Séance du 21 mars 2000







RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN

Demande de discussion immédiate
d'une proposition de loi (suite)

M. le président. Je rappelle au Sénat que, en application de l'article 30, alinéas 1 et 4, du règlement du Sénat, MM. Gilbert Chabroux, Robert Bret et quarante-neuf de leurs collègues ont demandé la discussion immédiate de la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 (n° 238, 1998-1999).
Le délai prévu par l'article 30, alinéa 2, du règlement est expiré et le Sénat a terminé l'examen de l'ordre du jour prioritaire.
En conséquence, je vais appeler le Sénat à statuer sur la demande de discussion immédiate.
Je rappelle que, en application de l'alinéa 6 de l'article 30 du règlement, le débat engagé sur cette demande ne peut jamais porter sur le fond.
Ont seuls droit à la parole l'auteur de la demande, un orateur contre, le président ou le rapporteur de la commission et le Gouvernement.
Aucune explication de vote n'est admise.
La parole est à M. Chabroux, auteur de la demande.
M. Gilbert Chabroux. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c'est avec émotion que je prends la parole ce soir, en pensant aux Arméniens, à tous les Arméniens qui sont venus en France, patrie des droits de l'homme, et qui ont placé en nous leur confiance, en pensant à leurs descendants, héritiers du génocide, qui vivent intensément ce moment, partagés qu'ils sont entre le doute et l'espoir que nous saurons enfin reconnaître publiquement le génocide de 1915.
Je ne ferai à personne l'injure de penser qu'ici l'un d'entre nous pourrait douter ou nier l'existence de ce génocide. Les faits sont historiquement prouvés.
Nous savons tous que, durant le premier conflit mondial, alors que le gouvernement jeune-turc était entré en guerre contre la Russie, l'Angleterre et la France, la population arménienne de l'Empire ottoman a été la victime de massacres abomidables, d'une barbarie organisée, programmée, visant à sa destruction. Il y eut 1 500 000 morts, les deux tiers de la population furent exterminés. Ce fut un génocide, selon les critères requis par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 pour définir ce concept.
Ces atrocités sont gravées dans la mémoire des descendants des victimes ; nous savons combien est grande leur souffrance, et la population française tout entière partage ce sentiment d'un immense malheur qui a frappé les Arméniens. Aujourd'hui, lorsque l'on prononce le mot « Arménien », nos concitoyens pensent « génocide ».
Qui d'entre nous n'a pas dressé, au moment où il s'achève, le bilan, horrible, du xxe siècle : deux guerres mondiales, les abominations auxquelles ont conduit le racisme et le fascisme,...
M. Pierre Fauchon. Et le communisme !
M. Gilbert Chabroux. ... des génocides, le premier ayant été le génocide arménien, qui précédait de vingt-cinq ans celui du peuple juif, la Shoah, et combien d'autres ensuite, jusqu'à la guerre de Tchétchénie...
Albert Camus a dit du xxe siècle - et il n'en a connu qu'une partie ! - que c'était « l'ère du meurtre » : « Plus précisément, c'est l'ère du meurtre de masse politiquement cautionné, de la mort collective préméditée et destinée à servir le pouvoir étatique. » C'est l'ère du génocide.
Mais la question posée par certains de nos collègues n'est pas celle de la réalité du génocide des Arméniens, c'est celle de la « qualification » que la Haute Assemblée serait amenée à porter à l'histoire en reconnaissant officiellement ce génocide. Est-ce le rôle de la loi, la loi qui serait alors une proclamation de la vérité, une résolution ou une déclaration ?
Cette question est posée depuis longtemps. Elle s'est posée aussi dans d'autres pays, et il faut bien la trancher.
M. Christian Poncelet, alors sénateur, avait exprimé en 1982 ses préoccupations au ministre des relations extérieures, M. Claude Cheysson, en lui posant « le problème, non encore résolu à ce jour, de la reconnaissance juridique du génocide arménien par le gouvernement turc de 1915 ». Il lui demandait de « bien vouloir définir sa position sur cette question, notamment en ce qui concerne sa prise en compte éventuelle par notre pays à la tribune de l'Organisation des Nations unies ».
