Séance du 10 novembre 1999






LUTTE CONTRE LA CORRUPTION

Discussion d'un projet de loi

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 179, 1998-1999) modifiant le code pénal et le code de procédure pénale et relatif à la lutte contre la corruption. [Rapport n° 42 (1999-2000).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la lutte contre la délinquance économique et financière constitue l'un des axes principaux de l'action du Gouvernement.
Le projet de loi qui est aujourd'hui soumis à votre examen s'inscrit dans cette perspective.
La lutte contre la délinquance économique et financière suppose d'abord une action déterminée contre la corruption.
La corruption constitue en effet un véritable fléau qui affecte la bonne gestion des affaires publiques. Elle ruine la confiance des citoyens dans la chose publique. Elle altère la qualité du pacte social. Elle met en péril celui qui en est le garant : l'Etat.
Sur le plan économique, ses effets sont également désastreux. La corruption freine le développement économique et fausse les conditions de la concurrence. Elle renchérit le coût des investissements publics, puisque les prix pratiqués sont augmentés à proportion du montant des commissions occultes versées pour l'obtention de tel ou tel marché.
Enfin, la corruption constitue une forme d'action de la criminalité organisée. L'existence de liens entre corruption et criminalité organisée se vérifie aujourd'hui dans un très grand nombre de pays, contribuant à faire de ce phénomène une question de dimension mondiale particulièrement préoccupante.
La sauvegarde de l'impartialité dans l'exercice des fonctions publiques constitue donc une absolue nécessité.
Compte tenu de l'imbrication de plus en plus poussée des économies et, pour ce qui concerne plus spécialement l'Union européenne, des structures juridiques et politiques, la lutte contre la corruption ne peut être conduite efficacement dans un cadre strictement national.
Les corrupteurs et les corrompus tirent en effet adroitement profit des divergences et des carences des législations nationales. Il est donc nécessaire d'éviter que les actes de corruption échappent à la répression, en raison soit des imperfections des législations, soit des pesanteurs de l'entraide judiciaire.
Dès lors, cette répression, spécialement lorsque la corruption touche aux pratiques du commerce international, doit veiller à assurer la sauvegarde des principes fondamentaux d'égalité et de transparence de la concurrence entre les entreprises.
En définitive, seule la mise en oeuvre concordante d'engagements contraignants similaires dans les différents pays concernés est de nature à assurer les conditions justes et durables d'une lutte efficace contre la corruption.
C'est la position que la France a soutenue et fait prévaloir dans les enceintes internationales, au sein desquelles le problème de la lutte contre la corruption a été abordé au cours des dernières années : chronologiquement, dans le cadre d'abord de l'Union européenne, ensuite de l'Organisation de coopération et de développement économiques, puis du Conseil de l'Europe et de l'Organisation des Nations unies.
L'ensemble de ces considérations permet de mieux comprendre l'originalité de ce projet de loi, qui concerne non seulement la vie publique nationale, mais aussi, dans une certaine mesure, la vie publique de pays étrangers.
Le rapporteur, M. Balarello, a justement souligné la dimension des enjeux. Je le remercie pour la qualité et la précision de son travail, et pour l'appréciation positive qu'il porte sur l'esprit du projet de loi qui vous est soumis.
Certaines dispositions font pourtant l'objet de désaccord entre nous. J'y reviendrai lors de la discussion des amendements présentés par la commission.
D'ores et déjà, j'indique à votre assemblée mon désaccord sur la proposition d'abaisser les peines d'emprisonnement prévues et sur la proposition de centraliser à Paris les poursuites effectuées concernant l'effet de corruption dans le commerce international.
Le projet de loi qui vous est soumis a pour objet essentiel de permettre aux juridictions de la République de juger les corrupteurs de fonctionnaires étrangers, y compris lorsque de tels faits ont lieu en tout ou en partie sur le territoire français.
En l'état actuel de notre droit, la corruption d'un fonctionnaire étranger n'est pas punissable.
En effet, il est traditionnellement considéré que le délit de corruption a pour objet de garantir l'intégrité et la probité de l'administration publique française, et d'elle seule.
Une même approche caractérise la plupart des législations pénales étrangères.
La communauté internationale a donc constaté, dans le cadre des diverses enceintes internationales évoquées tout à l'heure, les carences des législations étatiques.
Plusieurs conventions ont d'ores et déjà été signées, en particulier dans le cadre de l'OCDE et de l'Union européenne. Elles obligent toutes à incriminer et à sanctionner, de manière effective, proportionnée et dissuasive, les actes de corruption commis à l'encontre d'agents publics étrangers.
Je vais, dans un premier temps, vous présenter l'économie générale des traités signés dans le cadre de l'Union européenne. J'évoquerai, ensuite, les grands axes de la convention signée dans le cadre de l'OCDE. Je vous présenterai, enfin, les dispositions que je vous propose d'adopter dans le cadre du projet de loi d'adaptation.
S'agissant tout d'abord des traités signés dans le cadre de l'Union européenne, je précise qu'ils ont été négociés au sein du troisième pilier et qu'ils ont fait l'objet de lois de ratification en date du 27 mai 1999.
Ils s'inscrivent dans la ligne des efforts entrepris pour assurer une meilleure protection des intérêts financiers des Communautés européennes. Les fraudes aux recettes comme les fraudes aux dépenses entravent l'action des Communautés, causent un préjudice aux différents Etats membres, mais aussi à chacun des citoyens des pays de l'Union.
Une convention et plusieurs protocoles destinés à assurer une lutte plus efficace contre cet ensemble de fraudes ont donc été élaborés. La France disposant d'un arsenal législatif suffisant pour en assurer une ferme répression, les exigences de ces traités sont d'ores et déjà satisfaites en droit interne.
Il est apparu, toutefois, que ces fraudes pouvaient aussi reposer sur des faits de corruption impliquant soit des fonctionnaires communautaires, soit des fonctionnaires nationaux d'autres Etats membres, et que les législations nationales présentaient, de ce point de vue, un certain nombre de carences.
Un protocole tendant à la répression des faits de corruption dans la stricte mesure où ils portaient atteinte aux intérêts financiers des Communautés a, dans un premier temps, été élaboré. Il s'agit du premier protocole à la convention relative à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes. Il a été suivi d'une convention du 26 mai 1997 tendant à l'incrimination de tout fait de corruption, qu'il ait ou non porté atteinte aux intérêts financiers des Communautés.
Parmi les traités signés dans le cadre de l'Union, c'est, pour l'essentiel, cette convention qui fait l'objet d'une adaptation du droit interne.
On mesure aisément combien son champ d'application est large. Tout fait de corruption, pour quelque motif et dans quelque domaine qu'il ait lieu, doit pouvoir être puni.
Il s'agit là d'une différence essentielle avec la convention de l'OCDE, dont nous verrons tout à l'heure qu'elle a un champ d'application beaucoup plus limité.
L'autre caractéristique du protocole et de la convention relative à la lutte contre la corruption signés dans le cadre des traités de l'Union est qu'ils visent non seulement la corruption active mais aussi la corruption passive.
Il en résulte que, pour satisfaire aux exigences de ces traités, les tribunaux français devront pouvoir juger non seulement le corrupteur d'un fonctionnaire communautaire ou national d'un autre Etat membre mais aussi ce fonctionnaire lui-même, c'est-à-dire le corrompu.
Un tel système ne pouvait se concevoir que dans un espace au sein duquel les pays ont établi entre eux des liens étroits et forts, sur les plans aussi bien juridique qu'économique et politique. C'est évidemment le cas au sein de l'Union européenne.
Les traités signés dans le cadre de l'Union contiennent, en outre, toutes sortes de dispositions destinées à renforcer la coopération judiciaire entre les Etats. Ces dispositions ne nécessitent pas d'adaptation en droit interne.
Il va néanmoins de soi que la France entend appliquer les engagements qu'elle a souscrits en vue d'assurer l'efficacité des procédures d'entraide et des divers processus de coopération ; mais cela n'est pas d'ordre législatif.
J'en viens maintenant à la convention signée dans le cadre de l'OCDE, qui a également fait l'objet d'une loi de ratification en date du 27 mai 1999.
Elle comprend plusieurs types de mesures.
S'agissant des dispositions qui touchent au droit pénal de fond, celles qui concernent la corruption sont les plus importantes.
La convention oblige en effet à incriminer les faits de corruption active commis en vue d'obtenir un marché ou un autre avantage indu dans le commerce international.
