Séance du 23 février 2000







M. le président. « Art. 35. _ Les commissaires-priseurs sont indemnisés en raison du préjudice subi du fait de la dépréciation de la valeur pécuniaire de leur droit de présentation résultant de la suppression du monopole conféré jusqu'à l'entrée en vigueur de la présente loi à ces officiers ministériels dans le domaine des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques. »
Je suis saisi de deux amendements identiques.
L'amendement n° 12 est présenté par M. Dejoie, au nom de la commission des lois.
L'amendement n° 23 est déposé par M. Gaillard, au nom de la commission des finances.
Tous deux tendent à rédiger comme suit cet article :
« Les commissaires-priseurs sont indemnisés en raison de la perte du droit de présentation de leur successeur en matière de ventes volontaires de meubles aux enchères publiques et de la suppression du monopole qui leur était conféré dans ce domaine jusqu'à l'entrée en vigueur de la présente loi. »
La parole est à M. le rapporteur, pour défendre l'amendement n° 12.
M. Luc Dejoie, rapporteur. Il s'agit ici d'un sujet sur lequel nous nous sommes déjà, les uns et les autres, largement exprimés : le fondement de l'indemnisation des commissaires-priseurs.
Leur indemnisation se justifie par la perte du droit de présentation de leur successeur et par la suppression du monopole qui leur était conféré, étant précisé que la fraction du droit de présentation concernée est la fraction afférente aux ventes volontaires de meubles, et non pas l'autre, qui subsiste.
Nous en revenons donc aux arguments que nous avions développés lors de la première lecture.
J'observe d'ailleurs que Mme la ministre n'a toujours pas justifié la différence entre le taux appliqué aux courtiers maritimes, soit 65 %, et le taux appliqué aux commissaires-priseurs, soit 50 %, s'agissant de deux professions qui bénéficiaient d'un monopole et d'un droit de présentation, et qui étaient exercées dans les mêmes conditions. J'ajoute que les modalités de calcul de la valeur de l'office sont identiques dans les deux cas.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis, pour présenter l'amendement n° 23.
M. Yann Gaillard, rapporteur pour avis. Même amendement, même argumentation !
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement sur les amendements identiques n°s 12 et 23 ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. La discussion de ces amendements va me donner l'occasion de répondre à M. Dejoie.
Le droit de présentation est, je le rappelle, le droit pour un officier ministériel de présenter son successeur au garde des sceaux, et ce moyennant finances. Le projet de loi procède à la libéralisation du secteur des ventes volontaires, mais il maintient le régime juridique applicable aux ventes judiciaires. Celles-ci continueront à être faites par les commissaires-priseurs au sein de leurs offices ministériels. Le droit de présentation pourra être exercé lorsqu'ils céderont leur activité de ventes judiciaires.
Le droit de présentation sera donc maintenu pour une partie de l'activité. Par conséquent, on ne peut parler de perte de ce droit. En revanche, il faut admettre que ce droit perdra de sa valeur du fait de l'ouverture du marché pour les ventes volontaires, qui seront désormais réalisées par des sociétés de ventes.
Cette dépréciation du droit de présentation justifie l'indemnisation sur le fondement de la rupture de l'égalité devant les charges publiques. Je ferai observer à M. le rapporteur, qui s'insurge contre elle que cette interprétation a été consacrée par le rapport très complet de M. Vedel, lequel est en ces matières un expert reconnu.
M. Jean-Jacques Hyest. Il est généraliste !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Il est peut-être généraliste, mais quand on lui demande un travail sur une question précise, il n'a pas pour habitude de survoler le sujet !