Le ministre, dans sa réponse, avait déploré « le refus constant des autorités turques de reconnaître les massacres de populations arméniennes en 1915 pour un génocide ». Cette même position du Gouvernement sera affirmée à plusieurs reprises, particulièrement par le Premier ministre, M. Pierre Mauroy, et par le ministre de l'intérieur, Gaston Defferre. Nous n'avons pas oublié également la déclaration du Président de la République, François Mitterrand, le 7 janvier 1984, à Vienne, et le retentissement considérable qu'elle a eu, en France et bien au-delà.
M. Jacques Chirac, alors candidat aux élections présidentielles, avait répondu le 24 mars 1995 au questionnaire du Comité de défense de la cause arménienne. A la question : « Le massacre des Arméniens constitue-t-il à vos yeux un acte de génocide ? », sa réponse avait été : « L'acte de génocide est défini par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, signée à Paris le 9 décembre 1948 et entrée en vigueur le 12 janvier 1951 ». Il ajoutait : « Je crois surtout que le monde ne saurait oublier que les deux tiers de la population arménienne de l'Empire ottoman ont été exterminés en 1915 et 1916 sur l'ordre du gouvernement de ce pays. »
Il y a bien eu un acte de génocide.
La sentence du tribunal permanent des peuples, prestigieux tribunal d'opinion qui s'est tenu en 1984 à la Sorbonne, est on ne peut plus claire : « L'extermination des populations arméniennes constitue un crime imprescriptible de génocide au sens de la convention du 9 décembre 1948. » Il était ajouté : « L'organisation des Nations unies et chacun de ses membres sont en droit de réclamer cette reconnaissance et d'assister le peuple arménien à cette fin. »
Faut-il rappeler que la commission des droits de l'homme de l'ONU n'a pas hésité à qualifier l'histoire en appelant « génocide » le génocide des Arméniens ? Faut-il rappeler également l'adoption par le Parlement européen, le 18 juin 1987, d'une résolution qui subordonnait l'entrée de la Turquie dans ce qui est aujourd'hui l'Union européenne à la reconnaissance de ce génocide ?
Plusieurs parlements ont adopté la même position. Très près de nous, le Sénat de Belgique a reconnu le génocide des Arméniens, il y a exactement deux ans.
Enfin, encore plus près, l'Assemblée nationale, le 29 mai 1998, dans un moment d'intense émotion, tous les députés debout, a adopté à l'unanimité la proposition de loi reconnaissant officiellement le génocide des Arméniens. Nous nous souvenons encore des interventions éloquentes et émouvantes de MM.René Rouquet, Jean-Paul Bret, Roland Blum, Guy Hermier, Patrick Devedjian, Georges Sarre, Didier Migaud, François Rochebloine, Pierre Lellouche, Mme Martine David, MM. Jean-Pierre Foucher, Jean-Bernard Raimond, Christian Estrosi, Richard Cazenave, André Santini, Roger Meï, Daniel Marcovitch et Robert Pandraud.
Alors, pourquoi ne pourrions-nous pas, nous aussi, appeler un génocide un génocide ? Est-ce qualifier l'histoire que d'appeler les faits historiques par leur nom comme nous l'avons fait, le 5 octobre 1999, à l'unanimité, dans un moment de profonde émotion, tous les sénateurs debout, en reconnaissant officiellement la guerre d'Algérie ?
Pourquoi n'avons-nous pas pu débattre de la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale le 29 mai 1998 ? Pourquoi les textes qui ont été proposés, dans le cadre d'initiatives parlementaires - je pense tout particulièrement à celui de M. Robert Bret, signé par MM. Bernard Piras, Guy Fischer, Jean-François Picheral, Mme Marie-Claude Beaudeau, MM. Jean-Noël Guérini, Mme Hélène Luc, MM. Marcel Debarge, Serge Lagauche et de nombreux autres sénateurs socialistes ou communistes - n'ont-ils jamais été inscrits à l'ordre du jour du Sénat, alors que nous avons le droit et le devoir de débattre sur un sujet aussi important ?