Il en résulte que les juridictions françaises, à condition, évidemment, qu'elles disposent d'un critère de compétence selon les conditions de droit commun, doivent pouvoir juger les corrupteurs d'agents publics étrangers, quel que soit l'Etat ou l'organisation internationale dont relèvent ces agents.
La convention n'exige pas, en revanche, que les juridictions françaises puissent juger les agents publics corrompus.
La convention de l'OCDE a une vocation universelle et vise les faits de corruption commis à l'encontre des agents publics de l'ensemble des Etats du monde. C'est à ces Etats qu'incombe, au premier chef, la lutte contre la corruption de leurs propres agents publics.
L'obligation d'incriminer la corruption passive d'un agent public étranger n'était envisageable que dans le cadre de l'Union européenne, espace homogène, politiquement et juridiquement. Il aurait été irréaliste de l'envisager dans le cadre d'une convention à vocation universelle, au risque de s'immiscer indûment dans les affaires intérieures d'Etats étrangers.
Notons une autre différence avec les traités signés dans le cadre de l'Union européenne : le champ d'application du délit est limité ; les faits doivent avoir été commis « en vue d'obtenir un marché ou un autre avantage indu dans le commerce international ». Cette restriction résulte, en quelque sorte, du champ même des compétences de l'OCDE.
La convention de l'OCDE fait, par ailleurs, état d'un certain nombre d'autres mesures, touchant notamment à l'incrimination du blanchiment des capitaux liés à des opérations de corruption ou à la définition de normes comptables permettant de trouver trace de ces mêmes opérations. Sur ces points, la législation française satisfait d'ores et déjà aux exigences du traité.
Quant aux dispositions concernant l'entraide et l'extradition, qui tendent, pour l'essentiel, à faire en sorte que la coopération judiciaire entre Etats soit prompte et effective, la France s'engage à les respecter et à en favoriser l'application. Toutefois, là encore, aucune modification du droit interne n'est nécessaire sur ces points.
J'en arrive au projet de loi d'adaptation.
Il s'agit, par le présent projet de loi, de compléter notre droit interne pour que notre pays puisse remplir l'ensemble des engagements contractés par la signature des différents traités que je viens de rappeler.
Le Gouvernement a décidé de s'en tenir strictement aux exigences de ces traités, sans rien y ajouter et, bien sûr, sans rien y enlever.
Le projet se décompose donc en plusieurs articles qui touchent soit au droit pénal de fond, soit à la procédure pénale.
Pour ce qui concerne le droit pénal de fond, il a été jugé préférable de rassembler les dispositions dans un nouveau chapitre au sein du livre IV du code pénal. Dans un but pédagogique, les articles nouveaux font systématiquement référence aux traités dont ils constituent l'adaptation en droit interne.
Les articles visant à l'application des conventions signées dans le cadre de l'Union européenne concernent l'incrimination de la corruption active et de la corruption passive.
Les articles visant à l'application de la convention signée dans le cadre de l'OCDE n'incriminent que la corruption active commise dans le cadre du commerce international.
La définition des agissements tombant sous le coup de ces articles nouveaux correspond à celle qui figure dans les articles actuels relatifs à la corruption active et passive d'un fonctionnaire national. Seule la qualité de la personne corrompue change.
Il importe de relever que, pour les seules incriminations créées en vue de l'application de la convention de l'OCDE, le régime des poursuites fait l'objet d'une disposition spéciale.
Si la totalité des faits a lieu à l'étranger, le déclenchement de l'action publique obéit aux principes de droit commun. Seul le ministère public peut engager les poursuites si les faits lui ont été dénoncés dans les conditions légales, et il a la liberté de le faire ou de ne pas le faire.
En revanche, si une partie ou la totalité des faits a lieu sur le territoire national, le droit commun permet à une partie civile de déclencher l'action publique au moyen d'une plainte auprès du juge d'instruction. C'est cette possibilité qu'il a été décidé d'exclure. Une disposition spéciale réserve donc au ministère public, et à lui seul, la possibilité de poursuivre ces faits.
Cette disposition a pour but d'assurer une équivalence dans les conditions de poursuite. L'équivalence fonctionnelle entre les mesures prises par les Etats est, en effet, l'un des principes fondamentaux de la convention. Or, nous le savons, certains pays membres de l'OCDE ne connaissent pas la possibilité du déclenchement de l'action publique par l'action d'une partie civile.
Dans ces conditions, et afin que la France se trouve dans une situation comparable à ces pays, il s'est avéré nécessaire d'adopter une mesure limitant la possibilité, pour un plaignant, de déclencher les poursuites.
Les incriminations qui sont créées sont, de surcroît, soumises à des peines d'emprisonnement de dix ans et à des frais d'amende de 1 million de francs, ce qui correspond aux peines prévues pour les faits de corruption de fonctionnaires nationaux.
Les dispositions concernant, d'une part, les peines complémentaires applicables aux personnes physiques et, d'autre part, la mise en oeuvre de la responsabilité pénale des personnes morales sont elles aussi calquées sur les dispositions existant déjà pour les faits de corruption de fonctionnaires nationaux.
Par application du principe de non-rétroactivité d'une loi pénale plus sévère, il a été jugé utile de rappeler que les nouveaux articles pris pour l'adaptation de notre droit aux divers traités ne sauraient avoir de portée rétroactive. Tel est l'objet de l'article 2 du projet de loi.
Ainsi, la mise en oeuvre, postérieurement à la date d'entrée en vigueur de la loi, d'engagements pris en vue de déterminer la conclusion de contrats signés antérieurement à cette date ne sera pas punissable.
C'est là, vous le comprendrez, une disposition qui s'inspire d'un souci de sécurité juridique puisque des personnes ont pu prendre, avant l'entrée en vigueur de la loi, des engagements pour l'avenir.
Les pratiques du commerce international toléraient jusqu'alors de tels engagements, que la loi pénale française ne punissait d'ailleurs pas. Il serait difficilement compréhensible que l'exécution de ces engagements, passés dans un temps où la loi pénale française ne punissait pas leur conclusion, rende leurs auteurs passibles des tribunaux français.
Du reste, il s'agit d'une simple application du principe de non-rétroactivité de la loi pénale, principe qui a valeur constitutionnelle.
Quant aux dispositions relatives à la procédure pénale qui figurent dans le projet de loi, elles sont de deux ordres : l'une est liée à l'application des traités, l'autre constitue une mesure de bonne administration de la justice.
La disposition proposée pour l'application des traités signés dans le cadre de l'Union européenne concerne la compétence des juridictions françaises.
En effet, le premier protocole et la convention relative à la lutte contre la corruption prévoient, de manière spécifique, dans plusieurs hypothèses, l'établissement de la compétence territoriale des juridictions françaises en cas de commission de faits de corruption ou de fraude portant atteinte aux intérêts financiers des Communautés.
Ces hypothèses sont les suivantes : une infraction est commise hors du territoire de l'Union par un fonctionnaire non ressortissant d'un Etat membre, mais appartenant à une institution communautaire ayant son siège en France ; une infraction est commise hors du territoire national par un Français ou par un fonctionnaire de la République française qui serait de nationalité étrangère ; une infraction est commise à l'encontre d'un ressortissant français hors du territoire national.
Il s'agit, à vrai dire, d'hypothèses marginales, mais les traités les ont prises en compte pour éviter toute lacune potentielle dans la répression.
Le principal effet pratique de ces dispositions est de supprimer, dans les cas où elle aurait pu être exigée sur le fondement de l'article 113-6 du code pénal, toute condition de réciprocité d'incrimination. Elles n'auront de portée réelle que lorsque les faits auront eu lieu en dehors du territoire de l'Union, la condition de réciprocité étant, au sein de l'Union, systématiquement remplie.
En tout état de cause, la France déclarera, conformément à ce que permettent les traités, qu'elle n'appliquera ces règles de compétence que dans certaines conditions procédurales.
Ces conditions sont celles que prévoit actuellement le code pénal en cas de commission d'une infraction entièrement en dehors du territoire national : les poursuites ne pourront avoir lieu que sur requête du ministère public et devront avoir été précédées d'une plainte de la victime ou d'une dénonciation officielle par l'autorité du pays où les faits auront été commis.
Pour ce qui concerne la disposition relative à la bonne administration de la justice, elle tend à donner compétence aux tribunaux spécialisés en matière économique et financière pour poursuivre, instruire et juger les infractions aux nouvelles dispositions pénales que je viens de vous présenter.
Il s'agira, dans la plupart des cas, d'affaires complexes, qui doivent pouvoir être confiées à des juridictions habituées au traitement de procédures économiques et financières.
