire pour partie, mais pour partie seulement, des conclusions de cette commission.
Pendant la campagne législative et lors du premier débat de politique générale de juin 1997 - il faut le rappeler pour être objectif - le Premier ministre s'est engagé dans cette voie. Aujourd'hui, nous examinons ce projet de loi constitutionnelle au Sénat et, dans quelques mois sans doute, le Président de la République saisira le Congrès pour adopter la première des grandes réformes annoncées, celle qui nécessite une réforme constitutionnelle.
Disons tout de suite que cette réforme perdrait tout son sens si elle devait à jamais rester isolée, c'est-à-dire si trois autres réformes, sans aucun doute encore plus fondamentales que celle-ci, étaient oubliées.
La première est relative aux pouvoirs et à l'organisation du ministère public chargé de conduire, sous directive gouvernementale et en collaboration avec le Parlement, la politique d'action publique définie qui en découlera tout naturellement.
La deuxième concerne l'application d'un principe fondamental trop souvent méconnu et depuis trop longtemps : celui de la présomption d'innocence.
Enfin, la troisième consiste à améliorer d'urgence la justice de tous les jours - tant pénale que civile, commerciale que prud'homale - à condition toutefois d'octroyer à celle-ci les moyens nécessaires et d'en revoir l'organisation, les méthodes et les procédures.
Une seconde différence avec la réforme du CSM de 1993 me paraît également devoir être rappelée, mes chers collègues, ne serait-ce que pour relativiser ce qui pourrait être dit sur l'attitude de la majorité sénatoriale.
La précédente réforme - dont celle d'aujourd'hui n'est au fond que le simple prolongement - n'avait pas, dans mon souvenir, recueilli à l'époque, à l'Assemblée nationale comme au Sénat, l'aval des groupes situés à gauche de l'hémicycle. Ce rappel devrait normalement nous conduire, cette fois-ci, au Palais du Luxembourg comme au Palais-Bourbon, à relativiser les positions des uns et des autres.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Vous voulez faire tout de suite ce que vous n'avez pas voulu faire à l'époque !
M. Hubert Haenel. Non, monsieur Dreyfus-Schmidt !
La grande majorité du groupe du Rassemblement pour la République votera ce texte que nous aurons amendé comme le propose la commission des lois, en réservant son vote au Congrès sur l'adoption préalable des autres réformes que je viens d'évoquer.
Pour être tout à fait complet, j'ajoute qu'entre le projet de loi constitutionnelle présenté à l'époque par le garde des sceaux Pierre Méhaignerie et le texte adopté par le Congrès en grande partie dû à l'initiative du Sénat, il n'y avait pas seulement une différence de degré. Il y avait aussi une différence de nature, des amendements significatifs émanant du Sénat ayant été acceptés par le garde des sceaux, d'autres ayant même été adoptés contre son gré. Et pourtant, Sénat Assemblée nationale et Gouvernement étaient censés être sur la même longueur d'onde. Cela signifie, madame la ministre, qu'il ne serait offensant pour personne que certains des amendements du Sénat soient pris en considération à l'issue de la navette, s'il y en avait une.
Mais la réforme de 1993, pourtant substantielle et rompant totalement avec la conception même du Conseil supérieur de la magistrature issue de 1958, n'a pas suffi à apaiser le débat.
Il y a la polémique menée au sujet de la nature du lien, celui-ci n'étant d'ailleurs que le reflet de l'organisation des relations constitutionnelles et législatives entre le Président de la République, le Parlement, le Gouvernement, le garde des sceaux et la magistrature. S'ajoutent quelques ambiguïtés d'interprétation, quelques maladresses sur lesquelles je ne reviendrai pas, parfois aussi des procès d'intention qui ont mis en partie à mal cette réforme.
Le texte qui vous est soumis doit donc être ramené à ces justes proportions ; il doit, en quelque sorte, être relativisé. Au-delà des interrogations tout à fait légitimes et fondées, s'il a déjà donné lieu à des débats de fond comme celui que nous avons aujourd'hui, il a malheureusement aussi parfois suscité des polémiques politiciennes et partisanes.
Il n'est pourtant qu'un pas, et seulement un pas de plus, dans la recherche du bon équilibre si nécessaire entre les juges et le politique. La réforme qui vous est proposée se situe, à quelques nuances près, dans le prolongement de celle de 1993.
M. Charles Jolibois, rapporteur. C'est exact !
M. Hubert Haenel. Mais je crois que la réforme d'aujourd'hui, compte tenu de la tournure qu'elle prend, et du fait qu'elle suscite plus d'interrogations et d'appréhensions que de réponses et d'apaisements, ne suffira pas, elle non plus, à recadrer, au sens le plus noble et le plus fort du terme, la légitimité des uns et des autres, la non-ingérence du politique dans le domaine du juge et les nécessaires impartialité et responsabilité des magistrats.
Avec cette réforme, si le soupçon, certes, s'atténue, il ne sera pas pour autant totalement dissipé. Un jour, il faudra bien aller jusqu'au bout de l'une ou l'autre des logiques et sortir de cette « ambiguïté à la française ».
Les parquetiers doivent-ils être nécessairement des magistrats, de plus en plus assimilés à des juges d'ailleurs, au travers des réformes successives de leur statut - et la réforme d'aujourd'hui va dans ce sens - ou doivent-ils devenir des fonctionnaires à statut spécifique ou des magistrats à statut spécifique, comme l'a fort justement dit tout à l'heure M. Badinter ?
Le pouvoir d'opportunité des poursuites reconnu aux magistrats des parquets, qui en fait en quelque sorte, je crois vous l'avoir dit tout à l'heure, madame la ministre, des juges dans l'aptitude majeure qui leur est reconnue d'apprécier l'opportunité des poursuites, milite pour que les parquetiers restent des magistrats, sans pour autant être complètement assimilés à des juges. Et là réside toute la différence !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est votre position !
M. Hubert Haenel. S'ils sont magistrats, ils doivent cependant appliquer la politique pénale définie par le Gouvernement et par le Parlement. Ce sont en effet les procureurs généraux et les procureurs de la République, dans la conduite de l'action publique - restant d'ailleurs toujours à définir - qui mettent en oeuvre, pour ce qui les concerne, cette politique pénale au quotidien.
Pourquoi et selon quelles règles les parquetiers doivent-ils se soumettre à l'Etat de droit ? Le magistrat tire sa légitimité et sa seule légitimité de l'Etat de droit. Lorsqu'il tente de la déplacer sur le terrain politique, il sort de ce cadre pour opposer la sienne à celle qui résulte de l'élection et qui est d'une tout autre nature. Loin de s'opposer, ces deux légitimités sont tout à fait complémentaires.
