compte rendu intégral

Présidence de M. Gérard Larcher

(La séance exceptionnelle est ouverte à onze heures.)

M. Gérard Larcher, président du Sénat. Mes chers collègues, sur la proposition du vice-président Guy Fischer, président de la délégation chargée de la politique événementielle et des relations avec la société civile, le bureau du Sénat s’est déclaré favorable, au cours de sa réunion du 25 mai dernier, à la demande de notre collègue Robert Badinter visant à célébrer, lors d’une séance exceptionnelle dans l’hémicycle, le trentième anniversaire du vote définitif par le Sénat du projet de loi portant abolition de la peine de mort.

L’organisation de cette séance exceptionnelle, que j’ai l’honneur de présider, a été décidée le 21 juin par la conférence des présidents.

Permettez-moi, mes chers collègues, d’avoir une pensée particulière et amicale pour Guy Fischer, au moment où commence la présente séance.

Par ailleurs, je vous rappelle que la conférence des présidents a prévu que chaque groupe disposerait d’un temps de parole de dix minutes. Aux termes des différentes interventions, la séance sera conclue par notre collègue Robert Badinter, qui avait présenté, au nom du gouvernement de M. Pierre Mauroy, que je salue en cet instant, le projet de loi portant abolition de la peine de mort.

Monsieur le président de la commission des lois, cher Robert Badinter, mes chers collègues, je trouve heureux que le bureau ait soutenu la proposition de notre collègue Robert Badinter de commémorer, trente ans jour pour jour après le vote, l’adoption par le Sénat du projet de loi abolissant la peine de mort.

Cette commémoration me paraît révélatrice de la capacité particulière du Sénat à s’inscrire dans une continuité. Je dis souvent que la Haute Assemblée se différencie des autres grandes institutions politiques de la République par un rapport souvent différent au temps. Notre séance d’aujourd’hui en donne un nouvel exemple.

Au Sénat, nous savons prendre le temps, parce que nous savons d’où nous venons ; nous savons de quelle histoire nous sommes les héritiers ; nous savons sur quels héritages nous construisons notre travail de législateur.

Je me suis plongé avec grand intérêt – et sans a priori – dans les débats parlementaires de 1981, plus particulièrement, naturellement, dans les débats du Sénat, que j’ai cependant comparés à ceux qui ont eu lieu à l'Assemblée nationale.

L’abolition de la peine de mort est l’un des moments importants de l’histoire parlementaire française de la seconde moitié du XXe siècle, tant par la portée concrète et la dimension morale et philosophique du sujet que par les interrogations de fond que ce débat a suscitées de la part des représentants de la nation sur leur rôle, leur pouvoir et leur devoir. En cela, ce fut un moment politique, au sens le plus noble de ce mot.

Il n’est bien sûr pas question en cet instant de reprendre point par point les arguments des uns et des autres. La grandeur de ce tournant symbolique de notre vie politique et sociale était non pas tant dans la finesse des argumentations que dans la force et la sincérité des convictions qui se confrontaient, parfois avec passion.

Mais l’engagement et la chaleur des échanges dans cet hémicycle ne peuvent nous faire ignorer les questions essentielles posées par les interventions de nos collègues d’alors, dont certains continuent de siéger dans cet hémicycle. Leur portée dépasse le débat sur l’abolition, et elle garde toute son actualité aujourd’hui.

Il faut le dire, nombre de nos collègues sénateurs hésitaient à aller vers l’abolition car ils étaient sincèrement convaincus qu’elle n’était pas souhaitée par la majorité des Français. Ils l’ont exprimé clairement, il leur semblait qu’ils n’avaient pas reçu mandat d’abolir la peine de mort. Certains allaient même jusqu’à reprocher au Gouvernement son projet, en estimant que lui-même n’avait aucun mandat pour initier un changement de cette nature.

Naturellement, nos collègues de 1981 étaient trop fins juristes et trop bons connaisseurs de notre droit constitutionnel pour méconnaître ce fondement du droit parlementaire figurant à l’article 27 de la Constitution aux termes duquel « Tout mandat impératif est nul ». Dans une démocratie représentative, tout élu du suffrage universel, qu’il soit direct ou indirect, doit, pour chaque décision, se déterminer seul et en conscience. C’est du reste – il s’agit d’un point fondamental – la contrepartie de la responsabilité politique que l’élu assume pour les votes qu’il a émis.