M. Balarello rappelle à juste titre dans son rapport écrit que j'ai engagé une action déterminée pour développer des pôles économiques et financiers - ce qui n'existait pas voilà seulement deux ans et demi - afin de renforcer la spécialisation, et donc l'efficacité, de ces juridictions.
Quatre pôles sont déjà en place, à Paris, Lyon, Marseille et Bastia ; d'autres sont en cours de construction, à Versailles, Bordeaux et Fort-de-France.
Mon objectif est la mise en place de dix à douze pôles pour renforcer la lutte contre la délinquance économique et financière sur tout le territoire de la République.
Je crois en effet qu'il ne suffit pas de transposer les traités européens et internationaux ; il nous faut aussi nous donner les moyens matériels de lutter plus efficacement contre la délinquance économique et financière.
Je conclurai en disant que ce projet de loi traduit la volonté de la France de prendre une fois encore toute sa place dans la lutte contre la corruption. Cette volonté s'est concrétisée par la ratification récente des instruments issus des négociations conduites dans le cadre de l'Union européenne, puis sous l'égide de l'OCDE.
Bien entendu, nous continuerons avec fermeté dans cette voie. (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. José Balarello, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, le projet de loi qui nous est soumis aujourd'hui, et qui a pour objet de modifier le code pénal et le code de procédure pénale, est relatif à la lutte contre la corruption dans le commerce international.
Cette corruption a longtemps été considérée comme inévitable, alors même qu'elle constitue une atteinte aux principes de la démocratie, qu'elle entrave le développement d'un grand nombre de pays émergents et y pérennise quelquefois la misère. Une prise de conscience, ces dernière années, a conduit un certain nombre d'organisations internationales - vous l'avez indiqué, madame la ministre - à rechercher les moyens de mener une action efficace contre ce fléau.
C'est ainsi que de multiples initiatives ont été prises, notamment par le Conseil de l'Europe, par l'Assemblée générale des Nations unies dès 1996, par le Fonds monétaire international et par la Banque mondiale.
Dès 1987, la Commission européenne s'est dotée d'une unité de coordination de lutte antifraude, l'UCLAF, qui enquête sur les fraudes au budget communautaire.
Toutes ces initiatives ont abouti au projet de loi qui nous est soumis aujourd'hui, dont l'objet est de transposer en droit interne six conventions issues, pour les cinq premières, de l'Union européenne et, pour la sixième, de l'Organisation de coopération et de développement économiques, l'OCDE.
Dans le projet de loi, il est rappelé, en effet, que « certaines dispositions de droit interne ne satisfont pas aux engagements résultant de ces traités internationaux, en ce qui concerne, d'une part, le droit pénal de fond, d'autre part la procédure pénale. »
Ainsi, les cinq conventions et protocoles issus des travaux de l'Union européenne invitent les Etats membres à incriminer la corruption active et passive de fonctionnaire communautaire et la corruption de fonctionnaire des Etats membres de l'Union européenne.
Le sixième texte, la convention de l'OCDE, concerne uniquement la corruption active d'agent public étranger, quel que soit le pays de l'agent corrompu. La corruption visée dans ladite convention est uniquement celle qui a pour but d'obtenir un marché ou un autre avantage indu dans le commerce international.
Le projet de loi que vous avez soumis au Sénat, madame la ministre, tend à créer dans notre code pénal quatre nouvelles infractions pour assurer une transposition complète des diverses conventions.
Il tend à punir de dix ans d'emprisonnement et de 1 000 000 francs d'amende ces nouvelles infractions de corruption.
Le projet de loi prévoit également, de manière fort juste, que les nouvelles infractions ne concerneront pas les faits commis dans le cadre de contrats signés avant l'entrée en vigueur des conventions. Le principe de non-rétroactivité de la loi pénale, sauf si elle est moins sévère, implique en effet que les contrats en cours d'exécution puissent bénéficier de la sécurité juridique ; comme vous l'avez indiqué, madame la ministre, ce principe est d'ordre constitutionnel.
Le projet de loi prévoit par ailleurs, en ce qui concerne la corruption d'agent public étranger dans le cadre du commerce international visée par la convention de l'OCDE, que la mise en mouvement de l'action publique est réservée au ministère public.
Là encore, il s'agit d'une disposition qui mérite d'être approuvée dans la mesure où des plaintes avec constitution de partie civile de la part d'entreprises n'ayant pas obtenu un marché qu'elles convoitaient pourraient avoir des conséquences très déstabilisantes pour les entreprises mises en cause.
En tout état de cause, notre code pénal prévoit que le monopole des poursuites au ministère public est la règle lorsqu'un délit est commis à l'étranger.
Madame la ministre, la commission des lois a approuvé les objectifs et les orientations du projet de loi que vous nous présentez.
Nous ne pouvons nous contenter de déplorer la corruption internationale ; il nous faut commencer à agir. Les responsables d'entreprises que j'ai rencontrés - ils ont été nombreux - m'ont indiqué que ces dernières recherchaient désormais de nouveaux moyens de rendre leurs offres commerciales attractives sans recourir au versement de commissions ou autres avantages, déductibles, je le rappelle, jusqu'en 1997 et peut-être encore jusqu'à ce jour, au titre de l'impôt sur les sociétés.
Le projet de loi va dans le sens d'une remise en cause de pratiques qui n'ont que trop duré, et nous approuvons cette évolution.
Nous devons cependant vous faire part de quelques préoccupations.
Tout d'abord, la lutte contre la corruption dans le commerce international n'a de chance d'être efficace que si elle est menée avec la même fermeté par tout le monde. Or, sur ce point, madame la ministre, nous avons quelques raisons d'être sceptiques.
En effet, la convention de l'OCDE du 17 décembre 1997 n'a été signée que par trente-quatre Etats sur près de deux cents, et certains pays qui jouent un grand rôle dans le commerce international, comme l'Inde, la Chine, Israël, l'Afrique du Sud et la Russie, n'en sont pas signataires.
Par ailleurs, les informations dont nous disposons sur les transpositions de la convention qui ont déjà eu lieu dans certains Etats signataires nous confirment qu'il existe des applications divergentes de cette convention.
Ainsi, le projet de loi que nous examinons prévoit de punir de dix ans d'emprisonnement la corruption active d'agent public étranger, alors que les peines d'emprisonnement prévues par nos principaux partenaires - sauf erreur de notre part sur certains points, mais nos renseignements sont a priori exacts - sont parfois très inférieures : un an en Norvège, deux ans en Suède, trois ans en Belgique, en Hongrie, en Islande, au Japon, cinq ans en Allemagne, au Canada et en Grèce et six mois en Angleterre, sauf en cas de récidive, la peine prévue étant alors de sept ans.
De même, le projet de loi prévoit la possibilité d'infliger des peines lourdes aux personnes morales, telles que la fermeture d'établissements, alors que la plupart des pays signataires de la convention ne connaissent pas, dans leur droit interne, la responsabilité pénale des personnes morales, même si des sanctions civiles sont prévues dans presque tous les droits des grands pays exportateurs, telles que la suppression de licence d'exportation aux Etats-Unis.
Il faut aussi mentionner, mes chers collègues, que certains Etats ont des règles procédurales que nous ne connaissons pas. Aux Etats-Unis, par exemple, la mise en mouvement de l'action publique en matière de corruption internationale est réservée à l'attorney general, votre homologue, madame la garde des sceaux, et elle nécessite, de surcroît, l'autorisation d'un grand jury.
En outre, les Etats-Unis connaissent le plea bargaining, qui permet à quelqu'un de plaider coupable et de transiger sur la peine, de façon à éviter un procès public et toute médiatisation qui serait préjudiciable à son entreprise.
De ce fait, aux Etats-Unis, malgré une législation anti-corruption dans le commerce international datant de 1977 avec la création du Foreign corrupt practies act, le FCPA, le nombre des condamnations est peu important.
Il existe donc un véritable risque que la convention ne soit pas appliquée de manière homogène par les pays signataires, alors que l'un de ses objets essentiels est d'assurer l'équivalence entre les mesuress prises par les différents pays. Nous y reviendrons lors de l'examen des articles.
Pour être complet sur les inquiétudes que suscite le projet de loi, je dois également mentionner les risques de contournement de la convention de l'OCDE. Celle-ci ne concerne que la corruption active d'agents étrangers. Elle exclut donc, vous l'avez souligné, madame la ministre, la corruption passive, celle du corrompu, de même qu'elle ne concerne pas le trafic d'influence, pourtant si proche de la corruption
En outre, le recours à des procédés de plus en plus complexes utilisant des sociétés de droit local et le passage par des centres off-shore risque de permettre le maintien de la corruption par de nouveaux moyens.