Pourquoi a-t-il fallu recourir à cette procédure de discussion immédiate que nous n'utilisons pratiquement jamais dans cette assemblée, une procédure qui ressemble à une procédure au rabais, alors qu'il s'agit des droits de l'homme, de crimes contre l'humanité et du premier génocide du xxe siècle ?
Pourquoi a-t-il fallu la détermination et l'insistance de M. Bernard Piras, vice-président du groupe France-Arménie, de M. Robert Bret et des signataires de cette motion de procédure pour que nous puissions seulement poser la question de la discussion de la reconnaissance du génocide des Arméniens ?
Faudra-t-il, si nous échouons ce soir, que nous reposions régulièrement la même question en utilisant la même procédure jusqu'à ce que le Sénat reconnaisse enfin la réalité du génocide des Arméniens ? Car, ainsi que l'a dit M. Patrick Devedjian, « la vérité est irrépressible ; un jour ou l'autre, elle aura droit de cité ».
Pourquoi tant d'obstacles ? Nous connaissons une partie de la réponse, nous ne pouvons y adhérer.
Ainsi, nous ne comprenons pas que les intérêts économiques puissent être supérieurs aux droits de l'homme. Nous sommes, bien sûr, sensibles aux liens commerciaux entre les pays, aux emplois qui en découlent pour notre industrie, mais nous ne pouvons pas imaginer qu'ils pourraient être remis en cause et, de toute façon, un pays comme la France ne peut pas céder à cette forme de chantage.
Nous ne comprenons pas davantage qu'il faille se taire pour ne pas entraver le processus de réconciliation dans les Etats du Caucase du Sud.
L'année dernière, il fallait attendre pour débattre, ce n'était pas le moment : il y avait le Kosovo et le problème des Balkans ! Mais la France, au sein de l'OTAN, frappait la Serbie pour une question d'éthique,...
M. Jacques Delong. Ce n'est pas ce qu'elle a fait de mieux !
M. Gilbert Chabroux. ... de droits de l'homme et de droit des peuples, et pour empêcher qu'il y ait un nouveau génocide !
Ne faut-il pas s'exprimer et se comporter d'une façon plus claire ? La reconnaissance du génocide est en fait un grand pas vers le dialogue. Et il faut que s'établisse un dialogue sincère et effectif entre les nouvelles générations arménienne et turque.
Il suffit de se rappeler ce qui s'est passé pour l'Allemagne, qui a reconnu la Shoah et qui est devenu un grand pays démocratique.
Dans la réponse qu'il vient d'adresser à Ara Krikorian, président du comité de défense de la cause arménienne, pour le remercier de lui avoir remis les actes du colloque sur l'actualité du génocide des Arméniens, le Premier ministre, Lionel Jospin, écrit : « Lorsque l'Assemblée nationale, le 29 mai 1998, en un vote unanime, avait déclaré : "La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915", c'était là non un acte d'accusation, mais un geste de paix ».
M. Jean Delaneau. Il n'a pas osé l'inscrire à l'ordre du jour !
M. Gilbert Chabroux. C'est bien le même sens qu'il faut donner à notre vote, ce soir. Reconnaître le génocide, c'est s'attaquer aux vraies raisons de l'instabilité dans la région du Caucase.
Il faut privilégier le dialogue, à condition qu'il repose sur des bases claires. N'est-ce pas cette voie du dialogue et de la réconciliation entre les peuples qui a été choisie par le pape Jean-Paul II, le pape qui, voilà quelques jours, demandait pardon pour les erreurs et les violences commises par l'Eglise catholique au cours de ses deux mille ans d'existence ?
M. Jacques Delong. Il a eu tort !
M. Gilbert Chabroux. Jean Jaurès, au sujet du premier génocide des Arméniens perpétré entre 1894 et 1896, écrivait : « L'humanité ne peut plus vivre éternellement avec dans sa cave le cadavre d'un peuple assassiné ».
