Mme Barbara Pompili, ministre. Tout à fait !

Mme Nicole Duranton. Je pense à l’infraction générale de pollution de l’eau, du sol, de l’air, au délit d’écocide ou encore à l’augmentation des sanctions applicables aux personnes morales.

Mes chers collègues, comme les révisions antérieures nous l’ont montré, l’introduction dans la Constitution d’un objectif peut être préférée à une notion clivante et indéfinie. La loi constitutionnelle du 8 juillet 1999, qui préférait l’introduction d’un simple objectif d’« égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux et aux fonctions électives » en offre un bon exemple. Aujourd’hui, soyons la chambre de l’action et de la mesure, pas celle des mots et des effets d’annonce.

Pour toutes les raisons évoquées, le groupe RDPI votera contre cette proposition de loi constitutionnelle.

M. le président. La parole est à Mme Maryse Carrère.

Mme Maryse Carrère. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, voilà une trentaine d’années, le professeur Maurice Bourjol, historien du droit local, publiait un ouvrage intitulé Les biens communaux, voyage au centre de la propriété collective, dans lequel il se consacrait avec érudition à l’histoire et à la théorie des biens communaux à travers le souvenir des communautés d’habitants de l’Ancien Régime.

Il introduisait son propos par ces quelques mots : « “Biens communaux” et “commune” apparaissent comme les deux éléments indissociables d’un “corps moral” immortel formé par les générations passées, présentes et à venir. À cet ordre éternel des choses, l’État superpose ses normes et sa culture. »

Certes, depuis la parution de ces lignes, en 1989, le discours s’est transformé : il n’est plus seulement question de « biens communaux », mais plus vastement de « biens communs », de sorte que leur dimension n’est plus seulement locale et communale, mais aussi mondiale, voire universelle. On ne parle plus de « patrimoine commun des communautés d’habitants », mais, comme le propose la Charte de l’environnement, de « patrimoine commun des êtres humains ».

Nous sommes ainsi passés des pâturages ruraux et villageois à la forêt amazonienne ou encore à des choses immatérielles telles que les encyclopédies numériques libres.

Pour autant, bien que vertigineux, le glissement entre notre discours et celui de l’historien met en évidence deux éléments qui demeurent invariables.

Il s’agit d’abord de la transmission de ces biens, de génération en génération. Cette problématique est largement mise en lumière par les préoccupations écologiques et de préservation de l’environnement.

Il s’agit ensuite du rôle de l’État, législateur ou constituant, auquel il revient de fixer un régime juridique pour ces biens. Que nous les qualifiions de mondiaux ou de communaux, c’est d’abord à l’État qu’il incombe de fixer les règles quant à l’administration et à la protection de ces biens. Autrement dit, si le cadre national n’est pas suffisant pour protéger ces biens communs mondiaux, nous ne pouvons pour autant nous dérober face aux enjeux qu’ils soulèvent dans nos sociétés actuelles.

Ainsi, il y a lieu de se réjouir que soit engagée, dans cet hémicycle, une réflexion sur le traitement réservé aux biens communs. Nos échanges contribueront à ce qu’ils puissent être mieux appréhendés, mieux pensés et mieux encadrés afin notamment de concilier leur usage avec la liberté d’entreprendre.

Cela étant, alors même qu’il pourrait sembler nécessaire de penser le régime de ces biens, il faut également constater qu’ils mettent à l’épreuve nos définitions et nos qualifications juridiques traditionnelles.

Comment les définir ? Ni biens privés ni biens publics, mais plutôt biens collectifs, dont l’usage est partagé par tous. C’est dans cet entre-deux que naît la tension, et donc le débat légitime qui entoure leur régime juridique.

Ces quelques éléments, bien que succincts, suffisent à révéler que la notion n’est pas née avec le « monde d’après », pour reprendre la formule mise en avant par les auteurs de cette proposition de loi. Et pour preuve, notre droit s’y intéresse déjà.

Je ne referai pas la liste des textes et jurisprudences traitant de la question des biens communs. Toutefois, je me permettrai de revenir sur la récente décision du Conseil constitutionnel du 31 janvier 2020 : à travers son interprétation de la Charte sur l’environnement, le Conseil a dégagé, en des termes inédits, un objectif de valeur constitutionnelle de « protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains ». Le texte dont nous discutons aujourd’hui s’inscrit naturellement dans cette actualité. Il n’est donc pas question de minimiser les enjeux qui y sont liés.

