SEANCE DU 11 DECEMBRE 2002


M. le président. Je suis saisi, par Mmes Borvo et Mathon, MM. Bret, Autain et Autexier, Mmes Beaudeau et Beaufils, M. Biarnès, Mme Bidard-Reydet, M. Coquelle, Mmes David, Demessine et Didier, MM. Fischer, Foucaud, Le Cam et Loridant, Mme Luc, MM. Muzeau, Ralite et Renar et Mme Terrade, d'une motion n° 90, tendant à opposer la question préalable.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi constitutionnelle modifié par l'Assemblée nationale relatif à l'organisation décentralisée de la République (n° 83, 2002-2003). »
Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme Nicole Borvo, auteur de la motion.
Mme Nicole Borvo. Messieurs les ministres, vous ne m'avez pas convaincue.
Une chose est certaine : le Gouvernement veut tenir les délais qu'il s'est fixé pour faire adopter son projet de loi constitutionnelle.
De négociations en renoncements, la commission des lois, les députés et les sénateurs de la majorité lui apportent, sur ce point, une aide incontestable. C'est au pas de charge que vous menez la discussion de ce texte extrêmement important pour l'avenir de nos concitoyennes et de nos concitoyens, de notre République, texte qui est, selon les dires du Gouvernement, un pilier essentiel de ses réformes.
Cette volonté d'aller vite vous a interdit de mettre en place des instances de concertation, à l'image, par exemple, de la commission Vedel, dont les travaux font encore référence. Il s'agit pourtant d'une réforme constitutionnelle !
D'autres points sont moins clairs.
Ainsi, monsieur le ministre, lorsque vous dites que certains, qui ne sont pas d'accord avec votre projet de loi, sont contre l'initiative locale ou ne s'intéressent pas à l'efficacité des dépenses publiques, on voit bien à quel point la précipitation est dangereuse et à quelles caricatures elle aboutit.
Pour que nous puissions nous comprendre, nous aurions eu besoin de beaucoup plus de débats et de confrontations.
De nombreux élus qui participent aux assises des libertés locales confirment le caractère purement formel de ces réunions. Parallèlement, le Premier ministre a demandé aux préfets de faire remonter rapidement les hypothèses concernant l'organisation des services déconcentrés de l'Etat au niveau départemental et régional.
C'est faire fi, me semble-t-il, de ceux qui sont concernés : les agents de la fonction publique d'Etat et de la fonction publique territoriale, l'ensemble des citoyens, mais aussi les parlementaires.
Ce qui s'est passé depuis la première lecture est loin de faire l'unanimité, malgré les apparences parlementaires. Après les fortes critiques du Conseil d'Etat, montent les interrogations, des contestations et des inquiétudes chez les élus, les salariés des administrations territoriales et des entreprises publiques, mais aussi chez les citoyens, avec lesquels il m'arrive, de débattre.
Je ne vous rappellerai pas - cela a déjà été fait - les propos du président de l'Assemblée nationale. Vous les connaissez et, si j'ose dire, c'est votre problème.
De nombreux maires sont légitimement inquiets. Selon un récent sondage effectué pour Le Courrier des Maires , 37 % des maires pensent que ce projet de loi est une bonne chose pour l'ensemble des collectivités locales, mais 56 % pensent qu'il profite davantage aux départements et aux régions - sous-entendu qu'aux communes - et 50 % sont favorables à un référendum. Comme vous le voyez, on est largement dans le flou.
On lit aussi, dans Le Moniteur du 20 novembre 2002, que le problème de la péréquation n'est pas seulement financier. Il s'agit également, notamment pour les maires des petites communes, d'assurer l'accès de chaque citoyen aux services publics et d'éviter le dépérissement de zones rurales ou urbaines par une judicieuse politique d'investissement.
Messieurs les ministres, tout cela mériterait beaucoup plus de débats et de discussions.
Nous avons eu l'occasion de rappeler que, sur bien des aspects, vous nous proposiez de vous donner un blanc-seing. Mais, alors que nous était refusée toute informations sur les futures lois organiques, le Premier ministre est allé devant le groupe UMP à l'Assemblée nationale pour lui fournir des précisions que nous demandions. En niant ainsi l'existence et les droits de l'opposition, votre décentralisation commence par une atteinte grave portée aux règles démocratiques qui doivent présider au fonctionnement du Parlement.
Les députés communistes ont demandé l'organisation d'une discussion sur cette question au sein de la conférence des présidents, de manière que de tels comportements ne puissent se reproduire au cours de la législature. Je suis tentée, au nom de mon groupe, de demander la même chose à M. le président du Sénat.
Cette réforme en profondeur de notre Constitution aurait pu être une opportunité pour revoir notre système institutionnel, pour nous interroger sur les dispositions à prendre afin de contribuer à résoudre cette crise de la politique, à laquelle vous faites sans cesse référence, qui détourne les électeurs des bureaux de vote.
