Mme Éliane Assassi. L’attrait du pouvoir !

M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent.

M. Pierre Laurent. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collèges, le projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, appelé désormais « loi Macron », dont nous entamons la discussion aujourd’hui au Sénat, n’aurait jamais dû parvenir jusqu’à nous. Alors que le Gouvernement a été privé de majorité à gauche à l’Assemblée nationale, ce texte n’a dû son salut qu’au coup de force du Premier ministre et à l’utilisation de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. C’est donc un projet de loi démocratiquement entaché dont nous poursuivons l’examen.

Permettez-moi de formuler une remarque politique préalable. Depuis cet épisode bafouant la souveraineté parlementaire, la politique du Gouvernement a, une nouvelle fois, conduit à une lourde défaite électorale. Monsieur le ministre, nier le lien direct entre, d’une part, le contenu de votre projet de loi, de la politique gouvernementale en général, la persistance à imposer cette politique et, d’autre part, ces débâcles électorales relève soit de l’aveuglement idéologique, soit d’un choix assumé, et, sans doute, malheureusement, d’un peu des deux.

Le Premier ministre ne peut pas, d’un côté, regretter la forte abstention à gauche, le décrochage populaire des électeurs de 2012 et, de l’autre, continuer à appliquer à la ligne les recommandations du fascicule du « parfait petit libéral », alors que cette politique ne produit aucun résultat dans la lutte contre le chômage et pour l’amélioration de la vie quotidienne des Français qui souffrent le plus. C’est totalement contradictoire !

Les Français, qui attendent des changements sociaux importants, ne cessent de vous dire clairement qu’ils souffrent de cette politique à chaque occasion qui leur est donnée. Vous devriez les écouter au lieu d’enfoncer le pays dans cette dangereuse impasse !

Au lendemain des élections départementales, vous avez montré dans quelle considération vous teniez l’expression démocratique des Français. Dès le lendemain du second tour, vous avez lancé une de ces petites phrases dont vous avez le secret, en annonçant pour l’été prochain un second volet de votre dispositif de dérégulation, un « Macron II » en quelque sorte.

Devant le tohu-bohu déclenché y compris au sein du parti socialiste, le Premier ministre a repoussé cette annonce, mais nous savons que, avant même l’adoption définitive du texte dont nous discutons, vous pensez déjà à la seconde étape, qui vise en particulier à déstructurer le droit du travail dans les PME.

M. Michel Savin. C’est vrai !

M. Pierre Laurent. Notre discussion intervient dans un contexte économique et social toujours plus dégradé. Les dernières annonces de l’INSEE en témoignent. On nous prédit une petite reprise de la croissance, mais sans création d’emplois. Si l’on regarde les choses de près, c’est en réalité le contenu et les objectifs du développement économique qui doivent être repensés pour impulser un nouveau mode productif, social et écologique. Faute de le faire, l’effet de votre politique de soutien aux profits et des 50 milliards d’euros que vous avez offerts aux entreprises sera nul sur l’emploi et les investissements, contrairement à ce que vous annoncez. En revanche, notre pays reste le champion des dividendes versés aux actionnaires.

Mais revenons à votre texte, monsieur le ministre.

Votre projet de loi est un vrai fourre-tout. On s’y perd, on s’y noie. Nous ne sommes pas dupes : cette confusion est organisée ; elle relève d’une tactique déjà éprouvée pour soustraire du débat public les mesures les plus antisociales.

Mais cette profusion de dispositions masque mal une profonde cohérence, cette ligne dérégulatrice qui traverse l’ensemble du texte et qui est directement inspirée du rapport de la commission Attali dont vous fûtes le corapporteur, et dont M. Sarkozy jugeait les propositions « raisonnables ».

D’ailleurs, M. Attali ne s’y trompe pas en déclarant : « Ce n’est pas pour son contenu que la loi Macron doit être votée, mais parce qu’elle pourrait annoncer d’autres lois portant sur des sujets de fond. Elle est un peu comme le démarreur d’une voiture dont le conducteur appuiera ensuite sur l’accélérateur. » Votre démarrage, monsieur le ministre, est déjà en vérité une belle accélération libérale !

Je prendrai quelques exemples, puisque l’importance du texte ne me permet pas de tout traiter.

