SEANCE DU 7 NOVEMBRE 2000


M. le président. Je suis saisi par MM. Jacques-Richard Delong et Michel Pelchat d'une motion n° 3 tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 (n° 60, 2000-2001). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire pour quinze minutes, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
La parole est à M. Delong, auteur de la motion.
M. Jacques-Richard Delong. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je vais faire en sorte que mes propos dépassionnent la discussion.
M. Marcel Charmant. Ça va être dur !
M. Jacques-Richard Delong. Nous avons choisi de débattre de la proposition de loi relative au génocide arménien, et je peux comprendre qu'une majorité d'entre nous aient eu le désir d'exprimer leur position sur cette tragédie.
Le débat a eu lieu, les différentes positions ont été exprimées.
Faut-il, dès lors, se prononcer sur le fond de cette proposition de loi, en voter le dispositif, le faire entrer dans notre droit positif et utiliser une procédure douteuse sur le plan constitutionnel ?
La loi doit avoir des effets d'ordre interne. La proposition de loi se borne à constater des faits extérieurs à la compétence territoriale du Parlement français. Elle n'en tire aucune conséquence dans l'ordre juridique interne. M. de Villepin a développé les arguments fondés sur l'article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958 et cité le président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale lors de l'examen en commission d'une proposition visant le même objet : « Ce texte aura surtout une valeur symbolique. »
Le secrétaire d'Etat aux anciens combattants s'est lui-même interrogé en ces termes à l'occasion du débat du 28 mai 1998 à l'Assemblée nationale : « la question se pose, au regard de la Constitution, de savoir s'il est du ressort de la loi de qualifier l'histoire ». Les mêmes réserves ont été exprimées par le ministre des affaires étrangères, le 17 mars 1999, devant la commission des affaires étrangères du Sénat. La question se pose encore aujourd'hui.
Les relations avec l'étranger n'entrent pas dans les compétences législatives du Parlement. Aucune des dispositions de l'article 34 de la Constitution ou d'autres articles de celle-ci ne donnent compétence au législateur pour intervenir dans le domaine diplomatique. L'article 37 de la Constitution indique que « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire ». Nous nous trouvons donc bien là dans le domaine des compétences de l'exécutif, et non dans celui du pouvoir législatif. Il n'est pas de la compétence du Parlement d'intervenir dans ce domaine par la voie législative. Le Parlement français est donc incompétent ratione materiae et ratione locci.
Le texte s'apparente davantage, en fait, M. de Villepin l'a rappelé, à la procédure des résolutions tendant à exprimer, à l'intention du Gouvernement, une position prise par une majorité d'une assemblée sur tel ou tel sujet, procédure que notre Constitution, à l'exception du domaine communautaire précisément encadré par l'article 88-4, a explicitement écarté des moyens d'action parlementaires, comme l'avait confirmé le Conseil constitutionnel par ses décisions des 17, 18 et 24 juin 1959 relatives au projet de règlement de l'Assemblée nationale.
Cette intention de recourir à une proposition de loi du fait de l'impossibilité constitutionnelle d'utiliser la procédure des résolutions a d'ailleurs été exprimée par le président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale lui-même. Il était donc bien conscient du détournement de procédure qu'il cautionnait et, en fin politique, il affirmait les souhaits de sa commission tout en tendant au Gouvernement le moyen de sortir de cet imbroglio.
Si l'on peut reconnaître, en revanche, un effet à cette proposition de loi, dès lors qu'elle serait adoptée, ce serait la force d'une injonction au Gouvernement de la République d'agir, notamment dans les instances internationales, en conformité avec les principes énoncés par les auteurs de la proposition de loi. Or j'affirme que le Parlement n'a pas, aux termes de la Constitution, la possibilité d'adresser des injonctions au Gouvernement, y compris et surtout dans le domaine diplomatique.
La Constitution définit les compétences de chaque organe. Dans le domaine diplomatique, elle confère au Parlement le pouvoir d'autoriser la ratification des traités internationaux, non celui de les négocier ni celui de fixer des limites à l'exécutif pour la négociation de ceux-ci. Il s'agit d'une prérogative exclusive du Président de la République.
