M. Jean-Pierre Sueur. Justement ! C’est pour cette raison qu’il faut légiférer !

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Disons plutôt qu’il ne s’est jamais prononcé !

M. Patrick Ollier, ministre. Donc, il ne l’a jamais reconnu !

Par conséquent, le texte a bien pour objet, contrairement à ce qui est indiqué, d’infléchir la jurisprudence sur ce point.

Par ailleurs, si le texte parle de « présomption », il s’agit en fait d’une présomption irréfragable puisque le Conseil d’État ne pourra pas en écarter l’application. Je vous demande de bien y réfléchir.

Ce que le Conseil d’État admet de la part d’un conseiller municipal ne va pas de soi s’agissant d’un parlementaire, sauf à admettre que celui-ci, en s’emparant du cas singulier d’un décret d’application, se fasse le porte-parole d’une catégorie particulière d’intérêts.

Avant d’adopter une telle disposition, il convient d’envisager ses effets collatéraux. Comment ne pas craindre que les parlementaires ne soient harcelés par toutes sortes d’intérêts catégoriels ? Comment éviter les pressions auxquelles se livreront ceux qui défendent des intérêts catégoriels – les élus locaux savent de quoi je parle ! – pour qu’un parlementaire défère devant le Conseil d’État une supposée carence du Gouvernement dans l’adoption de mesures réglementaires ?

Pour l’ensemble de ces raisons, je vous fais part de nouveau de ma conviction très profonde, qui est également celle du Gouvernement : s’il y a matière, du point de vue des parlementaires, à progresser encore en matière de contrôle de l’application des lois, cette amélioration passe certainement beaucoup plus par l’exercice de leurs prérogatives constitutionnelles que par leur recours au juge.

Pour l’ensemble de ces raisons, le Gouvernement ne peut pas accepter cette proposition de loi en l’état. (Applaudissements sur les travées de lUMP. – Mme Anne-Marie Payet applaudit également.)

Mme la présidente. J’invite chacun des orateurs inscrits à respecter le temps de parole qui lui a été accordé, faute de quoi nous ne pourrons pas achever la présente discussion dans les délais prévus, c'est-à-dire à treize heures au plus tard.

La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le ministre, vous aurez beau dire et beau faire, il existe aujourd’hui un droit exorbitant de tout gouvernement à ne pas appliquer la loi. Vous le savez très bien, il suffit à un gouvernement de s’abstenir de publier les textes d’application pour que la loi ne s’applique pas.

M. Patrick Ollier, ministre. Faites-la appliquer ! Exercez votre pouvoir, monsieur le sénateur !

M. Jean-Pierre Sueur. Permettez-moi, monsieur le ministre, d’évoquer ce point en détail, en vous fournissant des exemples concrets.

Certes, nous pouvons poser des questions écrites ou orales, intervenir au cours des débats qui se déroulent ici. Pour autant, si le Gouvernement ne publie pas les décrets, nous n’avons aucune capacité de l’y contraindre. Telle est la vérité !

M. Roland Courteau. Vous avez raison, monsieur Sueur !

M. Jean-Pierre Sueur. Si vous pensez le contraire, monsieur le ministre, expliquez-moi en quoi je me trompe !

Ce premier point, parfaitement clair, me permet d’ailleurs de répondre aux trois quarts de votre intervention, de plus de vingt minutes. Vous pouvez constater, madame la présidente, que je ne gaspille pas le temps qui m’est accordé !

Par ailleurs, je souhaite remercier M. Yvon Collin, ainsi que M. Jean-René Lecerf, de leur travail. Nous voterons en effet avec beaucoup d’enthousiasme et de détermination les amendements identiques qu’ils ont déposés, lesquels, grâce à une rédaction parfaitement ajustée, prévoient que les parlementaires pourront intervenir non pas sur tout sujet, mais uniquement sur la question centrale de la mise en œuvre de la loi votée.

Monsieur le ministre, vous avez cité je ne sais plus qui, en prétendant qu’il disait, en 1987, je ne sais plus quoi.

M. Patrick Ollier, ministre. Il fallait écouter !

M. Jean-Pierre Sueur. Pour ma part, je vous citerai les propos tenus par M. Daniel Labetoulle,…

M. Patrick Ollier, ministre. Qui est-ce ?

M. Jean-Pierre Sueur. … ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État. C’est pourquoi, monsieur le ministre, votre question me paraît inappropriée.