L'impunité des auteurs du premier génocide du xxe siècle laisse la porte ouverte à de nouveaux génocides. La reconnaissance du génocide des Arméniens a valeur de prévention. N'oublions pas la phrase, terrible, qu'avait prononcée Hitler, en 1939, avant d'envoyer ses généraux attaquer la Pologne : « Qui se souvient encore des Arméniens ? »
Robert Kotcharian, président de la République arménienne, demandait, le 30 mars 1998, la reconnaissance internationale du génocide en disant : « Il n'est pas la tragédie d'un seul peuple, mais celle de l'humanité tout entière ».
Un génocide est forcément universel et intemporel.
Puisse le Sénat, ce soir, après l'Assemblée nationale, se départir d'une attitude qui serait interprétée comme un déni explicite et raviverait, pour les descendants des victimes, une blessure incessamment renouvelée !
Sur une telle question, aussi lourde de sens et de responsabilité, chacun d'entre nous doit se prononcer et voter, en son âme et conscience. C'est, j'y insiste, pour chacun de nous un problème de conscience.
Mes chers collègues, puisse la Haute Assemblée, ce soir, reconnaître officiellement le génocide des Arméniens de 1915 ! (Vifs applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen. - Applaudissements sur certaines travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Vinçon, contre la demande de discussion immédiate.
M. Serge Vinçon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 17 mars 1999, devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées de notre assemblée, M. Hubert Védrine a expliqué les raisons pour lesquelles le Gouvernement ne souhaitait pas l'inscription de ce texte à l'ordre du jour prioritaire du Sénat. Les termes de cette déclaration ont été repris depuis dans plusieurs réponses à des questions écrites de parlementaires. Nous regrettons fortement l'absence de M. Hubert Védrine, qui pourrait confirmer ce soir ses déclarations.
Comme l'a fait remarquer le ministre des affaires étrangères, cette proposition de loi pose des interrogations d'ordre constitutionnel, mais aussi philosophique.
D'une part, ce texte est anticonstitutionnel : il viole les articles 34 et 37 de la Constitution. L'article 34 énonce que la loi fixe des règles concernant différentes matières : elle est normative. L'article 37, quant à lui, stipule que : « Les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire. » Or, il suffit de se reporter au texte de l'article 34 pour constater et enfin comprendre que la matière traitée par la proposition de loi votée le 29 mai dernier par l'Assemblée nationale est tout à fait étrangère aux dispositions de cet article.
D'autre part, le devoir de mémoire doit-il et peut-il prendre la forme d'une loi qui reconnaîtrait ce génocide ? Vous me permettrez de souligner que si ce génocide doit être reconnu, pourquoi les autres ne le seraient-ils pas ?
M. Bernard Piras. Bien sûr !
M. Serge Vinçon. Je pense en particulier à tous les génocides perpétrés au cours des siècles, notamment au xxe siècle.
M. Bernard Piras. Tout à fait d'accord !
M. Serge Vinçon. La mémoire doit-elle être sélective ?
En effet, comme l'a souligné M. Hubert Védrine, au nom du Gouvernement : « Appartient-il à une assemblée parlementaire de qualifier des faits historiques survenus, il y a plus de quatre-vingts ans, dans un autre pays ? Est-ce à la loi de proclamer "la vérité" sur cette tragédie historique ? » Beaucoup répondent que c'est le rôle naturel dévolu aux historiens.