Dans cette optique, le principe de hiérarchisation du parquet doit donc être non seulement maintenu, mais clarifié et réaffirmé, les procureurs étant les chefs du parquet près les tribunaux de grande instance et les procureurs généraux les responsables hiérarchiques de l'ensemble des procureurs de la République du ressort de la cour d'appel.
Deux questions quelque peu taboues doivent, elles aussi, être abordées.
Quel doit être, au sein du Gouvernement, le statut du garde des sceaux, ministre de la justice, qui doit nécessairement rester, ou redevenir, la clé de voûte du volet judiciaire, de la mise en oeuvre de la politique pénale ? Le garde des sceaux peut-il rester un personnage politique ordinaire, étroitement mêlé aux joutes politiciennes, et parfois même chef d'un parti ?
C'est le soupçon qui continuera de peser sur l'interventionnisme ou non du titulaire de la place Vendôme et qui, en quelque sorte, continuera à miner tout l'édifice.
C'est pourquoi, tant que nous n'oserons pas aborder cette question, nous n'arriverons pas à trouver une solution satisfaisante concernant la nature et les pouvoirs du garde des sceaux sur les parquets, et nous n'en finirons pas de réformer !
Qui deviendra par ailleurs, c'est important, la seule autorité d'enquête ? Si la tendance actuelle se confirme et s'affine : magistrats du parquet de plus en plus assimilés par le statut à des juges, juges d'instruction de plus en plus dépouillés de leur pouvoir de juge - mandat de dépôt, restriction dans la liberté individuelle et les libertés publiques du prévenu - mais aussi généralisation des bureaux d'enquête - qui sont devenus de véritables cabinets d'instruction - dans les parquets et contrôle accru de la police judiciaire par les procureurs... si cette tendance s'accentue, il n'y aura plus qu'une autorité d'enquête, le procureur ! Est-ce cela que nous voulons ?
Les juges d'instruction, notamment, feront double emploi avec leurs collègues du siège, qui auront récupéré tout ce qui concerne la liberté individuelle, le juge de la liberté les ayant privés de l'essentiel de leur pouvoir de juge. Alors, tout naturellement, les juges d'instruction disparaîtront.
Il faut savoir où nous allons, afin de ne pas nous retrouver un jour placés devant cette situation sans l'avoir voulue.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. On y va petit à petit !
M. Hubert Haenel. Tout cela ne préfigure-t-il pas, à échéance de quelques années, la fusion juge d'instruction-parquet et peut-être aussi juge d'instruction-parquet-police judiciaire ? Nous ne serons peut-être plus là, mais c'est dans ce sens que, tout naturellement et peut-être inconsciemment, nous nous dirigeons. Mais là, vous imaginez bien que la résistance sera très grande.
N'éludons pas ces questions car, faute de les avoir discernées et analysées au moment voulu, nous risquons encore bien des déconvenues, des procès d'intention, qui aggraveront encore les troubles actuels toujours ressentis par l'opinion publique.
Venons-en maintenant au texte qui a été adopté par l'Assemblée nationale. Celui-ci ne s'écarte pas fondamentalement du projet de loi constitutionnelle qui a recueilli, je l'ai dit, l'aval des plus hautes autorités de l'Etat.
L'économie du présent projet de loi résulte d'un consensus sur le plus petit dénominateur commun entre ces différentes autorités, ce qui ne signifie pas que ce texte soit neutre. Mon excellent collègue, Charles Jolibois rapporteur de la commission des lois, comme Jacques Larché, son président, et quelques-uns des collègues qui m'ont précédé, l'ont bien démontré.
D'abord ce texte unifie un peu plus le dispositif. Désormais, si l'on adoptait la rédaction issue de l'Assemblée nationale, le Conseil supérieur de la magistrature ne comprendrait plus qu'une seule formation. Ainsi, l'assimilation siège-parquet ferait un pas décisif de plus.
Ce texte laïcise : les magistrats ne sont plus majoritaires au Conseil supérieur de la magistrature. En effet, le texte rompt avec la parité. Pour ma part, dès 1993, j'ai rejeté - et je continue de le faire, d'ailleurs, dans le prolongement de ce que vous avez dit, monsieur le rapporteur - l'idée que le Conseil supérieur de la magistrature devienne en quelque sorte la commission administrative paritaire de la justice. Les magistrats ne voient-ils pas rouge quand ils s'estiment comparés à des fonctionnaires ? Gardons-nous donc de calquer la composition et les pouvoirs du conseil sur une commission administrative paritaire des magistrats.
Les dix magistrats siégeant au Conseil supérieur de la magistrature seront élus par leurs pairs, mais c'est une loi organique qui dévoilera la réelle représentativité du corps.
Il me semble nécessaire, madame la ministre, que, parmi les magistrats, figurent un conseiller, un avocat général à la Cour de cassation, un premier président et un procureur général. Je vous ai déjà dit pourquoi : la cour suprême judiciaire doit être représentée puisqu'il s'agira de formuler propositions et avis sur les nominations de ses membres ?
Il me paraît en outre indispensable que deux chefs de cour figurent dans cette nouvelle composition. C'est ainsi aujourd'hui. Nous avions retenu cette formule en 1993, parce que nous estimions que ceux qui ont en charge l'administration de la justice au quotidien dans les cours d'appel et la gestion des ressources humaines de celles-ci étaient les mieux placés pour apprécier le profil des candidats et leur adéquation aux différents postes de responsabilités à pourvoir.
Par ailleurs - aujourd'hui plus particulièrement - l'autorité des chefs de cour et de juridiction a besoin d'être confortée, voire renforcée.
S'agissant des dix personnalités n'appartenant ni à l'ordre judiciaire ni au Parlement, il serait sans doute souhaitable de convenir qu'elles ne devraient pas non plus appartenir à l'ordre administratif.
M. Charles Jolibois, rapporteur. C'est ce que nous proposons !
M. Hubert Haenel. En effet, l'exclusion de personnalités appartenant à l'ordre judiciaire ou à l'ordre administratif n'avait pas été retenue en 1993.
Indiquer que la désignation des membres du Conseil supérieur de la magistrature par le Président de la République s'effectue sans contreseing permet de lever un doute et de constitutionnaliser - je le crois, monsieur Charasse - la pratique du Président Mitterrand, qui, en mai 1994, avait écarté la procédure du contreseing ; bien entendu, nous y souscrivons.
S'agissant des membres du Conseil supérieur de la magistrature nommés respectivement par le président du Sénat et par le président de l'Assemblée nationale, on aurait pu - mais peut-être n'est-ce pas le moment - pour dépolitiser ce type de nomination - et peut-être y reviendrons-nous un jour - envisager une sorte de ratification des nominations par chacune des deux assemblées à la majorité qualifiée des deux tiers. Vous n'avez pas retenu cette option, monsieur le rapporteur, mais je sais que vous ne pouvez pas vraiment remanier le texte.