Il a publié, dans le numéro de mai 2010 de la Revue juridique de l’économie publique, un article qui, j’en suis sûr, n’aura pas manqué de retenir votre attention et dont voici un extrait

« On connaît l’objection mise en avant par Jacques Massot et souvent reprise depuis : “… représentant la nation tout entière […], [le parlementaire] fait partie d’un cercle d’intérêt trop vaste pour que son action ne se confonde pas avec l’action populaire.”

« Mais y a-t-il là de quoi écarter autre chose qu’une vision d’une recevabilité “tous azimuts” d’un parlementaire qui tiendrait de son mandat le privilège de pouvoir attaquer tout acte susceptible de recours ? Ce qui ne paraît envisagé par personne et en tout cas ne l’est pas ici, où l’on se borne à suggérer que la réponse à la question de la recevabilité du parlementaire ne passe pas plus par le : “jamais” que par le : “toujours” mais seulement par le : “quand ?” »

C’est exactement ce à quoi M. Collin et M. Lecerf apportent une réponse pertinente.

M. Labetoulle expose ensuite ce que vous avez rappelé, et qui est bien connu, monsieur le ministre : jusqu’à ce jour, le Conseil d’État a pratiqué l’évitement ou le contournement. Nous connaissons tous la fameuse formule : « sans qu’il soit utile de statuer sur la recevabilité des parlementaires »…

Le Conseil d’État s’est appuyé soit sur le fait qu’il y avait d’autres requérants qui n’étaient pas parlementaires, soit sur le fait que le parlementaire requérant possédait une qualité autre. Mme Nicole Borvo Cohen-Seat s’est ainsi vue reconnaître la qualité de téléspectatrice et M. François Bayrou, celle d’abonné au gaz ou plutôt, en l’espèce, d’« actionnaire d’une société d’autoroute ».

Bref, tout cela est proprement ridicule !

D’ailleurs, ce n’est pas moi qui le dis ! M. Daniel Labetoulle, dont nous connaissons l’autorité, rappelle également, en soulignant l’absurdité de la situation, qu’a été reconnue à M. Didier Migaud la qualité de « consommateur de produits pétroliers ». En tant que tel, sa requête avait été déclarée recevable ! Et M. Labetoulle de conclure par ces mots : « Non, décidément, la jurisprudence sur la recevabilité du parlementaire ne peut être aujourd’hui ce qu’on a trop cru qu’elle était. »

Voulez-vous que je vous cite la remarquable analyse conduite par Mme Véronique Bertile dans le numéro daté de 2006 de La Revue française de droit constitutionnel ? « La reconnaissance d’un intérêt pour agir aux membres du Parlement à l’encontre des actes administratifs portant atteinte à leurs prérogatives est indéniablement une étape – et, qui plus est, une étape nécessaire – de l’affermissement du recours pour excès de pouvoir comme véritable recours objectif, destiné à assurer le respect de la légalité par l’administration. »

Monsieur le ministre, je souhaite maintenant évoquer deux affaires concrètes.

Figurez-vous qu’il m’est arrivé de me trouver devant le Conseil d’État porteur d’un recours engagé par 70 sénateurs concernant une ordonnance. Nous avions adopté un texte qui autorisait le Gouvernement à légiférer par ce biais. L’ordonnance fut prise, mais plusieurs de ses dispositions étaient contraires à la loi.

Or l’ordonnance est un texte à caractère administratif tant qu’elle n’a pas été ratifiée. En tant que parlementaires, nous étions donc confrontés à ce texte censé répondre à l’autorisation donnée par la loi, mais contraire, pour plusieurs de ses dispositions, à celle-ci.

Je me suis donc rendu, une après-midi durant, devant le Conseil d’État, ce dont je garde un souvenir… mémorable. Vous savez en effet, monsieur le ministre, que, dans cette assemblée, on ne peut pas parler, ce qui est extrêmement frustrant ! (Sourires.) J’ai donc respectueusement écouté son rapporteur, qui nous a donné raison sur un grand nombre de points, nous permettant ainsi de saisir par la suite le Conseil constitutionnel.