Quand le Parlement a souhaité intervenir a priori, il l'a fait en modifiant la Constitution et en y introduisant une dérogation explicite au principe, comme avec l'article 88-4 dans le domaine des compétences de l'Union européenne. Encore cet article précise-t-il qu'il s'agit des « propositions d'actes communautaires comportant des dispositions de nature législative » et encore se contente-t-il d'accorder aux assemblées parlementaires un pouvoir de donner des avis, sous forme de résolutions et non sous forme législative.
Cette incompétence du Parlement pour agir a priori a un sens comme prérogative conférée à l'exécutif en matière diplomatique. La polysynodie n'est pas adaptée à l'action diplomatique. Le Parlement est saisi a posteriori , il ratifie les traités, et le Gouvernement est responsable devant l'Assemblée nationale. Il contrôle, mais n'agit pas directement. Il ne délivre pas de mandat au Gouvernement.
Ayons garde, au détour du vote de cette proposition de loi, de ne pas créer un précédent, la source d'une coutume constitutionnelle, qui, en d'autres temps et sur d'autres sujets, conduirait à paralyser l'action diplomatique du Président de la République et du Gouvernement. Il s'agit ici d'une question de principe.
J'affirme donc, en l'absence de dispositions constitutionnelles explicites, l'incompétence du Parlement à statuer par voie législative en cette matière.
Monsieur le ministre, je m'étonne que le Premier ministre n'ait pas, dès le passage à l'Assemblée nationale, soulevé l'irrecevabilité constitutionnelle de ce texte. Je rappelle qu'en application de l'article 41 de la Constitution « s'il apparaît au cours de la procédure législative » - l'article ne dit pas au moment de son inscription à l'ordre du jour, il signifie à tout moment de la procédure - « qu'une proposition ou un amendement n'est pas du domaine de la loi (...), le Gouvernement peut opposer l'irrecevabilité ». Il n'est pas trop tard pour le faire ! (M. Marcel Charmant s'exclame.) Je suis persuadé, d'ailleurs, que le Conseil constitutionnel pourrait utilement apprécier ce différend.
Je vous propose, mes chers collègues, de faire preuve de rigueur, de respecter les compétences de chaque organe telles qu'elles ont été définies par la Constitution, et de voter la présente motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité. C'est le moins que je puisse vous demander. (Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Gaudin, contre la motion.
M. Jean-Claude Gaudin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous venez d'entendre les arguments avancés par notre collègue Jacques-Richard Delong, qui a souhaité défendre devant vous une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité. C'est son droit !
Si je souhaite prendre la parole ce matin contre cette motion de procédure, c'est que je ne suis pas convaincu par les arguments qu'il vient de vous présenter. Je les combats et je ne me contente pas de vous le dire, je vais essayer de vous le démontrer.
Une proposition de loi vous a été présentée par notre éminent collègue Jacques Pelletier qui, en sa qualité d'ancien médiateur de la République, est un homme qui a profondément le sens du consensus et il saura, je l'espère, nous le faire partager.
Cette proposition de loi est consensuelle dans la mesure où des sénateurs de chaque groupe politique de notre assemblée ont accepté de la cosigner. Ce cas est suffisamment rare pour que je me permette de le souligner solennellement à cette tribune. (Marques d'approbation sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
Ce texte ne vise en aucune manière, j'insiste sur ce point, à rendre le gouvernement turc actuel responsable des atrocités perpétrées en 1915. Loin de nous cette idée, et je tiens à le dire à notre collègue M. Delong.
Il ne s'agit nullement pour nous de nous substituer à la Turquie dans la gestion de son histoire. Il s'agit d'un acte du Parlement français, qui s'honorerait de cettre reconnaissance pour et devant l'histoire. En effet, même si cette proposition de loi commune n'est juridiquement pas la même que celle qui a été votée en mai 1998 à l'Assemblée nationale, elle l'est sur le fond : les termes en sont rigoureusement les mêmes, l'article unique étant rédigé de façon strictement identique.