Le Conseil supérieur de la magistrature, composé différemment, sera toujours présidé par le Président de la République, le garde des sceaux en étant de droit le vice-président. La formulation du principe reprend celle de 1993, même si elle ne figure plus au même endroit.
Quelle est sa portée exacte ?
Le Conseil supérieur de la magistrature comprend-il vingt et un ou vingt-trois membres ?
Le Président de la République et le ministre de la justice ont-ils un droit de vote ?
La question a été abordée à une époque. Elle a été à juste titre écartée, le Président de la République et le garde des sceaux ne pouvant pas se donner des avis - je pense que M. le rapporteur sera d'accord avec moi - ni se formuler des propositions.
La même question se posera si l'amendement de la commission des lois prévoyant que le Conseil supérieur de la magistrature pourrait, en formation plénière, émettre des avis à la demande du Président de la République sur des questions afférentes à l'indépendance de l'autorité judiciaire était adopté.
Observons que le président François Mitterrand avait utilisé cette faculté de demander l'avis du conseil dans l'affaire « Halphen », alors qu'elle n'était pas expressément prévue par les textes. Je crois même qu'elle en avait été exclue ici même, au Sénat.
La possibilité de demander son avis au conseil réuni en séance plénière peut être, en période de crise, d'une grande utilité pour l'Etat.
Je poursuis mes interrogations : le rapport annuel doit-il être adopté après un vote auquel participent le Président de la République et le garde des sceaux ? Peut-on imaginer, dans l'optique des institutions prévues par la Constitution de 1958, comme d'ailleurs, me semble-t-il, par celle de 1946, le Président de la République voter au sein d'un organisme qu'il préside et risquer de se trouver mis en minorité ?
Madame la ministre, à l'issue de nos débats, ou en tout cas à l'occasion de l'examen des projets de loi organique, nous devrions avoir une réponse claire sur ce sujet.
Dans le texte adopté par l'Assemblée nationale, deux des dix personnalités sont nommées par le président du Conseil économique et social. L'idée d'inclure dans la composition du Conseil supérieur de la magistrature des représentants de la sphère socio-économique est certes séduisante, mais pourquoi et sur quel fondement aligner purement et simplement le Conseil économique et social sur l'Assemblée nationale et le Sénat ?
Quant aux nominations conjointes, par le vice-président du Conseil d'Etat, le premier président de la Cour des comptes et celui de la Cour de cassation, de deux personnalités - la commission des lois du Sénat porte, je crois, ce nombre à quatre -, elles me semblent curieuses. Elles seraient logiques si les deux organes qui régissent, d'une part, la carrière des magistrats des juridictions administratives et, d'autre part, celle des magistrats de la Cour des comptes et des chambres régionales des comptes comprenaient des personnalités extérieures désignées par le premier président de la Cour de cassation et le procureur général près celle-ci. Or ce n'est pas le cas.
Par ailleurs, pourquoi vouloir écarter de ces nominations conjointes deux autres magistrats, à savoir, le procureur général près la Cour de cassation et le procureur général près la Cour des comptes ?
Avant d'aborder les pouvoirs du Conseil supérieur de la magistrature, il me reste encore à évoquer quelques questions qui peuvent, madame la ministre, monsieur le rapporteur, vous paraître mineures, mais qui ont parfois, au cours des quatre années passées, éveillé des susceptibilités et même suscité des controverses.
Le statut actuel du secrétaire administratif ne facilite pas toujours les relations entre les membres du Conseil supérieur de la magistrature et le Président de la République ou entre ces derniers et la direction des services judidiaires s'agissant, notamment, des moyens octroyés au Conseil supérieur de la magistrature et notamment de son budget.
Le budget du Conseil est inscrit au chapitre 34-98, article 90, du budget de la justice. Il avoisine les 2 millions de francs par an. Chaque année, le Conseil supérieur de la magistrature émet le souhait de voir son budget individualisé dans la nomenclature budgétaire. Envisagez-vous de répondre favorablement à cette demande, madame la ministre ?
Actuellement, c'est le secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature qui est seul maître de la préparation et de l'exécution de ce budget. J'ai pu constater, dans le cadre d'un contrôle sur place et sur pièces, que, sur ce point, les relations entre les membres du Conseil supérieur de la magistrature et son secrétaire administratif étaient parfois tendues.
Pouvez-vous nous indiquer, madame la ministre, si vous envisagez une autre procédure de nomination du secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature dans vos projets de loi organique ? On pourrait en effet envisager, pour faciliter son rôle d'interface, qu'il soit nommé d'un commun accord.
Autre question subsidiaire : qui arrête l'ordre du jour du Conseil supérieur de la magistrature ? Le Président de la République pour le Conseil supérieur de la magistrature Elysée, le garde des sceaux pour le CSM Quai Branly ?
Mais qu'en est-il s'il y a divergence de vues dans le cadre d'une cohabitation ?
Prenons un exemple : les procureurs de la République seront dorénavant nommés en petit conseil - on appelle cela ainsi, malheureusement - c'est-à-dire sous la seule présidence du garde des sceaux, donc normalement sur un ordre du jour arrêté par ce dernier. Dès lors, quid si l'Elysée n'est pas d'accord sur cet ordre du jour ?
Pour l'instant, le Conseil supérieur de la magistrature est abrité dans une annexe de l'Elysée, bien connue, quai Branly. Est-il envisagé, par exemple, de le loger dans l'enceinte du palais de justice ou dans tout autre lieu prestigieux ?
Je vais aborder maintenant les attributions du Conseil supérieur de la magistrature.
Chaque année, le conseil publie un rapport d'activités qui comprend souvent des propositions, mais aussi qui donne son point de vue sur les réformes touchant la justice.
Ces rapports ont été parfois l'objet de polémiques et sujets à controverse, le Conseil supérieur de la magistrature apparaissant aux yeux de certains comme le Conseil supérieur de la justice judiciaire, alors qu'il n'est que celui de la magistrature.
La question est d'importance, car il y a dans cette ambiguïté - MM. Larché et Fauchon l'ont rappelé tout à l'heure - les germes d'autres évolutions, que la nouvelle composition ne manquera pas d'initier.
Désormais, si le texte est adopté par le Congrès, tous les magistrats du parquet seront nommés sur avis conforme. Il s'agit là d'une réforme d'importance qui vient, je l'ai dit, justement compléter celle de 1993. Ils relèveront, sur le plan disciplinaire, du seul Conseil.