Nous avons appris, d’une part, que nous n’étions pas recevables en tant que parlementaires et, d’autre part, que l’ordonnance était ratifiée de fait, l’un de nos collègues l’ayant mentionnée dans un amendement. Aux yeux du Conseil d’État, elle était dès lors revêtue de l’aura législative, alors qu’aucun parlementaire, pas plus que le Gouvernement lui-même, n’avait considéré qu’il en était ainsi.

Nous étions donc dans une position absurde. Je vous renvoie à l’arrêt du 29 octobre 2004 du Conseil d’État, qui mérite d’être lu, car il montre clairement que notre recours était fondé et qu’il eût été préférable que la loi fût différente. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous sommes ici réunis à l’instigation d’Yvon Collin.

J’évoquerai un second cas très concret, en demandant à Mme la présidente de faire preuve d’un peu d’indulgence à mon égard en ce qui concerne mon temps de parole.

Monsieur le ministre, vous savez que, en 2004, le Sénat et l’Assemblée nationale ont adopté à l’unanimité une disposition permettant aux femmes dont la mère s’était vu prescrire du Distilbène de bénéficier d’un congé de maternité aménagé.

Je tiens à votre disposition toutes les questions écrites et orales, toutes les lettres, l’inventaire de nos rendez-vous au ministère et de nos déclarations auprès de Mme Bachelot-Narquin, laquelle, indignée de la situation, s’était mise en colère ici même. Toujours est-il qu’il a fallu cinq ans, six mois et quatorze jours pour obtenir la parution des deux décrets nécessaires !

Monsieur le ministre, si vous trouvez cela normal, dites-le-moi ! Vous nous avez aujourd'hui invités, à d’innombrables reprises, à exercer notre pouvoir de contrôle. Eh bien, c’est ce que je me suis efforcé de faire de multiples fois et de toutes les manières possibles pour ces femmes. Pourtant, alors que certaines d’entre elles auraient pu bénéficier de cette mesure durant leur grossesse, cela n’a pas été le cas pendant cinq ans, six mois et quatorze jours. J’ai même demandé si l’on attendait, pour prendre le décret, qu’elles ne soient plus en âge de procréer !

Le Conseil d’État ayant le pouvoir de condamner le Gouvernement pour non-application de la loi, nous demandons qu’une présomption d’intérêt à agir soit reconnue aux parlementaires, parce qu’il n’existe pas d’autre moyen coercitif. Vous-même, dans votre discours, n’avez pas réussi à nous en citer un seul.

M. Patrick Ollier, ministre. Si ! Je l’ai expliqué !

M. Jean-Pierre Sueur. Je vous dis, monsieur le ministre, qu’il n’existe pas d’autre moyen.

On peut, certes, tenter de persuader et poser des questions. Mais, à la fin des fins, si le Gouvernement ne publie pas le décret, nous ne pouvons pas le publier à sa place !

Par conséquent, cette proposition de loi, le cas échéant modifiée par les amendements déposés par M. le rapporteur et par M. Collin, permettra, en tant que de besoin, une application effective des textes que nous votons, et c’est absolument nécessaire. Du reste, j’en suis convaincu, cette disposition aura un effet dissuasif.

C’est pourquoi, monsieur le ministre, nous ne partageons pas votre sentiment.

M. Patrick Ollier, ministre. Ce n’est pas un sentiment, c’est une conviction !

M. Jean-Pierre Sueur. Lundi, vous vous étiez montré rétif à une autre initiative parlementaire. Aussi pensais-je que vous auriez entre-temps réfléchi et fait évoluer votre position. Malheureusement, force est de constater que tel n’est pas le cas.

En ce qui nous concerne, nous soutenons avec enthousiasme cette initiative salutaire de nos collègues du RDSE. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi présentée par Yvon Collin et certains de ses collègues du groupe RDSE est intéressante et nous la voterons. Elle participe d’une amélioration des moyens de contrôle du Parlement sur l’exécutif, aujourd’hui bien limités, quoi que vous en pensiez, monsieur le ministre, fidèle en cela à une opinion que vous avez déjà eu l’occasion d’exprimer.

Certes, l’article 24 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision de juillet 2008, confère expressément au Parlement la mission de contrôle de l’action du Gouvernement. Néanmoins, le débat que nous avons eu ici même le 12 janvier dernier, sur l’initiative de nos collègues du RDSE, a bien montré les limites d’un tel mécanisme de contrôle, et le fait de répéter à l’envi le contraire n’y change rien !

