M. le président. La parole est à M. Serge Lagauche.

M. Serge Lagauche. Monsieur le ministre, le 3 septembre dernier, vous avez très solennellement mis en place la mission chargée de proposer des solutions favorisant le développement de l’offre légale des contenus culturels sur Internet. Si cette annonce sonne le glas, pour ne pas dire qu’elle constitue un aveu d’échec, des accords de l’Élysée signés voilà presque deux ans, elle n’en est pas moins salutaire.

Le Gouvernement mesure enfin l’impérieuse nécessité de trouver, pour nos auteurs et nos créateurs, de nouveaux systèmes de rémunération et de financement des industries du secteur.

Trois ans après l’échec de la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, dite loi DADVSI, deux ans après la signature des accords Olivennes, il aura fallu que le Parlement, majorité et opposition confondues, exprime toutes ses réticences sur le dispositif législatif proposé par la Rue de Valois, sous la tutelle du Président de la République, pour qu’en définitive le Conseil constitutionnel censure le volet sanction de la riposte graduée.

Que de temps perdu, mes chers collègues, depuis le 27 juillet 2006, date à laquelle le Conseil constitutionnel avait déjà censuré le système de contraventions introduit à l’emporte-pièce par M. Donnedieu de Vabres dans la loi DADVSI ! Il aura donc fallu plus de trois longues années et pas moins de trois ministres de la culture pour que le Gouvernement lance enfin une réflexion afin de faire émerger un nouveau modèle économique de diffusion de la culture sur Internet.

Dans cet intervalle, les auteurs, les créateurs, les industries phonographiques et les industries cinématographiques, notamment, n’ont cessé de subir de plein fouet les effets du téléchargement illégal. Les positions pro et anti-Hadopi se sont radicalisées, poussant les uns et les autres à la caricature, parfois même à l’affrontement verbal. Les jeunes internautes n’ont pas compris les positions défensives prises par la plupart des auteurs pour soutenir la loi « Création et Internet », auteurs qui se sont trouvés acculés à défendre un texte finalement déclaré pour partie attentatoire à la liberté d’expression par le Conseil constitutionnel.

On voit là toutes les caricatures et les paradoxes auxquels ce texte a donné naissance : des artistes tantôt libertaires tantôt liberticides, des internautes férus de technologie prêts à tout pour casser les barrières techniques de la riposte graduée, et, enfin, des industries culturelles transformées en Big Brother de la Toile… Rien de tout cela n’est raisonnable !

La loi « Création et Internet » et son pendant judiciaire contraint, le projet de loi relatif à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet, n’ont au final eu d’autre atout que celui de faire prendre conscience au Gouvernement que la solution était ailleurs.

Je ne reviendrai pas en détail sur le dispositif pénal mis en œuvre par ce texte pour mettre en place la phase répressive de la riposte graduée. Il pourrait d’ailleurs sembler désormais impropre de continuer à employer cette expression de « riposte graduée », expression qui était celle des accords Olivennes. Or la procédure du juge unique et de l’ordonnance pénale n’a plus rien à voir avec les termes de ces accords. Là où ces derniers se voulaient pédagogiques en graduant les réponses au téléchargement illégal par la mise en place d’une procédure administrative, votre texte, monsieur le ministre, porte la marque d’un triste retour en arrière en réinstaurant le délit de contrefaçon, puni, je le rappelle de trois ans de prison et de 300 000 euros d’amende, et en créant la possibilité pour le juge judiciaire de prononcer une peine complémentaire de suspension de l’abonnement à Internet.

Vous nous aviez indiqué en commission, lors de la première lecture de ce texte en juillet dernier, que vous estimiez à 50 000 le nombre de signalements transmis au procureur par la commission de protection des droits de la Hadopi. Il s’agit d’une goutte d’eau en comparaison des 450 000 films piratés chaque jour et du milliard de fichiers numériques à caractère culturel échangés illégalement chaque année !

Par ailleurs, nous restons extrêmement réservés sur la possibilité pour la justice de traiter avec célérité les informations transmises par la Hadopi. Au-delà des risques d’inconstitutionnalité qui planent sur la procédure pénale choisie, nous ne croyons pas que la justice, dont les tribunaux sont déjà très encombrés, disposera des moyens suffisants pour mener à bien cette nouvelle mission.

