Séance du 29 novembre 1999






RAPPEL AU RÈGLEMENT

M. Michel Charasse. Je demande la parole pour un rappel au règlement.
M. le président. La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. Monsieur le président, la semaine dernière, quatre magistrats du siège se sont publiquement élevés auprès du Président de la République contre l'exercice normal des droits du Parlement en matière de contrôle des services publics, justice incluse, ce qui constitue, au moins pour ce qui concerne le Sénat, une double faute.
C'est, d'une part, une faute disciplinaire au regard de l'article 10 de l'ordonnance de 1958, qui interdit aux magistrats « toute manifestation d'hostilité au principe ou à la forme du Gouvernement de la République » et « toute démonstration de nature politique ».
C'est, d'autre part, une faute pénale au regard de l'article 31 de la loi de 1881 puisque les sénateurs membres de la commission d'enquête du Sénat sur la Corse ont été accusés de violation de la séparation des pouvoirs - il faut dire que les juges sont des spécialistes en la matière ! - donc d'avoir commis la forfaiture prévue par la loi des 16 et 24 août 1790. Cela constitue une diffamation à l'égard de « un ou plusieurs membres de l'une ou de l'autre chambre ».
Aujourd'hui, monsieur le président, l'escalade se poursuit avec les déclarations du président de l'Union syndicale des magistrats, M. Valéry Turcey, dans le journal Les Echos de ce matin.
Je citerai deux extraits de ces déclarations.
A une question sur le Congrès de Versailles du 24 janvier, M. Turcey répond : « Un échec serait très grave. Quoi que l'on pense des réformes sur la justice, ces projets constituent une tentative raisonnée et logique de rationalisation des rapports entre la classe politique et la justice...
M. Philippe Marini. Pression !
M. Michel Charasse. ... « C'est prendre le risque de voir ces relations, aujourd'hui tendues, tourner à la crise ouverte sans solution prévisible. »
M. Philippe Marini. C'est inadmissible !
M. Michel Caldaguès. Insensé !
M. Michel Charasse. Un peu plus loin, M. Turcey poursuit : « Les sénateurs exercent une forme de chantage. Leur véritable intention est de mettre les juges dans la situation de ne plus pouvoir les poursuivre. »
M. Philippe Marini. C'est inadmissible !
M. Michel Charasse. La première des deux citations - « ça ira mal si vous votez mal » - est un délit prévu et réprimé par le deuxième alinéa de l'article 433-3 du code pénal, dont je vous rappelle qu'il prévoit une peine de dix ans d'emprisonnement et de un million de francs d'amende pour toute personne qui fera pression sur un élu pour qu'il exerce son mandat électif dans un sens ou dans un autre. Je tiens le texte à la disposition de ceux de nos collègues qui s'y intéressent !
La seconde citation, qui insulte le Sénat directement, est non seulement une nouvelle violation de l'article 10 de l'ordonnance organique sur le statut des magistrats - prise de position politique sur un débat en cours, contestation de la forme parlementaire du régime - mais aussi, là encore, une diffamation au sens du même article 31 de la loi de 1881 à l'égard, cette fois-ci, de tous les membres de notre assemblée, sans même parler du mandat impératif, interdit par l'article 27 de la Constitution.
Monsieur le président, nous ne pouvons pas, notre assemblée ne peut pas laisser passer ces actes délictueux, ces attaques, ces mises en cause des institutions de la République et de la République elle-même sans réagir.
Même si chacun d'entre nous se sent outragé d'être ainsi traité par des agents publics qui sont tenus au devoir de réserve et qui doivent plus que d'autres respecter les lois de la République, puisqu'ils ont la charge de les faire appliquer, la question dépasse de très loin nos personnes : c'est le régime parlementaire et démocratique français, c'est la souveraineté nationale qui sont ainsi mis en cause et menacés ; c'est la mise au pas des assemblées !
Monsieur le président, le président et le bureau du Sénat ne peuvent laisser se dérouler sans réagir le processus dans lequel ceux que l'on aurait appelés, en 1789, des « factieux » et des « scélérats » veulent enfermer le Parlement de la République.
Nous sommes face à une tentative de rétablissement des parlements de l'Ancien Régime,...
M. Michel Caldaguès. Tout à fait !
M. Michel Charasse. ... de la dictature des juges, tant dénoncée dans les cahiers de doléances, une tentative d'établissement du gouvernement des juges fondée sur l'antiparlementarisme. Il y a dans ces démarches et dans ces déclarations des relents de vichysme, qui a d'abord supprimé les chambres - ah, les juges sous Vichy ! - démarches qui appellent les républicains au sursaut avant qu'il ne soit trop tard.
Je vous demande donc, monsieur le président, non seulement de transmettre ma protestation au président du Sénat, mais aussi de demander à ce dernier de réunir en urgence notre bureau pour protéger la liberté d'expression, d'appréciation et de vote des parlementaires, spécialement des sénateurs, et pour refuser ce que l'on tente de faire aujourd'hui : placer nos délibérations et nos votes sous la tutelle de quelques juges égarés qui veulent s'emparer du pouvoir.
M. Philippe Marini. Très bien !
M. Michel Charasse. Je souhaite donc que notre bureau saisisse M. le Président de la République et Mme le garde des sceaux de ces faits afin que le Conseil supérieur de la magistrature statue rapidement au disciplinaire. Voilà peu, un responsable syndical de la magistrature a été révoqué pour avoir tenu des propos racistes. La même sanction doit s'appliquer aujourd'hui à l'égard de ceux qui s'en prennent à la République.
Je souhaite, en outre, que notre bureau dépose les plaintes en diffamation qui s'imposent, ainsi que sur la base de l'article 433-3 du code pénal.
Faute d'agir, monsieur le président, mes chers collègues, que se passera-t-il demain pour ceux qui n'obéiront pas à M. Turcey le 24 janvier prochain à Versailles ? Je n'oublie pas ce que me disait le dernier survivant des Quatre-vingts, mon compatriote du Cantal Maurice Montel, quelques mois avant sa mort : « Parmi les Quatre-vingts, la majorité avait été menacée personnellement et physiquement par Laval et ses sbires avant le vote. Beaucoup ont ensuite payé cher leur résistance du 10 juillet 1940. »
De grâce, ne revenons pas à cette époque barbare et démontrons que cette assemblée n'est pas à ce point ignorante de ses devoirs et de l'histoire qu'elle en vienne à renier la République ! Comme l'a dit Clemenceau : « Le Sénat conservateur, oui, mais conservateur de la République ! » (Très bien ! et applaudissements sur certaines travées socialistes, ainsi que sur les travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants. - M. Loridant applaudit également.)
M. Emmanuel Hamel. Déclaration historique !
M. le président. Mon cher collègue, je vous donne acte de ce rappel au règlement.
Les termes que vous avez employés et les applaudissements qu'ils ont suscités sur toutes les travées font apparaître que la situation est suffisamment grave pour que, dès cet après-midi, je saisisse par voie de télégramme M. le président du Sénat - il est en effet actuellement à l'étranger - de vos propos. Je pense qu'il saura faire diligence pour donner toutes les suites qui s'imposent. (Très bien ! et applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR, de l'Union centriste et du RDSE.)
M. Michel Charasse. Merci !

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