Les rapports annuels successifs consacrés à cette question dressent, l’un après l’autre, le même bilan préoccupant.

Certains d’entre nous ont dénoncé la frénésie législative du Gouvernement depuis 2007, les nombreuses mesures d’affichage, de même que le recours fréquent à la procédure accélérée. Il en résulte une dégradation de la qualité du droit et, contrairement à ce qu’affirment certains au mépris de la réalité, du rôle du Parlement, ainsi qu’une remise en cause de l’égalité des citoyens devant la loi.

Certes, étant des opposants résolus à la politique menée actuellement, nous ne regrettons pas forcément que des mesures législatives votées par la majorité ne fassent pas l’objet de mesures d’application, surtout quand elles ne sont pas applicables. Mais c’est bien souvent dans d’autres hypothèses que le Gouvernement rechigne à appliquer la loi...

De fait, le rôle premier du Parlement, qui est de voter la loi, est remis en cause.

De quels droits et pouvoirs peuvent se prévaloir les parlementaires pour contraindre le Gouvernement à appliquer la loi ? D’aucun ! Ils ne peuvent que dresser un constat, dénoncer, poser des questions, rédiger des rapports, etc. Ils peuvent trépigner dans l’hémicycle, mais, en réalité, ils ne disposent que de l’information de nature politique que vous considérez comme bien suffisante, monsieur le ministre.

M. Roland Courteau. C’est sans effet !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Le Parlement ne peut se prévaloir d’aucun pouvoir de coercition à l’égard du Gouvernement. Aujourd'hui, la motion de censure est tout de même très difficile à mettre en œuvre ! Ni par le vote d’une nouvelle loi ni par l’adoption d’une résolution, le Parlement ne peut contraindre le Gouvernement à prendre les mesures réglementaires requises par une disposition législative, de surcroît dans un délai qu’il pourrait lui-même fixer.

M. Roland Courteau. C’est vrai !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Le cas échéant, il serait sanctionné par le Conseil constitutionnel.

Quant aux parlementaires pris individuellement, ils n’ont pas le pouvoir de s’assurer que les mesures prises par le Gouvernement sont bien conformes à la loi et respectent les limites fixées par la Constitution. Ils ne disposent pas non plus du droit d’engager un recours juridictionnel pour demander que soit ordonnée l’édiction des mesures réglementaires exigées par la mise en œuvre d’un texte législatif.

Pour l’heure, la seule voie qui leur est ouverte est celle du droit commun : le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État. Mais encore ce pouvoir est-il limité à deux situations : décret du Président de la République ou acte réglementaire d’un ministre. Il ne s’applique pas aux mesures d’application d’une loi ou à leur non-édiction dans un délai raisonnable. Or c’est bien l’absence de publication d’une mesure réglementaire dans des délais normaux qui pose essentiellement problème.

Jusqu’à présent, la jurisprudence administrative a déduit l’intérêt à agir des parlementaires en matière de recours pour excès de pouvoir sans que ce droit de saisine leur ait été officiellement et légalement reconnu.

Certains objecteront, avec raison, que le Conseil d’État a trouvé des subterfuges. À cet égard, vous me permettrez de me référer à la requête que j’avais introduite auprès du Conseil d’État à la suite de la décision de supprimer la publicité sur les chaînes du groupe France Télévisions avant même le vote de la loi. Pour mémoire, je rappelle que le Président de la République avait, en décembre 2008, imposé au conseil d’administration de France Télévisions la suppression de la publicité de 20 heures à 6 heures dès le 5 janvier 2009, alors que le Sénat n’en avait pas encore délibéré.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Suivant les conclusions du rapporteur public, qui dénonçait « la piètre gestion d’un dossier sensible qui mettait en cause l’avenir du service public de l’audiovisuel », l’arrêt du Conseil d’État a sanctionné l’incompétence de l’exécutif, l’atteinte à notre droit d’amendement et le détournement de pouvoir dont ce dernier s’était rendu coupable.

Pour faire droit à ma requête, le Conseil d’État a usé d’un subterfuge en excipant de ma qualité d’usager du service public de la télévision. Cela étant, il est évident qu’il a voulu montrer combien la résistance institutionnelle, en particulier parlementaire, peut se révéler nécessaire et possible face aux dérives de l’exécutif. En l’espèce, il s’agissait de sanctionner non pas l’absence d’un décret d’application, mais un excès de pouvoir par lequel l’exécutif appliquait une loi avant qu’elle n’ait été votée.