Alors que tout – le social, l’économique, l’écologique – appelle le développement du ferroviaire, rien dans ce projet de loi ne l’encourage. Ce dernier, en autorisant le développement massif du transport par autocar en concurrence de la SNCF, envoie le signal exactement contraire, et accompagne la mise en œuvre prochaine du quatrième paquet ferroviaire européen de déréglementation.

Plus de la moitié des lignes TER, de nombreuses lignes Intercités sont menacées de fermeture dans un délai très court, selon un rapport rendu public cette semaine. Comment ne pas faire le lien ?

J’ajoute que les conséquences porteront tant sur le service public que sur l’industrie. L’industrie ferroviaire, fleuron déjà en difficulté, risque, elle aussi, d’être entraînée vers le bas, avec des dizaines de milliers d’emplois menacés. Tout ce que vous préparez conduit à prendre en étau cette grande entreprise publique qu’est la SNCF pour réaliser le rêve libéral du tout-concurrentiel.

Le développement massif du transport par autocar, en lieu et place du développement attendu du secteur ferroviaire, représente une dérégulation non seulement économique, mais aussi sociale. Il induit également un risque écologique. Le transport routier pollue alors que le transport ferroviaire est propre.

Un tel développement conduit, enfin, à une dérégulation des territoires, puisque des zones entières ne seront plus desservies ni par le train, abattu par la concurrence, ni par les autocars. Car quel transporteur privé desservira des lignes non rentables ?

Les privatisations constituent un autre axe majeur de la dérégulation organisée par votre texte.

La vente au secteur privé – avec le soutien de la droite, comme je viens de l’entendre – de 50 % du capital de GIAT Industries pour permettre la constitution d’une nouvelle entreprise appelée NEWCO, en partenariat avec la société privée allemande KMW, n’est pas acceptable, et ce à plusieurs titres.

Tout d’abord, le bien public est, une nouvelle fois, bradé au nom d’un hypothétique développement de l’entreprise. Aucune garantie n’existe et aucune évaluation n’a été faite pour asseoir cette assertion.

Ensuite, au-delà de la capacité de la puissance publique à peser sur les choix industriels, la souveraineté est engagée en matière militaire, bien sûr, mais aussi diplomatique. Qu’en sera-t-il du contrôle du marché de l’armement terrestre lorsque les rênes seront, de fait, confiées au privé ?

Enfin, monsieur le ministre, pouvez-vous nous indiquer le curriculum vitae de cette entreprise privée allemande détenue par la famille Wegmann ? Pouvez-vous préciser ou démentir l’implication de cette société dans une affaire de corruption dans le cadre de vente d’armement à la Grèce en 2000 ?

Deuxième lot de privatisation : les aéroports de Nice et Lyon, après celui de Toulouse et avant celui de Marseille.

Là aussi, nous bradons le patrimoine public. Pensez-vous une seconde que les futurs actionnaires auront comme priorité le service public et un développement du territoire harmonieux ? Il faudrait un miracle ! La privatisation de ces grandes infrastructures relève du dogme libéral et répond directement aux injonctions de la Commission européenne de mettre tous les trafics en concurrence.

Ce bradage généralisé – nous évoquerons au cours du débat la privatisation du Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies et la filialisation des CHU – a atteint des sommets caricaturaux dans toute l’Europe, particulièrement dans certains pays comme la Grèce, qui fait l’actualité en ce moment. Pour quel profit, hors celui des marchés et des actionnaires ?

L’ordonnance du 20 août 2014, qui, comme il se doit, n’a pas été débattue dans les enceintes parlementaires, est très importante et nous mènerons le débat, monsieur le ministre, sur des points qui, pour le moment, sont masqués dans le débat public. Car cette ordonnance ouvre la possibilité de privatiser toute entreprise publique à l’exception de celles qui sont protégées constitutionnellement, comme EDF ou ADP, alors que, auparavant, la liste en cause était limitative.

J’ai parfois l’impression que la conception gouvernementale de la gestion du patrimoine public relève plus du Monopoly que d’autre chose. Or il ne s’agit pas d’un jeu : c'est l’avenir de notre pays et de milliers de salariés qui est menacé par cette docilité à l’égard des exigences des marchés financiers.

Cette question des privatisations est, à nos yeux, cruciale. Le débat sur la nationalisation des autoroutes le montre. Il touche à des points essentiels et, là encore, vous avez décidé de renoncer.