M. Jean-Jacques Hyest. C'est pour cela qu'il faut des experts généralistes !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Le doyen Vedel, dans son rapport, indiquait que le droit de propriété n'était pas en cause. En effet, personne a priori n'a le droit au maintien d'une réglementation. Certes, en cas de préjudice anormal et spécial, depuis longtemps le Conseil d'Etat indemnise sur le terrain de la rupture d'égalité devant les charges publiques. Tel est bien le cas puisque, en l'occurrence, la fin du monopole des commissaires-priseurs sur les ventes volontaires de meubles nous est imposée par une harmonisation européenne et par la volonté d'ouvrir le marché à une certaine concurrence.
J'ajoute que les commissaires-priseurs gardent le monopole des ventes judiciaires, ils conservent donc une partie de leur activité initiale sans changement, ce qui justifie qu'ils ne soient pas indemnisés de la même façon que les courtiers maritimes qui, eux, avaient été privés de la totalité de leur activité.
Donc, j'émets un avis défavorable sur ces deux amendements.
M. Luc Dejoie, rapporteur. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Luc Dejoie, rapporteur. Mme le garde des sceaux ayant pris la peine de développer son argumentation, je vais faire de même, pour qu'il en reste trace.
L'idée selon laquelle les officiers ministériels que sont les commissaires-priseurs sont propriétaires de leur charge est incluse dans le concept d'hérédité des offices. Elle n'a jamais fait aucun doute sous l'ancien droit. L'importance patrimoniale des offices y est telle qu'un édit de 1683 les déclare immeubles fictifs.
Les travaux préparatoires à la loi révolutionnaire des 29 septembre-6 octobre 1791 montrent que les offices ministériels constituaient pour le législateur une propriété légitime.
Le principe même de l'indemnisation n'a jamais été discuté.
Lorsque la loi de Ventôse rétablit les offices et que la loi de 1816 institua le droit de présentation, il ne fit de doute pour personne que la patrimonialité des charges se trouvait du même coup restaurée. Je vous renvoie aux débats parlementaires de l'époque. C'est pourquoi chaque fois qu'il fut question, par la suite, de fonctionnariser des offices, les parlementaires du xixe siècle et du xxe siècle recoururent d'instinct au vocabulaire de 1791. L'opération fut toujours conçue en termes d'expropriation. C'est effectivement en ces termes que se réalisa, en 1965 et en 1971, le rachat des greffes et des charges d'avoués près les tribunaux.
La référence au droit de propriété est aussi celle de la doctrine, tant de droit public - Laferrière, Hauriou Costes - que de droit privé. Nombreux sont les auteurs contemporains qui voient dans les offices ministériels une propriété mobilière, je vous fais grâce de leurs noms...
M. Yann Gaillard, rapporteur pour avis. Non !
M. Luc Dejoie, rapporteur. Je les cite donc : Glasson, Tisser et Morel, Solus et Perrot, Vincent, Montagnier Varinard et Carbonnier.
Quelle est la position des tribunaux ? Dès le milieu du xixe siècle, la Cour de cassation avait qualifié de propriété le droit des officiers ministériels sur leurs charges - chambre civile du 25 mai 1854, 11 novembre 1857, etc. Son attitude ne s'est jamais démentie ultérieurement.
Entre la situation économique des titulaires successifs de l'office ministériel, il y a plus qu'une continuité comme entre les titulaires d'un cabinet de profession libérale, il y a une identité qui fait que l'office ministériel, sous réserve des variations dues à son mode d'exploitation, a un caractère de perpétuité qui le fait figurer parmi les propriétés.
Il s'agit d'une propriété mobilière complexe, peut-être, agrégeant des éléments hétérogènes, les uns corporels tels que les archives, les autres incorporels, par exemple le nombre limité et la compétence territoriale et d'attribution. La présence de composants incorporels dans cet ensemble conduit à qualifier l'office ministériel de propriété incorporelle.
La valeur de cette propriété lui vient, pour l'essentiel, d'une part, des modalités régulatrices de la concurrence tenant à l'existence d'un monopole collectif pour les actes réservés à la profession et d'un tarif et, d'autre part, de son mode de transfert à titre onéreux, par le mécanisme du droit de présentation.