J’ai été étonné de voir que déjà en 1981 se déployait ce que l’on pourrait qualifier de « dialectique des sondages ». Tout le monde s’accorde à dire que les sondages ne sont que des projections partielles à un moment donné, et tout le monde sait comment les résultats peuvent souvent être orientés par la façon dont la question est posée. Mais, dans le même temps, commentateurs et acteurs de la vie politique gardent en tête la trace invisible qu’impriment les sondages.

Quel exemple significatif en est le débat sur l’abolition. Selon les sondages de l’époque, les Français y étaient opposés. Et pourtant, le Parlement, dans chacune de ses assemblées comportant des compositions politiques différentes, a choisi de faire primer la décision politique sur la tendance estimée par les sondages.

Derrière cette préoccupation de l’état de l’opinion se profilait la question du recours au référendum. Certains parlementaires jugeaient que, sur une question si symbolique, le recours direct aux citoyens s’imposait. Je passe sur les questions constitutionnelles relatives au champ et à l’usage du référendum en 1981, aspects qui ont connu des évolutions notables depuis.

Comme l’avaient fort justement analysé plusieurs des orateurs, à l’image de Paul Pillet ou d’Edgar Tailhades, le Parlement disposait, avec le projet de loi présenté par le Gouvernement et défendu par Robert Badinter alors garde des sceaux, non seulement de la possibilité, mais aussi de l’obligation morale et politique de se prononcer dans l’exercice des pouvoirs que lui confère la Constitution.

Comme le disait Edgar Tailhades, qui avait commencé d’assumer les responsabilités de rapporteur du projet de loi avant de s’en désister et d’être remplacé par Paul Girod, dont je me réjouis de la présence en tribune ce matin : « Le mandat qui est le nôtre est un mandat représentatif. [...] Aussi les parlementaires que nous sommes doivent-ils prendre des décisions en conscience, sous leur responsabilité politique, et la sanction de l’élection. »

À ce point, il me paraît important d’observer le contenu même des débats tenus au Sénat en 1981. Presque tous les orateurs ont insisté sur la dimension personnelle de leur vote et beaucoup se sont interrogés sur les conséquences pratiques de l’abolition.

Naturellement, plusieurs sénateurs ont exprimé au cours de ce débat une véritable émotion et des sentiments personnels, presque intimes. Vous l’aviez ressenti vous-même, monsieur le ministre, cher Robert Badinter, lorsque vous indiquiez, à l’issue de la discussion générale : « J’ai entendu des propos qui traduisaient souvent des convictions, parfois aussi des émotions respectables et même profondes. »

Mais l’émotion réelle ne l’a pas emporté sur la réflexion et la détermination des votes. In fine, c’est la responsabilité politique qui a primé.

Il faut s’en réjouir, car le législateur ne doit pas céder à l’émotion. Nous, parlementaires, devons concilier notre responsabilité politique personnelle, nos convictions et notre histoire avec nos personnalités propres et notre devoir de légiférer pour tous.

Je ferai miens, sur ce point, les mots de Philippe Séguin lors de son intervention à l’Assemblée nationale : « même si je comprends et si je ressens moi-même le vertige qui s’attache à la décision que nous avons à prendre, je ne crois pas que nous soyons là simplement pour transcrire dans la loi les principes philosophiques et moraux auxquels nous nous référons. En tant que législateurs, c’est aussi aux implications pratiques de nos choix que nous devons penser. »

C’est une raison supplémentaire, pour moi, de me réjouir de cette séance commémorative : elle met en valeur la grandeur et la difficulté de la tâche du législateur.

Cet aspect échappe trop souvent aux commentateurs de la vie publique, dont le regard se porte spontanément vers l’exécutif, mais, d’une certaine façon, c’est cohérent avec les principes de la Ve République.

Notre Constitution a donné à l’exécutif les moyens d’agir, et je suis de ceux qui pensent que c’est heureux. Mais cela ne doit pas faire oublier que, même sous l’empire de ce « parlementarisme rationalisé », le moment ultime, le moment décisif, c’est le vote, l’addition des votes individuels de chaque parlementaire.

Je ferai une dernière observation, en jetant un regard rétrospectif sur les trente ans qui nous séparent de ce débat. Ce dernier avait été marqué par les comparaisons internationales. Plusieurs orateurs, dont vous-même, monsieur le garde des sceaux de l’époque, avaient mis en évidence que la France était l’un des derniers pays d’Europe de l’Ouest à connaître la peine de mort.

Aujourd'hui, l’opposition à la peine de mort fait partie de façon forte de l’identité européenne.