Le troisième pilier de votre projet de loi, intitulé Travailler, apporte, quant à lui, de nombreuses satisfactions au MEDEF, qui – c'est un grand classique ! – en demande évidemment encore plus. Vous transcrivez dans la future loi les propos que vous avez tenus devant des patrons à Las Vegas : « Les entreprises pourront contourner des règles du travail rigides et négocier directement avec les employeurs. »

Par manque de temps, je ne détaillerai pas la liste des coups durs qui vont être portés, au nom de cette théorie, au monde du travail.

Vous banalisez le travail du dimanche – quoi que vous en disiez, c'est à cela qu’aboutira ce texte ! –, vous le généralisez, vous le déverrouillez. Vous assenez des poncifs : « Le travail du dimanche c’est plus de liberté et la liberté c’est une valeur de gauche. » Mais où est la liberté quand le travail du dimanche devient l’arme du chantage à l’emploi pour des salariés de plus en plus précarisés ?

Ce sont les salariés, les familles modestes, qui vont souffrir de cette disposition ; nous vous le prouverons au cours du débat. Le travail du dimanche ne permettra pas de créer plus d’emploi : aucune d’étude d’impact n’a pu démontrer le contraire. Il n’y a pas plus de consommation à la clé, car le budget reste identique; il a même régressé pour de très nombreuses familles.

Nous sommes, en vérité, en plein dogmatisme. Plus de déréglementation et la valeur consommation portée au pinacle : c'est comme cela qu’on va s’en sortir ! Sans doute est-ce votre monde idéal… D’ailleurs, quitte à étendre le travail du dimanche, pourquoi ne pas généraliser le travail de nuit, comme tendent à le faire certaines dispositions du projet de loi ?

Vous remettez en cause, dans le même esprit, les conseils de prud’hommes, dont vous limitez lourdement la capacité de jugement, sous prétexte de vouloir accélérer les procédures.

Vous dérégulez le droit du travail. Avec votre texte, le salarié et le patron pourront signer une convention dans le cadre du code civil, et non plus du code du travail. C’est un premier pas vers une justice à l’américaine : je le rappelle, aux États-Unis, les conflits du travail se règlent à 95 % entre avocats ! À votre avis, monsieur le ministre, qui aura les moyens de s’offrir les services des meilleurs cabinets ?

La réduction des compétences de l’inspecteur du travail et la simplification du droit du licenciement complètent ce tableau.

Dérégulation des transports, privatisations, attaques contre les droits des salariés sont donc des piliers de votre projet de loi.

Mais d’innombrables autres dispositions « simplifient » – pour ne pas dire « dérégulent » – les secteurs du logement et de l’urbanisme, ou encore la vie des entreprises, pour ce qui concerne les questions de transparence. Le Sénat pourra peut-être restreindre l’offensive démagogique contre les professions réglementées, mais la menace d’une libéralisation massive du secteur du droit est toujours présente.

Que dire, enfin, des cadeaux aux actionnaires, avec le développement des actions gratuites ou la validation des retraites chapeaux – c’est bien de cela qu’il s’agit –, que l’on nous avait promis de supprimer ?

Comptez sur nous pour revenir sur tous ces points au cours du débat. Et nous ne ferons pas que nous opposer : nous proposerons systématiquement des alternatives favorables aux salariés.

En revanche, ne comptez pas sur nous – et je m’adresse là aussi bien au Gouvernement qu’à mes collègues siégeant sur la droite de cet hémicycle – pour jouer les utilités dans le face-à-face de dupes que vous vous livrerez ! En effet, que fait la droite face à ce projet de loi ? Elle approuve à demi-mot. Elle minaude (Vives exclamations sur les travées de l'UMP. – M. le président de la commission spéciale s’exclame également.),…

Mme Éliane Assassi. C’est vrai !

M. Pierre Laurent. … un peu gênée que d’autres fassent le travail qu’elle n’a pas pu faire hier.

Tout à l'heure, Mme Estrosi Sassone disait que le projet de loi était au milieu du gué. Autrement dit, la moitié du chemin est déjà faite !

M. Vincent Capo-Canellas, président de la commission spéciale. Le gué est large !

M. Pierre Laurent. Dans ce débat, la droite va chercher à appuyer sur l’accélérateur, comme le prédisait M. Attali.

M. Bruno Retailleau. Absolument !

M. Pierre Laurent. Elle s’attaque aux seuils sociaux ; elle offre au secteur privé les TER ; elle remet en cause le compte pénibilité, elle double le plafonnement du dispositif ISF-PME, elle accélère la possibilité de vendre les HLM au secteur privé…

Monsieur le ministre, vous qui n’avez pas obtenu de majorité à gauche à l’Assemblée nationale, allez-vous rechercher cette majorité à droite au Sénat ? (Exclamations amusées sur les travées de l’UMP.)