C’est fondamental, car, dans cette hypothèse, ce serait l’ensemble du dispositif de réponse graduée qui serait rendu inopérant et la Hadopi ne susciterait que l’indifférence des destinataires des courriels d’avertissement.

Nous le répétons aujourd’hui, le groupe socialiste du Sénat espère que la conjugaison de la phase d’avertissement et de la phase judiciaire permettra d’améliorer la lutte contre le piratage des œuvres, piratage qui ne constitue rien de moins qu’un vol. Mais la précipitation et l’entêtement du Président de la République à « aller jusqu’au bout », pour reprendre les termes qu’il a employés lors de la réunion du Congrès à Versailles, risquent de cimenter le marasme économique que connaissent aujourd’hui, et depuis plus de cinq ans, les industries culturelles, grandes et petites, les majors comme les PME indépendantes.

La réussite de l’effet dissuasif de la procédure pénale choisie est fondamentale. Or nous avons le sentiment que le Gouvernement est en train de se fourvoyer en défendant un texte élaboré en quelques jours, sans aucune concertation et avec tous les risques d’inconstitutionnalité dont il pourrait être entaché.

Le groupe socialiste du Sénat n’a eu de cesse de répéter, depuis l’examen en première lecture du projet de loi « Création et Internet », première étape de ce processus législatif chaotique, que la défense de nos auteurs et la promotion de leurs œuvres via Internet devait être abordée de front et de manière complémentaire.

Il faut, d’une part, lutter efficacement contre le piratage, et, d’autre part, créer les conditions du développement d’une offre légale culturelle attractive pour tous, et rémunératrice pour les auteurs. Si l’un des deux aspects de cette bataille culturelle est négligé, alors le dispositif global en résultant ne pourra être que bancal.

Un dispositif gradué d’avertissements, puis de sanctions sera inopérant si l’offre légale ne se développe pas, car il n’y aura pas de report automatique des internautes vers des offres numériques coûteuses et peu développées en termes de catalogue.

De même, une offre légale pléthorique et peu onéreuse ne pourra susciter suffisamment l’intérêt des consommateurs si, en parallèle, les internautes ne sont pas dissuadés de pirater les œuvres.

C’est pourquoi nous souhaitons très sincèrement que l’ensemble du dispositif de la réponse graduée soit efficace, c’est-à-dire dissuasive. Elle nous semble cependant peu adaptée, principalement au regard de l’ampleur du phénomène du piratage et de la faiblesse des moyens dont dispose la justice, elle aussi contrainte par la révision générale des politiques publiques.

Nos collègues de l’Assemblée nationale, où votre texte n’a été adopté qu’à une courte majorité, puis la commission mixte paritaire n’ont modifié que très partiellement les termes du texte voté par le Sénat le 8 juillet 2009. Le groupe socialiste du Sénat réitérera donc son vote contre ce texte.

En revanche, nous restons disponibles pour prendre part aux réflexions qui seront menées dans le cadre de la mission que vous avez confiée à MM. Zelnik, Toubon et Cerutti en vue de dégager de nouvelles sources de rémunérations pour les auteurs et d’inventer de nouveaux modèles économiques de diffusion des œuvres culturelles sur Internet. Nous travaillons depuis maintenant plus de trois ans sur la question et nous sommes, bien entendu, disposés à faire part de notre modeste expertise si elle devait être sollicitée.

À l’occasion de la constitution de cette mission, à qui vous avez demandé, monsieur le ministre, de vous soumettre dès le 15 novembre prochain des propositions simples et concrètes, vous avez déclaré souhaiter qu’aucune nouvelle forme de rémunération ne soit exclue.

Nous vous réitérons notre méfiance vis-à-vis d’offres légales présentées comme gratuites au consommateur, mais qui font en réalité dépendre la rémunération des auteurs de recettes publicitaires variables et incertaines, particulièrement en cette période de crise économique et financière. Prenons garde de ne pas faire dépendre la diversité culturelle de notre pays de ressources publicitaires aléatoires.

La gratuité d’accès pose, en outre, la question de la valeur d’une œuvre et de la perception de cette valeur par les internautes qui seraient incités à se tourner vers de tels modèles économiques. Cette valeur, qui porte en elle la reconnaissance du travail de l’artiste et de tous les corps de métier impliqués dans la création, la production et la diffusion de l’œuvre, pourrait se diluer dans l’océan des offres prétendument gratuites.

