Séance du 4 avril 2000







M. le président. Par amendement n° 89, MM. de Broissia, Darcos et Gélard proposent d'insérer, après l'article 29 B, un article additionnel ainsi rédigé :
« L'article 418 du code de procédure pénale est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Toutefois les associations pouvant exercer les droits reconnus à la partie civile ne peuvent demander des dommages-intérêts d'un montant supérieur à un franc. »
La parole est à M. de Broissia.
M. Louis de Broissia. Mes collègues MM. Darcos et Gélard et moi-même souhaitons attirer l'attention de la Haute Assemblée sur le fait que certaines associations, comme l'ont souligné le rapport Massot et le rapport Albertini, peuvent aller au-delà de leur mandat qui consiste à défendre leurs adhérents et devenir des financiers avisés, se livrant parfois à du harcèlement judiciaire à des fins purement financières. Nous proposons donc qu'à l'instar de ce qui existe en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni, les associations pouvant exercer les droits reconnus à la partie civile ne puissent demander qu'un franc de dommages et intérêts.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Charles Jolibois, rapporteur. L'exercice par les associations des droits reconnus à la partie civile peut parfois donner lieu à des abus. Cependant, la mesure suggérée par M. de Broissia, qui consiste, au détour d'un amendement, à limiter le montant des dommages et intérêts à un franc est bien brutale. Si cette disposition était adoptée, certaines associations remarquables seraient très rapidement mises hors de course alors que leur utilité n'est pas contestée.
Cet amendement soulève certes un réel problème, mais il mérite une réflexion beaucoup plus approfondie que celle qui a été menée. C'est pourquoi la commission y a émis un avis défavorable.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je suis également défavorable à cet amendement pour des raisons indentiques à celles que vient d'exposer M. le rapporteur.
Même si des abus existent, il n'empêche que, dans certains cas, et ils sont nombreux, il est légitime qu'une association puisse percevoir des dommages et intérêts. Quand une association de lutte contre le tabagisme, dont le budget sert à communiquer sur les dangers du tabac chez les jeunes, obtient des dommages et intérêts importants de la part d'une société condamnée pour publicité illicite en faveur du tabac, publicité qui réduit à néant les efforts de communication de l'association, n'est-ce pas légitime ?
On peut tenir le même raisonnement vis-à-vis d'autres associations qui accomplissent un rôle social : je pense aux associations antisectes, aux associations qui défendent les travailleurs victimes de maladies professionnelles. En outre, une association peut être la victime directe d'une infraction, par exemple d'un vol ; elle a alors également le droit à des dommages et intérêts. C'est pourquoi je ne pense pas qu'il faille prévoir dans un texte que les associations ne peuvent avoir droit qu'à des dommages et intérêts limités au franc symbolique.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 89.
M. Patrice Gélard. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Gélard.
M. Patrice Gélard. Monsieur le président, je souhaite rectifier cet amendement n° 89 pour que la fin de l'alinéa proposé soit rédigé de la façon suivante : « ...ne peuvent demander des dommages-intérêts d'un montant supérieur à un franc en sus du remboursement éventuel des dépenses engagées dans l'affaire. »
M. Michel Charasse. C'est l'article 700.
M. le président. Je suis donc saisi d'un amendement n° 89 rectifié, tendant à insérer, après l'article 29 B, un article additionnel ainsi rédigé :
« L'article 418 du code de procédure pénale est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Toutefois, les associations pouvant exercer les droits reconnus à la partie civile ne peuvent demander des dommages-intérêts d'un montant supérieur à un franc en sus du remboursement éventuel des dépenses engagées dans l'affaire. »
Quel est l'avis de la commission ?
M. Charles Jolibois, rapporteur. Sans doute cette rectification témoigne-t-elle de la bonne volonté des auteurs de l'amendement pour venir au-devant des préoccupations de la commission, mais elle ne saurait lever complètement nos réserves, notamment au regard de la jurisprudence des tribunaux et des cours en ce qui concerne l'article 700.