Pour conclure, je voudrais évoquer une anecdote, qui, je l’espère, vous fera sourire.

Le 1er avril dernier, un petit article publié par La Tribune, intitulé Les 35 heures, c’est fini !, relatait une réunion à Matignon, avec le Premier ministre, vous-même, monsieur le ministre, MM. Attali, Kessler, Gattaz et Tirole, au cours de laquelle avaient été décidées la fin des 35 heures, au bénéfice d’accords d’entreprise, la fin des seuils sociaux pour les entreprises de moins de 300 salariés et la libéralisation du licenciement économique.

M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue !

M. Pierre Laurent. Figurez-vous qu’il a fallu beaucoup d’efforts pour démentir ce poisson d’avril, qui a été pris au sérieux par de nombreux lecteurs. C’est dire l’image du gouvernement auquel vous appartenez…

Nous qui défendons une gauche fière de ses valeurs et de ses engagements, nous nous battrons contre ce projet de loi pour proposer d’autres solutions.

M. le président. Concluez, mon cher collègue !

M. Pierre Laurent. Nous serons dans la rue aux côtés des très nombreux salariés qui défileront le 9 avril prochain. (Exclamations sur les travées de l'UMP.)

Je préviens ceux qui seraient tentés de le faire pendant le débat sur le présent texte qu’il sera inutile d’opposer les immobilistes aux réformateurs. En effet, il existe de vrais réformateurs à gauche. (Exclamations ironiques sur les mêmes travées.) Nous le démontrerons ! (Vifs applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le titre du projet de loi – pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques – témoigne d’une forte et louable ambition.

Moderniser la France, faire bouger les lignes, faire reculer certains corporatismes : voilà des objectifs auxquels chacun peut souscrire.

Cependant, ce texte consiste, pour une large part, en un catalogue de mesures assez disparates. Or, comme dans tout catalogue, certains produits sont plus attirants que d’autres… Le problème, c’est que vous nous demandez, monsieur le ministre, de passer commande de tout ce que comporte le catalogue ! (M. le ministre sourit.)

Je vais surtout insister sur les points du texte qui nous posent problème. Vous me le pardonnerez, mais il me paraît essentiel de soulever un certain nombre de ces difficultés dans le débat, où le fond idéologique est important.

Par ses convictions et par son histoire, mon groupe a toujours été partisan, en matière économique, de favoriser la création de la production, à la condition de protéger les droits de ceux qui réalisent celle-ci et d’assurer une juste distribution des revenus qu’elle produit, ce qui implique une intervention de l’État dans le domaine économique pour préserver l’équilibre entre la finance et l’Homme.

Libérer la production, évacuer nombre de contraintes administratives étouffantes pour l’économie, sclérosantes pour le pays et, d’abord, pour les PME, les PMI et les artisans, nous y sommes favorables. Revenir à une véritable codification à la place d’une accumulation de textes de moins en moins compréhensibles et de plus en plus contradictoires, c’est une nécessité, mais c’est une vraie révolution, qui demande une véritable stratégie et un temps déconnecté de l’échéance présidentielle.

Votre projet de loi relève-t-il de cette stratégie ? Est-il un avant-propos ou un intermède ? À vous, monsieur le ministre, de nous donner la réponse.

Ce n’est pas la question du travail du dimanche qui posera problème à la majorité des membres de mon groupe, même si le texte initial fut l’œuvre d’un ministère où le rôle de Clemenceau fut essentiel.

M. Bruno Retailleau. Ah ! Clemenceau…

M. Jacques Mézard. C’est plutôt du point de vue de l’égalité entre les territoires que, selon nous, la question du travail dominical doit être posée, en évitant une fois encore de privilégier ceux qui, sur le plan économique, ont déjà le plus d’atouts.

De même, nous voyons d’un œil favorable les dispositions relatives à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique.

Pour ce qui concerne le volet « mobilité » et la libéralisation des services de transport par autocar, il conviendra que vous nous rassuriez – vous avez déjà commencé à le faire – sur la protection de nos lignes ferroviaires, encore utiles dans certains territoires où le réseau routier national est quasi abandonné.