Décider d'un grand débat national débouchant sur un référendum aurait permis de commencer à prendre cette question à bras-le-corps. Au lieu de cela, vous utilisez l'argument du risque d'abstention pour refuser le référendum. C'est navrant ! Qui plus est, c'est en contradiction avec la volonté du Président de la République qui, selon Le Monde de ce soir, entend développer la culture du référendum. Si nous voulons développer cette culture du référendum, commençons par les questions importantes auxquelles les citoyens ont besoin de s'intéresser de près !
Sur le fond, je le répète, le contenu de ce texte est à l'opposé des nécessaires avancées démocratiques et sociales. Il prépare l'intégration pleine et entière de la France dans une Europe fédérale et libérale. Il remet en cause les fondements de notre République, son caractère unitaire, solidaire. Et tous les débats, « avortés » en quelque sorte, au sujet de l'article 1er sont là pour le montrer.
C'est une France des féodalités, une France des lobbies, voire du clientélisme, des courtisans, et non une France des citoyens, intervenant individuellement et collectivement sur les décisions qui les concernent, que vous construisez.
Attention aussi, messieurs les ministres, à ne pas favoriser, ici ou là, les nationalismes, qui n'ont rien à voir avec la légitime reconnaissance de la diversité de nos territoires.
Au moment où se pose la question de l'ouverture des emplois publics aux étrangers qui vivent sur notre territoire, le fait d'énoncer la « corsisation » des emplois s'y oppose et conduit à tous les régionalismes, vivier des nationalismes. Cela mériterait quand même une discussion plus approfondie.
Nous refusons, quant à nous, la vision manichéenne que vous tentez d'instaurer, selon laquelle il y aurait, d'un côté, les décentralisateurs et, de l'autre, les opposants à la décentralisation, on a entendu dire ici les jacobins et les girondins. En revanche, c'est un fait, nous avons des conceptions fondamentalement différentes de ce que nous voulons pour notre peuple et notre pays. Il y a deux projets de décentralisation effectivement opposés : l'un d'essence libérale et fédérale, l'autre solidaire et citoyen.
Vous dites vouloir combattre les inégalités existant entre les personnes et les territoires. Mais alors, il ne faut pas casser la cohérence nationale en érigeant la spécificité en norme, il ne faut pas laisser les collectivités locales seules face aux énormes difficultés auxquelles elles vont devoir faire face. Il conviendrait, au contraire, de favoriser l'égalité des citoyens devant les services publics, sur l'ensemble du territoire, jusqu'aux lieux les plus recultés. Il est de fait que nous n'en sommes pas là et qu'avec votre réforme nous ne risquons pas d'y parvenir.
Or ce à quoi vous procédez chaque jour, c'est à des déréglementations et à des privatisations. Citons notamment La Poste, EDF et Air France. Vous attaquez les fondements solidaires de la sécurité sociale et des retraites. Vous mettez en cause les dispositions qui, aussi limitées soient-elles, font obstacle aux licenciements.
Le budget adopté hier est un début d'application de votre projet libéral : plus de crédits pour la justice, la police et l'armée ; moins de crédits pour le social, l'éducation, la culture, le logement et les collectivités locales elles-mêmes. Vous supprimez le dispositif des emplois-jeunes ainsi que 5 600 postes de surveillants.
Le dogme de la diminution des dépenses publiques n'est pas synonyme, pour moi, d'efficacité de la dépense publique. Ce dogme prime sur la réponse aux besoins des populations. Je constate que vous substituez de plus en plus souvent le terme « équité » à celui « d'égalité », ce qui, bien entendu, n'est pas anodin.
L'identité de vue entre le Gouvernement et le MEDEF est saisissante. Après ma collègue et amie Josiane Mathon, je cite certaines des préconisations contenues dans le document que l'organisation patronale vient d'éditer à propos de la décentralisation : « recentrer le rôle de l'Etat sur ses fonctions régaliennes - d'accord - ; réorganiser l'administration territoriale autour de deux pôles : la région et l'intercommunalité ; créer de véritables blocs de compétence ; recentrer le département et la commune sur leur rôle d'administration de proximité ; mettre fin à la clause de compétence générale des collectivités territoriales ; reconnaître l'autonomie budgétaire et fiscale des collectivités locales ; alléger la pression fiscale, notamment sur les entreprises. »
Comment s'étonner dès lors que vous continuiez à exonérer les entreprises et des institutions financières de toute responsabilité en matière de solidarité nationale et de développement des territoires ?
J'ajoute qu'il est choquant que, alors que le MEDEF a les moyens de peser sur le débat, les citoyens en soient écartés.