En effet, monsieur Gélard, on ne voit pas comment ces dommages-intérêts de un franc « en sus du remboursement éventuel des dépenses engagées » pourraient être suffisants, ni comment une association pourrait faire la preuve des dépenses effectivement engagées.
Par conséquent, force m'est de considérer que les raisons demeurent qui avaient conduit la commission à émettre un avis défavorable.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Défavorable.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 89 rectifié.
M. Pierre Fauchon. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Je voudrais me référer à la pensée de Tocqueville, qu'on ne peut guère suspecter d'avoir été un avant-gardiste effréné.
Je trouve surprenant, désolant même, ce genre de dispositif manifestement anti-associations. On voit bien à quel état d'esprit il correspond ! Eh bien moi, avec Tocqueville et quelques autres, je crois que les associations jouent un rôle essentiel dans les sociétés qui se veulent démocratiques, pour compenser l'isolement des citoyens face à la puissance des appareils d'Etat ou d'autres grandes structures collectives. Les associations créent des réseaux de solidarité, suscitent et fédèrent des capacités d'initiative, d'imagination, de créativité, de dévouement.
Il est tout à fait légitime, reconnaissez-le, chers collègues, qu'à travers les dommages et intérêts elles reçoivent non pas l'essentiel de leurs moyens, mais des renforts qui leur sont tout à fait nécessaires. Cela est malheureusement d'autant plus vrai chez nous que, dans la société française, à la différence des sociétés anglo-saxonnes, il y a peu de dévouement pour l'action collective et que le mouvement associatif n'a pas la vitalité qui serait souhaitable.
Personnellement, je me suis beaucoup occupé, à une certaine époque de ma vie, d'associations de consommateurs. Je me souviens que M. Monory disait alors fort justement : « Il semble que les associations de consommateurs dérangent. Eh bien, il faut qu'elles dérangent parce que c'est leur raison d'être ! » Effectivement, dans une économie libérale bien équilibrée, il faut que les consommateurs soient défendus pour rétablir l'équilibre du marché. Il faut donc que leurs associations aient des moyens pour agir.
Dans un tout autre registre, j'évoquerai aussi des associations que je connais bien, celles qui militent pour la défense de l'enfance maltraitée. Dans ce domaine, il n'y a évidemment que des associations qui peuvent repérer les cas, provoquer des poursuites. Ce ne sont certes par les enfants qui sont susceptibles d'agir, et encore moins leurs parents ! Voilà un autre exemple d'associations qui jouent un rôle essentiel dans notre société.
Même si, j'en suis convaincu, chers collègues, vous ne souhaitez nullement faire du tort à de telles associations, c'est finalement la signification que prend votre amendement. (M. de Broissia fait un signe de dénégation.) Mais si ! Vous ne pouvez pas empêcher qu'il ait cette signification ! Dans le vaste réseau des associations, cette information sera diffusée et reçue comme une marque de défiance et d'hosilité du Sénat à l'égard de la vie associative.
C'est pourquoi, bien que n'ayant aucune autorité pour le faire, je me permets de vous suggérer, sinon en mon nom personnel, du moins au nom de Tocqueville, de retirer cet amendement.
M. Philippe Nogrix. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Nogrix.
M. Philippe Nogrix. Je voudrais à mon tour évoquer un exemple, qui m'est, lui, suggéré par l'actualité toute récente. Comment les associations qui ont organisé le nettoyage des plages par des bénévoles à la suite du naufrage de l' Erika pourraient-elles ne réclamer qu'un franc de dommages et intérêts ?
M. Louis de Broissia. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. de Broissia.
M. Louis de Broissia. Je rappellerai à mes éminents collègues que tout ce qui est excessif est insignifiant. Certes, le mot n'est pas de Tocqueville, monsieur Fauchon, mais sachez que celui-ci a nourri mon enfance. A l'occasion, je vous raconterai comment j'ai lu Tocqueville alors que j'étais encore un enfant.
Cela étant, il ne me paraît pas sain, pour la qualité de nos débats, de dénaturer ainsi le sens de notre proposition. Nous avons tous, ici, la volonté de défendre les associations, de défendre leur liberté.