Mais qu'en sera-t-il de la nomination des procureurs généraux ? Pour l'instant - une simple modification de la loi organique a suffi - ils sont nommés en conseil des ministres.
La réforme qui vous est proposée supprime implicitement cette possibilité. Peut-on, en effet, envisager de faire dépendre une nomination en conseil des ministres d'un avis du Conseil supérieur de la magistrature ? Sans doute pas !
MM. Jean-Jacques Hyest et Jean Chérioux. C'est impensable !
M. Hubert Haenel. Revenons un instant sur cette nomination des procureurs généraux en conseil des ministres. Souvenons-nous, cette disposition a été introduite en 1992 sur l'initiative conjointe du garde des sceaux de l'époque, Henri Nallet, et de la commission des lois du Sénat, dont j'étais le rapporteur.
Pourquoi ? Pour que les procureurs généraux soient nommés au même niveau et avec la même solennité que les préfets et les recteurs. Déjà, les premiers présidents étaient nommés dans le cadre d'un Conseil supérieur de la magistrature-Elysée présidé par le Président de la République. Loin de vouloir amoindrir leur statut, cette réforme avait pour objet de le rehausser.
Demain, madame la ministre, si la réforme est adoptée, nous aurons introduit un déséquilibre entre les procédures de nomination des chefs de cour et celles de chefs de juridiction : les premiers présidents et présidents de tribunaux de grande instance seront nommés en grand conseil présidé par le Président de la République ; leurs homologues du parquet, procureurs généraux et procureurs de la République, seront nommés selon une procédure de rang inférieur, sur simple avis rendu à l'occasion d'un petit conseil - quai Branly - présidé par le garde des sceaux.
Est-ce souhaitable ?
La solution est simple : elle consisterait à prévoir, dans la loi organique, que les procureurs généraux et les procureurs de la République soient nommés en grand conseil, c'est-à-dire en conseil présidé par le Président de la République.
Par ailleurs, madame la ministre, afin d'éviter toute possibilité de censure par le Conseil constitutionnel, pourquoi n'avoir pas profité de cette réforme - je rejoins un peu ce qu'a dit tout à l'heure le président Larché - pour inscrire dans la Constitution que, désormais, les chefs de cour et de juridiction seraient nommés par détachement, par exemple pour une durée de cinq à sept ans ?
En effet, il n'est pas souhaitable que la haute magistrature se sédentarise à l'excès. Le fonctionnement de la justice serait amélioré par une plus grande mobilité des magistrats et notamment des chefs de cour et de juridiction. Mais, me direz-vous, la mobilité des magistrats est, bien sûr, liée à la disposition de logements.
J'en viens à l'école nationale de la magistrature.
Cette école est souvent considérée, à tort d'ailleurs, comme la source de la politisation de nombreux magistrats qui en sont issus. Les critiques de ce genre sont confortées par le statut de droit de son directeur et la situation de fait qui lui est réservée à l'occasion des changements de majorité : les directeurs sont remerciés à chaque alternance.
Pourquoi n'envisagez-vous pas, madame la ministre, de prévoir que le directeur de cet établissement public, aujourd'hui nommé comme les directeurs d'administration centrale en conseil des ministres, c'est-à-dire révocables ad nutum, soit nommé, à l'instar de ce qui se fera demain pour les procureurs généraux et procureurs de la République, après avis du Conseil supérieur de la magistrature présidé par le Président de la République ? Dès lors les soupçons qui pèsent sur les critères de désignation de ce directeur seraient écartés.
Les autres membres de la direction de l'école ainsi que les maîtres de conférence sont détachés. Ils doivent nécessairement demander l'avis du Conseil supérieur de la magistrature pour leur détachement. Et cet avis vous liera.
Qu'en est-il de la nomination des magistrats à l'administration centrale du ministère de la justice, les MACJ ? Je sais que ce sont des magistrats du parquet ; normalement, le Conseil doit donner un avis. Mais qu'adviendra-t-il si le détachement d'un magistrat dans une fonction de directeur de l'administration centrale ou de sous-directeur recueille un avis négatif du Conseil supérieur de la magistrature ?
M. Michel Charasse. Emplois fictifs !
M. Hubert Haenel. Vous auriez pu aussi envisager, madame la ministre, que les avis d'intégration dans la magistrature de personnalités extérieures à celle-ci relèvent dorénavant du Conseil supérieur de la magistrature autrement composé afin d'éviter un certain réflexe malthusien que l'on peut constater parfois dans le fonctionnement de la commission d'intégration. Au lieu d'organiser périodiquement et à la hâte, comme le font tous les gouvernements, des concours exceptionnels, un véritable tour extérieur aurait pu être institué, sous la surveillance du conseil.
Depuis plusieurs années, les membres du Conseil supérieur de la magistrature organisent des visites de cours et de juridictions afin de rencontrer sur place les magistrats. Cette initiative, tout à fait positive de l'avis même des magistrats, doit être reconduite, officialisée et même encouragée. Est-ce bien votre sentiment, madame la ministre ?
Les membres du Conseil supérieur de la magistrature ont aussi souvent regretté que les rapports dits « sectoriels » de l'inspection générale des services judiciaires ne leur soient pas communiqués. Envisagez-vous de modifier la position de vos prédécesseurs sur ce point ?
Dans tous les textes, que ce soient des traités, des conventions, des lois, des règlements, des délibérations, des contrats, il y a la lettre et l'esprit.
A l'occasion des débats sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, nous nous efforçons de mettre au point la lettre selon nos conceptions sur la place de la justice au sein de nos institutions, sur le rôle de celle-ci dans la société, sur la nature de la légitimité du pouvoir des juges, sur celle des procureurs en fonction de l'idée que nous nous faisons de la politique pénale et de sa déclinaison dans l'action publique exercée dans chaque ressort de cour d'appel par les procureurs généraux et dans celui des tribunaux de grande instance par les procureurs de la République.
De nos délibérations conjointes avec l'Assemblée nationale, à Versailles, sortira un texte.
Voilà pour la lettre.
Ensuite, nous débattrons des projets de loi organique, dont certaines dispositions renverront à des décrets en Conseil d'Etat, se traduiront par des circulaires et des arrêtés. Et puis il y aura la pratique des relations, toujours complexes, entre l'Elysée, Matignon et la Chancellerie, celles des titulaires des fonctions en question, mais surtout celles des entourages et des services...
Le pouvoir de nomination des magistrats du parquet reconnu au ministre de la justice échappera tout naturellement et de plus en plus à celui-ci, notamment à travers les réclamations liées à la procédure dite de « transparence des nominations ». L'avancement se fera de plus en plus à l'ancienneté. Le CSM autrement composé, renforcé de personnalités, sera encore, n'en doutons pas, plus hardi que le précédent. La personnalité et la notoriété de ses membres extérieurs à la magistrature, plus nombreux, l'y inciteront.