Toutefois, cette décision remonte à moins d’un an. De même, nous croyons que certaines potentialités normatives de la Charte de l’environnement – adossée à la Constitution en 2005 – restent encore à découvrir, notamment dans son préambule qui dispose, au nom du peuple français, que l’environnement est le patrimoine commun des êtres humains. Laissons-nous le temps de poursuivre notre réflexion et d’affiner nos idées, surtout sur un sujet aussi fondamental. Laissons aussi le temps aux dispositifs juridiques existants de produire pleinement leurs effets pour être mieux à même de les réaménager et de les renforcer le jour venu.

Aussi, vous l’aurez compris, au regard de ces éléments, le groupe RDSE ne votera pas en faveur du texte. (Mme Nicole Duranton applaudit.)

M. le président. La parole est à Mme Marie-Claude Varaillas. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

Mme Marie-Claude Varaillas. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi trouve ses racines dans des débats très anciens. Ainsi, Aristote déplorait que : « Ce qui est commun à tous fait l’objet de moins de soins, car les hommes s’intéressent davantage à ce qui est à eux qu’à ce qu’ils possèdent en commun avec leurs semblables. »

Les auteurs de cette proposition de loi s’appuient donc sur un concept ancien, mais qui trouve un certain écho chez les économistes et philosophes contemporains. Au travers de l’exposé des motifs, ils contestent le carcan de la loi du marché et dénoncent son incapacité à préserver ces communs, au premier chef les ressources naturelles.

Une telle reconnaissance de « biens communs », même si les contours de cette notion restent très flous et juridiquement mal définis, permet un changement de l’échelle des valeurs en reléguant les notions de profit et de rentabilité derrière les besoins premiers des hommes.

Nous apprécions le fait que cette proposition de loi désigne très directement et très clairement le libéralisme comme la source des dérèglements mondiaux, qu’ils soient climatiques, migratoires ou financiers.

Pour notre part, mes chers collègues, nous ne le découvrons pas. Nous portons ces convictions depuis toujours. Le marché est incompatible avec la protection des biens communs et, plus largement, avec la défense de l’intérêt général.

En entrelaçant les enjeux mondiaux et nationaux, cette proposition de loi témoigne également d’une approche intéressante, fondée sur les interactions de souverainetés nationales qui pourraient trouver des débouchés collectifs – une vision intéressante de ce que pourrait être un ordre mondial progressiste.

Cette évolution, que l’on retrouve dans plusieurs mouvements au niveau mondial, témoigne d’une volonté de changer de paradigme, notamment au sein de la jeunesse. C’est un espoir immense.

Derrière cette remise en cause globale, permettant l’affirmation d’une souveraineté réinventée autour d’un humanisme nouveau, il y a, chez les auteurs de cette proposition de loi, une volonté plus pragmatique : s’opposer à une censure du Conseil constitutionnel sur des lois votées par le Parlement et utiles à nos sociétés. L’opérationnalité de cette proposition de loi se résume à cela : encadrer les décisions du Conseil constitutionnel.

Nous y sommes favorables, tout en y trouvant des limites. Les objectifs définis par la réécriture de la Constitution resteront en balance avec d’autres objectifs et principes constitutionnels. Le libre arbitre du Conseil constitutionnel pour concilier différents principes de même valeur restera ainsi plein et entier, ce qui pose, au fond, la question de la légitimité de cette instance. Mais il s’agit d’un autre débat…

Par ailleurs, la reconnaissance de « biens communs », si essentielle soit-elle, par la définition d’une nouvelle catégorie juridique, ne suffira malheureusement pas à les protéger.

La Constitution énonce beaucoup de droits – au travail, à la santé, au logement digne… –, sans qu’ils soient pour autant réellement garantis. Ils demeurent des droits incomplètement satisfaits du fait des politiques menées et des choix budgétaires qui en résultent. Il y a les concepts, les mots, et il y a le droit.

Derrière les biens communs, il y a donc des droits humains, notamment celui de vivre dignement dans un environnement sain. Pour garantir ces droits humains, il existe des outils, traduits dans des lois et dans la Constitution. Je pense aux services publics, mais aussi, plus largement, aux politiques publiques.

Alors que l’exposé des motifs rappelle l’intérêt des services publics en tant qu’amortisseurs de crise, nous regrettons que les fermetures de lits et la privatisation rampante de l’hôpital public aient débuté bien avant la présidence actuelle.

Pour notre sensibilité politique, dont l’objectif de défense des « communs » reste une constante, l’hôpital, et donc aussi la santé, relève d’un bien commun. L’affirmation de ce droit implique alors des engagements politiques tels que le retour d’une souveraineté industrielle. C’est ce que nous vous avons proposé hier, au travers de notre proposition de loi portant création d’un pôle public du médicament, sans succès. Les concepts ont donc besoin de s’ancrer dans des politiques.