Aussi mes chers collègues, nous faut-il aborder ce projet de loi avec beaucoup de détermination, mais sans angélisme.
Afin d'améliorer le texte qui nous est soumis, la commission formule trois propositions.
Elle suggère, en premier lieu, de ramener de dix à cinq ans la peine d'emprisonnement applicable en matière de corruption d'agent public étranger dans le commerce international, tout en gardant une peine d'amende fixée à 1 million de francs. S'agissant de la corrélation entre l'importance de la peine de prison et celle de la peine d'amende, je n'e ai trouvé aucun texte ; il s'agit d'une coutume, me semble-t-il. Et il existe déjà des exceptions dans notre droit, madame la ministre, notamment en matière de recel, si mes souvenirs sont exacts.
Nous avons pris cette décision après avoir constaté que tous nos partenaires signataires de la convention du 17 décembre 1997 avaient prévu des peines maximales de cinq ans d'emprisonnement, sauf dans quelques hypothèses très spécifiques.
Cette modification respecte donc pleinement le principe d'équivalence entre les parties évoqué au préambule de la convention de l'OCDE, lequel précise qu'« assurer l'équivalence entre les mesures que doivent prendre les parties constitue un objet et un but essentiel de la convention qui exigent que la convention soit ratifiée sans dérogations affectant cette équivalence ».
En revanche, la commission proposera de maintenir les peines à dix ans d'emprisonnement et à 1 million de francs d'amende pour la transposition des textes de l'Union européenne, c'est-à-dire les mêmes peines qu'en droit interne.
Je sais que l'on me répondra qu'il est paradoxal de punir de dix ans d'emprisonnement la corruption de fonctionnaires nationaux ou de fonctionnaires d'un Etat membre de l'Union européenne et de cinq ans d'emprisonnement seulement la corruption active de fonctionnaires d'autres Etats.
Cette différence n'est pas choquante, car nous sommes dans des situations totalement différentes. Au niveau de l'Union européenne, nous sommes engagés dans un processus d'unification qui justifie pleinement que nous traitions de la même manière la corruption des fonctionnaires français et des fonctionnaires communautaires.
En outre, pour ces catégories de personnes, notre dispositif répressif sera complet puisque nous punissons à la fois la corruption active et la corruption passive. Il n'en est pas de même en ce qui concerne la corruption d'agent public étranger dans le commerce international puisque la convention ne punit que la corruption active.
La deuxième proposition de la commission consiste à limiter la liste des peines applicables aux personnes morales.
Nous avons constaté que la plupart des pays signataires de la convention de l'OCDE ne connaissaient pas la responsabilité pénale des personnes morales et que peu d'Etats disposaient d'un régime aussi sophistiqué que le nôtre en cette matière.
Il nous a semblé, là encore, qu'il n'était pas pertinent de copier purement et simplement les sanctions existant en droit interne en cas de corruption active. Certaines peines, telles la fermeture d'établissements ou l'exclusion de tout marché public, même si elles sont rarement appliquées par les tribunaux, nous ont paru disproportionnées et susceptibles de présenter de grandes difficultés, notamment sur le terrain de l'emploi, alors qu'il s'agit d'infractions le plus souvent commises à l'étranger et troublant peu ou pas l'ordre public interne.
Enfin, la commission a estimé souhaitable, à l'unanimité, que la poursuite et le jugement des infractions de corruption active d'agent public étranger aient lieu au parquet et au tribunal correctionnel de Paris. Deux raisons ont guidé ce choix.
Tout d'abord, les infractions en cause passent souvent par des mécanismes complexes de droit international privé et public, de droit commercial et d'arbitrage international. Il est donc nécessaire que des magistrats très spécialisés soient en charge de ces dossiers si l'on veut que la répression soit à la fois efficace et objective. Il nous a semblé que la centralisation à Paris constituait un gage d'efficacité.
Ensuite, nous avons également souhaité éviter des comportements trop divergents d'un parquet à l'autre en matière de corruption dans le domaine délicat du grand commerce international. Rappelons que la France est le quatrième exportateur mondial, avec un chiffre d'affaires à l'exportation en 1998 de 1 798 milliards de francs.
Vous avez entrepris, madame la ministre - vous venez de le rappeler à cette tribune - de constituer des pôles économiques et financiers dans certaines juridictions, afin de rendre plus efficace la lutte contre la délinquance économique et financière. Cela ne nous paraît pas contradictoire avec notre proposition, destinée à avoir l'assurance que la corruption internationale sera traitée par des magistrats spécialisés.
Bien sûr, si, dans quelques années, il existe véritablement, dans le ressort d'un certain nombre de cours d'appel, une juridiction équipée pour rechercher et punir efficacement la corruption internationale, nous pourrons envisager de renoncer à la centralisation à Paris.
Nous espérons d'ailleurs que, rapidement, l'Union européenne prendra des initiatives, afin de créer, dans ce domaine comme dans quelques autres, tels le blanchiment de l'argent et la lutte contre la drogue, un espace judiciaire européen. Du reste, nous nous félicitons de l'initiative du Conseil européen de Tampere, en octobre dernier, de créer, dans le domaine de la justice, Eurojust : cette vérité verra le jour avant le fin de l'année 2001 ; elle constitue le premier pas important vers une Europe judiciaire.
Il reste que, dans cette attente, la centralisation à Paris est une solution qui fonctionne bien en matière de terrorisme. Loin d'affaiblir la lutte contre la corruption internationale, elle la renforcera.
Telles sont, madame la ministre, mes chers collègues, les conclusions auxquelles est parvenue la commission.
Le texte que nous vous proposons nous semble permettre une répression efficace, dissuasive et proportionnée de la corruption, tant au sein de l'Union européenne que dans le commerce international. Nous espérons le voir adopté, afin que la France puisse déposer sans tarder les instruments de ratification des conventions de l'OCDE et de l'Union européenne, ce qu'ont déjà fait dix-sept pays sur les trente-quatre signataires. (Applaudissements sur les travées du RPR.)
M. le président. La parole est à Mme Derycke.
Mme Dinah Derycke. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, notre collègue Robert Badinter aurait souhaité intervenir dans ce débat. Je serai, à sa place, le porte-parole du groupe socialiste.
Le texte dont nous débattons aujourd'hui revêt une importance particulière. Il nous conduit en effet à l'adaptation de notre droit pénal et de notre procédure pénale afin de satisfaire aux obligations qu'a contractées notre pays en ratifiant les cinq engagements signés dans le cadre de l'Union européenne, dont la convention du 26 mai 1997 relative à la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des Etats membres de l'Union européenne, ainsi que la convention du 17 décembre 1997 relative à la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, signée dans le cadre de l'OCDE. Ces engagements marquent la préoccupation des Etats face aux pratiques de corruption trop répandues dans les transactions commerciales internationales.
La corruption, mal constant de nos sociétés, frappant tous les Etats, est un phénomène difficile à quantifier avec précision. Cependant, le volume des transactions internationales est tel que le coût de cette corruption est estimé par le FMI à 500 milliards de dollars par an, soit 2 % du produit intérieur brut mondial. Ce montant tient compte à la fois des sommes détournées - les pots-de-vin - et des pertes occasionnées par la distorsion de concurrence résultant de la corruption. A cet égard, je rappellerai que, selon l'étude faite par Transparency International, notre pays figurerait parmi les plus mal classés.
Les effets pervers de la corruption d'ordre international ne se limitent pas à des coûts financiers. La corruption grève l'économie et le développement des pays qu'elle frappe en détournant l'argent vers des secteurs non productifs, vers des projets qui ne sont pas de réelles priorités nationales. La corruption fait également fuir l'investissement international et freine le développement national par une course à l'argent facile. De tels dérèglements entraînent parfois une crise d'envergure, comme l'a montré la récente crise asiatique. Et que dire des difficultés que rencontre la Russie depuis plusieurs années, sinon que la corruption y a certainement une part importante ?
Tout cela, nous ne le savons que trop. Et les fatalistes, les résignés, de réciter le couplet bien connu : la corruption existera toujours, alors, à quoi bon ?
C'est oublier que, face à une corruption qui non seulement perdure, mais se renforce, se diversifie et s'internationalise sans répit, l'abstention équivaut à de la complaisance. La réaction doit impérativement être des plus fermes et s'organiser au niveau international, car la corruption est, aujourd'hui, un crime international.