En 1993, nous avions campé un décor, fixé la règle, éclairé, pensions-nous, par les débats parlementaires et l'esprit qui avait présidé à cette réforme. Très vite, ces textes ont été interprétés, parfois même « triturés », les services de la place Vendôme tentant de retenir le pouvoir qui leur échappait, le CSM s'efforçant de tirer le maximum de cette réforme pour asseoir sa nouvelle autorité.
Dans quel esprit la réforme que nous allons adopter sera-t-elle appliquée ? Que deviendra-t-elle ? Personne ne le sait au juste, mais ce qui est sûr, c'est que, très vite, il faudra à nouveau la modifier. Pourquoi ? Tout simplement parce que nous n'avons toujours pas tranché sur la place que nous reconnaissons à la justice au sein de nos institutions et sur son rôle au sein de la société. Nous nous en méfions, nous la craignons, elle nous paraît étrange. Nous refusons inconsciemment, le plus souvent, de lui donner tous les moyens d'accomplir ses missions.
Le temps viendra aussi, tout au moins je l'espère, où certains juges et procureurs cesseront de diaboliser la fonction politique et administrative. Il n'y a pas de cavalier blanc et de cavalier noir. Il y a la République, la démocratie et l'état de droit, valeurs suprêmes communes aux uns et aux autres ! (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, doit-on légiférer pour dissiper les soupçons ? Ou doit-on, comme l'ont fait certains gardes des sceaux - l'un d'eux siège ici - faire en sorte que les règles que l'on s'est fixées, qui appartiennent à la morale politique, permettent aux réformes de se poursuivre sans être mises en cause tous les cinq ans ? C'est là une vraie question.
Il faut en effet rappeler que, après trente-cinq années de bons et loyaux services, le titre VIII de la Constitution va être modifié pour la deuxième fois en cinq ans, ce qui est tout de même extraordinaire. De grands juristes ont pourtant dit qu'il ne fallait toucher à la Constitution qu'avec beaucoup de révérence et de circonspection. Il semble bien que, à cet égard, les conceptions aient quelque peu évolué puisque le Congrès se réunit désormais régulièrement pour traiter des sujets les plus divers, et c'est une autre vraie question.
En 1993 est intervenue une réforme qui a intégré les magistrats du parquet dans le champ de compétences du Conseil supérieur de la magistrature. On peut donc considérer que le présent texte s'inscrit dans une continuité. Mais on peut tout autant estimer que nous assistons aujourd'hui à une rupture. Voilà encore une vraie question, car cette réforme est porteuse de beaucoup d'autres.
Madame le garde des sceaux, je vous ai dit la semaine dernière qu'il était parfois difficile d'apprécier une construction quand seul le toit était présenté et que ses autres éléments n'étaient pas connus.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je vous ai répondu !
M. Jean-Jacques Hyest. Certes, mais vous ne m'avez répondu que sur un certain nombre de points et quelques-uns des principes que vous avez évoqués me laissent un peu inquiet, je vous l'avoue.
En effet, derrière la nouvelle composition du Conseil supérieur de la magistrature se cache le véritable problème : celui de l'indépendance du parquet.
Dans l'histoire récente, les parlementaires étaient davantage intéressés par les juges d'instruction, dans la mesure où ceux-ci se trouvaient amenés à « mettre à l'ombre » - bien entendu, dans le respect du code de procédure pénale - des personnalités.
Dès lors, on a eu tendance à juger ce pouvoir quelque peut abusif, d'autant que tout le monde est évidemment pour le respect de la présomption d'innocence et du secret de l'instruction.
Cela dit, ayant un peu regardé la télévision au cours du week-end dernier, j'ai pu entendre un certain nombre de déclarations qui ne respectaient guère la présomption d'innocence !
Depuis quelque temps, c'est surtout de l'indépendance du parquet qu'il est question, et elle est revendiquée hautement.
Cela tient largement à une certaine affaire d'hélicoptère qui a suscité un grand émoi.
M. Pierre Fauchon. Pas seulement !
M. Jean-Jacques Hyest. Principalement !
Pendant trente-cinq ans, personne ne s'était posé la question des instructions au Parquet ! Un ancien garde des sceaux ici présent, dont tout le monde reconnaît la vertu politique, a donné des instructions, mais la question ne s'est pas posée. Madame le garde des sceaux, vous avez adopté le comportement inverse : vous ne donnez pas d'instruction. C'est votre choix personnel, et je le respecte. Mais il serait extrêmement risqué de vouloir traiter les magistrats du parquet comme le sont les juges.
Il est vrai que notre système est un peu hybride. Parce que la formation est commune, parce que les carrières font que l'on passe souvent d'une fonction à l'autre, on a voulu établir une égalité entre les deux catégories.
Bien sûr, les magistrats du parquet jouent un rôle important dans le domaine des libertés individuelles. Mais de là à leur reconnaître des fonctions identiques à celles d'un juge, il y a un pas ! Je crois qu'il faut absolument maintenir la distinction entre magistrats du siège et magistrats du parquet, faute de quoi ceux-ci ne seront plus soumis à aucune autorité.
Madame le garde des sceaux, vous nous avez dit que vous mainteniez la subordination hiérarchique du parquet. Mais jusqu'où ira cette subordination ? Celle des procureurs vis-à-vis des procureurs généraux n'est pas remise en cause. Mais encore faudrait-il que les procureurs l'acceptent. S'ils n'acceptent pas les instructions de leurs procureurs généraux, que se passera-t-il ? Et ces derniers pourront-ils ou non leur donner des instructions individuelles ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Il y a le conseil de discipline !
M. Jean-Jacques Hyest. Bien sûr, mais j'y viendrai tout à l'heure.
A mon avis, la subordination doit aller jusqu'au garde des sceaux.
Comme l'a dit M. Haenel, un organisme auquel on donne des pouvoirs ne peut que chercher à les accroître en permanence.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est comme le Sénat ! (Sourires.)
M. Michel Caldaguès. Nous ne risquons rien ! (Nouveaux sourires.)
M. Jean-Jacques Hyest. L'avenir nous dira si vous avez eu raison d'opérer cette transformation, madame le garde des sceaux.
Le noeud du problème se situe, non pas du tout dans la réforme qui nous est proposée, mais dans le projet de loi organique qui concernera le statut du parquet.
On nous explique que les nominations ne doivent pas être décidées en conseil des ministres. Mais a-t-on jamais vu, dans notre République, contester l'indépendance de la section du contentieux du Conseil d'Etat ?