M. Hubert Védrine, au nom du Gouvernement, a également rappelé les fondements de la politique étrangère de la France dans cette région, doutant que le vote de cette loi puisse servir notre diplomatie et notre politique extérieure : « La France est en effet engagée dans un effort important de médiation, aux côtés des Etats-Unis et de la Russie, dans le cadre du groupe de Minsk, en vue d'un règlement pacifique du conflit du Haut-Karabakh et, plus largement, pour qu'une solution pacifique et durable soit apportée aux conflits qui ont ensanglanté cette région du Caucase. Ce conflit paraît au Gouvernement français être l'un de ceux dont la résolution revêt un degré de haute priorité et son règlement permettrait notamment de remédier à la situation d'enclavement dont souffre l'Arménie. »
Le ministre des affaires étrangères, au nom du Gouvernement, a enfin exprimé sa crainte que le vote d'une telle loi « ne serve, avant tout, ceux que tentent le repli sur soi, le nationalisme autoritaire et la répudiation des valeurs de progrès et d'ouverture » et que la France « ne perde son image d'impartialité, de compréhension et d'ouverture, jusqu'ici reconnue par toutes les parties ».
Tout en confirmant et en partageant les sentiments de nos compatriotes d'origine arménienne devant la tragédie vécue par leurs parents ou leurs grands-parents,...
M. Emmanuel Hamel. Nous la reconnaissons !
M. Serge Vinçon. ... et la barbarie qui a marqué l'histoire de leur pays de manière indélébile, nous ne pouvons que faire nôtres les considérations exposées par M. le ministre des affaires étrangères.
M. Bernard Piras. On peut se tromper !
M. Serge Vinçon. En outre, nous avons beaucoup trop d'estime pour la communauté arménienne...
Mme Hélène Luc. Alors il faut voter la demande de discussion immédiate de la proposition de la loi !
M. Serge Vinçon. ... pour nous livrer à des méthodes qui relèvent de l'électoralisme. (Vives protestations sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. Bernard Piras. Les Arméniens vous entendent !
M. Guy Fischer. Vous rabaissez le débat !
M. Bernard Piras. C'est un scandale !
M. le président. Mes chers collègues, veuillez laisser M. Serge Vinçon s'exprimer. Dans ce débat, nous devons tous garder notre sang-froid et notre dignité.
M. Serge Vinçon. De plus, nous ne pouvons qu'être étonnés du manque de solidarité des groupes socialiste et communiste à l'égard du Gouvernement. (Exclamations sur les mêmes travées.)
M. Jean-Pierre Plancade. Nous sommes des hommes libres !
Mme Gisèle Printz. Et des femmes libres !
M. Serge Vinçon. En effet, comment le Gouvernement peut-il expliquer autant de contradictions entre son discours et celui des élus qui sont censés le soutenir ?
M. Bernard Piras. Nous sommes des hommes libres !
Un sénateur socialiste. Ce n'est pas vos affaires !
M. Serge Vinçon. En n'inscrivant pas la proposition de loi à l'ordre du jour du Sénat, nous entendons manifester le voeu que l'établissement d'une paix durable dans le Caucase, à laquelle la France travaille ardemment, puisse éviter la répétition des drames qui ont ensanglanté cette région et que les promesses de l'avenir atténuent les douleurs du passé.
Nous n'avons jamais eu dans l'idée de nier les drames et les souffrances du peuple arménien et nous comprenons que nos concitoyens d'origine arménienne en conservent la mémoire. Mais il ne nous appartient pas d'utiliser la loi pour qualifier des faits qui relèvent de l'histoire.
M. le ministre des affaires étrangères ne cesse de répéter que le Gouvernement ne souhaite pas l'inscription à l'ordre du jour de ce texte. Pourquoi ses amis ne le suivent-ils pas ? Quelles sont leurs arrière-pensées ?
M. Michel Pelchat. Bravo !
M. Serge Vinçon. Quant à nous, parce que nous avons le souci de la concorde entre les peuples et parce que nous avons confiance dans leur volonté de construire un monde de paix et de tolérance en surmontant les antagonismes et les anciennes querelles, nous nous opposons à l'inscription de la proposition de loi à l'ordre du jour réservé du Sénat. (Applaudissements sur certaines travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. Bernard Piras. Bien timides, les applaudissements !
Mme Hélène Luc. Vous n'avez pas beaucoup d'applaudissements !
M. Bernard Piras. Ils ne sont pas chaleureux !
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères.