Si le Sénat reconnaît officiellement aujourd'hui le génocide arménien de 1915, comme l'ont fait les députés au Palais-Bourbon, voilà deux ans, le Parlement français aura, dans son ensemble et sur le fond, reconnu ce premier génocide du xxe siècle.
Cependant, je le répète, cette démarche n'a nullement pour objet d'opposer notre pays à la Turquie.
Certains nous diront que le moment est mal choisi. Depuis plusieurs années, le discours est toujours le même.
La situation au Proche-Orient est explosive. Effectivement, elle l'est, parfois même très gravement, mais, hélas ! elle l'est très souvent. Pouvons-nous vraiment en prendre prétexte pour refuser la reconnaissance légitime d'un massacre dont la vérité historique est avérée ?
D'autres nous diront que les intérêts économiques de notre pays passent par des marchés très importants avec la Turquie. Mais n'est-il pas quelque peu immoral d'avancer cet argument lorsqu'on traite d'un sujet aussi grave que la reconnaissance d'un génocide et de centaines de milliers de morts ?
D'autres encore diront - on l'a entendu à cette tribune - que la loi n'a pas à qualifier l'histoire. Cela a été un argument supplémentaire lorque j'avais demandé, lors de la précédente session, l'inscription à l'ordre du jour de la proposition de loi portant reconnaissance du génocide arménien de 1915. Pourtant, mes chers collègues, le Sénat a eu l'occasion, et plusieurs fois dans cet hémicycle, de qualifier l'histoire, en nommant les Justes de l'Etat d'Israël notamment, il n'y a pas si longtemps, ou au sujet de la guerre d'Algérie. Alors, est-ce encore un nouveau prétexte ? Il me semble bien que oui, malheureusement.
D'autres enfin diront, comme certains orateurs l'ont souligné, que la Chambre des représentants du Congrès des Etats-Unis s'apprêtait, voilà peu de temps, à voter le reconnaissance du génocide arménien et que, sous l'influence du président Bill Clinton, elle y a, provisoirement je l'espère, renoncé. Est-ce un exemple à suivre ? Permettez-moi, mes chers collègues, d'en douter fortement. L'indépendance nationale compte pour nous aussi, même si nous ne sommes pas issus du gaullisme. (Sourires.)
De multiples raisons et de nombreux arguments seront toujours avancés pour nous demander de renoncer, de nous taire, de taire la voix des représentants du peuple. Mais elle ne se taira jamais tant qu'elle n'aura pas donné satisfaction aux représentants des communautés arméniennes.
L'accumulation de l'ensemble de ces arguments, chaque fois différents au demeurant, que ce soit la situation au Kosovo ou encore dans le sud du Caucase, montre d'ailleurs qu'aucun d'entre eux n'est réellement valable ni vraiment justifiable au regard de ce qui s'est passé en 1915.
Peut-être ai-je fait preuve d'un peu de naïveté en demandant déjà, voilà vingt-deux ans, alors que j'étais jeune député, la reconnaissance du génocide arménien. Mais je suis de ceux qui ne mettront jamais en balance les intérêts économiques ou diplomatiques de notre pays avec la reconnaissance de tous ces morts. Bien sûr, nous savons - certains de mes collègues l'ont souligné avec beaucoup d'émotion - que d'autres génocides ont été perpétrés à travers l'histoire. Celui de la Shoah me revient immédiatement en mémoire, mais d'autres ont également été commis à travers le monde, dans plusieurs pays, parfois même beaucoup plus récemment qu'en 1915.
M. Louis de Broissia. Il y en a encore aujourd'hui !
M. Jean-Claude Gaudin. Sans doute faudra-t-il les reconnaître aussi pour rétablir la vérité face à l'histoire...,
M. Louis de Broissia. Quand ?
M. Jean-Claude Gaudin. .. pour sensibiliser les générations futures aux désastres qui ont eu lieu dans le passé, afin que les mêmes événements ne puissent jamais se reproduire. Mais, aujourd'hui, monsieur de Broissia, nous parlons du génocide arménien. Ne mélangeons pas des événements aussi dramatiques et qui, me semble-t-il, méritent un traitement à part. (M. Dominique Braye s'exclame.)