En outre, il faudra veiller à ce que les droits moraux et patrimoniaux des auteurs soient respectés. Il ne peut être question de travestir le droit d’auteur au motif d’un prétendu fatalisme technologique. Les auteurs et leurs ayants droit devront rester maîtres de la diffusion de leurs œuvres, tout comme leurs droits exclusifs à rémunération devront rester proportionnels à la diffusion de leurs créations. En d’autres termes, il ne saurait être question de faire glisser le droit d’auteur vers le copyright anglo-saxon.

Pour cela, les sociétés de perception et de redistribution des droits des auteurs et des artistes-interprètes auront un rôle central à jouer, sans quoi la musique, le cinéma et toutes les autres disciplines artistiques diffusées sur Internet seront définitivement dominés par les fournisseurs d’accès et les grandes sociétés d’édition et de production.

Prenons garde également à ce que tous les arts concernés par la numérisation et la diffusion sur Internet soient inclus, monsieur le ministre, dans les propositions que vous remettra M. Zelnik : la musique, le cinéma, les logiciels de loisirs et le livre.

Il faudra bien sûr que les solutions préconisées tiennent compte des usages de lecture et des modèles de financement existants, qui sont propres à chaque discipline. Il ne pourrait, par exemple, être question de remettre en cause la chronologie des médias, pierre angulaire de la diversité cinématographique française, au profit d’un modèle conçu pour la diffusion phonographique.

Je conclurai en évoquant le livre. Les récentes déclarations de M. Denis Bruckman, directeur général adjoint de la Bibliothèque nationale de France, sur l’état d’avancement des négociations engagées par la BNF avec le géant Google pour confier au portail américain la numérisation de son fonds sont des plus inquiétantes. La promotion de la diversité culturelle et l’accès multilingue au patrimoine culturel européen ne sont pas compatibles avec un tel partenariat, qui laisserait la numérisation des savoirs aux mains d’un monopole privé.

Il ne s’agit pas de stigmatiser l’attitude de telle bibliothèque nationale ou de telle autre entreprise de référencement. Il s’agit simplement d’affirmer que l’économie de l’immatériel, l’investissement dans la recherche, l’éducation et la défense des auteurs et de leurs ayants droit constituent la clef de l’avenir et qu’à ce titre il est inacceptable qu’un opérateur privé se substitue aux États européens dans leurs missions régaliennes.

Il faudra assurément que les États augmentent leurs moyens pour mener à bien ces missions. Nous souhaitons donc que le projet de Bibliothèque numérique européenne « Europeana », lancé sous la double impulsion de la BNF et de la Commission européenne, soit renforcé. Quel que soit le statut de l’œuvre – passée dans le domaine public, orpheline, épuisée en librairie ou en cours de diffusion –, il ne peut être question d’accorder une quelconque exclusivité à une entreprise pour accéder à cette œuvre. C’est ni plus ni moins la défense de l’identité culturelle d’un pays et de ses auteurs qui est en cause.

Nous vous savons homme de lettres, monsieur le ministre, et en appelons donc à votre vigilance et à votre volontarisme pour relever ce défi culturel de tout premier ordre.

Pour le livre, le cinéma, la musique et l’ensemble des disciplines artistiques diffusées sur Internet, l’enjeu est majeur. Il nous faut inventer de nouveaux modèles permettant un accès à la culture pour le plus grand nombre dans des conditions respectueuses des droits des auteurs. Sans cela, point de politique culturelle sérieuse, point de volontarisme pour le maintien de cette diversité culturelle dont, monsieur le ministre, vous avez la responsabilité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.

Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la nécessité de prendre des mesures fortes en faveur des artistes et de la création n’a jamais été aussi urgente. Le 9 septembre dernier, le journal Le Monde rappelait les derniers chiffres de l’industrie musicale : le constat est alarmant puisque, au premier semestre, le marché de la musique a encore enregistré une baisse de près de 18 % par rapport à la même période de 2008. Cette baisse représente, en valeur, une perte de 50 millions d’euros sur six mois pour l’industrie du disque. Il faut noter que, dans le même temps, le chiffre d’affaires de la musique numérique n’a augmenté que de 3 %.

Ces nouveaux chiffres démontrent donc une fois encore, s’il en était besoin, que le piratage numérique continue de progresser et met chaque jour un peu plus en péril l’avenir de la création artistique.