Les différences et, parfois, les divergences entre les pays européens n’empêchent pas que l’hostilité à la peine de mort soit aujourd'hui une caractéristique commune à tous les pays de l’Union européenne – hostilité désormais largement partagée par les opinions publiques –, ce qui nous amène régulièrement à nous distinguer, par exemple, des États-Unis, comme cela a encore été le cas, malheureusement, il y a quelques jours.

Oui, il était utile de nous replonger dans ces débats, par la réflexion à laquelle cette commémoration nous invite sur le sujet même de la peine de mort, mais aussi pour les questions politiques fondamentales auxquelles les trois journées de séance des 28, 29 et 30 septembre 1981 nous renvoient, et qui me semblent garder toute leur actualité. (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)

La parole est à M. Pierre Mauroy, Premier ministre du gouvernement qui avait déposé le projet de loi portant abolition de la peine de mort. (Mmes et MM. les sénateurs du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que plusieurs sénateurs du groupe RDSE se lèvent et applaudissent. – Mmes et MM. les sénateurs de l’UMP et de l’Union centriste applaudissent également.)

M. Pierre Mauroy. Monsieur le président, cher Robert, maître Badinter, mesdames, messieurs, chers collègues, je suis particulièrement ému de prendre la parole devant vous dans cet hémicycle sur un sujet auquel je suis fortement attaché, celui de la peine de mort.

Nous célébrons aujourd’hui le trentième anniversaire de son abolition dans notre pays. C’est en effet le 30 septembre 1981, c'est-à-dire seulement quelques mois après la formation de mon gouvernement, que le Parlement élu en juin de cette même année, réuni en session extraordinaire, a adopté la loi portant abolition de la peine de mort en France, faisant ainsi de notre pays le trente-cinquième à mettre enfin un terme à une barbarie qui n’avait que trop duré.

Nous devons cette avancée des droits humains fondamentaux à la ténacité et au courage d’hommes d’État qui, à l’époque, contre une opinion qui y était majoritairement défavorable, ont affirmé avec force leur conviction abolitionniste.

Je pense bien évidemment à François Mitterrand, qui, au cours de la campagne présidentielle de 1981, a rappelé à plusieurs reprises sa volonté d’abolir la peine de mort s’il était élu. J’ai encore en mémoire les phrases fortes qu’il prononça lors d’un entretien à l’émission Cartes sur table, sur Antenne 2, le 16 mars 1981 : « Dans ma conscience profonde, qui rejoint celle des églises, l’église catholique, les églises réformées, la religion juive, la totalité des grandes associations humanitaires, internationales et nationales, dans ma conscience, dans le for de ma conscience, je suis contre la peine de mort. Et je n’ai pas besoin de lire les sondages, qui disent le contraire, une opinion majoritaire est pour la peine de mort. Eh bien moi, je suis candidat à la présidence de la République et je demande une majorité de suffrages aux Français et je ne la demande pas dans le secret de ma pensée. Je dis ce que je pense, ce à quoi j’adhère, ce à quoi je crois, ce à quoi se rattachent mes adhésions spirituelles, ma croyance, mon souci de la civilisation, je ne suis pas favorable à la peine de mort. »

Je pense bien sûr également à Robert Badinter, qui militait depuis les années 1960 pour cette abolition et qui, en tant que garde des sceaux et ministre de la justice de mon gouvernement, défendit brillamment, avec compétence et émotion, le projet de loi portant abolition de la peine de mort.

Je tiens à leur rendre hommage aujourd’hui. Grâce à eux, la République française a enfin pu s’honorer, en faisant le choix de l’abolition, de bâtir sa justice non plus sur la vengeance sanguinaire et le crime d’État froid et prémédité, mais sur la raison et l’humanité. Je vous rappelle en effet, mes chers collègues, que la France a été l’un des derniers pays d’Europe occidentale à abolir la peine de mort, alors que le Portugal, le Danemark, le Luxembourg, la Norvège, la Finlande, l’Allemagne, les Pays-Bas ou encore l’Italie l’avaient fait bien avant !