J'ai entendu que certains souhaitaient élargir notre débat de ce soir à des atrocités qui ont été perpétrées en d'autres lieux, en d'autres temps. Cela est tout à fait respectable et nous partageons tous cette analyse. Mais il ne faut pas aujourd'hui entrer dans ce débat. Consacrons-nous ce matin au peuple arménien et à lui seul. Il le mérite !
Je tiens à rappeler ici, d'ailleurs après plusieurs d'entre vous, mes chers collègues, que les communautés arméniennes de France se sont parfaitement intégrées à notre population. Beaucoup d'Arméniens sont des éléments moteurs, en politique, par exemple, après tout - c'est à nous d'en parler - ou encore dans l'économie ou la culture, où ils se sont particulièrement illustrés.
Vous avez bien voulu en citer plusieurs, notamment le célèbre et talentueux metteur en scène de cinéma, Henri Verneuil. Tous demandent, avec insistance et depuis toujours, la reconnaissance par la France du drame dont leurs ancêtres ont été victimes.
Je vous le dis sincèrement, mes chers collègues, et je vous le dis peut-être aussi un peu solennellement : le moment est venu.
Le moment est venu pour notre assemblée de reconnaître officiellement ce génocide, après avoir affiché de nombreuses réticences, infondées à mes yeux, car la Turquie elle-même s'honorerait d'accepter le principe de notre démarche.
Si la Turquie veut, à terme, intégrer l'Union européenne, et nous savons tous qu'elle souhaite nous rejoindre, elle doit être en mesure d'assumer pleinement son passé. Elle doit prendre exemple sur l'Allemagne, qui a immédiatement reconnu sa responsabilité dans l'Holocauste.
Ce n'est nullement une honte ni une humiliation pour une nation que de reconnaître une telle responsabilité : c'est un devoir de mémoire envers l'histoire.
Par respect pour le peuple arménien, je crois foncièrement que la Turquie doit, une fois pour toutes, abandonner les thèses négationnistes.
Si elle veut jouer pleinement son rôle à l'avenir au sein de l'Europe, il faut qu'elle accepte sa propre histoire, même une histoire cruelle et douloureuse à assumer.
La Haute Assemblée est attachée à la Déclaration des droits de l'homme, elle l'a montré à de nombreuses reprises. Elle est attachée aux valeurs de liberté et a condamné de tout temps les thèses idéologiques, d'où qu'elles viennent, qui ont abouti à ces drames sanglants pour l'humanité que vous avez rappelés précédemment, chers collègues de Broissia et Huriet.
Aujourd'hui, elle doit poursuivre dans cette voie et accepter de discuter sur le fond la proposition de loi qui a été signée par un membre de chaque groupe politique du Sénat.
Les Nations unies, à travers le rapport Whitaker et par le biais de la commission des droits de l'homme, ont reconnu ce génocide en 1985. Le Parlement européen, sous la forme d'une résolution conditionnelle, a, lui aussi, deux ans après, reconnu ce génocide.
En 1998, ce fut le tour de l'Assemblée nationale, où tous nos amis, les nôtres, puis nos adversaires ont, à l'unanimité, exprimé le même vote.
Aujourd'hui, à nous de compléter cette reconnaissance par un vote favorable du Sénat qui, même si notre proposition de loi, cher président Girod, ne devient pas, juridiquement parlant, une loi de la République ce matin, permettrait de dire que les deux chambres du Parlement français ont, chacune, reconnu le génocide arménien de 1915.
Faire en sorte que la date du 8 novembre 2000 soit une date historique pour la communauté arménienne : voilà notre objectif.
C'est pour toutes ces raisons que je pense non pas qu'il faille adopter la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité que notre éminent collègue, M. Delong, nous a proposée, mais au contraire qu'il faut la repousser.
Pour ma part, je m'inspirerai largement de la déclaration très modérée de notre collègue M. Pelletier par laquelle il a exprimé, en fait, le sentiment de la quasi-totalité d'entre nous, reconnaissons-le, en faveur de la reconnaissance de ce génocide prouvé historiquement. C'est l'histoire ! Et il faudrait aussi que le Parlement le dise, que le Sénat le dise.