M. Alain Peyrefitte. Jamais !
M. Jean-Jacques Hyest. Or les conseillers d'Etat n'ont pas de conseil supérieur ! Ce sont des fonctionnaires qui sont nommés en conseil des ministres et personne ne remet en cause leur indépendance.
Ils l'ont manifestée particulièrement à certaines époques, et je ne voudrais pas citer un arrêt bien précis.
M. Michel Charasse. Ils ont manifesté leur sens de l'Etat !
M. Jean-Jacques Hyest. Voilà !
Avant tout, c'est aux politiques qu'il appartient de ne pas tenter d'influencer les magistrats.
Par ailleurs, madame le garde des sceaux, le Conseil constitutionnel a clairement indiqué qu'il fallait distinguer les fonctions du parquet et celles du siège.
La semaine dernière, lorsque vous nous avez proposé d'instituer la compensation judiciaire, vous avez prévu l'homologation par un juge, et cela précisément parce que, voilà quelques années, le Conseil constitutionnel avait censuré la médiation pénale au motif qu'un juge du siège devait intervenir dans la décision. Cela montre à l'évidence que, pour le Conseil constitutionnel, les fonctions du siège et celles du parquet ne sont pas identiques.
Je relève néanmoins que, en l'état, le projet de loi constitutionnelle apporte un certain nombre de garanties.
Vous avez raison de prévoir un nombre de membres non-magistrats plus important ; Hubert Haenel et d'autres orateurs ont longuement abordé ce point ; je n'y reviendrai donc pas.
En matière de discipline des magistrats - c'est toute l'histoire du Conseil supérieur de la magistrature depuis qu'il existe - il y a, d'un côté, la tentation corporatiste, toujours présente dans tout corps constitué, et, de l'autre côté, la tentation d'influence du pouvoir politique. Dans notre République, nous avons toujours oscillé entre les deux.
Compte tenu de la composition envisagée, que se passera-t-il ? On se mettra d'accord sur les nominations, comme cela se fait aujourd'hui : « Je te propose quelqu'un. Il ne te plaît pas ? Alors, je vais te proposer quelqu'un d'autre qui va te plaire. »
Si l'on suit le système italien, c'est encore mieux ! On fait en sorte qu'il y ait des représentants de toutes les tendances. Mais ce n'est peut-être pas la meilleure formule pour faire évoluer le statut de la magistrature ! M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est déjà mieux !
M. Jean-Jacques Hyest. Acceptons-en l'augure ! Si M. Dreyfus-Schmidt dit que c'est mieux, je suis prêt à voter la réforme telle qu'elle est proposée !
En revanche, j'estime qu'il faut augmenter les garanties disciplinaires des magistrats du parquet, et notamment faire en sorte que les sanctions disciplinaires soient prises par la section du Conseil supérieur affectée au parquet sous la présidence du procureur général. Cela me paraît aller dans le sens des garanties disciplinaires accordées aux magistrats et, d'une manière générale, à tous les fonctionnaires.
Je rappelle au passage que les conseils de discipline des fonctionnaires territoriaux sont présidés par un magistrat. Cela prouve bien que l'on a voulu introduire un élément d'indépendance par rapport au pouvoir de nomination.
M. Michel Charasse. C'est horrible !
M. Jean-Jacques Hyest. Je le pense aussi, mais je voulais donner un contre-exemple.
M. Michel Charasse. Aucun sens de l'Etat !
M. Jean-Jacques Hyest. Reste le problème très important de la formation des magistrats.
Voilà quelques années, j'ai commis un rapport sur la formation des magistrats et des avocats. J'y préconisais une ouverture plus grande pour les uns comme pour les autres et je suggérais d'obliger les magistrats à aller se frotter vraiment - pas seulement pendant un stage d'un mois ! - à la fonction de défenseur. Je pense, compte tenu de ce que nous avons connu naguère, que cela leur serait fort utile, comme il serait utile aux avocats de se mettre de temps en temps dans la peau des juges.
M. Pierre Fauchon. Très juste !
M. Jean-Jacques Hyest. Toutes ces remarques doivent vous faire comprendre, madame le garde des sceaux, que, pour ma part, je suis indécis. Pour ce qui est de mon groupe, la quasi-totalité de ses membres votera dans son ensemble la révision constitutionnelle assortie des amendements de la commission des lois.
En ce qui me concerne, je crains que, par-delà cette réforme et à cause de quelques affaires, on ne bouleverse complètement notre ordre judiciaire. Or, je ne suis pas persuadé que c'est de cela qu'il a besoin avant tout. Il a, me semble-t-il, plus besoin de sérénité, de moyens et d'une révision de la carte judiciaire que de réformes de structures, qui, selon moi, ne sont pas fondamentales pour la justice ordinaire qu'attendent nos concitoyens.
M. Paul Masson. Bien sûr !
M. Jean-Jacques Hyest. Certes, toute réforme vise la perfection, tend à l'idéal. Cependant, je me demande parfois si, s'agissant de l'angélisme ou de la naïveté sur la nature des hommes quels qu'ils soient, magistrats ou non, nous ne devrions pas réfléchir aussi à ce que disait Pascal. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Charasse. M. Michel Charasse. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, le projet de loi constitutionnelle réformant l'article 65 de la Constitution est la première étape, le premier volet en quelque sorte, de la réforme de l'institution judiciaire qui doit traduire nettement dans notre loi fondamentale, et pour la première fois depuis la Révolution et la suppression des horribles parlements de l'Ancien Régime, la conception du parquet qui est celle du Gouvernement.
Le parquet doit être, selon vous, totalement indépendant du pouvoir exécutif, et le texte qui nous est soumis vous prive donc désormais du droit de nomination et du droit disciplinaire, si bien que l'on se demande si le principe, fondamental en démocratie, de la séparation de la poursuite - qui relève pour l'instant de la souveraineté nationale et de ses délégués - et du jugement a encore un sens.
Je vous rassure, madame le garde des sceaux, je ne reprendrai pas ce que je vous ai dit à ce sujet, sur un ton pas très aimable, paraît-il, lors du débat d'orientation : je persiste à penser que l'indépendance de l'autorité de poursuites, qui agit au nom de la politique pénale et des lois de l'Etat, définies et votées par les seuls pouvoirs élus - exécutif et législatif - est la négation et même l'amputation de la République et le retour plus de deux cents ans en arrière, c'est-à-dire à l'époque des « tribunaux de barbares » dont parlait Voltaire.