C'est le sens des propos très nets tenus, en 1998, par le procureur général près la Cour de cassation, M. Burgelin : « Si chaque Etat agit de façon isolée et à son rythme contre ce phénomène, il risque très vite d'être marginalisé et exclu de la concurrence. Une action concertée d'envergure du plus grand nombre d'Etats apparaît donc indispensable pour rendre la corruption internationale plus visible, plus dangereuse, moins rémunératrice et donc moins attractive. La lutte contre la corruption internationale doit être une véritable priorité gouvernementale. Il n'est plus acceptable qu'à l'aube du xxie siècle, alors que partout, y compris et surtout dans le monde de l'entreprise, une réflexion éthique se développe, les Etats continuent de fermer les yeux sur ces pratiques et tolèrent hors de leurs frontières, parce que loin de leur vue, ce qu'ils jugent inacceptable chez eux et poursuivent de leurs foudres judiciaires. »
La communauté internationale, au sein de différentes enceintes, a ainsi manifesté sa détermination à combattre ce cancer qui ronge les fondements de l'Etat de droit. On peut citer comme instruments de valeurs normatives, certes, inégales, les engagements suivants : la résolution de l'Assemblée générale de l'ONU, en 1996 ; la politique de « bonne gouvernance » du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale ; l'accord sur les marchés publics au sein de l'Organisation mondiale du commerce ; les conventions conclues au sein de l'Union européenne ; la convention signée dans le cadre de l'OCDE.
Bien sûr, ce sont les conventions conclues sous l'égide de l'Union européenne et de l'OCDE qui formalisent le plus précisément cette volonté internationale.
L'objet de mon propos n'est pas de revenir ici en détail sur le contenu de ces instruments internationaux, puisque nous avons eu ce débat lors de l'autorisation de ratification des conventions signées respectivement dans le cadre de l'Union européenne et de l'OCDE. Il convient cependant de rappeler que celles-ci relèvent du droit international pénal, ce qui nous oblige, lors de l'adaptation de notre législation, à respecter l'objectif de répression et de prévention efficace de ces crimes de corruption.
Ainsi, notre pays, à la suite de la ratification de ces conventions, se trouvait soumis à une obligation de résultat tout en conservant, à cet égard, son autonomie procédurale. Le présent projet de loi s'inscrit dans cette logique classique du droit international public et tend à adapter notre droit pénal tout en respectant sa cohérence.
Mme le garde des sceaux et M. le rapporteur ont excellemment expliqué les principales caractéristiques de ce texte, sur lesquelles je ne m'attarderai donc que très peu, avant d'exprimer l'opposition du groupe socialiste à certains des amendements retenus par la commission des lois.
Au préalable, je voudrais souligner avec intérêt le choix rédactionnel de créer un nouveau chapitre au sein du livre IV du code pénal. Certes, cette option s'explique par un souci de clarté, toujours préférable en matière législative, et particulièrement pénale. Mais, de surcroît, cela permet de marquer le lien de ces futures dispositions avec le droit international pénal, matière en pleine évolution. En distinguant, y compris dans la définition des infractions, leur origine conventionnelle, le législateur français démontre, si besoin en était, que la lutte contre certaines formes de délinquance ou de criminalité internationale, celles qui se rient des frontières, exige une action transnationale, une action coordonnée.
Je me plais à saluer, madame la ministre, l'énergie que vous consacrez à cette ambition et dont les résultats du récent sommet de Tampere témoignent.
Comme cela a donc été montré, notre code pénal incrimine déjà, dans ses articles 432-11 et 433-1, les infractions de corruption de personnes dépositaires de l'autorité publique, chargées d'une mission de service public ou investies d'un mandat électif public. Mais il est vrai que, en vertu d'une jurisprudence faisant application de l'ancien code pénal, la corruption, alors visée par les articles 177 à 180, était jugée comme ne concernant pas les agents publics étangers. Les éléments constitutifs des infractions retenues par le nouveau code pénal n'ayant pas changé, la même appréciation s'impose. C'est pourquoi il était nécessaire de prévoir des infractions spécifiques.
L'article 435-1 proposé réprime la corruption passive de fonctionnaire communautaire ou de fonctionnaire d'un autre Etat membre de l'Union européenne, c'est-à-dire le fait du corrompu qui sollicite le corrupteur. Le changement par rapport au droit actuel tient ici à la qualité de la personne corrompue, puisque, pour le reste, la définition des actes concernés reprend celle qui figure déjà dans les dispositions existantes sur ce sujet.
L'article 435-2 vise, pour sa part, les faits de corruption active de fonctionnaire communautaire ou de fonctionnaire d'un autre Etat membre de l'Union européenne. Là encore, l'élément novateur concerne la qualité de la personne corrompue, les autres éléments constitutifs de l'infraction reprenant ceux qui sont connus dans notre droit pénal.
Les articles 435-3 et 435-4 concernent plus particulièrement la mise en oeuvre de la convention signée dans le cadre de l'OCDE, et donc seulement les faits de corruption active d'agents publics étrangers ou appartenant à des organisations internationales autres que les Communautés européennes. A cet égard, il convient d'observer que le Gouvernement a fait le choix d'une rédaction très fidèle au texte même de la convention, notamment au paragaphe 4 de son article 1er définissant la notion d'agent public.
On relèvera cependant que, pour l'adaptation de notre législation à la convention signée dans le cadre de l'OCDE, il est apparu indispensable de préciser que l'objet de l'infraction est l'obtention ou la conservation d'un marché ou d'un autre avantage indu dans le commerce international.
Sur le plan procédural, il est important de noter le rôle reconnu au ministère public en ce qui concerne les infractions tirées de la convention signée dans le cadre de l'OCDE. En conférant, sur ce terrain, au parquet le monopole du déclenchement de l'action publique lorsque les faits constitutifs de l'infraction ont été commis en totalité hors du territoire national, le projet de loi tient compte de la spécificité de ces délits. S'agissant de faits qui ne peuvent se développer qu'au travers de pratiques occultes et bien souvent au terme de montages complexes, il est clair que cette mission réservée au ministère public trouvera un prolongement bienvenu dans la création présente ou à venir de pôles économiques et financiers dans le ressort de certaines juridictions - Paris, Lyon, Marseille et Bastia.
Cependant, la lutte contre une délinquance à vocation internationale nécessite des moyens coordonnés, ce que le Conseil européen de Tampere a mesuré en décidant de la création d'Eurojust, unité composée de procureurs, de magistrats ou d'officiers de police ayant des compétences équivalentes et détachés par chaque Etat membre conformément à son système juridique. Eurojust aura pour mission de contribuer à une bonne coordination entre les autorités nationales chargées des poursuites et d'apporter son concours aux enquêtes relatives aux affaires de criminalité organisée, notamment sur la base de l'analyse effectuée par Europol.
Voilà donc quelques éléments sur lesquels il était utile de revenir brièvement pour montrer que le présent projet de loi répond bien à cette double logique que je rappelais précédemment : une adaptation de notre droit pénal, dans le respect de sa cohérence et de ses principes fondamentaux, de nature à satisfaire aux objectifs de répression et de prévention déterminés par les engagements internationaux par lesquels notre pays est obligé.
Je fais ce rappel, car je voudrais à présent attirer l'attention de la Haute Assemblée sur les amendements de la commission des lois relatifs à la mise en oeuvre de la seule convention signée dans le cadre de l'OCDE, dont la teneur, voire une certaine inspiration, risquerait, s'ils étaient adoptés, de rompre la double logique que je viens d'évoquer.
Le premier amendement en cause a pour objet de réduire la peine prévue à l'encontre des personnes physiques à cinq ans, au lieu de dix ans comme envisagé dans le texte du projet gouvernemental. Le deuxième amendement critiqué limite les peines encourues par les personnes morales à l'amende, la confiscation, l'affichage de la décision et au placement sous surveillance judiciaire, alors que le projet de loi retient les mêmes peines que celles qui sont prévues en cas de corruption d'un fonctionnaire national par une personne morale.
Pour justifier ces propositions, M. le rapporteur invoque le texte de la convention signée dans le cadre de l'OCDE en ce qu'il fait référence, d'abord, à la notion d'« équivalence fonctionnelle » et, ensuite, à des arguments d'opportunité. Je crois que son raisonnement ne peut sérieusement prospérer.
En premier lieu, il importe de donner à l'expression « équivalence fonctionnelle » sa portée exacte. Elle figure au dernier paragraphe du préambule de la convention en des termes qu'il faut citer intégralement : « Reconnaisant qu'assurer l'équivalence entre les mesures que doivent prendre les parties constitue un objet et un but essentiels de la convention qui exigent que la convention soit ratifiée sans dérogations affectant cette équivalence ».