M. Xavier de Villepin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, un certain nombre de nos collègues viennent de déposer, à l'ordre du jour de notre assemblée, une demande d'inscription immédiate d'une proposition de loi relative au génocide arménien intervenu en 1915 dans l'ancien Empire ottoman. Je parlerai avec respect pour tous nos collègues, quelle que soit leur opinion.
Comme le règlement du Sénat m'y invite, je n'aborderai pas ce dossier complexe au fond. J'inscrirai cette brève intervention dans la suite logique de la décision récemment prise par la conférence des présidents de notre Haute Assemblée.
Pour ma part, en tant que président de notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, j'ai toujours exprimé les réserves que suscite, à mon sens, l'éventuelle inscription d'une telle proposition de loi à l'ordre du jour des travaux du Sénat, pour deux raisons. En premier lieu, un tel débat mettrait nécessairement en lumière les réels problèmes juridiques, et notamment constitutionnels, posés par un texte qui conduirait la loi à qualifier des faits historiques. En second lieu, il provoquerait, tout aussi inévitablement, des difficultés d'ordre diplomatique, alors que la France...
M. Marcel Charmant. Pays des droits de l'Homme !
M. Xavier de Villepin, président de la commission des affaires étrangères. ... et le président du Sénat, récemment encore, s'efforcent de favoriser un dialogue de nature à restaurer la stabilité dans la région tourmentée du Caucase du Sud en oeuvrant pour la réconciliation entre les peuples et les Etats qui la composent.
La conférence des présidents, lorsque le sujet a été évoqué devant elle, a d'ailleurs elle-même, à plusieurs reprises, et encore tout récemment pour les mêmes motifs, écarté l'inscription de ce texte du calendrier de nos travaux.
Je précise que si, en effet, notre commission n'a pas, formellement, procédé à l'examen de la proposition de loi, celle-ci n'en a pas moins été évoquée à plusieurs reprises, au cours de nos réunions, et donné lieu, à chaque fois, au regard de ces incidences juridiques et diplomatiques, à des échanges de vues approfondis ainsi qu'à deux auditions de M. le ministre des affaires étrangères.
Nous avons ainsi examiné, de façon très précise, les tenants et les aboutissants de ce dossier important, notamment quant à la procédure législative choisie.
J'ajoute surtout que la déclaration solennelle et courageuse, mais également clairement défavorable au vote de cette loi, faite le 17 mars 1999 par le ministre des affaires étrangères devant notre commission, au nom du Gouvernement et en accord avec le Président de la République, doit nous inciter, mes chers collègues, à examiner cette demande d'inscription immédiate avec toute la gravité et la responsabilité nécessaires.
D'ailleurs, si cette proposition de loi a été renvoyée, pour examen au fond, à notre commission des affaires étrangères, c'est bien qu'elle comporte, si les choses ont un sens, des incidences diplomatiques fortes. Or, à ce propos, il importe de rappeler que la conduite de notre diplomatie et la gestion de nos relations internationales relèvent prioritairement, aux termes de notre Constitution et conformément à notre tradition institutionnelle, des prérogatives présidentielles et gouvernementales.
Dans cette logique, j'avais estimé, avec beaucoup d'autres, que c'était au Gouvernement qu'il revenait de demander l'inscription de la proposition de loi à l'ordre du jour prioritaire du Sénat. Pour les raisons qu'il a précisées à plusieurs reprises devant la commission du Sénat et qui ont été portées à la connaissance de la conférence des présidents, le Gouvernement a indiqué qu'il ne formulerait pas cette demande d'inscription. C'est à mon sens une raison institutionnelle supplémentaire qui doit guider notre réflexion dans le débat d'aujourd'hui.