Je ne vous ai pas convaincue, et pas plus le Gouvernement et, semble-t-il, le Président de la République. J'en resterai donc là sur ce point, en attendant que le Conseil constitutionnel, saisi des lois organiques et ordinaires qui viendront plus tard, se prononce au regard des dispositions non modifiées de la Constitution et dise clairement si une autorité non élue peut exercer en France une partie des prérogatives du pouvoir exécutif, à savoir celles qui sont prévues par l'article 21 de la Constitution selon lequel c'est le Premier ministre qui « assure l'exécution des lois » avec les ministres qui peuvent seuls agir en son nom par délégation. La Constitution ne prévoit personne d'autre pour remplir cette mission et je ne vois pas comment le juge constitutionnel pourrait accepter qu'une autorité non élue, n'appartenant pas au pouvoir exécutif, et n'étant donc pas responsable devant le Parlement, reçoive d'une autre loi que la Constitution le droit de dépouiller les délégués de la souveraineté nationale.
En attendant, non sans espoir, que nous soyons départagés sur cette question, je me contenterai de reprendre à mon compte, en revanche, vos propos très clairs, très nets, très fermes même, de l'hiver dernier sur la contrepartie de cette funeste indépendance, contrepartie dont vous nous avez dit qu'elle était l'élément clé de votre dispositif et que sans elle il serait dangereusement déséquilibré : un vrai régime de responsabilité des magistrats.
Vous aviez, madame le garde des sceaux, lors du débat d'orientation, ouvert un certain nombre de pistes : on ne les retrouve pas dans ce projet de loi constitutionnelle, limité à l'article 65. Au contraire même, on s'en éloigne : les parquetiers relèveront non plus d'un délégué du suffrage universel - le garde des sceaux - pour les sanctions disciplinaires, mais du nouveau Conseil supérieur de la magistrature.
J'ai aussi du mal à retrouver vos propositions de l'hiver dans les autres projets de loi récemment déposés par ailleurs, car au fil des semaines et comme dans une sorte de partie de « poker menteur » elles sont tellement passées au crible impitoyable des factions qui font aujourd'hui la loi quelquefois à notre place et parfois à la vôtre - je veux parler des corporations syndicales de magistrats et de quelques salles de rédaction - et leur chantage et leurs pressions ont été tels qu'ils les ont fait disparaître presque complètement : plus de sanctions disciplinaires pour les parquetiers qui refuseront d'appliquer vos instructions générales - or, initialement, vous aviez parlé de sanctions - plus de vraies commissions départementales chargées d'apprécier les classements sans suite, « vraies », c'est-à-dire auxquelles on peut s'adresser sans craindre la partialité de l'esprit de corps ni l'amende. Et j'en passe. Les parquetiers agiront donc à leur guise et selon leurs convictions personnelles, voire politiques : pour ou contre l'immigration, pour ou contre l'extrême-droite, pour ou contre l'avortement, pour ou contre les riches ou les pauvres, les syndicats ouvriers, l'ordre public, etc.
Aussi, au moment où vous nous demandez d'être un peu complices de cette reculade de l'Etat sans contreparties, c'est-à-dire celles dont vous aviez parlé - la responsabilité et la sanction - notre assemblée doit être pleinement consciente, me semble-t-il, de ce qu'on l'incite à faire et doit tenter de sauver encore ce qui peut l'être pour que la République ne sorte pas de ce combat défaite faute de s'être battue.
Je proposerai donc au Sénat, dans le cours du débat, trois amendements fondamentaux pour que cette réforme ne soit pas déséquilibrée et finalement un peu assassine pour la République.
Le premier concerne l'action disciplinaire contre les magistrats. Compte tenu de la pratique et de la dramatique faiblesse, pour ne pas dire complicité, de la Chancellerie depuis de très nombreuses années - et là, madame le garde des sceaux, vous n'êtes pas plus coupable que d'autres - c'est-à-dire, en fait, depuis que quelques magistrats se sont érigés en pouvoir et se permettent tout et n'importe quoi en méconnaissance provocatrice des devoirs de leur charge, les poursuites disciplinaires sont de plus en plus rares, exceptionnelles et concernent plutôt les comportements extérieurs à la fonction que les fautes de service. Je pense à l'incroyable situation du procureur Davenas, à votre refus de sévir, en agissant auprès du Conseil supérieur de la magistrature par la porte de service plutôt que par l'entrée principale...
M. Charles de Cuttoli. Très bien !
M. Michel Charasse. ... votre immobilité constituant bien d'ailleurs dans ce cas, à mon avis, une forme d'intervention politique que l'on condamne tant par ailleurs ! Je pense aussi à l'extrême mansuétude à l'égard du procureur de Strasbourg à la suite des incidents de la Saint-Sylvestre ; je n'y reviens pas.
Que dire du comportement de ces juges d'instruction qui, tous les jours, violent sciemment, et au vu et au su de tous, le secret de l'instruction, au point que leurs procès-verbaux n'arrivent dans les dossiers qu'après être passés par les salles de rédaction ? Aucune procédure n'est jamais ouverte par les parquets au pénal, et le disciplinaire n'est jamais saisi. Je ne peux pas croire qu'on n'ait pas lu, à la Chancellerie et au parquet de Paris, ce livre paru récemment et dans lequel Jean Daniel, du Nouvel Observateur - que vous connaissez comme moi - raconte en réunion de rédaction comment le juge Joly l'a appelé au téléphone puis rencontré pour tout lui raconter sur un dossier qu'elle instruit ! Là encore, pas de pénal, pas de disciplinaire, silence de la Chancellerie qui vaut intervention politique - mais, à l'époque, ce n'était pas vous qui étiez garde des sceaux - puisque des politiques sont concernés. Et je n'oublie pas l'incompétence professionnelle notoire révélée par l'enquête ratée du juge Lambert dans l'affaire de la Vologne.
Puisque le garde des sceaux se refuse désormais à agir, qu'au moins le citoyen victime d'une faute professionnelle d'un magistrat puisse agir au disciplinaire,...
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. Très bien !
M. Michel Charasse. ... la loi organique comportant naturellement les systèmes de filtrage nécessaire pour éviter les saisines fantaisistes.
L'autre point concerne les magistrats face à la justice, c'est-à-dire les magistrats en tant que justiciables.
En principe, ils sont, sur ce point, des citoyens ordinaires, soumis comme tout le monde à la loi et à sa rigueur pour ce qui concerne, au civil comme au pénal, leur situation, leurs intérêts et leurs comportements personnels.
Mais ce principe n'est, hélas ! qu'un principe, car, dans les faits, l'égalité des citoyens, magistrats ou non, devant la justice reste à établir.
Dans certaines entreprises publiques, le personnel a droit à quelques petites faveurs, notamment des tarifs réduits ; je pense à la SNCF et à EDF. Dans la magistrature, c'est la même chose, sauf que là c'est pratiquement la gratuité totale pour ce qui est des produits de la maison, au point que l'on en vient à se demander si la France ne comporterait pas soixante millions de suspects ou de malhonnêtes, sauf les quelques milliers qui forment le corps des magistrats !