Pour nous, la protection des biens communs va au-delà des principes de cette proposition de loi. Il s’agit tout simplement de la protection de l’intérêt général, dont font partie non seulement les ressources naturelles, mais également les services publics et les biens publics – l’énergie, l’eau, les transports, l’hôpital… Il s’agit d’autant d’outils de garantie des droits de nos concitoyens : se loger, se soigner, s’éduquer…

La protection des biens communs, telle que la proposent les auteurs de ce texte – sur lequel nous émettrons un vote positif –, nous semble nécessaire, mais insuffisante. En conclusion, nous aimerions allier la reconnaissance des biens communs à celle de droits garantis par la Constitution et à des outils opérationnels sous le contrôle démocratique de nos concitoyens. Voilà la direction et les valeurs que nous défendons. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER. – M. Daniel Salmon applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Jérôme Durain. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Jérôme Durain. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier le rapporteur pour son travail, dans lequel il a mis beaucoup de cœur, d’énergie et de réflexion. Nos échanges avec lui ont été très constructifs.

Évidemment, nous restons au milieu du gué, puisque M. de Belenet a demandé à la commission de rejeter ce texte, ce dont nous ne pouvons nous satisfaire. Cependant, inciter la commission à se pencher sur la notion de « biens communs » constitue pour nous une première victoire.

L’ambition du texte de Mme Bonnefoy peut effrayer. Rappelons que mon estimée collègue est extrêmement opiniâtre, sérieuse, et qu’elle travaille dans le concret. D’ailleurs, un certain nombre de ses propositions de loi ont été adoptées, alors que le résultat n’était pas garanti, souvent avec le soutien de l’ensemble du Sénat, parce qu’elles sont ancrées dans la réalité.

C’est le cas de la thématique des biens communs, laquelle est tout à fait documentée, comme le souligne le rapport. Les auditions que nous avons menées attestent qu’il s’agit d’une thématique émergente. C’est d’ailleurs l’honneur du Sénat d’avoir été, ces dernières années, à la pointe des conquêtes juridiques les plus importantes. À titre d’exemple, je mentionnerai le travail de notre collègue Retailleau sur le préjudice écologique, celui de notre collègue Nicole Bonnefoy sur l’indemnisation des victimes de produits phytosanitaires ou encore le texte relatif à l’écocide, même s’il a été rejeté. Mme la ministre, qui appartient à un gouvernement qui tente de s’emparer de la notion d’écocide, même s’il en minimise, selon moi, la portée, ne me contredira certainement pas sur ce rôle d’aiguillon, ce rôle prospectif du Sénat.

Je rappelle également la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Notre collègue Christophe-André Frassa, alors rapporteur, avait désossé ce texte avec toute la rondeur que nous lui connaissons, ses trois articles ayant été supprimés. Mais à l’autre bout de la planète, au Bangladesh, où je suis allé visiter une usine textile, j’ai pu constater que le petit bout de droit que nous avions modifié produisait des effets au quotidien. Nous ne sommes donc pas dans un débat philosophique, nous agissons concrètement sur la vie des personnes. S’agissant de la notion de « biens communs », c’est bien cet objectif qui est visé.

Nous ne devons toucher à la Constitution qu’avec une main tremblante, mais l’implication de Nicole Bonnefoy est justifiée par l’expérience. Nous constatons qu’ont été censurées, ces dernières années, au nom de la liberté d’entreprendre, des dispositions importantes relatives au reporting fiscal ou encore à la protection et au partage du sol face à la spéculation foncière. Aucun d’entre nous ne conteste la liberté d’entreprendre, mais elle peut et doit s’articuler avec d’autres principes. La notion de « biens communs » nous permettrait, sans doute, de contourner ce type d’écueil.

J’ai bien noté les arguments développés dans le rapport, mais ils ne me convainquent guère – sauf un, peut-être. Ainsi, le rapport cite l’article 1er du projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, présenté par le Gouvernement le 29 août 2019, qui prévoyait d’ajouter à l’article 1er de la Constitution une phrase selon laquelle la France « favorise la préservation de l’environnement, la diversité biologique et l’action contre les changements climatiques ». Cela devrait pousser Mme la ministre à soutenir ce texte.

Je rappelle d’ailleurs ce que l’on pouvait lire sur le site de l’ancienne députée Pompili : « Les initiatives locales pour produire et consommer autrement notre alimentation, notre énergie, nos déplacements… la préservation de biens communs que sont l’eau, l’air, la nature, … l’ouverture à l’autre au travers de l’école, ou de l’intégration du handicap… la conscience planétaire au travers de l’enjeu climatique… nécessitent plus que jamais un relais politique fort et organisé.

