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Concentration dans le secteur des médias

Rejet d'une proposition de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi visant à réguler la concentration dans le secteur des médias, présentée par M. David Assouline et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés (proposition n° 590 rect., 2008 2009, rapport n° 89).

Dans la discussion générale, la parole est à M. David Assouline, auteur de la proposition de loi.

 
Dossier législatif : proposition de loi visant à réguler la concentration dans le secteur des médias
Discussion générale (interruption de la discussion)

M. David Assouline, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, une étude vient de nous apprendre que, à l’heure de la révolution numérique, les Américains n’ont jamais passé autant de temps devant leur écran de télévision : quatre heures et quarante-neuf minutes par jour en moyenne, soit quatre minutes de plus que l’année dernière et, surtout, 20 % de plus qu’il y a dix ans, ce qui représente par foyer américain huit heures et vingt et une minutes consacrées quotidiennement à la télévision.

Pour leur part, nos concitoyens y consacrent chaque jour près de trois heures et dix minutes de leur temps libre, ce qui fait de la télévision, et de loin, leur premier loisir.

Pourtant, dans le même temps, la télévision apparaît comme le média auquel les Français accordent le moins leur confiance pour leur offrir une information fiable et objective, comme le montre l’étude réalisée pour La Croix par TNS Sofres-Logica en janvier dernier.

C’est dire que l’opinion publique, dans nos vieilles démocraties, n’est pas dupe de sa relation aux médias. C’est dire aussi que les médias et, en particulier, la télévision restent l’outil le plus simple et le plus efficace pour « fabriquer l’opinion », rêve de tout chef d’État ou de gouvernement depuis que les recettes du marketing ont remplacé des moyens moins pacifiques dans la conquête du pouvoir. À l’heure d’internet et de la dématérialisation des supports de communication et d’information, il est donc plus que jamais d’actualité d’évoquer le rôle de ce « quatrième pouvoir » que jouent les médias dans notre démocratie.

Au-delà de leur influence décisive dans la sélection du personnel politique, on peut dire que les médias vont jusqu’à guider l’action des gouvernants, et c’est encore plus vrai sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Le Président de la République semble en effet organiser son agenda comme un rédacteur en chef de journal télévisé cherchant à créer l’actualité en permanence.

Cette agitation quotidienne ne susciterait pas d’interrogations au regard du fonctionnement et de l’équilibre de la vie démocratique si, dans notre pays, les médias étaient réellement indépendants, c’est-à-dire tout à fait libres de diffuser ou de ne pas diffuser, en fil continu, de l’information présidentielle, de la traiter, de la mettre en perspective et de la critiquer. Mais il se trouve le chef de l’État entretient des amitiés – bien sûr, c’est son droit ! – pour le moins utiles : Arnaud Lagardère, son « frère », Martin Bouygues, témoin à l’un de ses mariages, Vincent Bolloré, financeur de ses vacances luxueuses… Ces trois-là sont patrons de groupes de communication, détenant entreprises de presse, stations de radio et chaînes de télévision. Plus grave, les mêmes sont à la tête de groupes industriels qui tirent une part tout à fait significative de leur chiffre d’affaires de commandes publiques. C’est l’objet de notre débat d’aujourd’hui.

Ainsi, Arnaud Lagardère, président de Lagardère Active, possède notamment Europe 1, Paris Match, Le Journal du Dimanche, 17 % du Monde, 20 % de Canal Plus France et une participation dans le groupe publiant Le Parisien et L’Équipe. Dans le même temps, le groupe Lagardère reste un actionnaire « stratégique » d’EADS, au côté de l’État.

Dans le secteur de l’aéronautique et de la défense, le groupe Dassault, dont les principales activités sont regroupées dans Dassault Aviation, détient le groupe Figaro, qui édite notamment Le Figaro, Le Figaro Magazine et Le Journal des Finances.