Voilà un corps extraordinairement merveilleux, sorti de cette petite couveuse de Bordeaux, qui ne comporte ni ivrogne, ni chauffard en excès de vitesse ou en état d'ivresse, ni coupable d'abandon de famille ou de violence à conjoint, ou d'oubli de payer la pension alimentaire, ni de coupable de vol, ni de faussaire, et j'en passe. Bref, seulement des petits saints !
L'écrasante majorité des petits et grands délits qui expédient chaque jour les citoyens ordinaires dans les geôles de la République n'apparaît jamais au grand jour lorsqu'il s'agit des magistrats, s'arrange comme par enchantement, le classement sans suite étant la règle et la poursuite l'exception !
Et lorsqu'il y a poursuites, pour un jugement sévère - il faut bien donner parfois le sentiment que l'on est exemplaire - combien de jugements de complaisance - le procureur Weisbush absous à Dijon, alors que la faute reste grave, et je ne parle pas de ce magistrat faussaire de Rouen que l'on promène depuis des années de tribunal en tribunal pour ne pas avoir à le juger - combien d'instructions feutrées et discrètes comme celles du pédophile président de la chambre d'accusation de Chambéry, dont on n'a plus de nouvelles alors que si c'était un maire d'une commune de cent cinquante habitants il y a longtemps qu'il aurait été mis en prison et démissionné, ou de ses nombreux collègues impliqués dans l'affaire des cassettes pédophiles qui ont fait l'objet d'un traitement d'instruction à part, si bien que l'on se demande si ces affaires ne finiront pas par mourir de prescription comme par enchantement, les magistrats qui instruisent étant sans doute tellement débordés qu'ils laisseront passer les délais ?
Puisque l'autorité judiciaire nous demande les moyens d'appliquer la loi de la même manière à tout le monde, je dis « chiche » mais pour tout le monde, y compris les membres de la « famille ».
Mais si nous ne prenons pas les précautions nécessaires en inscrivant clairement ce principe d'égalité dans la Constitution, nous savons bien qu'il en sera toujours de même demain comme aujourd'hui : plein tarif pour tout le monde, gratuité ou tarif réduit pour les gens de la maison.
Je vous proposerai donc que la loi organique mette en place une juridiction particulière où les formations d'instruction, de jugement et de cassation compétentes pour les magistrats seront composées en majorité de citoyens non magistrats dont la présence rendra sans doute plus difficiles les classements feutrés et les jugements de complaisance.
Seule la Constitution, mes chers collègues, peut en effet poser ce principe car la loi organique sans délégation constitutionnelle ne peut violer le principe d'égalité des citoyens devant la justice pour la catégorie particulière des citoyens-magistrats. C'est, me semble-t-il, le seul moyen de mettre un terme à une anomalie de plus en plus insupportable pour les citoyens ordinaires, celle selon laquelle, contrairement à toutes les autres catégories, les magistrats jugent tout le monde mais se jugent entre eux. Ni les tribunaux administratifs ni les juridictions financières n'ont le pouvoir de juger leurs membres, pas plus que les parlementaires, les élus locaux, les fonctionnaires, et j'en passe. La seule exception que l'on connaisse, ce sont les tribunaux des associations privées, voire des sociétés secrètes genre « mafias », où, comme chez les magistrats, la « famille » juge la « famille ». Cela doit cesser au moins chez les magistrats. (Exclamations sur plusieurs travées socialistes.)
M. Guy Allouche. C'est inadmissible !
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. C'est parfait, au contraire ! On peut dire la vérité tout en étant socialiste !
M. Michel Charasse. Je parle en mon nom ! Je ne veux « mouiller » aucun membre de mon groupe, aucun de mes amis !
M. Guy Allouche. C'est honteux !
M. Jean Chérioux. Il est courageux !
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. Et nous allons l'être !
M. le président. Je vous en prie, mes chers collègues !
M. Michel Charasse. Ai-je dit quelque chose de faux ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Il est toujours mauvais de généraliser !
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. Il n'a rien dit de faux !
M. Charles de Cuttoli. C'est le privilège des élus de parler librement !
M. le président. Laissez M. Charasse terminer son propos !
M. Michel Charasse. Je ne généralise pas. Tout le monde sait que j'ai toujours considéré que le corps des magistrats était, dans son immense majorité, composé de gens très bien qui font leur travail avec application et conscience.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Voilà !
M. Michel Charasse. Je le dis et le répète, et je regrette d'ailleurs qu'ils soient victimes eux aussi de comportements anormaux de la part d'une minorité de leurs collègues.
Reste, enfin, un dernier point : les pratiques et les habitudes d'indépendance ne peuvent pas être les mêmes au siège et au parquet, et il faut se méfier des parquetiers qui seront tentés d'apprécier les affaires avec les mêmes critères que le siège : au parquet, on est indépendant mais pour poursuivre au nom de la loi et de la politique judiciaire et pénale dont la nation s'est dotée ; au siège, on se prononce certes au nom de la loi, mais aussi au nom de la justice.
C'est pourquoi il devrait être entendu, et je vous le proposerai, que désormais aucun magistrat ne pourra plus passer alternativement du siège au parquet et inversement.
MM. Michel Dreyfus-Schmidt et Charles Ceccaldi-Raynaud. Très bien !
M. Michel Charasse. Je m'en tiens donc finalement, madame le garde des sceaux, et fidèlement à ce que vous nous avez dit au mois de janvier dernier. Tout en condamnant la disparition de l'Etat et de la souveraineté nationale dans le processus judiciaire, j'aurais tendance à l'indulgence si votre réforme est complétée par une vraie possibilité de mettre en cause la responsabilité des citoyens-magistrats, comme c'est le cas pour tous les citoyens et notamment pour ceux qui exercent une fonction publique.
Sinon, ce sera le retour aux parlements de l'Ancien Régime. L'Etat sera peut-être tenté de réagir par d'autres réformes, à moins que le peuple, impatient et outré, ne lui en laisse pas le temps et procède d'office comme en 1789.
Oui, comme vous l'avez laissé entendre en janvier en proposant la responsabilité comme contrepartie à l'indépendance, je pense que la réelle possibilité de rappeler les juges à leur devoir est le seul vrai rempart pour protéger la mission indispensable et irremplaçable de l'autorité judiciaire. (Applaudissements sur les travées du RPR. - M. Baylet applaudit également.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons interrompre maintenant nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures trente, est reprise à vingt-deux heures cinq, sous la présidence de M. Jean Faure.)