Je suis convaincu que le Sénat de la République va s'honorer ce matin en votant justement la proposition de notre collègue M. Pelletier. (Applaudissements sur certaines travées des Républicains et Indépendants, du RPR, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement du Sénat, la parole peut être accordée pour explication de vote pour une durée n'excédant pas cinq minutes à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme Beaudeau.
Mme Marie-Claude Beaudeau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, quel étonnement et quelle stupeur d'entendre ce matin s'opposer à la demande de discussion immédiate, puis défendre une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité pour éviter la reconnaissance du génocide perpétré en 1915 contre le peuple arménien.
M. Alain Dufaut. Elle n'a rien compris !
M. Jacques-Richard Delong. Vous n'avez rien compris et vous mentez, madame !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Cette motion apparaît en totale contradiction avec l'unanimité qui s'est exprimée à l'Assemblée nationale, où tous les groupes, sans exception, ont voté la proposition de loi. Votre motion apparaît en négation de l'histoire qui a vu 1,5 million d'Arméniens assassinés parce que précisément Arméniens. (Exclamations sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Henri de Raincourt. C'est faux ! Arrêtez de mentir !
M. Jacques-Richard Delong. Mensonge !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Etonnante oui, parce que j'étais présente lorsque, le 27 avril dernier, ici, au Sénat, au cours d'une séance de questions d'actualité au Gouvernement, M. Adrien Gouteyron, s'exprimant au nom de son groupe, déclarait : « Les manifestations de la communauté arménienne de France doivent susciter sur l'ensemble de nos travées non seulement la compréhension mais également le respect. Ces 450 000 de nos compatriotes ont un vrai devoir de mémoire à remplir, devoir que nous devons assumer avec eux pour que ne sombre pas dans l'oubli le souvenir de ces événements tragiques. » Le Journal officiel précise même : « Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE ».
M. René-Pierre Signé. Intéressant !
M. Henri de Raincourt. Et la gauche ?
Mme Marie-Claude Beaudeau. Votre motion, monsieur Delong, est moralement condamnable, d'autres que moi l'ont dit tout à l'heure. Elle se fonde sur le refus de reconnaissance d'un fait historique ayant conduit au massacre - faut-il le répéter ? - de 1,5 million de personnes, laissant 600 000 survivants dont nombre d'entre eux ont rejoint notre pays et dont les descendants sont français.
M. Dominique Braye. Ils ne sont pas allés à Moscou, c'est sûr !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Cette motion est faite d'illusion et de perversité politique. Comment pourrait-on admettre que le refus de la reconnaissance du génocide arménien puisse valoriser l'Etat turc et lui permettre de rejoindre dans sa conception démocratique la Communauté européenne ? C'est la reconnaissance du génocide, liée à son devoir de mémoire, qui pourrait donner à l'Etat turc une autorité fondée sur des valeurs démocratiques.
M. Jacques-Richard Delong. Madame, ne parlez pas de démocratie, vous ne savez pas ce que c'est !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Si votre motion était adoptée, vous porteriez la responsabilité d'isoler la France dans le contexte international.
Faut-il rappeler que de nombreux Etats ont également reconnu ce génocide ?
M. Hilaire Flandre. La Russie ?
Mme Marie-Claude Beaudeau. Je ne citerai que l'Italie et l'Uruguay dans la dernière période, rappelant que d'autres s'apprêtent à le faire.
M. Jacques-Richard Delong. Et le KGB ? (Protestations sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.) Si vous n'êtes pas contents, c'est pareil !
M. Hilaire Flandre. Et la Chine ?
Mme Marie-Claude Beaudeau. Si votre motion était votée, vous ne créeriez que des complications nouvelles contraires à un règlement du processus de réconciliation à l'oeuvre dans le Caucase du Sud.
Par votre motion, vous voulez accréditer l'idée que notre Constitution n'autoriserait pas le Parlement à qualifier l'histoire.