Quant à Martin Bouygues, il préside aux destinées du groupe de construction, d’immobilier et de travaux publics du même nom, dont l’activité l’amène à être partie à de nombreux marchés publics de l’État et des collectivités locales, et qui est aussi actionnaire principal du groupe TF1, comprenant TF1, Eurosport, LCI, etc.

Enfin, Vincent Bolloré, patron du conglomérat du même nom, a récemment développé une activité dans les médias avec la chaîne Direct 8, les quotidiens gratuits Direct Soir et Matin Plus, la Société française de production, achetée à l’État à des conditions particulièrement avantageuses voilà quelques années, et dont une partie significative de l’activité est assurée par des commandes des antennes du groupe France Télévisions.

Il faut aussi noter que deux autres groupes industriels, qui n’ont pas, eux, de relations économiques avec la puissance publique, sont présents dans les médias : LVMH, dirigé par Bernard Arnault, est désormais propriétaire des Échos au terme d’une longue bataille avec la rédaction du quotidien économique qui a, pour la première fois de son histoire, connu une grève, notamment à cause de l’intervention directe du Président de la République dans le dossier. Enfin, le groupe Pinault est propriétaire du Point.

Cette concentration de l’essentiel des titres de la presse d’information et d’importantes stations de radio et chaînes de télévision aux mains de puissants groupes industriels et de services, dont les patrons sont quasiment tous réputés « proches » du Président de la République, et dont la plupart tirent une part significative de leurs activités et de leurs revenus de commandes publiques, est à la fois inquiétante et unique au monde.

Il faut ici citer Montesquieu : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. »

M. Jean-Pierre Sueur. Très juste ! Vive Montesquieu !

M. David Assouline. Malheureusement, les exemples abondent d’abus réguliers et répétés : l’inquiétude des journalistes des Échos, d’Europe 1, du Figaro, de TF1, n’est donc pas fantasmatique, mais bel et bien proportionnelle à la gravité des pressions exercées ici et là sur les rédactions de ces titres ou de ces antennes par leurs propriétaires, souvent en relation directe avec le pouvoir d’État.

Mme Nathalie Goulet. N’oubliez pas l’AFP !

M. David Assouline. Ainsi, au moment où le discours politique relève toujours plus de la publicité ou du storytelling et moins que jamais de l’échange d’arguments rationnels, il n’est malheureusement pas surprenant de voir se développer au sommet de l’État des comportements confinant à la confusion la plus indécente des rôles et des genres.

Il suffira de rappeler l’intervention directe d’un ministre de l’intérieur, alors numéro deux du Gouvernement, auprès d’un de ses amis industriels afin que soit congédié le responsable de la rédaction d’un magazine appartenant au groupe de presse dudit ami. Il se trouve que l’hebdomadaire en question tire « seulement » à 700 000 exemplaires chaque semaine, et que la révocation de son directeur en juin 2006 avait pour seule cause la publication en « une », quelques mois auparavant, d’une photo qui ne plaisait pas.

Il n’est, par ailleurs, pas inutile de revenir sur les curieuses pratiques d’un de nos collègues, sénateur de l’Essonne et avionneur bien connu, mais aussi actionnaire, par le biais de son groupe familial, de la société éditrice du Figaro, après l’avoir été d’autres titres comme L’Express. Le directeur de ce magazine eut ainsi la désagréable surprise d’entendre Serge Dassault en personne lui demander de ne pas publier, en février 2006, les désormais célèbres caricatures du prophète Mahomet, et ce afin de ne pas mettre en difficulté ses activités commerciales au Moyen-Orient. Il est vrai que l’impétrant en journalisme ne cache pas la conception très arrêtée qu’il a de cette activité, comme lorsqu’il expliqua que les journaux devaient diffuser des « idées saines », car « nous sommes en train de crever à cause des idées de gauche ».

Il est certain que M. Dassault ou M. Bouygues ne prennent pas ce risque quand Le Figaro et LCI rendent publics les sondages commandés par la Présidence de la République à la société de M. Buisson, pour des montants astronomiques à la charge du contribuable.