Je préside moi-même des associations. L'une d'elles a peut-être trois siècles, mais elle n'a jamais vécu de procès !
Monsieur Fauchon, comprenez bien ce que nous voulons dénoncer ! Lisez le rapport Massot et le rapport Albertini ! J'espère que vous avez au moins lu l'objet de notre amendement...
Une association du type « loi de 1901 » doit vivre des cotisations de ses adhérents. Elle ne doit pas vivre de procès inutiles. Qu'elle obtienne le remboursement des frais qu'elle a engagés, cela me paraît tout à fait naturel, mais pas plus !
Les associations qui s'occupent de l'enfance malheureuse, nous les connaissons bien. Les présidents de conseils généraux qui sont ici travaillent tous les jours avec elles. Quand nous nous portons partie civile, il va de soi que nous défendons l'intérêt des enfants. Je ne demande pas pour autant des dommages-intérêts pour couvrir tous nos frais, parce qu'une association doit avoir ses propres ressources.
J'espère que les associations conserveront leur indépendance. Il y a une grande loi, celle de 1901. Une commission a été créée, et je crois savoir que Jean-Michel Belorgey, ancien président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale, où j'ai moi-même siégé, travaille sur cette question. Je serai très intéressé de connaître ses propositions.
En tout cas, je ne pense pas avoir, à travers cet amendement, porté atteinte aux associations dont j'ai l'honneur, monsieur Fauchon, d'être le président, et qui n'ont jamais sollicité de décisions judiciaires leur permettant d'équilibrer leurs comptes.
M. Michel Charasse. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. M. de Broissia doit savoir que nous sommes un certain nombre à ne pas être totalement insensibles à ses arguments. Seulement, comme le disait notre rapporteur tout à l'heure à propos d'un autre amendement, c'est une bonne question mais la réponse qui y est apportée n'est pas satisfaisante. Et il est vrai que ce n'est pas facile !
Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : nous savons tous qu'il existe quelques associations nationales, comme le Centre national de lutte contre le tabac, qui engagent systématiquement des poursuites judiciaires, avec à la clé de très gros dommages et intérêts. L'association que je viens de citer ne vit que de cela et est en train de constituer une véritable sinécure à un certain nombre de ses responsables. Deux ou trois autres associations nationales plus ou moins spécialisées dans le domaine de l'environnement font à peu près la même chose, notamment en récusant les déclarations d'utilité publique.
Seulement, monsieur de Broissia, comment peut-on lutter contre ces trois ou quatre associations qui abusent de la loi...
M. Pierre Fauchon. En assommant les autres !
M. Michel Charasse. ... sans « taper » sur toutes les autres, qui, elles, n'en abusent pas ?
M. Pierre Fauchon. Ce n'est pas une solution !
M. Michel Charasse. Malheureusement, c'est un problème qui, au fond, relève de l'appréciation de l'autorité judiciaire. Si, dans ce domaine, le garde des sceaux voulait bien réfléchir à une instruction générale aux parquets, de telle manière que, au moins au stade des réquisitions, il soit fait preuve de discernement et qu'on n'en vienne pas à arroser quelques associations dans des conditions scandaleuses - étant entendu que le parquet ne fait que requérir mais que cela donne quand même une indication au juge - je pense que nous aurions l'amorce d'un début de commencement de réponse à la question soulevée par M. de Broissia.
En tout état de cause, eu égard au caractère trop général de son amendement, le groupe socialiste ne pourra pas le voter.
M. Patrice Gélard. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Gélard.
M. Patrice Gélard. Monsieur le président, en accord avec le coauteur de cet amendement, compte tenu des explications qui ont été données par les uns et par les autres, à l'exception néanmoins de celles de M. Fauchon (Sourires),...
M. Pierre Fauchon. Pourtant, c'était les plus justifiées !
M. Patrice Gélard. ... je retire l'amendement n° 89 rectifié.
M. le président. L'amendement n° 89 rectifié est retiré.

Article additionnel après l'article 31