Conformément aux principes du droit des traités, cette rédaction renvoie, en réalité, à la prohibition de formuler des réserves contraires au but et à l'objet de la convention en question. Au moment de la ratification, les hautes parties contractantes ne peuvent pas déposer de réserves conduisant à écarter telle ou telle disposition et donc à compromettre l'équivalence des mesures d'adaptation dans les droits internes de chaque Etat. Cela se comprend d'autant plus en droit international pénal, lequel vise des objectifs de répression et de prévention.
Mais nous ne sommes plus au stade de la ratification. Aussi, l'équivalence dont il s'agit ne peut être invoquée utilement à ce stade du débat.
En tout état de cause, cette notion d'équivalence figurant dans le seul préambule du traité doit se lire avec les dispositions de la convention. Or, à cet égard, cette lecture combinée montre que la voie choisie par le Gouvernement est pertinente.
En effet, l'article 3 du traité prescrit que « l'éventail des sanctions applicables doit être comparable à celui des sanctions applicables à la corruption des agents publics de la partie en question ».
Si l'équivalence fonctionnelle ne peut conduire à l'uniformité des mesures d'adaptation, elle suppose cependant que chaque Etat organise une répression en cohérence avec son propre système juridique. Le droit français actuel punit de dix ans et d'une amende d'un million de francs la corruption d'agent public français. Il est donc impératif, au regard des obligations que nous tenons de ce traité, de prévoir une peine semblable pour la corruption d'agent public étranger. Si l'amendement était adopté, le risque d'inconstitutionnalité ne pourrait être écarté.
Il en va de même pour ce qui concerne les sanctions applicables aux personnes morales. L'article 2 de la convention signée dans le cadre de l'OCDE dispose que chaque partie prend les mesures nécessaires, conformément à ses principes juridiques, pour établir la responsabilité des personnes morales. C'est donc fort logiquement que le projet de loi s'en tient aux prescriptions de notre code pénal en la matière.
On rappellera que l'article 3, paragraphe 4, de la convention demande aux Etats ne connaissant pas la responsabilité des personnes morales dans leur droit interne de prévoir, toutefois, des sanctions administratives ou civiles.
Le commentaire de la convention établi par le groupe de travail de l'OCDE donne notamment comme exemples de ces sanctions civiles ou administratives l'exclusion du bénéfice d'un avantage public ou d'une aide publique, ainsi que l'interdiction temporaire ou permanente de participer à des marchés publics ou d'exercer une activité commerciale.
Il serait pour le moins étonnant que le législateur français, par dérogation à son droit commun, exclue de la liste des sanctions pénales applicables aux personnes morales celles que le commentaire de la convention préconise en tout état de cause.
J'ajoute que l'article 3, paragraphe 1, de la convention stipule que les sanctions déterminées par les droits nationaux doivent être efficaces, proportionnées et dissuasives. Le fait de prévoir des peines moins sévères que celles qui sont déjà établies pour la répression d'infractions de même nature serait certainement regardé, du point de vue du droit international, comme un écart par rapport à l'obligation ainsi posée.
On le voit, ces deux amendements sont critiquables à un double titre. D'une part, ils méconnaissent la portée de l'obligation de répression et de prévention à laquelle est tenu notre pays du fait de la ratification de ce traité. D'autre part, ils sont de nature à créer une rupture avec la cohérence de l'échelle des peines voulue par le législateur de 1992.
En second lieu, ces propositions me semblent poser un problème de constitutionnalité au regard du principe d'égalité devant la loi pénale. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer que, pour des infractions de même nature et dont les éléments constitutifs sont sinon identiques du moins quasiment les mêmes, les peines encourues seraient différentes. Cela est vrai non seulement par rapport à la répression de la corruption d'agents publics français, mais également par rapport à la répression de la corruption des fonctionnaires communautaires organisée par ce texte.
Quelle différence objective de situation justifierait une telle différence de répression ? Quelle invocation de l'intérêt général viendrait l'habiller ? Le fait que l'objet de la corruption soit, ici, exclusivement tourné vers une opération de commerce international ne semble pas une justification suffisante. Le caractère relatif de la différence de traitement n'emporterait pas davantage l'adhésion. La corruption d'un agent public est aussi insupportable de ce côté de la planète que de l'autre, et l'objectif de maintien de l'ordre public ne saurait se satisfaire de sanctions échelonnées en fonction d'un critère tenant in fine à la nationalité du corrompu.
Ce relativisme répressif n'est pas acceptable. Il laisse planer, bien à tort, un doute sur la nécessité d'une lutte implacable contre la corruption sous toutes ses formes. Or, vous nourrissez ce relativisme répressif par des considérations d'opportunité qui ne sont pas convaincantes.
La convention signée dans le cadre de l'OCDE a expressément prévu dans les règles conditionnant son entrée en vigueur un mécanisme propre à réduire les risques de distorsion de concurrence susceptibles d'affecter le commerce international. Ainsi, la convention entrera en vigueur le soixantième jour suivant la date à laquelle cinq pays qui comptent parmi les dix premiers pays pour les exportations et qui représentent à eux cinq au moins 60 % des exportations cumulées de ces dix pays auront ratifié ladite convention. C'est là une garantie de nature à s'assurer que la répression sera organisée de façon équivalente par les principaux Etats commerçants de la planète.
C'est aussi au sujet de votre vision de la répression des personnes morales que vos arguments d'opportunité paraissent les moins en adéquation avec la réalité économique. Se contenter d'une amende de 5 millions de francs quand on connaît le montant de certains marchés laisse rêveur quant au caractère dissuasif de votre proposition. On peut même imaginer que ce risque soit intégré dans les stratégies les plus complexes dès lors que le bilan coût-avantage s'avérerait bénéficiaire.
Le parti du réalisme n'est pas celui que vous croyez. La fermeture d'un établissement off-shore ou l'exclusion des marchés publics, voire l'interdiction de faire appel à l'épargne, sont des armes nécessaires à la dissuasion. Il faut éliminer des zones sensibles les entreprises les plus corruptrices. En effet, l'égalité des chances entre concurrents se mesure non seulement entre les entreprises françaises et les entreprises étrangères, mais également entre les entreprises françaises elles-mêmes. Il n'y aurait rien de satisfaisant à maintenir des ferments de distorsion entre les acteurs économiques nationaux, sauf à montrer une méconnaissance certaine des réalités économiques. Il faut libérer les entrepreneurs de ce poids et se convaincre que les entreprises vertueuses sont également dignes d'être protégées.
C'est pourquoi le groupe socialiste, qui soutient pleinement le projet du Gouvernement, ne votera pas ces amendements qui risquent de donner un signal pouvant être mal interprété. La vertu n'a pas à être marchandée ; elle n'est pas affaire de circonstances. Ne voyez dans notre propos aucune naïveté. Voyez-y, au contraire, le refus de la fatalité ! La corruption internationale dévaste les économies et entretient la misère et les inégalités. Elle corrompt les Etats. Elle doit être combattue sans relâche et sans ménagement.
M. le président. La parole est à M. de La Malène.
M. Christian de La Malène. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, le 29 avril dernier, j'avais l'occasion de présenter au Sénat, au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, la convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption dans les transactions commerciales internationales.
Au moment où nous nous apprêtons à modifier notre droit pénal pour nous conformer à cette convention, il me semble nécessaire de rappeler son contexte ainsi que les réserves qu'elle a pu susciter lors de son examen par le Sénat au printemps dernier.
Soulignons d'abord que, au-delà d'un objectif de moralisation qui ne peut que susciter l'adhésion générale, la convention de l'OCDE s'inscrit surtout dans un contexte bien particulier, celui de la réglementation de la compétition internationale pour la conquête des marchés à l'exportation. C'est en cela qu'elle n'est pas neutre pour notre pays, quatrième exportateur mondial.
Je n'insisterai pas sur un certain nombre de facteurs qui apportent autant de limites à une convention par ailleurs pleine de bonnes intentions.
La convention n'agit que sur l'« offre » susceptible d'émaner d'entreprises exportatrices, mais elle n'agit en aucun cas sur les pays qui ont fait de la corruption un passage obligé pour l'accès à leur marché. Elle n'est signée que par trente-quatre pays, qui ne résument pas à eux seuls le commerce international. Enfin, elle comporte des risques de contournement par les entreprises, notamment les plus importantes, qui auront les moyens de recourir à des sociétés écran ou de passer par des paradis fiscaux.