De ce point de vue, les pressions qu’a subies le président de l’Assemblée nationale de la part des principaux ténors de son camp ces jours derniers pour que soit enterrée la simple idée que puisse être constituée une commission d’enquête à ce sujet sont purement scandaleuses et tout à fait significatives d’une conception des institutions et du pouvoir étrangère aux principes mêmes de notre démocratie.

Ces très mauvaises manières faites à la liberté et au pluralisme des médias dans notre pays ne sont pas qu’anecdotiques, ce dont nos concitoyens ont d’ailleurs parfaitement conscience. C’est ce qui explique leur méfiance, pour ne pas dire leur défiance, au demeurant fort injuste, à l’égard des journalistes, défiance que fait ressortir l’étude déjà citée de TNS-SOFRES : six Français sur dix estiment en effet que les journalistes ne sont indépendants ni des pressions du pouvoir politique ni de celles des puissances de l’argent, et cette proportion est en augmentation significative par rapport à l’année précédente.

Dans ce contexte préoccupant pour l’état et l’évolution à venir de notre débat démocratique, les parlementaires de gauche et avant tout républicains que nous sommes jugent indispensable que le législateur prenne ses responsabilités, d’autant que la Constitution lui fait spécifiquement obligation, grâce à l’adoption d’un amendement que j’avais défendu au nom des sénateurs socialistes, depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, de fixer « les règles concernant [...] la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ».

Comme nous venons d’en faire la démonstration, il n’y a pas qu’en Italie que ces règles sont publiquement bafouées ; c’est aussi le cas en France. Les médias sont ainsi devenus le terrain de jeu préféré du Président de la République.

Il est vrai que ce terrain n’est guère miné, avec la mise sous tutelle financière et politique du service public de l’audiovisuel par la loi organique du 5 mars 2009 relative à la nomination des présidents des sociétés France Télévisions et Radio France et de la société en charge de l’audiovisuel extérieur de la France et la loi du 5 mars 2009 relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision.

Quant au secteur privé de la radio et de la télévision, il est dominé par quelques groupes comme TF1 ou Europe 1, qui appartiennent à des conglomérats industriels dont les revenus dépendent significativement de la commande publique.

Enfin, les titres de presse le plus lus en France, ceux de la presse quotidienne régionale – les cinq quotidiens régionaux les plus diffusés vendent près de 2 millions de numéros par jour, alors que leurs cinq homologues de la presse nationale n’en vendent que 1,3 million –, connaissent un mouvement de concentration inquiétant qui met en danger l’indépendance et le pluralisme des rédactions.

Même si cette question de la concentration n’est pas directement liée à cette proposition de loi, il nous faudra bien la traiter. Comment les rédactions peuvent-elles rester indépendantes quand on compte six titres dans telle ou telle localité ?

Face à des enjeux de pouvoir et à des intérêts économiques majeurs, il est donc au mieux naïf, au pis cynique d’estimer que les règles de « bonne gouvernance », de transparence et d’autorégulation qui ont été proposées par les états généraux de la presse suffiront à garantir l’effectivité des principes énoncés par les dispositions constitutionnelles et à convaincre l’opinion de reprendre confiance dans les médias d’information.

Dans un tout autre domaine, celui du système bancaire, même le Président de la République a jugé qu’il fallait des règles et de la régulation.

Qui serait donc prêt, dans cet hémicycle, à prendre le pari que des dispositifs d’autocontrôle suffiront à laisser, par exemple, la liberté à la rédaction du Figaro de critiquer les conditions faites, ici ou là, par le groupe Dassault à la vente d’avions Rafale ou aux reporters de TF1 d’enquêter sur les intérêts du groupe Bouygues dans telle ou telle opération de construction ?

L’audience de ces médias et leur influence potentielle sur la formation de l’opinion publique, notamment en période électorale, sont suffisamment établies pour que le législateur se préoccupe des conditions de leur contrôle économique.