Pourquoi, d’ailleurs, notre pays a-t-il mis si longtemps ? Comme l’avait rappelé Robert Badinter dans son beau discours à l’Assemblée nationale le 17 septembre 1981, la peine capitale n’a cessé d’être dénoncée par les plus grands esprits français, de Voltaire à Albert Camus en passant par Lamartine, Victor Hugo ou Jean Jaurès. Je rappellerai les mots que Jean Jaurès prononça, le 18 novembre 1908, lors d’un débat à la Chambre des députés sur un projet de loi prévoyant l’abolition de la peine de mort présenté par le gouvernement dirigé par Clemenceau – ce dernier n’était pourtant pas un tiède... –, texte qui fut rejeté. Jean Jaurès s’était écrié : « La peine de mort est contraire à ce que l’humanité, depuis deux mille ans, a pensé de plus haut et rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution. »

Cependant, aucun gouvernement français, jusqu’au mien, n’a pu ou voulu aller contre une opinion publique qui était le plus souvent hostile à l’abolition de la peine de mort. Si, en 1969, l’« esprit de mai » étant passé par là, une majorité de Français se disaient favorables à l’abolition, dans les années qui suivirent, la population fut bouleversée par une série de crimes odieux, notamment envers des enfants, qui conduisirent à l’exécution de leurs auteurs : Buffet et Bontems en 1972, Ali Ben Yannès en 1973, Christian Ranucci en 1976, et enfin, en 1977, Jérôme Carrein et Hamida Djandoubi, celui-ci ayant été le dernier homme exécuté en France. En 1981, 63 % des Français se disaient favorables à la peine de mort.

Je me souviens que, lors de l’adoption par ma section du programme du parti socialiste pour les élections législatives de 1981, l’inscription de l’abolition de la peine de mort fut rejetée à une voix de majorité, malgré l’appui de Pierre Joxe, venu spécialement à Lille pour plaider en faveur de l’abolition. Je n’avais pourtant pas l’habitude d’être mis en minorité dans ma propre section… (Sourires sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.) Je l’ai toutefois été cette fois, à une voix près, dans cette section qui, naturellement, comportait beaucoup d’ouvriers, ceux-ci étant alors, comme les paysans, favorables à la peine de mort.

Pour autant, à peine arrivés au pouvoir, François Mitterrand, Robert Badinter et moi-même avons tenu à mettre en œuvre le plus tôt possible la cinquante-troisième proposition de l’ancien candidat devenu président de la République. Le débat au Parlement fut passionné, mais le texte fut adopté, avec une majorité de voix de gauche mais aussi trente-sept voix de droite et de centre-droit, celle de Jacques Chirac notamment.

Dès lors, le mouvement était lancé et je savais qu’il serait désormais difficile de revenir en arrière, d’autant que, au niveau européen, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe avait adopté, le 22 avril 1980, une résolution appelant ses membres à supprimer la peine de mort, et que le Parlement européen s’était prononcé, le 18 juin 1981, en faveur de son abolition.

Je ne me trompais pas puisque, dans les années qui ont suivi ce vote historique, la France a confirmé sa position. Elle l’a fait d’abord en 1985, puis en 2002, en signant le Protocole n° 13 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit la peine de mort en toutes circonstances, même en temps de guerre, et enfin en 2006, lorsque Jacques Chirac proposa une révision de la Constitution visant à créer un nouvel article 66-1 disposant que « nul ne peut être condamné à la peine de mort », et excluant ainsi définitivement la peine de mort du champ des débats politiques. Un an plus tard, le 19 février 2007, le Congrès réuni à Versailles approuvait cette révision constitutionnelle, et, le 1er août 2007, la France ratifiait définitivement le Protocole n° 13 à la Convention européenne des droits de l’homme, qu’elle avait signé en 2002.

Je suis particulièrement fier d’avoir rendu possibles ces avancées successives, toutes décisives, qui ont enfin concrétisé ce qui fut toujours l’une des grandes causes des forces progressistes françaises, même si celles-ci ne purent abolir la peine de mort ni en 1936, sous la direction de Léon Blum, car la guerre était déjà présente dans les esprits, ni à la Libération, à cause des épreuves terribles que la France venait de traverser. En 1981, il n’était que temps.

Si, en Europe, la cause est désormais entendue, puisque aucun État ne peut adhérer à l’Union européenne ni au Conseil de l’Europe si la peine de mort figure dans son arsenal judiciaire, il n’en va pas de même partout dans le monde, comme vient de le rappeler tragiquement l’exécution de Troy Davis dans l’État de Géorgie, le 21 septembre dernier. Certes, comme le constate Amnesty International, la cause de l’abolition progresse globalement, et les pays qui recourent encore à la peine capitale semblent de plus en plus isolés. En 2010, toujours selon Amnesty International, seuls vingt-trois pays ont pratiqué des exécutions. Il n’en reste pas moins que la Chine, l’Iran, l’Arabie saoudite, le Yémen et les États-Unis – même si seize des États qui constituent la fédération y ont renoncé – comptent parmi les pays qui font procéder au plus grand nombre d’exécutions.