L'une des conclusions majeures du débat qui s'est déroulé au Sénat en avril dernier était que l'efficacité et la crédibilité de cette convention reposeraient sur la volonté réelle de chaque Etat partie d'appliquer ce texte de manière similaire.
Notre crainte portait sur le risque de trop fortes disparités, selon les pays, dans le régime des sanctions pénales, dans l'interprétation des textes ou dans la propension des parquets à poursuivre, disparités pouvant engendrer d'inacceptables distorsions de traitement, au lieu de les réduire.
Cette crainte n'était pas infondée. Elle résulte de l'observation de la législation américaine, en apparence très sévère mais, en réalité, pratiquement pas appliquée. Le filtrage sélectif des affaires, la pratique de transactions avant tout déclenchement des poursuites, le respect de la règle du secret, l'extrême centralisation de la mise en oeuvre de l'action pénale et la quasi-absence de sanctions que nous avons constatée au fil des années dans la pratique sont en effet les caractéristiques de cette législation.
Cet exemple important de la législation américaine illustre l'importance du principe d'équivalence, sur lequel repose toute la convention de l'OCDE, principe qui a inspiré la réflexion de la commission des lois. Je m'en réjouis et je vous en félicite, monsieur le rapporteur.
En effet, les amendements adoptés par la commission des lois, que ce soit sur le régime des sanctions pénales ou sur la mise en oeuvre de l'action publique, prolongent de manière très opportune les réflexions dont le Sénat s'était fait l'écho au moment de l'examen de la convention de l'OCDE.
Ces amendements permettront, me semble-t-il, de mieux garantir le respect de ce principe d'équivalence. Ils témoignent d'une approche réaliste, du souci de tenir compte des pratiques de nos principaux partenaires et de placer les entreprises exportatrices françaises dans un cadre juridique relativement comparable à ce que connaissent leurs homologues des pays étrangers.
Je voterai donc le projet de loi assorti des amendements proposés par M. le rapporteur, dont je tiens à saluer le travail. Le Sénat pourra ainsi faire de cette loi de transposition un texte équilibré servant les objectifs de la convention sans les dénaturer.
Pour conclure, j'ajouterai que la responsabilité des pouvoirs publics, face à l'application de cette convention de l'OCDE, ne saurait, bien sûr, s'arrêter à cette modification du code pénal.
Il faudra, selon moi, oeuvrer, sur le plan international, à une extension géographique des dispositions de la convention, par exemple - et là nous sommes en pleine actualité - à tous les membres de l'Organisation mondiale du commerce. C'est la condition d'une prise de conscience beaucoup plus large des phénomènes de corruption.
Il faudra également que le Gouvernement accorde une vigilance spéciale à la procédure de suivi de la convention, confiée à un groupe de travail de l'OCDE, car il s'agit là de notre seul moyen de veiller à son application équilibrée dans les différents pays signataires.
Telles sont, mes chers collègues, les quelques observations que je tenais à effectuer avant l'examen des articles de ce projet de loi.
M. le président. La parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Je ne vais pas, à mon tour, exposer le projet de loi, car Mme le garde des sceaux l'a fait très complètement ; en outre, l'excellent rapport de M. Balarello me permettra de limiter mes commentaires.
Ce projet de loi comporte, à mon avis, deux parties.
S'agissant de la première, constituée par un ensemble de cinq conventions et protocoles, M. de La Malène a rappelé le point de vue qu'il avait exposé lors de l'examen de ces textes par le Sénat.
S'agissant des problèmes de corruption dans l'Union européenne, je m'étais demandé s'il n'était pas possible d'intégrer les dispositifs dans les articles 432-11 et 433-1 du code pénal relatifs à la corruption active ou passive. En effet, les mêmes infractions sont visées. Le dernier rapport de la Cour des comptes européenne révèle l'existence de cas de corruption, à tous les niveaux d'ailleurs, au sein des organismes européens, et certaines révélations ont même abouti au changement de certains responsables, notamment au sein de la Commission européenne. Il est bien entendu nécessaire, comme cela se passe pour les fonctionnaires français, de poursuivre efficacement toutes les infractions, notamment celles qui concernent les aides apportées par l'Union européenne à certaines catégories.
La deuxième partie de ce projet de loi - la convention signée dans le cadre de l'OCDE - a suscité le plus grand nombre de commentaires.
Certains se demandent ce que ce texte va changer, estimant qu'aucun signataire n'appliquera réellement la convention et que des moyens détournés seront trouvés. Cette attitude est dangereuse et amène aussi à se demander pourquoi, dans ces conditions, une telle convention a été signée. Une convention signée doit être respectée.
Une moralisation est nécessaire en matière de commerce international, les grands pays se livrant encore - aujourd'hui moins que naguère, certes - à des corruptions. Nous avons connu, je le rappelle, de grandes affaires, à cet égard : un certain nombre de marchés relatifs à des avions de combat ont ainsi fait tomber un Premier ministre japonais, je ne sais combien de ministres belges, quelques ministres italiens, etc. Les faits de corruption ont donc eu, dans certains pays, des conséquences extrêmement importantes et ont été réprimés.
Comme la majorité du commerce mondial s'effectue entre pays développés, signataires de la convention, on peut espérer que cette dernière sera appliquée.
Mais il reste, bien entendu, des lacunes. Il en est ainsi, tout d'abord, de la corruption active : comme un certain nombre de pays n'ont pas la même législation, qu'en sera-t-il lorsque l'on sollicitera des avantages pour obtenir des marchés ? Comme nous le savons bien, cette situation continuera d'exister dans divers pays pendant un certain nombre d'années.
Je me suis aussi interrogé sur le champ visé par la convention. Les marchés et les avantages indus dans le commerce international sont évoqués. Mais qu'en est-il, par exemple, des autorisations d'exploitation en matière d'hydrocarbures, des autorisations de toutes sortes permettant de s'implanter dans un pays ? Certaines autorisations administratives ne sont pas visées dans la convention et n'entrent pas, à mon avis, dans le champ de cette dernière, contrairement à ce que d'aucuns ont affirmé. Il existe donc une lacune. Nous savons en effet l'importance qu'ont, sur le plan économique, les autorisations d'exploitation en matière d'hydrocarbures, de ressources minérales, etc., et ce que cela peut représenter dans certains pays, notamment en Afrique.
Le débat va, bien sûr, tourner autour des amendements présentés par la commission des lois. Il eût été plus simple, je le répète, d'appliquer, s'agissant des infractions visées par la convention signée dans le cadre de l'OCDE, les mêmes dispositions que celles qui figurent dans le code pénal actuel. Mais M. le rapporteur a bien expliqué qu'il fallait d'abord assurer une analogie des échelles de peines et donc procéder par comparaison avec ce qui se fait ailleurs.
Par ailleurs, on peut reprocher à notre code pénal d'aggraver toujours les peines - c'est un phénomène général - alors que, dans d'autres pays qui ne disposent pas d'une échelle des peines aussi excessive, la répression est tout autant efficace. Mais de toute façon, en France, les juges, dans leur sagesse, n'appliquent pas les peines maximales qui sont manifestement excessives ; c'est un phénomène permanent. En matière d'application des peines, par exemple, nous savons bien que la justice est obligée de corriger les excès, quelquefois sympathiques, que le législateur, sous le coup de l'émotion, est amené à prendre dans le domaine des sanctions.
J'en viens au problème des personnes morales, qui est réel. En effet, nombre de pays ne connaissent pas l'incrimination vis-à-vis des personnes morales ; en outre, imaginons qu'une grande société française se soit livrée à des faits de corruption ; imaginons à la limite que, sans le savoir, elle ait, par des intermédiaires, vendu à un certain pays des radars - je ne dirai pas « des frégates », car ce serait vraiment déplacer le problème (Sourires) et l'on ne vend plus, maintenant, de frégates, même si l'on en a vendu beaucoup à certains pays - et que cette grande société soit condamnée à la peine maximale : l'interdiction des marchés publics. Cela signifierait qu'un grand groupe français, que tout le monde connaît, ne pourrait plus fournir de radars à l'armée française !
Il faut donc, à mon avis, être un peu mesuré : on peut aggraver les sanctions pécuniaires ou les fixer à proportion du marché gagné. Mais l'application systématique de l'interdiction des marchés publics ou la fermeture de l'entreprise serait à mon avis, quelque peu démesurée et ne serait de toute façon pas appliquée.