De ce point de vue, notre proposition de loi vise à combler une carence évidente dans le système de régulation de la concentration des médias tel qu’il résulte de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, pour le secteur de la communication audiovisuelle, et de la loi du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse.

Le dispositif que nous proposons consiste à proscrire la possibilité pour tout acteur privé entretenant des relations économiques significatives avec la puissance publique d’éditer, de manière directe ou indirecte, un service de radio ou de télévision ou un titre de presse d’information politique et générale.

M. le rapporteur aurait d’ailleurs pu au moins constater qu’un mécanisme de ce type avait déjà existé dans notre droit positif, certes limité au secteur de la presse, aux termes de la loi du 23 octobre 1984 visant à limiter la concentration et a assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse. Mais il est peut-être difficile, mon cher collègue, de vous demander de rendre hommage à une loi de l’Union de la gauche que la droite a abrogée dès son retour aux affaires, en 1986.

M. Jean-Pierre Sueur. Absolument !

M. David Assouline. En tout état de cause, cet épisode appartient au passé et n’interdit aucunement à tous les sénateurs attachés au pluralisme et à la liberté d’expression de joindre leurs voix aux nôtres, d’autant que les arguments de M. le rapporteur – je les ai entendus en commission – pour écarter sans plus de discussion notre proposition de loi sont assez contestables.

Ainsi, sur le plan juridique, rien ne démontre l’incompatibilité de notre texte avec le droit européen. Au contraire, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui prendra effet dès l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le 1er décembre prochain, pose l’obligation de respecter « la liberté des médias et leur pluralisme ».

De plus, il apparaît spécieux de disqualifier la proposition de loi en se retranchant derrière l’arrêt du 16 décembre 2008 de la Cour de justice des Communautés européennes relatif à la législation grecque. La situation en Grèce est différente. Notre proposition de loi n’aurait pas d’effet rétroactif : elle s’appliquerait, à TF1 ou aux autres groupes, lors de chaque renouvellement de contrat avec l’État. Par ailleurs, des mécanismes de transition devront être trouvés pour les groupes de presse écrite, de manière à éviter tout changement brutal et à ne pas perturber leur environnement économique.

Nous ne demandons pas d’aller aussi loin que la Constitution des États-Unis d’Amérique, dont le premier amendement confère à la presse une entière liberté. C’est d’ailleurs grâce à cette liberté que des affaires comme celle du Watergate ont pu faire la une des journaux, et ce pour la plus grande gloire de la démocratie américaine.

Cependant, il est aujourd’hui urgent de sortir des vœux pieux, des demi-mesures et de l’hypocrisie, et de passer aux actes. Nous n’abordons qu’un seul domaine, celui de la régulation de la concentration dans les médias. D’autres chantiers devront être ouverts ultérieurement.

Il faudra assurer l’indépendance et le pluralisme des rédactions, en particulier dans le cadre des concentrations opérées dans la presse quotidienne régionale, et généraliser le droit d’accès des citoyens, et donc des journalistes, à la « mémoire publique », mouvement indispensable qui impliquera l’abrogation des dispositions de la dernière loi de programmation militaire accroissant de manière illégitime le champ du secret-défense, qui est déjà étendu. Il conviendra aussi de garantir réellement le secret des sources, exigence qui va à l’encontre du projet de loi, en cours d’examen, relatif à la protection du secret des sources des journalistes. Enfin, il sera nécessaire de créer un statut européen de société de médias à but non lucratif, avec une exonération de TVA à la clé.

C’est cette réforme ambitieuse et d’avenir, indispensable à la vitalité de notre démocratie, que nous invitons aujourd’hui le Gouvernement et la majorité à ouvrir avec nous.