Les enseignants étaient dans la rue ce dimanche pour dire leur refus de la mise en cause de l'unicité de l'enseignement et de son égalité. Les cheminots et les salariés de divers services publics, qui ont manifesté en grand nombre le 26 novembre dernier ont dit, eux aussi, leurs inquiétudes au sujet non pas de leur situation particulière, mais de la décentralisation telle qu'elle se profile (M. Hilaire Flandre s'exclame.) Mais le Gouvernement a une bien curieuse conception du dialogue avec les syndicats de la fonction publique : il les reçoit, certes, les écoute, peut-être, mais, en tout état de cause, il refuse de les entendre et décide sans eux.
Votre projet de loi tourne le dos à la demande de démocratisation des institutions de la vie publique qui certes est grande. Il écartera davantage encore les citoyens des décisions, puisque les décideurs chargés de leur répondre n'auront pas les moyens de le faire. Que restera-t-il si les acquis de solidarité de l'après-guerre disparaissent ? L'individualisme et la concurrence, pour le plus grand profit du capital ? La décentralisation que vous prônez est la colonne vertébrale d'une véritable « restauration » en faveur de laquelle vous ne ménagez pas vos efforts.
Votre insistance à réformer la Constitution ne peut s'expliquer autrement. Cela a été dit et redit, mais je crois qu'il n'est pas inutile de le répéter : il n'était pas nécessaire de modifier la Constitution pour engager une politique de démocratisation et de décentralisation. Votre acharnement à vouloir modifier la constitution pose de très grands problèmes et risque de mettre en question le sens même de notre Constitution, fondatrice d'un projet commun et solidaire, fruit de longues décennies de luttes sociales et démocratiques.
Vous voulez en fait inscrire votre choix de société dans la Constitution.
Comme l'a rappelé Gérard Delfau, le Conseil constitutionnel a souvent été le garant de l'égalité territoriale. Or, vous voulez faire sauter ce verrou.
Votre réforme permettra de lever toutes les barrières qui font actuellement encore obstacle à l'instauration d'une France des régions ultralibérale, affranchie de tous fondements égalitaires et solidaires, en matière sociale et de fiscalité. Elle supprimera ce qui s'oppose à la construction d'une Europe fédérale, inscrite dans le travail engagé par M. Giscard d'Estaing, président de la Convention européenne. Elle permettra à l'Etat français - en reportant les dépenses publiques sur les collectivités - de respecter les critères du traité de Maastricht et ses 3 % - voire moins - de déficit public. Les marchés financiers, le développement de la concurrence ont besoin d'une profonde réorganisation de nos structures institutionnelles et fiscales : vous vous y employez activement.
M. Christian Poncelet expliquait, sur une chaîne de télévision, le 3 décembre dernier, qu'il préférait la réunion du Congrès à l'organisation d'un référendum, parce le texte comprend, disait-il « des aspects assez techniques ». Le traité de Maastricht comportait aussi des aspects « techniques » destinés à mettre en oeuvre des choix politiques. La droite au pouvoir voulait en dessaisir les citoyens. Mais les citoyens ont participé à ce référendum.
Monsieur le président Poncelet dit encore que la voie du référendum doit être empruntée « sur des sujets extrêmement importants que les Français appréhendent parfaitement ». Mais, justement, si un sujet est extrêmement important pour eux, il faut absolument tout mettre en oeuvre pour qu'ils le comprennent et en décident. Sinon, c'est que l'on veut leur cacher les véritables objectifs.
Permettez-moi de citer, pour terminer, un article d'Anne-Marie le Pourhiet, professeur de droit public, récemment paru dans Le Figaro et concernant les critiques et les tentatives d'amendement : « Le Gouvernement serait bien inspiré de les examiner et d'accepter de revoir sa copie. » Elle ajoutait : « Il est décidément paradoxal de vouloir faire la démocratie locale au préjudice de la démocratie tout court. »
Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, les interrogations, les inquiétudes qui sont venues, depuis la première lecture, conforter les critiques déjà entendues nous confirment dans le fait que notre Assemblée ne peut pas adopter ce texte dans la précipitation. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste.)
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. René Garrec, rapporteur. Les deux motions ont été déposées après la réunion de la commission de ce matin.
Cependant, son avis est identique à celui qui avait été émis en première lecture : défavorable.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Défavorable.
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 90, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi constitutionnelle.

(La motion n'est pas adoptée.)
M. le président. Je suis saisi, par M. Bret, Mmes Borvo et Mathon, MM. Autain et Autexier, Mmes Beaudeau et Beaufils, M. Biarnès, Mme Bidart-Reydet, M. Coquelle, Mmes David, Demessine et Didier, MM. Fischer, Foucaud, Le Cam et Loridant, Mme Luc, MM. Muzeau, Ralite et Renar et Mme Terrade, d'une motion n° 91, tendant au renvoi à la commission.