Si la proposition de loi qui nous est soumise ce matin n’est pas susceptible de régler tous les problèmes que pose l’absence d’équilibre entre les pouvoirs de l’exécutif et ceux du Parlement, elle va néanmoins dans le bon sens et c’est pourquoi nous la voterons, le cas échéant amendée.

Aujourd’hui, la primauté de l’exécutif sur le Parlement est sans cesse confirmée, la légitimité des assemblées parlementaires est mise en cause, quoi que vous en disiez, monsieur le ministre, et les attributions de leurs membres sont rognées.

M. Roland Courteau. C’est vrai !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Redonner quelques pouvoirs institutionnels, y compris de nature juridictionnelle, aux parlementaires que nous sommes est de la plus grande utilité.

M. le rapporteur, avec l’accord de l’auteur de cette proposition de loi, a déposé un amendement visant à en réduire le champ d’application. S’agissant du vote sur l’ensemble, il s’en remet à la sagesse du Sénat. Pour notre part, nous considérons que l’adoption de cet amendement rendrait moins pertinent ce texte en en limitant par trop la portée. De fait, nous laissons au juge un pouvoir d’interprétation qui évoluera à mesure que la jurisprudence entendra, de façon plus large, la notion d’excès de pouvoir de l’exécutif.

Cela étant, je le répète, nous voterons cette proposition de loi, même si l’amendement de la commission est adopté. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste.)

Mme la présidente. La parole est à M. François Zocchetto.

M. François Zocchetto. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi présentée par Yvon Collin et certains de ses collègues du groupe RDSE soulève de vraies questions et suscite un réel débat, comme l’attestent les propos des différents orateurs qui se sont succédé à la tribune.

Même si, il faut bien le reconnaître, ce débat peut paraître très technique à la plupart de nos concitoyens, ses termes sont très concrets.

Le Conseil d’État ne s’est jamais prononcé en faveur de l’intérêt à agir d’un parlementaire invoquant une atteinte aux prérogatives du Parlement. C’est pourquoi les auteurs de la proposition de loi proposent d’apporter une réponse législative aux incertitudes jurisprudentielles. Cela mérite débat, j’en conviens.

Si j’ai bien compris, nos collègues du RDSE nous proposent de doter les parlementaires d’une présomption d’intérêt à agir dans trois hypothèses : celle où le pouvoir réglementaire empiéterait sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif ; celle où une mesure réglementaire méconnaîtrait la loi ; celle, enfin, où le pouvoir réglementaire ne prendrait pas dans un délai raisonnable les mesures d’application d’une loi.

J’ai beaucoup apprécié le travail mené par M. le rapporteur et les débats qui ont eu lieu au sein de la commission des lois. Trois options ont été mises en évidence : soit, comme le proposent les auteurs de la proposition de loi, les parlementaires se voient reconnaître un très large intérêt à agir ; soit, par principe, il leur est dénié tout intérêt à agir du seul fait de leur qualité ; soit cette qualité leur est reconnue dans un nombre limité de cas. C’est cette dernière voie qu’a choisie M. le rapporteur en retenant deux hypothèses où un intérêt à agir pourrait être reconnu aux parlementaires.

La première hypothèse est celle où le Premier ministre refuserait de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d’application d’une loi.

Si cette disposition devait être adoptée, elle aurait des conséquences particulièrement importantes. À cet égard, les exemples qu’a cités notre collègue Jean-Pierre Sueur sont éloquents. Chacun d’entre nous a été au moins une fois rapporteur d’un texte et a pu faire l’expérience de la frustration qu’on peut éprouver quand, six mois, un an, deux ans, trois ans, quatre ans, cinq ans après son adoption, les décrets d’application ne sont toujours pas pris, si tant est qu’ils le soient jamais. Me vient à l’esprit le cas d’une loi de procédure pénale, promulguée voilà maintenant sept ans, dont tous les décrets d’application n’ont pas encore été pris…

Certes, ces mesures réglementaires restant en souffrance sont peu nombreuses, mais le Parlement s’étant prononcé clairement et souverainement, cette situation est problématique.

C’est pourquoi l’approche de M. le rapporteur me paraît très intéressante.