La suppression radicale des éléments les plus importants de la propriété incorporelle en ruine l'existence, et remet en cause la qualification de l'office ministériel.
La suppression par l'Etat d'une propriété privée est une expropriation. Elle obéit à des règles précises. Une expropriation déguisée ne serait conforme ni à ces règles ni aux principes généraux du droit de propriété.
Tels sont les arguments que je voulais développer.
J'ajoute que, s'agissant de nombreuses cessions immobilières - immeubles ruraux, monuments historiques, sites miniers, que sais-je encore ? - il y a souvent besoin d'un agrément de l'acquéreur, comme le garde des sceaux agrée l'acquéreur d'un droit de présentation. Il juge non pas de la vente de ce droit de présentation, mais de l'acquéreur, il l'agrée. Le droit de propriété ne s'en trouve pas restreint ni supprimé.
Il m'a paru nécessaire d'apporter ces précisions qui sont importantes au regard d'une réelle et juste indemnisation des commissaires-priseurs.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je salue bien sûr l'opiniâtreté de M. Dejoie, mais je souhaiterais faire deux remarques, sans reprendre l'ensemble de l'argumentation du rapport Vedel, auquel je le renvoie.
En 1971, M. René Pleven, alors garde des sceaux, confronté à la même question au moment où a été retiré le monopole aux avoués devant les tribunaux de grande instance, déclarait au Sénat lors de la séance du 16 novembre : « Plusieurs orateurs ont parlé "d'expropriation" pour justifier l'accélération de l'indemnisation, voire pour demander qu'elle soit préalable à l'entrée en vigueur de la loi. Je ne pense pas que cette thèse soit fondée sur un raisonnement juridique exact, le propriétaire dont le bien est exproprié en perd tout à la fois la valeur vénale et les revenus qu'il tirait ou pouvait tirer de la gestion, de l'exploitation ou de la location de ce bien. Tel n'est assurément pas le cas des avoués qui pourront, en toute liberté, décider ou non d'entrer dans la nouvelle profession, alors qu'un exproprié perd son bien, qu'il le veuille ou non. » Il me semble que nous pouvons établir un parallèle entre la situation des avoués en 1971 et celle sur laquelle nous travaillons aujourd'hui.
Par ailleurs, je le rappelle à l'intention de M. Dejoie, des professionnels ont perdu leur monopole sans être indemnisés, par exemple les agents de change.
M. Luc Dejoie, rapporteur. Il n'en demeure pas moins, madame le garde des sceaux, que les avoués ont tout de même été indemnisés à la valeur réelle de leur office, voire au-delà.
M. Jean-Jacques Hyest. Donc, il n'y avait pas de problème ! (Sourires.)
M. le président. Je vais mettre aux voix les amendements identiques n°s 12 et 23.
Mme Dinah Derycke. Je demande la parole contre ces amendements.
M. le président. La parole est à Mme Derycke.
Mme Dinah Derycke. Comme je l'ai dit dans la discussion générale, le groupe socialiste ne votera pas ces amendements.
M. Patrice Gélard. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Gélard.
M. Patrice Gélard. En l'occurrence, je ne suis convaincu ni par René Pleven ni par le doyen Vedel. En effet, nous sommes en face d'un bien qui relève de la propriété, même si c'est une propriété incorporelle. Par conséquent, les dispositions de l'article XVII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen s'appliquent : on doit allouer une juste et préalable indemnité. Si on ne le fait pas, si on limite cela - et je vous renvoie à la jurisprudence du Conseil constitutionnel concernant la nationalisation des banques - on est en dehors des règles constitutionnelles. Il faut donc suivre la proposition de nos deux rapporteurs. C'est la seule voie de la justice et de la sagesse.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix les amendements identiques n°s 12 et 23, repoussés par le Gouvernement.

(Les amendements sont adoptés.)
M. le président. En conséquence, l'article 35 est ainsi rédigé.

article 36