« Cette citoyenneté et cette aspiration au changement, révolutionnaires au quotidien, ne peuvent se faire qu’en dépassant des blocages, de vieilles habitudes, et dans un dialogue large avec la société, en construisant progressivement des majorités d’idées et des majorités politiques. »

Madame la ministre, je ne vous demande pas de défendre cet extrait du site de l’ancienne députée Pompili, j’aimerais seulement comprendre où veut en venir le Gouvernement sur ces sujets.

La ministre Pompili nous exhortait voilà quelques instants à inventer – ce que nous faisons avec cette proposition de loi constitutionnelle –, avant de nous dire qu’il fallait avant tout agir, comme si la nécessaire évolution du droit s’opposait à l’action immédiate. Mais il faut les deux !

Quand nous parlons « biens communs », vous nous renvoyez au bilan environnemental du Gouvernement et aux 30 milliards d’euros du plan de relance. Nous vous proposons l’inversion des valeurs, vous nous renvoyez, d’une certaine manière, à la réintroduction des néonicotinoïdes, au maintien de l’usage du glyphosate ou à la demande que le Conseil d’État a adressée au Gouvernement de respecter ses engagements climatiques.

Il faut des majorités d’idées, des majorités politiques, et peut-être, si j’ose dire, des majorités de pays. Il ne s’agit pas d’une réflexion seulement franco-française : en Italie, la commission Rodotà, chargée d’introduire dans le code civil italien la notion de « biens communs », a permis d’engager un débat juridique. Après les travaux pionniers de Stefano Rodotà, une définition des « biens communs », qui seraient ceux qui contribuent aux droits fondamentaux et au libre développement de la personne, qui doivent être soustraits à la logique destructive du court terme, y compris au bénéfice des générations futures, n’est pas quelque chose de fantasque. Ce débat ne concerne pas qu’un pays ni qu’un parti.

J’ajouterai qu’il ne concerne pas que les juristes – quitte à être provocateur. Le rapport souligne à plusieurs reprises qu’il s’agit aussi d’un concept très économique, et c’est heureux ! Méfions-nous des visions purement juridiques qui peuvent parfois oublier la portée politique de nos actes législatifs.

Ainsi, j’ai tiqué en entendant les critiques sur la portée juridique de la Charte de l’environnement. Je crains qu’à être trop conservateurs sur le plan du droit, nous ne soyons pas du tout au rendez-vous sur le plan de l’environnement. Les raisonnements en chambre ont leurs limites. Le rejet de la recherche de l’autosuffisance alimentaire à l’échelle nationale, en cette année de réapparition concrète des frontières, m’a semblé très contestable.

Ce texte, mes chers collègues, obéit à une évolution juridique inéluctable, à un mouvement inexorable des idées. Par le passé, certains ont pu rejeter le devoir de vigilance ; c’est aujourd’hui un concept inscrit dans notre droit qui prospère aussi à l’étranger. Certains ont fait la sourde oreille à l’écocide ; ils finiront par accepter l’entrée de ce concept dans notre droit.

J’espère que nous gagnerons du temps aujourd’hui et que beaucoup parmi vous ne refuseront pas l’inéluctable. Pour ma part, et avec tous les membres de notre groupe, si nombreux en séance aujourd’hui, je soutiens pleinement cette initiative bienvenue de Nicole Bonnefoy. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, GEST et CRCE.)

M. le président. La parole est à Mme Françoise Gatel. (M. Hervé Marseille applaudit.)

Mme Françoise Gatel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je voulais remercier Nicole Bonnefoy de cette proposition de loi constitutionnelle qui nous oblige tout à la fois à prendre de la hauteur par rapport à notre droit et à nous interroger sur une humanité universelle et solidaire et sur son avenir.

Les références à ce qu’il convient d’appeler dans notre débat « les communs », voire, en cette période de crise sanitaire, « les très essentiels », permettent de découvrir l’œuvre d’Elinor Ostrom, qui a pu retenir l’attention du rapporteur. Prix Nobel d’économie en 2009, elle s’est essayée, dans son ouvrage de 1990 qui a fait date, à repenser la gestion collective des ressources.

Les « communs », dans votre conception, renvoient à des biens qui ne sont ni publics ni privés, relevant d’une exploitation et d’un usage collectifs. C’est un sujet qui suscite l’intérêt des économistes depuis des années et, petit à petit, celui des juristes, qui tentent d’évaluer ses limites et ses définitions dans notre droit, comme l’a fait notre rapporteur sur ce texte, et trouver ainsi une voie vers une acceptation juste et consensuelle. Cependant, dans cette effervescence de la nouveauté, il règne, comme souvent, une certaine confusion.