C'est pour ces raisons, là encore sans préjuger en quelque manière du « fond » du texte qui nous est proposé, en toute logique avec la décision de la conférence des présidents et, monsieur le ministre, prenant en compte la position du Gouvernement, que je vous invite à ne pas inscrire à l'ordre du jour de nos débats cette proposition de loi sur le génocide arménien et, en conséquence, à rejeter la demande de discussion immédiate qui nous est proposée. (Applaudissements sur certaines travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des affaires européennes. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la barbarie programmée dont a été victime en 1915 la communauté arménienne de l'ancien Empire ottoman a marqué l'histoire, notre histoire, de manière indélébile.
M. Emmanuel Hamel. Très bien !
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. Elle fait partie de la mémoire collective des descendants des victimes que notre pays, fidèle à sa tradition d'asile, s'honore d'avoir accueillis. Cette souffrance, cette mémoire blessée, méritent tout notre respect et surtout, au-delà, notre souvenir.
Le gouvernement français comme la représentation nationale doivent veiller à perpétuer ce souvenir et à témoigner de la solidarité de la République à l'égard des Françaises et des Français d'origine arménienne.
M. Emmanuel Hamel. Très bien !
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. Le 28 mai 1998, l'Assemblée nationale a adopté une proposition de loi rédigée sous forme d'un article unique et disposant : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. »
Le Gouvernement en a pris acte. Vous connaissez sa position sur ce texte. Elle a été, en particulier, exposée par M. Hubert Védrine devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées de votre assemblée, le 17 mars de l'année dernière, comme vient de le rappeler M. le président de la commission. C'est moi, ce soir, qui interviens devant vous, au nom de tout le Gouvernement. Cette position - je le rappelle à M. Serge Vinçon - est partagée par l'ensemble des autorités françaises. Elle n'a pas changé. Je vais vous en rappeler les grandes lignes.
Le devoir de mémoire est un devoir sacré. Les plus hautes autorités de l'Etat ont eu, à maintes reprises, l'occasion de démontrer qu'elles y étaient très attachées. J'ai eu moi-même, plus modestement, l'occasion de manifester ma sensibilité sur la question qui nous occupe ce soir.
Le Gouvernement comprend donc les motivations de l'Assemblée nationale et des députés qui sont à l'origine de ce texte, comme, bien sûr, celles des sénateurs qui ont souhaité ce débat. Il a lui-même rendu hommage aux victimes de ces événements avec force et émotion.
La Turquie moderne ne saurait toutefois être tenue pour responsable des faits survenus dans les convulsions de la fin de l'Empire ottoman. Il lui appartient cependant de faire face à ce passé et d'en assumer les zones d'ombre et les épisodes douloureux. C'est une tâche difficile et pénible - nous le savons d'expérience pour notre propre histoire - qui requiert du courage et du temps.
Toutefois, je le dis avec clarté, le gouvernement français ne considère pas qu'il appartient à notre pays de se substituer à la Turquie dans la gestion de son histoire.
Toutes les nations - je le répète, la France en a vécu l'expérience - sont confrontées à des événements tragiques et douloureux, à des « trous noirs » qu'il est bien difficile d'accepter sans honte.
J'ai écouté avec attention le beau discours de Gilbert Chabroux et je veux lui dire, à lui et à tous mes amis, que je suis en profonde sympathie avec sa sensibilité et avec nombre de ses arguments.
Mais M. Chabroux a aussi posé avec beaucoup d'honnêteté la question que nous devons nous poser ce soir en termes très objectifs : appartient-il à la loi de qualifier des événements historiques survenus dans un pays étranger ?
Revient-il au pouvoir législatif de se faire juge, lui-même, en proclamant la vérité sur la tragédie historique que constituent les atrocités survenues il y a plus de quatre-vingts ans ?
Pour ma part, et c'est la position du Gouvernement, je n'en suis pas sûr.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je souhaite maintenant rappeler la position des autorités françaises au regard de la situation politique dans le Sud Caucase, afin que vous disposiez de tous les éléments indispensables à l'exercice de votre responsabilité, de notre responsabilité commune qui, sur ce sujet, est grande.