Pour conclure, je citerai Chateaubriand : « Plus vous prétendez comprimer la presse, plus l’explosion sera forte. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle. » Et j’ajouterai, en parlant plus largement des médias : « …à vivre avec des médias libres, pluralistes et indépendants ». (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)

M. Jean-Pierre Sueur. C’est un sujet très important !

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Michel Thiollière, rapporteur de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à en juger par le ton avec lequel notre collègue David Assouline vient de détailler les dispositions de sa proposition de loi, nous avons bien senti que, au-delà de la sincérité de ses propos, il manifestait une certaine amertume, celle qui vous étreint lorsqu’on se trouve dans l’opposition.

M. Jean-Pierre Sueur. Non ! Il a fait preuve d’enthousiasme et de conviction ! (Sourires.)

M. Michel Thiollière, rapporteur. Cher collègue Assouline, il faut avoir conscience que chacun d’entre nous peut, un jour ou l’autre, se retrouver dans l’opposition et que, dans ces moments-là, on n’apprécie pas toujours ce qui est dit dans la presse. Cela m’est arrivé !

M. Thierry Repentin. Cela fait trop longtemps que ce n’est pas arrivé à la droite !

M. Michel Thiollière, rapporteur. David Assouline, a fait référence à l’histoire américaine et évoqué la révélation par Bob Woodward et Carl Bernstein, deux journalistes du Washington Post, du scandale du Watergate. Pour ma part, j’ai un autre exemple en tête, français celui-là, celui Jacques Derogy, journaliste à L’Express, grâce à qui Klaus Barbie fut retrouvé. Ce travail exemplaire est le fait d’hommes libres et indépendants des groupes de presse qui les emploient.

Mme Nathalie Goulet. « Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… » (Sourires.)

M. Michel Thiollière, rapporteur. C’est la raison pour laquelle je reviendrai non pas sur les dispositions en tant que telles de votre proposition de loi, mais sur ses modalités d’application si elle devait être adoptée. J’essaierai de vous démontrer, en quelques minutes, que ses effets iraient à l’encontre de vos intentions.

Votre objectif, que nous partageons tous, est de rendre la presse réellement indépendante. À cette fin, ce qui ne manque pas d’étonner, vous voulez tenir les médias aussi éloignés que possible de l’argent public et de la commande publique.

M. Michel Thiollière, rapporteur. Ce postulat est surprenant, car il sous-tend que seule la commande publique, c'est-à-dire celle des collectivités et de l’État, entraîne la suspicion et la défiance. Aussi, selon vous, toute intervention directe ou indirecte de la puissance publique dans les médias rendrait impossible toute objectivité et tout pluralisme. Vous en concluez qu’il faut dissocier, presque irrévocablement, médias et acteurs publics, dénouer ce lien qui vous paraît intrinsèquement pervers et attentatoire au pluralisme, à l’indépendance et à la liberté de la presse.

Pour ma part, je pense tout le contraire ! Permettez-moi à cet égard de vous renvoyer aux très longs débats que le Sénat a consacrés à l’examen des deux lois de mars 2009, que vous avez citées, au cours desquels nous avons pris grand soin de veiller au renforcement du service public de l’audiovisuel.

Il est tout de même paradoxal de prétendre que la liberté diminue à mesure de l’engagement de fonds publics. Nous observons tous les jours le contraire. Les différentes stations de Radio France et les différentes chaînes de France Télévisions prouvent quotidiennement qu’elles travaillent en toute liberté et en toute indépendance, bien que ces deux groupes soient financés par des fonds publics.

Il est tout aussi paradoxal de prétendre que seuls des groupes privés, non seulement, par définition, indépendants des fonds publics, mais aussi étrangers à toute commande publique, seraient à même de fonder des médias libres et indépendants.

M. David Assouline. Voyez comment font les Anglo-Saxons !

M. Michel Thiollière, rapporteur. Une chaîne de télévision ou un groupe de presse nécessite la mobilisation d’énormes moyens financiers. Chacun sait, par exemple, que la situation financière des nouvelles chaînes de la TNT est aujourd’hui loin de l’équilibre, et que les autres chaînes privées, qu’elles soient petites, moyennes ou grandes, souffrent considérablement de la crise économique actuelle.