Le présent projet de loi doit permettre la mise en place des dernières étapes de la réponse graduée. À l’issue de son examen par chacune des assemblées, la commission mixte paritaire a adopté un texte équilibré, garantissant le caractère à la fois pédagogique et dissuasif du dispositif. Les avancées qui y sont proposées sont réelles, et elles sont attendues par une très large majorité des artistes.

Je tiens à revenir brièvement sur quelques-unes des modifications apportées au texte voté en première lecture au sein de notre assemblée.

Tout d’abord, l’adoption d’un amendement, déposé par le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale, a permis d’exclure du champ des investigations de la Hadopi et de l’autorité judiciaire les services de messagerie des internautes, c’est-à-dire la correspondance privée par courriel. Il faut se féliciter de cette modification, qui tend, par la réaffirmation du secret des correspondances, à une défense accrue de la vie privée des internautes.

À l’article 1er, il a été précisé, d’une part, que les agents assermentés de la Hadopi le seraient devant l’autorité judiciaire et, d’autre part, que les agents constateraient seulement les faits susceptibles de constituer une infraction, et non les infractions elles-mêmes. Ces modifications constituent des avancées souhaitables en faveur d’une meilleure protection des droits des internautes.

La protection des droits fondamentaux sur les réseaux numériques doit encore progresser. C’est d’ailleurs dans cette optique que le Nouveau Centre présentait dès cet été, sur l’initiative de son président, un projet de Déclaration des droits fondamentaux numériques destinée à garantir sur Internet, comme partout ailleurs, le respect des droits fondamentaux définis, entre autres, par la Déclaration des droits de l’homme de 1789, ou encore par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Il est en effet indispensable, mes chers collègues, de poursuivre la réflexion sur ces thèmes dans les mois et les années à venir afin de parvenir à l’instauration de garde-fous, notamment en matière de protection de la vie privée, mais aussi de préservation de la dignité humaine. Nous avions aussi évoqué ces sujets, je le rappelle, lors de l’examen du projet de loi portant sur l’audiovisuel.

Nos collègues députés ont également précisé les conditions de la procédure de jugement simplifiée. Ainsi, à l’article 2, le recours au juge unique et à l’ordonnance pénale a été expressément limité aux seuls délits de contrefaçon commis via Internet. Parallèlement, dans ce même article, il est prévu que les victimes pourront demander des dommages et intérêts directement dans le cadre de la procédure d’ordonnance pénale.

Enfin, je me félicite que le texte qui nous est soumis aujourd’hui permette de mieux définir l’incrimination de négligence caractérisée.

D’une manière plus générale, et vous l’avez rappelé fort à propos, monsieur le ministre, il est indispensable de poursuivre une réflexion globale et approfondie sur le financement de la création à l’ère d’Internet. Aussi, je me réjouis de la mise en place de la mission, dirigée par M. Zelnik, que vous avez souhaitée et qui doit réfléchir au développement de l’offre légale de téléchargement et aux mesures d’accompagnement de la loi nouvelle.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner, l’offre légale est encore largement insuffisante à l’heure actuelle. La loi Hadopi I du 12 juin 2009 permet une mise à disposition plus rapide des œuvres, que ce soit dans le domaine de la musique – grâce à un amendement que j’avais déposé au nom du groupe de l’Union centriste et dont l’adoption a permis, en rendant possible la suppression des DRM, de lever l’un des principaux freins au déploiement des nouvelles offres – ou dans celui des œuvres cinématographiques. Mais cette offre légale doit aussi s’étoffer et être mieux mise en valeur : il est indispensable que le public soit bien informé des innovations concernant l’offre légale et soit associé aux réflexions afin de dégager des offres toujours plus attractives, toujours plus riches et diversifiées.

Enfin, le système que le projet de loi tend à mettre en place tient pleinement compte des critiques formulées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 juin dernier : le volet répressif sera bien confié à un juge et non plus à une autorité administrative.

Les garanties supplémentaires apportées par ce projet de loi dans la mise en place de la Hadopi et la définition de ses missions permettent à une large majorité du groupe de l’Union centriste de voter en faveur de ce texte, même si nous restons persuadés que cette loi ne sera sans doute que transitoire.