Nous sommes aussi tout à fait d’accord sur les dispositions de votre projet de loi relatives au logement et à l’environnement, en particulier sur l’extension de l’autorisation unique en matière d’installations classées pour la protection de l'environnement, les ICPE.

Toutefois, monsieur le ministre, nous tenons d’ores et déjà à attirer votre attention sur un problème à nos yeux très important – c’est vrai de ce projet de loi comme d’autres textes – et qui nous rend très circonspects : nous considérons qu’il n’est pas sain, dans une démocratie, d’accorder autant de pouvoirs à des autorités dites « indépendantes », dont personne, de fait, ne contrôle le fonctionnement.

Dans votre projet de loi, quelle place éminente, primordiale vous accordez à l’Autorité de la concurrence ! Est-ce bien raisonnable ? Nous ne le pensons pas. Imaginez, par exemple, que l’Autorité de la concurrence ait qualité pour exprimer son avis sur les avocats aux conseils. Ce serait aberrant ! Quelles sont les compétences réelles d’une telle autorité pour intervenir dans ces domaines ?

D’une manière générale, il est plus que temps de limiter les pouvoirs de telles autorités, de ne point en créer de nouvelles, voire d’en supprimer certaines. Elles sont plus souvent le refuge de la haute technocratie et le point d’orgue de carrières récompensées. (Marques d’approbation sur les travées du RDSE.) Voilà qui est dit !

M. Bruno Retailleau. Nous n’en attendions pas moins !

M. Jacques Mézard. Le groupe du RDSE a pris l’initiative, en vertu de son droit de tirage, de demander la constitution d’une commission d’enquête sur la création, l’organisation, l’activité et la gestion de ces autorités indépendantes. Nous nous ferons un plaisir de commencer, monsieur le ministre, par l’Autorité de la concurrence…

M. Charles Revet. C’est une bonne idée !

M. Jacques Mézard. Que l’État se départisse d’une part de ses missions régaliennes au profit d’autorités dont la légitimité démocratique est pour le moins contestable nous paraît dangereux. C’est au pouvoir politique, dans le bon sens du terme, qu’il convient d’assumer ses responsabilités,…

M. Jean Bizet. Très bien !

M. Jacques Mézard. … en veillant à un équilibre de la diversité des sensibilités dans la haute fonction publique. Les grands corps de l’État, dont les compétences sont indéniables, doivent avoir toute leur place dans l’organisation de l’État, mais sous le contrôle des élus, et non l’inverse. (M. Michel Savin applaudit.)

M. Loïc Hervé. Très bien !

M. Charles Revet. On ne peut qu’approuver !

M. Jacques Mézard. J’en viens aux articles relatifs à la justice prud’homale, aux professions réglementées, essentiellement dans le domaine du droit, auquel je porte une attention particulière. Il ne s’agit pas de préserver telle ou telle situation. Il s’agit de voter des dispositions qui soient efficaces, équilibrées et qui apportent un plus au niveau économique. Nous doutons que les propositions faites en la matière respectent ces conditions.

Tout d’abord, monsieur le ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, nous sommes choqués qu’un texte émanant de votre ministère décide tant de la procédure judiciaire que de l’organisation des professions juridiques et judiciaires ; vous n’en serez pas étonné ! Cela s’appelle la victoire du chiffre sur le droit.

M. Loïc Hervé. Absolument !

M. Jacques Mézard. En cela, vous aggravez les mesures déjà prises par le gouvernement Fillon. Une fois de plus, les experts-comptables, que je suis amené à côtoyer, ainsi que les grandes structures financières jubilent. Or, monsieur le ministre, contrairement au monde du chiffre, le monde du droit a en charge l’accès à la justice et au droit de tous les citoyens, en particulier des plus défavorisés ! Comment imaginer que de tels projets ne puissent relever de la chancellerie, du garde des sceaux ? D’aucuns l’ont rêvé ; vous l’avez fait. Nous le déplorons.

Sur la question prud’homale, vous avez raison de vouloir raccourcir les délais, qui sont insupportables, mais dont une part relève des chambres sociales des cours d’appel, sans qu’une réponse – je veux dire par là de nouveaux moyens – soit apportée à ce niveau. Ce qui interpelle, c’est que, au nom de l’accélération, vous multipliez les choix de procédure, ce qui est source de conflits et de complexité.