La seconde hypothèse dans laquelle l’intérêt à agir pourrait être reconnu aux parlementaires, qui prête sans doute moins à discussion, est celle où un acte réglementaire autorisant la ratification ou l’approbation d’un traité aurait été pris alors que cette autorisation devait être accordée par une loi.

L’approche retenue par la commission peut paraître séduisante. Néanmoins, comme j’ai eu l’occasion de le dire en commission, je ne suis pas totalement convaincu par la nécessité d’adopter ce dispositif.

À mon sens, trois interrogations subsistent, lesquelles, n’en doutons pas, ne seront pas tranchées par le débat d’aujourd’hui.

Premièrement, je m’interroge sur la constitutionnalité du dispositif proposé. En effet, la proposition de loi évoque une forme de nouvelle régulation juridictionnelle de la relation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Certes, je ne suis pas constitutionnaliste, mais, intuitivement, au regard du principe de séparation des pouvoirs, qu’on nous enseigne dès l’école primaire en cours d’instruction civique, j’ai tendance à penser que cette évolution peut difficilement se passer d’une base constitutionnelle.

Deuxièmement, je m’interroge sur les conséquences qu’aurait cette évolution sur le bon fonctionnement de nos institutions.

À mon sens, on ne peut être que réservé sur le sens et l’utilité d’une forme de juridictionnalisation du contrôle exercé par les assemblées sur l’action du Gouvernement. Les parlementaires, fussent-ils juristes, pourraient éprouver un certain dépit à devoir privilégier l’action devant les tribunaux, en lieu et place du débat parlementaire et politique. J’ai le sentiment que, si nous nous engagions dans cette voie, nous nous dessaisirions, nous, parlementaires, de nos prérogatives constitutionnelles en matière de contrôle de l’action gouvernementale.

Les actions que nous pourrions engager devant le Conseil d’État, en tant que parlementaires, concernant l’application des lois, ne pourraient que troubler nos concitoyens : pourquoi, se demanderaient-ils, des députés ou des sénateurs emprunteraient la même voie que nous en saisissant la juridiction administrative alors qu’ils ont théoriquement des prérogatives que nous n’avons pas ?

Cela provoquerait également des interrogations au regard du fonctionnement de la justice. En effet, le texte proposé reviendrait indirectement à créer une forme d’action populaire, et Jean-René Lecerf a évoqué ce risque dans son rapport. Or le Conseil d’État a toujours pris soin d’éviter toute forme d’action populaire.

Je rappelle que, en matière pénale, en France, on refuse qu’il y ait des procureurs privés : nous sommes attachés à ce que l’action publique soit exercée par des magistrats, les magistrats du parquet.

En outre, je ne suis pas convaincu que le recours aux juges serait plus efficace que le dialogue politique sur l’adoption des décrets.

Je remercie M. Yvon Collin et ses collègues de nous entraîner dans une réflexion qui, de prime abord, ne m’apparaissait pas essentielle. Mais, plus on y songe, plus on s’aperçoit qu’il y a quelque chose à faire. Toutefois, je me demande si le travail à accomplir n’est pas de plus grande envergure. Dans une République modernisée, où les pouvoirs seraient rééquilibrés en faveur du Parlement – même le Président de la République s’est exprimé en ce sens –, ne faut-il pas envisager des adaptations et des innovations institutionnelles ?

Monsieur Collin, vous ouvrez la voie à une réflexion bien plus approfondie, qui devrait se nourrir de propositions de juristes que nous ne sommes pas forcément, du moins que je ne suis pas.

Vous aurez compris, cher collègue, mes réticences importantes à l’égard de votre proposition de loi, quel que soit l’intérêt que j’y porte.

Mes collègues de l’Union centriste et moi-même sommes prêts à vous accompagner dans la réflexion d’innovation constitutionnelle qui pourrait être proposée dans les mois ou les années à venir. Cela apparaît, en effet, comme une nécessité, au moins en ce qui concerne les retards pris par le pouvoir exécutif dans la publication des textes d’application des lois. (Applaudissements sur le banc de la commission.)

Mme la présidente. La parole est à M. Laurent Béteille.