Tels sont les commentaires que je souhaitais faire. Ce projet est important, puisqu'il vise à moraliser le commerce international. Mais il faut aussi faire preuve de réalisme. Le groupe de l'Union centriste soutiendra donc les propositions de la commission des lois. (Applaudissements sur les travées du RPR - M. le rapporteur applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous voici réunis, aujourd'hui, pour examiner en première lecture les dispositions visant à transposer dans notre droit interne cinq traités européens de lutte contre la corruption, ainsi que la convention de Paris du 17 décembre 1997.
Tous ces textes participent du même objectif : instiller un peu de morale dans les relations économiques internationales qui, traditionnellement, s'y révèlent réfractaires. C'est ce que soulignait récemment Jean-François Burgelin, Premier président de la Cour de cassation : « S'il est un domaine où, pendant longtemps, les intérêts économiques des entreprises ont semblé dominer les exigences du droit et de la morale, c'est bien celui des transactions commerciales », écrivait-il.
Alors que le droit national tolérait de moins en moins les comportements illicites à l'intérieur du territoire, il semblait admis, sinon conseillé, de monnayer l'obtention de marchés à l'extérieur.
La morale économique présente ainsi, tel Janus, deux visages : le premier, respectueux de la concurrence à l'intérieur des frontières, et le second, érigeant le bakchich au rang de règle de négociation internationale à l'extérieur.
C'est bien ainsi qu'il faut considérer la pratique dite « du confessionnal », qui permet la déduction fiscale des commissions versées pour obtenir un marché à l'étranger, après accord du ministre des finances, et dont nous ne sommes pas sûrs qu'elle ne subsiste pas sous d'autres formes.
Comment se satisfaire d'une telle situation, véritable initiation à la corruption ? Alors que le monde devient, selon l'expression consacrée, de plus en plus « petit », les citoyens sont, avec raison, de plus en plus demandeurs de morale internationale : l'extension du concept d'ingérence humanitaire nous le prouve bien. Ils n'admettent plus que des pratiques jugées répréhensibles, condamnables, voire criminelles, en France, ne soient pas sanctionnées dès lors qu'elles sont perpétrées hors du territoire national : la répression du tourisme sexuel constitue, de ce point de vue, un symbole emblématique.
C'est cette évolution des mentalités qu'il nous est proposé d'inscrire aujourd'hui dans notre droit national.
Parmi les textes européens, quatre ont pour objet la protection des intérêts financiers de la Communauté.
La convention du 26 juillet 1995 définit le concept de fraude aux intérêts financiers. Quant aux protocoles additionnels, ils visent à définir les comportements de corruption active et passive - c'est le protocole du 27 septembre 1996 - et à prendre en compte l'interprétation de la Cour de justice - c'est le protocole du 29 novembre 1996.
Le protocole du 19 juin 1997 concerne spécifiquement la responsabilité des personnes morales, le blanchiment et l'entraide judiciaire.
Le dernier texte en date, à savoir la convention de Bruxelles du 26 mai 1997, concerne très généralement la lutte contre la corruption, qu'elle mette ou non en cause les intérêts financiers de la Communauté.
Parallèlement, à la fin de l'année 1997, était signé un traité dans le cadre de l'OCDE, destiné à lutter contre la corruption d'agents publics étrangers à l'occasion des transactions commerciales internationales.
Il convient aujourd'hui de tirer les conséquences juridiques de ces textes ratifiés.
Notre droit pénal français actuel se désintéresse en effet largement des infractions commises sur des agents publics étrangers, puisqu'il n'incrimine que la corruption active et passive des personnes « dépositaires de l'autorité publique », ce qui exclut les agents publics étrangers, il ne prend pas non plus en compte les délits perpétrés à l'étranger : sauf application du principe de la double incrimination, le principe de la territorialité de la loi pénale fait obstacle à la poursuite en France de ces infractions.
Pour plus de lisibilité, le Gouvernement a choisi de séparer dans des chapitres différents les dispositions « européennes » des dispositions signées dans le cadre de l'OCDE, qui n'ont pas le même champ d'application ni du point de vue géographique ni au regard des infractions visées.
Cette distinction n'implique cependant pas - et c'est là le principal mérite du projet de loi déposé par le Gouvernement - de différence de traitement entre les délits de corruption sur un fonctionnaire français ou sur un agent public étranger.
C'est ainsi, notamment, que les personnes morales ou physiques coupables de tels agissements sont soumises aux mêmes peines que celles qui résultent de la corruption d'agents publics nationaux.
Cette égalité de traitement a été refusée par la commission des lois ; cette dernière, en effet, a retenu un système moins sévère pour les infractions de corruption active visées par la convention signée dans le cadre de l'OCDE. C'est ainsi qu'elle propose de réduire de moitié les peines d'emprisonnement encourues dans ce cadre et qu'elle institue une compétence exclusive du tribunal correctionnel de Paris pour les infractions de corruption visées par la convention signée dans le cadre de l'OCDE.
Par ailleurs, la commission des lois a posé des limites à l'assimilation au droit pénal national en faisant dépendre l'application des dispositions du code pénal à l'entrée en vigueur sur le territoire de la République de la convention et en évinçant toute sanction de nature commerciale à l'égard des personnes morales reconnues coupables de corruption en application des traités de l'Union européenne ou de l'OCDE.
Cette position était attendue : en avril dernier, à l'occasion de la ratification de l'ensemble des traités visés par les projets de lois, il est bon de rappeler que la droite sénatoriale, par la voix de M. de La Malène, rapporteur de la commission des affaires étrangères, avait émis de nombreuses réserves : tout en approuvant, dans son principe, l'objectif de transparence, il estimait que ces textes risquaient de pénaliser la France face à ses concurrents - c'est ce qu'il a de nouveau répété aujourd'hui - notamment si les conditions de réciprocité n'étaient pas réunies.
En particulier, il déplorait - et il déplore encore - la sévérité du texte français eu égard à la législation des autres nations.
Ces arguments, nous les avons retrouvés amplifiés au sein de la commission des lois, notamment au travers des amendements qu'elle a déposés en ce sens et que j'ai explicités plus haut.
Les membres du groupe communiste républicain et citoyen sont tout à fait hostiles à ces modifications. Outre le caractère choquant de cette distinction cette position véhicule des idées particulièrement détestables.
Elle accrédite l'idée selon laquelle, pour obtenir des contrats dans certains pays, singulièrement dans les pays en voie de développement, il faut payer des pots-de-vin. Elle participe ainsi à la perpétuation d'une vision inégalitaire du monde entre les pays occidentaux, par principe vertueux, et les autres, corrompus.
Elle maintient dans des rapports de dépendance les pays en voie de développement, en maintenant et en légitimant une économie liée aux dessous-de-table ; enfin, elle fait prospérer le mercantilisme comme règle des rapports internationaux.
Cette vision du monde, non seulement nous ne la partageons pas, mais nous la combattons vivement. J'ai été particulièrement atterré de constater, lors de nos débats en commission, que l'on pouvait encore soutenir sans rougir que la France serait perdante si elle sanctionnait trop sévèrement ces pratiques de corruption, car elle serait alors défavorisée par rapport à ses concurrents. En effet, comment peut-on être trop sévère à l'égard de pratiques moralement répréhensibles ?
Vous me direz que, à l'heure de la mondialisation, je suis d'une particulière naïveté. Peut-être ! Je pense néanmoins que d'autres types de rapports avec les pays en voie de développement peuvent être mis en place : nous sommes en effet loin d'avoir épuisé les ressources de la coopération. La France n'a-t-elle pas, en ce domaine, un rôle original à jouer ?
L'attente est forte du côté des pays émergents, particulièrement à l'heure de la conférence sur le commerce international, où l'on doute fort qu'ils seront entendus.
Pour notre part, nous avons fait des propositions qui tendent à rompre avec l'exploitation ou le paternalisme. Par exemple, il serait possible d'apurer la dette ou de consacrer 1 % du PIB au développement. L'institution d'un « vrai » prix des matières premières devrait aussi contribuer à réduire les versements occultes complémentaires.
Je considère, de surcroît, qu'il est tout à l'honneur de la France que de prôner des sanctions plus sévères que ne le font d'autres pays. Terre des droits de l'homme, pourquoi la France ne jouerait-elle pas le rôle d'un aiguillon pour une moralisation de la vie économique internationale ? Je serais d'ailleurs le premier à voter pour l'extension de l'application de ces mesures au secteur privé.
Vous aurez donc compris, mes chers collègues, que les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen approuveront le projet gouvernemental sans restriction et refuseront les modifications proposées par la commission des lois allant dans le sens d'une atténuation des sanctions contre la corruption internationale.
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.

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