Si, pour exister, les chaînes privées, qu’elles soient françaises ou étrangères, doivent demeurer indépendantes à l’égard de la commande publique et ne pas bénéficier de plus de 1 % d’investissements publics, où vont-elles trouver les moyens de se financer ? Si l’on devait en quelque sorte faire le tri entre celles qui auraient le droit d’avoir des activités dans la presse et les médias et celles qui ne le pourraient pas, finalement, seules les entreprises de la grande distribution seraient gagnantes. Ce serait assez réducteur et il s’agirait là d’une autre forme de perversité.

M. David Assouline. Ce n’est pas vrai !

M. Michel Thiollière, rapporteur. Donc, à tant vous défier de l’argent public et de la commande publique, vous donnez tout pouvoir aux annonceurs sur les médias. Cette façon de considérer l’indépendance et la liberté de la presse n’est pas la nôtre, n’est pas celle de la commission et n’est pas la mienne.

M. David Assouline. Comment cela se passe-t-il au Royaume-Uni ?

M. Michel Thiollière, rapporteur. Pour ce qui est de l’indépendance de la presse et des autres médias, il ne fait pas de doute que c’est un objectif unanimement partagé. Mais, à vous suivre, il serait plus difficile de concilier indépendance et pluralisme puisque votre proposition de loi, si elle était adoptée, aurait pour effet immédiat de raréfier l’offre en réduisant le nombre de ceux qui pourraient diriger un groupe de presse. Pour qu’il y ait indépendance, il faut qu’il y ait pluralisme et pour qu’il y ait pluralisme, il faut une diversité des moyens de financement.

Toutes les politiques conduites depuis de nombreuses années, par des gouvernements de sensibilité différente d’ailleurs, visent à offrir aux téléspectateurs, aux lecteurs et aux auditeurs le plus large choix possible. Pensez à la TNT, par exemple, à laquelle le Sénat a apporté à de nombreuses reprises sa pierre, ou au satellite, qui permet à nos concitoyens de disposer d’une offre télévisuelle abondante et pluraliste. Regardez également ce qui se passe avec internet, qui propose une offre d’information illimitée.

En fait, on l’aura compris, votre texte vise principalement TF1, et quelques autres médias, assez peu nombreux du reste.

M. David Assouline. Non ! C’est un principe !

M. Michel Thiollière, rapporteur. Nous pourrions vous suivre si TF1 était la seule chaîne de télévision française. C’est une chaîne importante, mais on ne va pas lui reprocher tous les matins de faire de l’audience et d’avoir la confiance de nombreux téléspectateurs !

Je n’arrive pas à comprendre pourquoi, dans notre pays, certains, comme vous, tendent à considérer qu’il y a quelque chose d’anormal à avoir du succès, à faire de l’audience. Vous ne pouvez vous empêcher de penser que cela cache nécessairement une forme de perversité. Drôle de manière d’appréhender la culture, et plus particulièrement l’audiovisuel !

Telles sont les principales raisons pour lesquelles notre commission, sous la présidence de Jacques Legendre, est défavorable à votre proposition de loi.

Je profite de ce débat dans lequel sont soulevés des problèmes importants concernant l’audiovisuel et notre société en général pour apporter quelques éclaircissements qui me paraissent utiles.

Il est non seulement possible, mais également indispensable de concilier la société des écrans dans laquelle nous vivons aujourd’hui avec les principes républicains qui nous guident. Certes, ce n’est pas facile, et nous avons souvent eu cette discussion ici avec le ministre de la culture et de la communication, notamment lorsque nous avons examiné les phases ultimes de la loi HADOPI. Nos principes républicains doivent aussi présider à l’aventure des nouveaux médias audiovisuels, de l’internet, etc.