M. Laurent Béteille. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le recours pour excès de pouvoir est un recours contentieux tendant à l’annulation d’une décision administrative et fondé sur la violation par cette décision d’une règle de droit. Cela résulte de la jurisprudence du Conseil d’État. Ainsi est assuré, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité : si l’autorité administrative ne respecte pas les limites qui lui ont été assignées par la Constitution ou par la loi, elle commet un excès de pouvoir.

Vous nous proposez, cher collègue Yvon Collin, de trancher aujourd’hui une question importante à laquelle le Conseil d’État s’est toujours soustrait volontairement : un parlementaire peut-il jouir, ès qualité, d’un intérêt pour agir ou d’une possibilité d’agir en matière de recours pour excès de pouvoir lorsque la défense des prérogatives du Parlement est en jeu ?

Notre rapporteur, Jean-René Lecerf, qui a réalisé un travail dont je tiens à saluer la qualité, nous a rappelé que cette proposition soulevait des questions essentielles en ce qui concerne tant les moyens d’action des parlementaires pour la défense des prérogatives du Parlement que le rôle et la place de la haute juridiction.

D’abord, la proposition de loi s’inscrit-elle dans le droit fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, dont l’ambition – et le résultat – est de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement ?

Ensuite, le parlementaire a-t-il vocation à agir sur le terrain judiciaire pour défendre les droits du Parlement ?

Enfin, le Conseil d’État peut-il ou doit-il devenir l’arbitre de conflits entre les assemblées et le Gouvernement ?

Le texte qui nous est soumis tend à apporter une réponse aux incertitudes jurisprudentielles et à trancher ainsi une question importante à laquelle, on l’a dit, le Conseil d’État s’est toujours soustrait, invoquant, à juste titre selon moi, une atteinte aux prérogatives du Parlement.

Lorsque cette proposition de loi a été déposée, j’ai regretté que le Conseil d’État n’ait pas lui-même tranché cette question, ce qui nous aurait épargné ce débat !

Toutefois, le Conseil d’État n’a fait que démontrer sa finesse d’analyse juridique en décidant de ne pas trancher ce débat parce que celui-ci est, en réalité, de niveau constitutionnel. Il porte, en effet, sur l’équilibre des pouvoirs puisqu’il s’agit de doter les parlementaires de prérogatives qui ne sont prévues nulle part.

Nous savons que le recours pour excès de pouvoir suppose, pour être recevable, un intérêt personnel à agir, défini dans la jurisprudence, comme le rappelait le président Hyest lors de nos débats en commission des lois.

Le parlementaire n’a pas un intérêt particulier à faire valoir en tant qu’individu pour introduire un recours pour excès de pouvoir. Par conséquent, si l’on va dans le sens de la proposition de loi, on crée un nouveau cas de recevabilité du recours pour excès de pouvoir, distinct de celui qui existe actuellement et qui est fondé sur l’intérêt personnel à agir. Ce faisant, on donne un pouvoir nouveau aux parlementaires et on touche donc à l’équilibre des pouvoirs, qui est un principe purement constitutionnel.

Dès lors, il n’est pas concevable de toucher à cet équilibre par une voie ordinaire. C’est une des raisons pour lesquelles on ne peut pas suivre la direction proposée.

Il s’agit d’autant plus d’un changement d’équilibre entre les pouvoirs au sein de la République que l’on confère finalement au juge un rôle nouveau : en cas de désaccord entre le Gouvernement et le Parlement, il reviendra au juge de trancher. On crée ainsi un véritable gouvernement des juges, ce qui n’est pas imaginable dans le cadre d’une simple proposition de loi ordinaire. Il faut peut-être y regarder à deux fois avant de se lancer dans une telle entreprise !

Par conséquent, même si j’admire le travail effectué par notre rapporteur, je considère que nous ne pouvons pas aller dans ce sens ; je n’y vois pas de progrès pour la démocratie.

Il nous appartient, au titre des pouvoirs qui nous sont donnés par la Constitution, de nous engager dans un contrôle exigeant de l’application des lois. La disposition introduite par la révision constitutionnelle de 2008 concernant le contrôle exercé par le Parlement est récente et n’a pas encore produit tous ses effets. Il nous appartient de prendre des initiatives et d’appréhender la totalité des possibilités que nous offre la Constitution.

Le dispositif qui nous est proposé aujourd'hui allant bien au-delà des dispositifs constitutionnels actuels, le groupe UMP ne le votera pas. (M. René Garrec applaudit.)