Le contexte régional est complexe, vous le connaissez. L'objectif de la politique étrangère de notre pays est la paix dans cette région. Cela implique de comprendre les tragédies du passé afin d'éviter qu'elles ne se reproduisent. Mais il faut aussi rechercher les compromis, contribuer à éradiquer les sources de tensions et de conflits, faire progresser la coopération entre des nations jadis antagonistes : tels sont les buts que nous poursuivons inlassablement, de la Méditerranée à la Caspienne, et partout ailleurs dans le monde. Ils impliquent - Gilbert Chabroux l'a rappelé - la capacité de discuter avec tous et, surtout, la volonté de se projeter vers l'avenir.
C'est, je crois, l'autre question que vous devez vous poser : cette loi renforcerait-elle notre influence sur des évolutions régionales cruciales pour la stabilité de toute la Méditerranée orientale ? Nous permettrait-elle de peser positivement sur le processus de paix en cours dans le Caucase, notamment dans la médiation entreprise sur le Haut-Karabakh, dans le cadre de l'OSCE ? Le Gouvernement n'en est pas convaincu ; il pense que cette loi aurait sans doute un effet plus mitigé, tant les problèmes sont complexes et imbriqués.
Je veux dire enfin à la Haute Assemblée que des évolutions importantes se dessinent en Turquie. Ce pays a entrepris de se rapprocher de la Grèce, grâce à une évolution profonde, que la France a encouragée, des deux gouvernements. La situation des droits de l'homme en Turquie reste - c'est vrai - très préoccupante, mais des réformes sont en cours, qui peuvent, qui doivent déboucher sur une amélioration.
La Turquie est à présent candidate à l'Union européenne. On peut certes discuter de la décision qui a été prise à Helsinki.
M. Bernard Piras. Elle est en effet discutable !
M. Pierre Moscovici, ministre délégué. Je rappelle toutefois que la France y a clairement souscrit.
Soyons conscients du fait que la décision prise par les chefs d'Etat et de Gouvernement constitue un levier considérable pour que ce pays, la Turquie, engage enfin tous les moyens nécessaires à la consolidation de la démocratie et du respect des droits de l'homme. C'est indispensable et, dans notre esprit, la candidature de la Turquie marque bien une conditionnalité forte pour le développement des relations euro-turques. Mais des avancées ne pourront se faire que si nous préservons aussi bilatéralement avec la Turquie un partenariat stratégique, élément essentiel dans l'effort de stabilisation de la région.
Soyons parfaitement conscients, enfin, du fait que la démocratisation ne compte pas que des partisans en Turquie ; je parle de la Turquie d'aujourd'hui. La cause de l'Europe n'est pas encore assurée de l'emporter en Turquie, loin s'en faut ! Des oppositions puissantes persistent. Notre action doit contribuer à renforcer tous ceux qui sont attachés à l'ancrage de ce pays à l'Europe, mais aussi à la recherche de la stabilité, par l'apaisement de toutes les tensions régionales. Nul ne doit donner des arguments aux partisans du nationalisme, aux tenants d'une « voie particulière » pour la Turquie, une voie qui ouvrirait la porte à des dérives dangereuses.
En disant cela, en rappelant les fondements de la position des autorités françaises, c'est d'abord, bien sûr, vers le peuple arménien, vers les descendants de ceux qui, il y a quatre-vingt-cinq ans, subirent une barbarie criminelle, que se portent mes pensées et celles du Gouvernement. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
M. le président. Je mets aux voix la demande de discussion immédiate, acceptée par la commission.
Je suis saisi de deux demandes de scrutin public émanant l'une, du groupe du RPR et l'autre, du groupe communiste républicain et citoyen.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions prévues par l'article 52 du règlement.

(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.

(Il est procédé au comptage des votes.) M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 44:

Nombre de votants 306
Nombre de suffrages exprimés 302
Majorité absolue des suffrages 152
Pour l'adoption 130
Contre 172

La discussion immédiate n'est pas ordonnée. (Protestations sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen et sur les travées socialistes.)
Mme Hélène Luc et M. Guy Fischer. C'est scandaleux !

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