En outre, vous voulez favoriser les modes de règlement alternatifs des litiges par la médiation et la procédure participative découlant de l’article 2064 du code civil. Cette procédure, création du gouvernement Fillon, a été vendue, en 2010, comme une compensation à l’entrée du chiffre dans le droit et s’est révélée un échec total. Cependant, le second alinéa de l’article 2064 l’avait écartée pour les litiges prud’homaux, à juste titre, car cela aurait été contraire aux fondements de notre droit du travail et à la protection des salariés. Nous ne pouvons souscrire à une modification qui consisterait à revenir sur cette disposition.

Le vrai moyen de développer la conciliation, c’est d’avoir des conseillers prud’homaux formés à celle-ci, qui est un exercice difficile. Quant au développement du départage, il ne saurait faire gagner du temps que si le nombre de magistrats professionnels est augmenté, mais nous n’avons pas vu de novation en la matière.

En ce qui concerne les professions réglementées, revenons aux fondamentaux. Il n’en existe pas de définition légale ; ce sont des professions auxquelles on accède par un diplôme. Il y en a des centaines. Ainsi, un rapport administratif en a recensé cent quinze.

Je commencerai par l’examen du cas des avocats aux conseils qui n’étaient pas concernés par votre projet initial. Disons la vérité – telle est notre habitude dans cette enceinte : quelques cabinets d’avocats d’affaires parisiens ont fait du lobbying auprès des députés pour pouvoir s’immiscer dans un nouveau marché.

M. Bruno Retailleau. C’est exactement cela !

Mme Catherine Procaccia. Bravo, monsieur Mézard !

M. Jacques Mézard. Ce n’est pas bien. C’est même détestable ! Si le nombre d’avocats aux conseils peut, certes, encore augmenter – ce serait une bonne chose, et ce point semble admis –, la profession s’est aujourd’hui modernisée et rend un service de très grande qualité, y compris pour les affaires relevant de l’aide juridictionnelle et dans le domaine du droit du travail, où le rôle de ces avocats est reconnu au niveau syndical. Ce ne sont pas de grands cabinets d’affaires parisiens qui vont assumer cette charge !

Je le répète, mettre l’organisation et l’avenir des avocats aux conseils sous la houlette de l’Autorité de la concurrence est un non-sens. L’amendement que nous proposons convient à la profession. Nous espérons qu’il recueillera votre assentiment, monsieur le ministre.

D’une manière générale, si nous pouvons être favorables à l’organisation de structures juridiques interprofessionnelles – c’est une modernisation qui marque un progrès –, nous sommes totalement opposés à l’entrée de capitaux extérieurs dans ces structures.

Les autres articles du projet de loi concernant les avocats, les notaires, les huissiers, les commissaires-priseurs et la justice commerciale ont, pour nous, un défaut majeur : ils relèvent d’une vision strictement technocratique et parisienne – peut-être celle de M. Attali –, mais complètement déconnectée des réalités de nos territoires ruraux. (Marques d’approbation sur les travées du RDSE et applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP.)

Pour ce qui concerne les avocats, j’ai déjà eu l’occasion de vous exposer directement les conséquences négatives du projet de loi : la suppression de la postulation devant les tribunaux de grande instance va accentuer la désertification dans nos territoires ruraux.

La question n’est pas celle du tarif de la postulation, vous pouvez d’ailleurs la supprimer, puisqu’il n’a pas été réévalué depuis 1973. Mais la suppression de la postulation signifie pour les cabinets d’avocats implantés dans nos départements sans cour d’appel la perte programmée de toute clientèle institutionnelle, banque, assurance, agences régionales, etc., et, par voie de conséquence, une fragilité extrême et la charge totale de l’aide juridictionnelle. Or nous ne voulons pas de « sous-avocats » !

Ce sont encore de la matière grise et de l’activité économique qui vont quitter nos territoires et, à terme, une nouvelle carte judiciaire axée sur les grandes métropoles régionales se dessinera. Monsieur le ministre, pensez au barreau de Tulle. Le tribunal de grande instance vient d’être rétabli dans cette ville : il faut que des avocats de qualité puissent y travailler à l’avenir ! (Sourires.)

C’est pourquoi je vous suggère la suppression de l’article relatif aux avocats.

Je constate que la commission spéciale propose une expérimentation, manifestement pour gagner du temps jusqu’en 2017, mais les lobbies des cabinets d’affaires ne seront-ils pas alors encore plus puissants ? Je ne reviendrai pas sur le rôle prêté à Fiducial dans ce projet de loi !