À l’avenir, en effet, il faudra trouver les nouveaux équilibres respectueux de chacun : de la liberté des créateurs et des artistes, avec les droits qu’il faut leur reconnaître, et de la liberté des internautes, de leur droit à s’informer et à communiquer. Car Internet, c’est un potentiel d’accès élargi aux œuvres, de soutien à la diversité, d’implication aussi des internautes eux-mêmes dans le champ culturel, qui se réinvente chaque jour avec de nouvelles formes.

Nul ne peut nier qu’Internet a également introduit des perturbations qui déstabilisent aujourd’hui les relations aux savoirs, dérèglent la circulation des œuvres et biens culturels. Les mécanismes économiques et juridiques qui régissent le développement des industries culturelles sont également touchés. Il faut donc donner à ce secteur les moyens de son rebond tout en admettant que les industries culturelles auront de plus en plus de mal à imposer une consommation jusqu’alors synchronisée des œuvres, le temps d’usage de celles-ci étant désormais librement organisé par chacun.

Entre régulation et adaptation, l’’équilibre doit être trouvée. Mais il faut en même temps avoir conscience que la nouvelle société de l’information est chaque jour un peu plus complexe : c’est un défi, si l’on considère qu’Internet signifie une nouvelle manière de vivre ensemble, une nouvelle manière de communiquer, des rapports sociaux réinventés, une représentation du monde et de la culture transformée, qui concernera environ un milliard d’internautes dès 2010. Nul doute, dès lors, qu’il nous faille poursuivre collectivement la réflexion et le travail.

En conclusion, mes chers collègues, je tiens à saluer le travail de chacun, plus particulièrement celui de notre rapporteur, Michel Thiollière, qui, par sa connaissance pointue de l’ensemble de ces problématiques, a permis de parvenir à un texte équilibré. (Applaudissements sur les travées de lUnion centriste et du RDSE, ainsi que sur le banc de la commission.)

M. le président. La parole est à M. Jack Ralite.

M. Jack Ralite. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous allons émettre un vote sur la loi Hadopi II, qui a suivi la loi DAVDSI puis Hadopi I. La discussion a duré, en urgence, 208 heures et 20 minutes, dont 170 heures et 30 minutes à l’Assemblée nationale et 37 heures et 50 minutes au Sénat.

On a dit : « Quel grand débat ! » Mais il y a débat et ébat ! (Sourires.) À lire les délibérations, on est frappé de constater qu’elles ont eu lieu en réaction à l’initiative présidentielle et trop peu, même s’il y a eu des moments riches, au raisonnement tendu vers la construction de ce qu’exige notre société à l’heure du numérique, qui ne se résume d’ailleurs pas à Internet.

Trop souvent, il s’est agi d’une sorte d’« ébriété technologique » faisant penser à une remarque de Michelet, dans son essai Le Peuple : « La merveille du machinisme, ce serait de se passer des hommes. […] Le machinisme néanmoins veut davantage ; l’homme n’est pas encore mécanisé assez profondément […]. Notre siècle, par ses grandes machines […], attelant les masses à l’aveugle, a progressé dans la fatalité. »

Dans l’Opéra de quat’sous, joué magnifiquement par le Berliner Ensemble au Théâtre de la Ville, on retrouve cette fatalité si bénéfique au couple pouvoir-grandes affaires : « L’Homme ne vit que d’oublier sans cesse qu’il est Homme. » Au xixe siècle et au début du xxe siècle, cela était lié à la machine à vapeur, plus tard au moteur à explosion et aux technologies électriques. Aujourd’hui, ce sont la numérisation et la télé-informatique qui s’imposent et permettent le maniement d’une fatalité encore plus grande. Cela, par l’invasion de la rationalité technico-scientifique dans toutes les sphères de la vie. C’est le « reformater les Français » voulu par M. Sarkozy.

À cette techno-fatalité, le pouvoir a ajouté la surveillance, en opposant deux libertés : le droit d’auteur, œuvre des Lumières et de la Révolution française, et l’accès à Internet, légitimement exigé par le Conseil Constitutionnel et appliqué avec une ferveur que je qualifierai de belliqueuse, au point, par la même occasion, de faire passer l’« ordonnance pénale », procédure accélérée devant un juge unique et sans audience préalable, et d’ignorer la présomption d’innocence.