M. Henri de Raincourt. C'est vrai !
M. Hilaire Flandre. C'est un fait.
Mme Marie-Claude Beaudeau. Dois-je vous le rappeler, si, effectivement, la vérité historique ne peut pas être déterminée par la loi, le Conseil constitutionnel a admis que les parlementaires s'étaient vu accorder une compétence de reconnaissance de l'histoire. L'argument d'irrecevabilité se fondant sur l'inconstitutionnalité apparaît sans fondement, d'autant plus que la Constitution de 1958 enrichie du préambule de celle de 1946 et de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, le permet.
L'article 34 de la Constitution habilite le Parlement à déterminer les principes fondamentaux de son intervention. Ce ne serait en tout cas pas la première fois, d'autres collègues l'ont dit avant moi, que le Sénat, comme l'Assemblée nationale, adopterait ce type de disposition législative à caractère historique. C'est le cas, par exemple, de la loi du 10 juillet 2000, instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français et d'hommage aux Justes de France.
Fallait-il, au nom du principe que les auteurs de la motion tentent d'édicter, refuser une telle proposition de loi ? Peu ici, vous le savez, en sont persuadés.
Nous avons eu également un important débat sur l'abolition de l'esclavage, à l'occasion de son 150e anniversaire dans notre pays. Fallait-il également refuser une telle discussion ?
La reconnaissance d'un génocide exprime la primauté du principe de protection de la dignité humaine. Vous ne pouvez pas vous appuyer sur des obstacles juridiques. Votre motion est bien l'expression de considérations politiques.
Je crois pouvoir affirmer que le chef de l'Etat, même s'il ne juge pas souhaitable l'inscription de la proposition de loi à l'ordre du jour du Sénat, ne rejette cependant pas la possibilité d'une intervention législative en la matière. L'exécutif n'a nullement usé de ses moyens institutionnels pour sanctionner ou prévenir une immixtion législative dans sa « chasse gardée », M. le ministre nous l'a redit ce soir.
L'Assemblée nationale a estimé, dans un jugement pacifiste, que la reconnaissance du génocide était condition de paix dans cette région du monde. Votre motion ne vise-t-elle pas, en fait, objectivement, à calmer les menaces économiques proférées par l'Etat turc ?
Vous l'avez compris, mes chers collègues, le groupe communiste républicain et citoyen ne votera pas la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité, et souhaite que le Sénat la rejette, répondant ainsi à l'attente des 400 000 Français d'origine arménienne qui espèrent en la vérité de l'histoire et en appellent au respect des valeurs de leur pays. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Chabroux.
M. Gilbert Chabroux. M'exprimant au nom de mes collègues socialistes, je voudrais expliquer notre opposition à la motion d'irrecevabilité présentée par M. Jacques-Richard Delong, pour pouvoir, ensuite, voter la reconnaissance du génocide arménien.
Le 21 mars dernier, en présentant la demande de discussion immédiate de cette proposition de loi, j'exprimais l'émotion que je ressentais, l'émotion que nous étions nombreux à ressentir en pensant à nos compatriotes d'origine arménienne qui avaient l'espoir que nous allions enfin reconnaître le génocide de 1915.
Ce soir, j'exprime la même émotion. Nous avons franchi un pas en acceptant de discuter de cette proposition de loi. Il y a eu une réelle évolution. Des obstacles paraissent levés. L'espoir est plus grand. Nous devrions enfin aboutir et adopter ensemble ce texte.
Pourquoi la Haute Assemblée ne pourrait-elle pas faire ce qu'a fait l'Assemblée nationale, à l'unanimité ?
Sur une telle question, les clivages politiques n'ont pas de sens. Il s'agit d'un problème de conscience, et chacun d'entre nous connaît la vérité, la réalité historique. Nous avons tous été sensibles à l'action qui a été menée par nos compatriotes d'origine arménienne par leurs associations, par tous leurs amis et par les militants des droits de l'homme.
Sans haine, mais avec la force qui est celle de la vérité irrépressible, ils ont mené, ils mènent encore un très beau combat, celui de l'honneur et de la justice. Il fallait ce combat pour honorer le devoir de mémoire à l'égard des victimes du génocide.