Contrairement à vous, nous ne voulons pas faire de procès d’intention. Pour obtenir l’indépendance, la critique, au sens le plus noble du terme, la diversité, culturelle et audiovisuelle, la créativité, la profondeur dans les émissions et les débats, il est nécessaire d’avoir une pluralité de moyens, ce qui permettra à l’offre d’être la plus abondante possible.

Cette société qui se construit doit non seulement être respectueuse des principes républicains qui sont les nôtres, mais aussi moderne, c'est-à-dire apte à intégrer les développements technologiques. C’est une société du respect et de la confiance que nous appelons de nos vœux.

M. Michel Thiollière, rapporteur. Permettez-moi de vous dire que, ni dans votre proposition de loi ni dans vos propos, je n’ai noté beaucoup de respect et de confiance à l’égard de ceux qui animent aujourd’hui l’audiovisuel, qu’il soit public ou privé.

Sachez que nous ne sommes ni dupes ni naïfs.

M. Michel Thiollière, rapporteur. Nous le savons, il y a des risques, mais ceux-ci doivent être analysés si l’on veut les éviter.

Je relève deux écueils possibles sur la route de la société des écrans qui se construit jour après jour et dans laquelle nous voulons insuffler un esprit républicain.

Le premier consiste à considérer – et cela apparaît de manière récurrente, monsieur Assouline, dans votre pensée philosophique et politique – que la doctrine peut tout. Or, à mon sens, plus on s’enferme dans une doctrine, plus on est autoritaire et, par conséquent, moins on permet à la liberté de s’exprimer.

Je n’irai pas jusqu’à rappeler les exemples historiques douloureux du XXe siècle.

Mme Nathalie Goulet. Et du XXIe siècle !

M. David Assouline. Vous pensez au fascisme ?

M. Michel Thiollière, rapporteur. Le deuxième écueil, dont vous êtes bien conscient, est celui de l’argent qui peut tout. Le capitalisme débridé peut effectivement nous offrir des écrans sous l’unique emprise du marché.

Nous ne voulons ni de l’un ni de l’autre, ni d’une société doctrinaire et autoritaire qui force les choses à tel point que la liberté ne peut plus s’exprimer ni d’une société où l’argent est seul maître des émissions qui sont proposées à nos concitoyens.

D’ailleurs, vous pourriez reconnaître avec moi et plusieurs de nos collègues que nous avons beaucoup œuvré au début de cette année, notamment avec Catherine Morin-Desailly, qui était avec moi co-rapporteur, pour permettre à France Télévisions d’être à la fois plus autonome financièrement et plus indépendante dans son fonctionnement, tout en respectant les acteurs de l’audiovisuel public. Ces débats sont récents, et chacun a encore en mémoire celui qui a porté sur la redevance.

Si nous voulons une information libre et indépendante, une création qui occupe toute sa place dans notre pays, nous devons encourager une forme de foisonnement de la pensée, la diversité culturelle, et faire en sorte que des regards libres et éclairés puissent s’exprimer, tant à l’intérieur des médias que du côté des téléspectateurs, des lecteurs ou des auditeurs.

Cette société du respect que j’appelle de mes vœux, nous y parviendrons par l’équilibre des moyens. Pour ce faire, il n’y a pas d’autre solution que la régulation. C’est pourquoi nous avons étendu les pouvoirs du CSA, qui attribue les fréquences et garantit le pluralisme. Avec Catherine Morin-Desailly, nous aurions même souhaité aller un peu plus loin, mais ce n’est déjà pas si mal. En tout cas, une autorité de régulation est bien la garantie dans une démocratie que l’autoritarisme ou les excès du marché ne peuvent l’emporter.

Je trouve que vous faites très peu de cas de nos concitoyens. Vous témoignez d’une défiance absolue vis-à-vis des téléspectateurs ou des auditeurs, comme s’ils étaient tous d’authentiques gogos, n’ayant aucun libre arbitre, aucun sens critique et gobant tout sans discernement.