C’est la fatalité technologique et la justice expéditive. Sur un terrain social bouleversé, où l’internet produit « de la socialité chaude à l’intérieur d’un monde où la socialité froide a la primauté, où le lien social se distend », selon Georges Ballandier, cette loi est grosse de dangers, même si chercheurs et utilisateurs du numérique prédisent son caractère inapplicable.

Par contre, le Parlement, sur une proposition du député communiste Frédéric Dutoit, avait voté en 2006, unanimement, la création d’une plate-forme publique parfaitement réalisable, qui n’a jamais été prise en considération. Le Parlement va voter aujourd’hui une loi inapplicable alors que, depuis plus de trois ans, le Gouvernement n’a pas appliqué un vote unanime des parlementaires !

L’option fondamentale de l’État, l’ultralibéralisme, malgré les discours sur la « moralisation du capital », en fertilisation croisée avec les affaires, ne parvient plus à faire système et rend chaotique la vie, d’où l’angoisse à laquelle il répond – le sens lui étant devenu proprement intolérable – par ce que l’écrivain Bernard Noël appelle la « castration mentale ».

À côté de cette loi, voilà Google ne payant rien des contenus qu’il diffuse et s’installant en Irlande pour s’éviter la fiscalité normale, qui reçoit l’aval du Premier ministre quand le directeur de la Bibliothèque nationale de France renonce, étant donné la pépie financière, à continuer la démarche de son prédécesseur, la numérisation européenne des bibliothèques d’Europe.

Je sais que vous vous interrogez, monsieur le ministre, et demandez une part du grand emprunt qui éviterait cet affront. Je crains que l’emprunt ne soit un mirage où atterriront – les autres issues étant provisoirement fermées – beaucoup de frustrations. Surtout que Mme Viviane Reding, commissaire européenne, s’occupe aussi de ce dossier et fait rediscuter la conception européenne du droit d’auteur.

Autre fait, devant les députés UMP, le Président de la République, adepte de « la concurrence libre et non faussée », a déclaré la semaine dernière, laissant pantois ses amis : « Je suis assez sceptique et réservé sur le choix d’un quatrième opérateur de téléphonie mobile. Le prix le plus bas n’est pas forcément le meilleur. Faut voir la qualité des postulants ».

Quelle illustration de la marchandisation galopante de la politique publique dans le domaine culturel ! La bataille fabriquée internautes-auteurs a là sa source. Avec sa volonté de cliver, le Président a assimilé les internautes à des clients et les auteurs à des industriels, en utilisant abusivement le concept du droit de propriété littéraire et artistique. C’est rétrécir les internautes qui sont citoyens et les auteurs qui sont créateurs ! C’est vicier le rapport auteur, artiste et public qui était la préoccupation essentielle des Conventionnels en 1791 et 1793.

En 1936, le projet de loi Jean Zay déplissait ces lois fondatrices mais n’a pas percé et fut même dénoncé comme un « complot socialiste » spoliant les éditeurs.

Derrière le conflit véhément internautes-auteurs, se trouvent de grands intérêts économiques qui étaient actifs dans la grande loi sur les auteurs de 1957, qui fut même désignée comme la loi de l’éditeur Grasset.

La loi de 1985 a ouvert le chemin d’un « copyright à la française », de « l’entreprise auteur », de « l’œuvre sans auteur ».

Cette histoire du droit d’auteur conduit la société civile des auteurs réalisateurs producteurs, l’ARP, pour ses prochaines rencontres de Dijon, à poser la grave question : « La France va-t-elle vers le copyright ? ». L’entaille est déjà faite et fait son chemin, bousculant deux dimensions : premièrement, la dynastie HADOPI ne concerne pas le droit moral, le met donc au coin, susurrant son oubli ; deuxièmement, l’acquis national proclamant « la culture n’est pas une marchandise comme les autres » est mis au placard.

Le 1er août 2007, il faut le savoir, le Président de la République, dans sa lettre de mission à la ministre de la culture d’alors, était clair : « Veillez à ce que les aides publiques aux créations favorisent une offre répondant aux attentes du public », toujours réduit à être un consommateur.

Cette loi ne défend pas les auteurs, à propos desquels le chercheur en communication Pierre Musso vient de révéler : « Si l’on considère le chiffre d’affaires de l’ensemble des industries du spectacle en France et le total des droits d’auteurs sans les droits voisins, on constate que les auteurs ne perçoivent que 1 % de l’ensemble. » On a donc discuté pendant 208 heures et vingt minutes sur le 1 % des auteurs soi-disant privilégiés, et ignoré ceux qui émargent à 99 %.