Les deux arguments principaux qui ont été avancés pour ne pas reconnaître le génocide arménien paraissent bien faibles au regard de la responsabilité morale qui est la nôtre. D'abord, il n'appartiendrait pas à la loi de « qualifier » l'histoire. Mais le texte de la Constitution ne contient pas une telle interdiction. Et le 23 mars, le Sénat a adopté à l'unanimité une loi reconnaissant à l'esclavage et à la traite négrière la qualification de crime contre l'humanité. Il faudrait citer aussi la loi Gayssot, qui permet de lutter contre la négation des crimes commis par la barbarie nazie. On peut regretter que cette loi ne soit pas étendue au cas arménien, comme aux autres génocides,...
Un sénateur du RPR. Au cas soviétique !
M. Gilbert Chabroux. ... comme aux autres crimes contre l'humanité. En tout cas, la reconnaissance d'un génocide constitue une réponse au phénomène négationniste.
Quant à l'argument selon lequel débattre du génocide arménien ne servirait qu'à raviver les haines et à contrarier le processus de réconciliation dans les Etats du Caucase du Sud, nous savons tous que c'est le contraire qui est vrai. C'est la reconnaissance du génocide qui permettra de mettre en oeuvre un véritable processus de paix.
Je voudrais reprendre les propos que tenait, ici, à cette tribune, M. Jean-Jack Queyranne, à l'occasion de l'adoption de la loi sur l'esclavage : « il n'y a pas de possibilité de construire un avenir avec les peuples qui ont été opprimés, détruits dans leur chair et dans leur culture si on ne se résout pas à assumer l'histoire. Il n'y a pas de justice ni de paix sans vérité. »
Il est très vraisemblable que nous n'aurions pas à voter le texte qui nous est soumis et à reconnaître l'histoire si les responsables du génocide arménien ou leurs descendants avaient fait oeuvre de reconnaissance au lieu de s'enfermer dans le silence ou la négation.
La reconnaissance du génocide arménien doit s'accompagner de la dénonciation du gouvernement turc de l'époque, comme nous le faisons pour la responsabilité de l'Allemagne nazie dans la Shoah. Ce n'est pas faire preuve d'ostracisme envers le peuple turc, dont il convient, au contraire, d'aider le cheminement vers un Etat pleinement démocratique. La démocratie ne peut s'accommoder de la négation du passé. Et puisque la France assure la présidence de l'Union européenne, nous devons dire à la Turquie que l'Europe est avant tout un système de valeurs qui l'emporte sur les rapports de forces et que, pour en faire partie, il faut assumer son histoire.
Mes chers collègues, le XXe siècle s'achève. Nous allons en dresser le bilan. Il est, pour une large part, horrible : deux guerres mondiales, les abominations auxquelles ont conduit le racisme et le fascisme,...
M. Henri de Raincourt. Et le communisme !
M. Dominique Braye. Le communisme, ce sont plus de 80 millions de morts !
M. Gilbert Chabroux. ... des génocides, le premier d'entre eux ayant été le génocide arménien qui précédait de vingt-cinq ans celui du peuple juif, la Shoah, et combien d'autres ensuite, vous l'avez dit. Il est juste temps, avant d'aborder un nouveau siècle, de savoir reconnaître ces atrocités pour ce qu'elles ont été. La reconnaissance du génocide des Arméniens a valeur de prévention. Le chemin sera encore long pour construire un monde qui devrait être celui de la paix, de la solidarité et de la fraternité.
Mais, cette date du 8 novembre 2000, au Sénat, restera, ainsi que l'a dit M. Jean-Claude Gaudin une étape importante. D'abord, il nous faut rejeter la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité. Ensuite, c'est avec une grande émotion et beaucoup d'espoir que mes collègues du groupe socialiste et moi-même voterons la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 3, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.

(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.

(Il est procédé au comptage des votes.)

M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 14:

Nombre de votants 234
Nombre de suffrages exprimés 229
Majorité absolue des suffrages 115
Pour l'adoption 58
Contre 171

Le Sénat n'a pas adopté. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur quelques travées de l'Union centriste. - Mme Nelly Olin applaudit également.)
Nous passons à la discussion de l'article unique.
« Article unique. - La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. »