Mesdames et messieurs, chers collègues, l’humanité dans son ensemble a encore un long chemin à parcourir pour en finir une fois pour toutes avec la peine de mort, qui est, selon la formule d’Albert Camus, « le plus prémédité de tous les meurtres ». C’est pourquoi je soutiens tous les mouvements, de plus en plus nombreux à travers le monde, qui luttent pour y mettre un terme. Je ne reviendrai pas ici sur les arguments, maintes fois exposés, qui militent en ce sens. Il s’agit de tirer le genre humain vers le haut en le libérant de la barbarie primitive de la loi du talion, et de faire progresser l’humanité tout entière vers une conception de la justice qui soit non pas une justice qui tue, mais une justice humaine.

En conscience, j’ai fait, avec d’autres, le choix de l’abolition et donc celui de la civilisation. J’espère, pour l’avenir des générations futures et la grandeur de l’humanité, en laquelle j’ai toujours cru, qu’il sera bientôt celui de toutes les femmes et de tous les hommes. (Mmes et MM. les sénateurs du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG ainsi que plusieurs sénateurs du groupe RDSE se lèvent et applaudissent longuement. – Mmes et MM. les sénateurs de l’UMP et plusieurs sénateurs de l’Union centriste applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Nicolas Alfonsi. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG. – M. Marcel Deneux applaudit également.)

M. Nicolas Alfonsi. Monsieur le président, mes premiers mots seront pour vous remercier et remercier le bureau du Sénat d’avoir organisé, au moment où notre mandature s’achève,…

M. Pierre Mauroy. C’est la dernière séance…

M. Nicolas Alfonsi. … la commémoration de l’abolition de la peine de mort, votée dans cet hémicycle, par 160 voix contre 126, le 30 septembre 1981.

Faut-il que ce texte soit entré dans l’histoire pour que, trente ans après son adoption, il s’identifie à un homme, notre collègue Robert Badinter, comme d’autres textes célèbres ont pu être associés à des noms appelés à marquer l’histoire de la République ? Ainsi en est-il de l’abolition de l’esclavage et de Victor Schœlcher, de l’amendement Wallon et de la IIIe République, de la séparation des Églises et de l’État, au début du siècle, et d’Aristide Briand.

Nous avons tous encore à l’esprit le débat passionné où chacun s’exprimait au-delà de toute considération partisane pour affirmer ce qu’en conscience il ressentait devant le projet de loi.

Quelques rares témoins siègent encore sur les travées de cet hémicycle : Christian Poncelet, Jean-Pierre Fourcade, Charles Pasqua, Louis Mermaz, Philippe Madrelle, Jean-Pierre Michel…

D’autres, maintenant disparus, dont l’autorité naturelle s’imposait à tous y prirent une grande part. Je pense notamment aux présidents Edgar Faure et Édouard Bonnefous.

Il nous appartient aujourd’hui, avec le recul qui s’impose, de considérer ce débat comme un grand moment de notre histoire parlementaire et d’y associer tous ceux qui, en conscience, ont cru devoir faire des choix différents.

Souvenons-nous des années soixante-dix. Les médias avaient donné au débat sur l’abolition une force dramatique exceptionnelle avec l’exécution de Buffet et Bontems. L’opinion publique, « cette intruse » qui, selon la célèbre formule de Moro-Giafferi, « au pied du Golgotha, tendait des clous aux bourreaux », manifestait alors son hostilité à l’abolition.

« Certaines personnes ont cet avantage que les positions les plus confortables sont celles qu’elles prennent le plus sincèrement », écrit Julien Benda dans La Trahison des clercs. Une telle assertion ne saurait s’appliquer à François Mitterrand !

Sa position n’était pas confortable en effet quand, à la veille de l’élection présidentielle de 1981, il livrait à l’opinion dans l’émission restée fameuse qu’évoquait à l’instant Pierre Mauroy un vibrant plaidoyer pour manifester son opposition farouche à la peine de mort.

J’étais dans l’hémicycle quand Robert Badinter présenta, avec le projet de loi abolissant la peine de mort, la plus célèbre des 110 propositions.

Il mettait un terme à un combat – le sien – et à une cause dont il n’allait pourtant pas de soi voilà trente ans qu’ils pourraient être gagnés.