Cela donne une piste parmi d’autres pour la mission que vous avez confiée, monsieur le ministre, à trois personnes, dont je regrette que deux représentent les affaires, c'est-à-dire soient majoritaires.

Il y a un équilibre nouveau à définir entre les parts respectives des droits revenant aux auteurs et aux artistes et aux industries culturelles. Cela étant, pour la création, ce « bien commun », il faut d’autres financements.

Pour le numérique, je répéterai inlassablement l’idée de Georges Balandier : « Nous sommes dans l’obligation de civiliser les nouveaux nouveaux mondes issus de l’œuvre civilisatrice. » « L’alliance avec les techniques se négocie ainsi continuellement, celles-ci requièrent moins des utilisateurs fascinés ou apeurés que des sujets éclairés, vigilants et critiques. »

Je ne suis ni prophète technologique ni ignorant qu’au carrefour où se trouve la société il y a des routes d’avenir et des routes du passé. La loi HADOPI est en « retard d’avenir », mutile un grand héritage, le droit d’auteur – il ne lui rapporte rien – et n’est pas à mi-côte pour apprécier le grand dérangement qu’est le numérique.

Le Gouvernement est dans un dédale, un dépaysement. Les commissions créées n’ont pas fait place aux auteurs et aux artistes, aux internautes, aux chercheurs et aux journalistes. Ces concertations sont comme le pont d’Avignon : elles ne vont pas jusqu’à l’autre berge. Certes, on y danse mais en rond. (M. Nicolas About sourit.) L’heure est d’atteindre l’autre rive, en écoutant les uns et les autres, l’inconnu, la découverte. Les puissants écoutent certes, mais beaucoup plus qu’ils ne lisent. Ils sont entourés de conseillers leur fournissant leur savoir par l’oreille. Dans l’individualisme contemporain, la surdité est devenue structurelle. L’excès d’information se transforme en bruit, en brouhaha qui provoque la confusion et laisse échapper ce qu’Yves Bonnefoy appelle « l’énigme du dehors ». Devant ce qui fait souvent naître le renoncement, le poète ajoute que « doit renaître la relation humaine à partir d’un état de dispersion ».

C’est pourquoi, le 28 septembre prochain, les états généraux de la culture – nés en 1987 et évoquant déjà ces problèmes – réuniront ici même toutes les parties, pour un travail s’acharnant, avec respect mutuel, à dépasser les fractures et les procès en tradition. Il faut rassembler les énergies de tous les amoureux de la création autour d’un commun désir : mettre à jour une responsabilité publique et sociale. C’est un travail inouï, que nous avons proposé vainement depuis la loi DAVDSI : relever le grand défi, c'est-à-dire l’acculturation, l’appropriation sociale, artistique et théorique des techniques contemporaines et du passage à une économie et à une culture de l’immatériel.

Le 28 septembre est une continuité qui fixera un calendrier jusqu’en juin 2010, car nous cherchons non pas un truc, une ficelle ou du sparadrap, mais des solutions qui assument courageusement les contradictions.

Nous sommes à quelques jours de l’anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Étant donné mon histoire personnelle, j’y attache une importance extrême. La meilleure mise en mots que j’ai trouvée de cet événement de première grandeur est de Claudio Magris. Partant de la certitude que « 1989 marquerait la fin de l’histoire, phrase qui, à l’époque déjà, ne pouvait avoir sa place que dans le sottisier de Flaubert », Claudio Magris ajoute : « 1989, tout au contraire, a dégelé l’Histoire qui était restée un réfrigérateur pendant des décennies. Et celle-ci s’est déchaînée en un enchevêtrement d’émancipation et de régression souvent inséparables ».

Le travail à faire est un travail d’émancipation et malheureusement votre loi tient plus d’une loi de régression, qui ne s’est même pas donnée, prudence élémentaire dans un domaine où évoluent si vite les usages et les techniques, un outil de suivi, des rendez-vous d’évaluation, une revisitation permanente. Le groupe CRC-SPG votera donc contre. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG. – Mme Alima Boumediene-Thiery et M. David Assouline applaudissent également.)