En effet, l’histoire de l’abolitionnisme dans notre pays aura été jalonnée de durs échecs : de Beccaria à Voltaire, de Condorcet à Hugo, de Saint-Fargeau, au moment de la Constituante, à Armand Fallières et Aristide Briand ou Jaurès au début du XXe siècle, autant d’occasions manquées qui renforcèrent néanmoins la cause du combat pour la civilisation en démontrant l’absurdité des exécutions judiciaires tout en déplaçant le débat moral sur le terrain du droit.

Il faut aussi se souvenir de ce qu’était la peine de mort dans notre pays, ce supplice – public jusqu’en 1939… – qui consistait à « couper un homme vivant en deux », et rappeler ce qu’était la réalité de la guillotine. Lequel d’entre nous n’a pas ressenti une forte émotion à la vue de Casque d’Or et du sinistre échafaud où son amant est sur le point d’être supplicié ?Qui n’a pas éprouvé un trouble profond devant ces condamnés à mort conduits au peloton d’exécution que Stanley Kubrick nous montre dans Les sentiers de la gloire ?

Il fallait beaucoup de courage pour vaincre la prétendue exemplarité de la peine. Aussi réjouissons-nous du chemin parcouru depuis trente ans.

En 2007, l’inscription, sur l’initiative de Jacques Chirac, de l’interdiction de la peine de mort dans la Constitution recueillait 826 voix au Congrès du Parlement, fermant ainsi définitivement la porte à la peine capitale.

Précaution nécessaire mais sans doute inutile, car, s’il est un texte dont l’acquis est irréversible, c’est bien celui de l’abolition : il résisterait aux réformes constitutionnelles. Il constitue en effet notre environnement naturel dans la société où nous vivons.

Plus que la révision constitutionnelle, c’est bien le vote de la loi portée par notre collègue Robert Badinter, dont il convient de saluer la riche contribution que, bien au-delà de ce texte, il a apportée durant seize ans aux travaux du Sénat, qui restera perçu comme le moment symbolique où l’histoire devient irréversible.

J’ai eu la fierté de voter l’abolition en 1981 alors que j’étais député. Je me souviens encore de la solennité des débats, de la liberté de ton, de l’émotion, de la force de conviction avec laquelle s’exprimaient ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre.

Je me souviens de m’être trouvé aux côtés de la nouvelle majorité – j’en étais – mais aussi de parlementaires de l’opposition, qui s’exprimaient selon leur conscience : Jacques Chirac, bien sûr, Philippe Séguin, Jacques Toubon, d’autres encore.

Cependant, tous nos collègues, quel qu’ait été le choix qu’ils exprimaient ce jour-là, doivent être confondus dans notre souvenir pour leur contribution à l’histoire parlementaire.

Nous sommes bien peu nombreux – une douzaine ou peut-être une quinzaine – parmi ceux qui siégeaient en 1981 à être encore sur les bancs de la représentation nationale.

C’est l’honneur de ceux qui portèrent ce projet de loi d’avoir montré le chemin et éclairé les consciences. Ainsi, la loi sur l’abolition, dépassant son objet, est devenue l’illustration de la mission que nous devrions tous nous assigner : anticiper les évolutions de la société, précéder l’opinion, ne jamais succomber aux humeurs « sondagières », s’interroger même sur l’objet et les limites des consultations référendaires.

« À la barbarie du crime ne doit pas répondre la “barbarie” du châtiment », déclarait en 1981 Raymond Forni, rapporteur du texte, à la mémoire de qui je rends hommage.

La société de justice et de liberté pour laquelle nous œuvrons ne doit pas céder au réflexe de la vengeance par le sang. Tout individu, quelles que soient son origine, sa culture, sa religion, quel qu’ait pu être son crime, renferme en lui une part d’humanité.

Ce combat, nous le savons gagné pour toujours dans notre pays ; hélas ! même s’il progresse année après année, car c’est le sens de l’histoire, il est loin de l’être dans d’autres régions du monde. Bien que, dans l’ordre international, les conventions et les déclarations se soient succédé, près de 93 pays conservent ainsi la peine de mort dans leur législation, parmi lesquels, bien sûr, les États-Unis, comme l’a cruellement rappelé une actualité récente.

Le combat de l’abolition ne devra jamais cesser tant que des hommes et des femmes seront pendus, seront décapités, seront électrocutés : nous défendrons indéfiniment le droit à la vie proclamé par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, car tel est le fondement d’une humanité toujours plus libre, toujours plus juste et toujours plus digne. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG. – Mmes et MM. les sénateurs de l’Union centriste et nombre de sénateurs de l’UMP applaudissent également.)