En effet, notre droit administratif se structure autour de notions qui construisent ce débat des « choses communes » : l’intérêt général, les services collectifs publics ou encore le domaine public. Et c’est alors que l’on prend conscience de la révolution juridique que cette notion pourrait provoquer. C’est à la lumière de cette importance pour notre droit qu’il faut qualifier, avec prudence, ces « choses communes ».

Cette proposition de loi constitutionnelle se heurte, me semble-t-il, à différents obstacles. Le premier est relatif à la nécessaire définition des « choses communes » au regard du droit existant et au-delà de son périmètre. C’est la volonté de l’article 1er.

Cependant, il existe de nombreuses catégories juridiques qui pourraient être mobilisées pour encadrer ce régime d’un partage de certaines ressources, ou du moins le partage de leur usage. Notre droit constitutionnel est d’ailleurs particulièrement bien doté depuis la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement, qui a adossé ladite Charte à la Constitution.

Elle énumère un certain nombre de droits et de devoirs en matière de préservation de l’environnement qui permettent notamment au Conseil constitutionnel d’apprivoiser cette notion récente de biens communs. Celui-ci a avant tout reconnu une pleine valeur constitutionnelle à « l’ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement ».

Cette première étape a permis, par une décision de janvier 2020, de reconnaître la valeur constitutionnelle de l’objectif de protection de l’environnement en tant que « patrimoine commun des êtres humains ». La question se pose alors d’un début d’acceptation des « choses communes » par nos sages du Palais-Royal. À ce stade, notre loi fondamentale n’est-elle pas déjà assez bien faite ?

Un autre obstacle apparaît ensuite, celui de déterminer quelles conséquences emporterait la création de cette nouvelle catégorie au sein de notre droit. Notre rapporteur, Arnaud de Belenet, dont je tiens à saluer le travail extrêmement rigoureux et attentif, l’a très bien décrit : une telle inscription n’est pas sans conséquence pour les droits non seulement économiques, mais aussi immatériels, dont ceux de la propriété intellectuelle – il me semble d’ailleurs que l’étude de son impact n’est pas suffisante sur ces questions…

En outre, l’action internationale de la France se trouverait elle-même restreinte et compromise dans ses engagements internationaux au regard de cette nouvelle norme. D’où l’importance d’une définition travaillée et consensuelle, sans laquelle nous ne pouvons établir le périmètre des conséquences de cette caractérisation.

C’est ce qu’a tenté de faire Elinor Ostrom en utilisant différents critères, dont celui d’une reconnaissance minimale des droits d’organisation, qui m’a particulièrement frappée.

Dans cette conception des biens communs, les droits des « appropriateurs » – mot horrible s’il en est – d’élaborer leurs propres institutions ne sont alors pas remis en cause par des autorités gouvernementales externes. Ce point révèle la contradiction dans votre démarche, dans l’attente d’une acceptation plus globale de cette notion, notamment à l’échelle européenne, comme l’a très bien souligné notre rapporteur en ce qui concerne la politique agricole commune.

Avec la rédaction que vous proposez, nous nous retrouvons face à un dilemme : ne débattons-nous pas d’un thème qui devrait être porté, pour plus de pertinence et d’efficience, a minima au niveau européen, voire au niveau mondial, comme ont pu en témoigner les intergroupes de préparation de la conférence de Paris sur le climat, l’un d’entre eux s’étant fait l’écho de la notion de biens communs ?

L’expérience des municipalités transalpines ne peut que nous pousser à observer et à coordonner nos actions doctrinales sur cette notion dans le temps. Notre droit n’est pas figé dans son interprétation, il évolue. C’est une matière vivante, comme un arbre, disent nos amis canadiens.

Nos travaux d’aujourd’hui permettront de nourrir notre réflexion et pourront servir la doctrine. Nous devons nous en réjouir, et je remercie encore une fois l’auteure de cette proposition de loi.

Toutefois, vous l’aurez compris, la rédaction de ce texte nous paraît encore trop incertaine, trop fragile et ses conséquences encore trop peu évaluées pour que le groupe centriste le soutienne. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. le président. La parole est à Mme Marta de Cidrac. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Loïc Hervé applaudit également.)

Mme Marta de Cidrac. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de remercier le groupe socialiste, et singulièrement Nicole Bonnefoy, d’avoir inscrit ce texte à l’ordre du jour de notre assemblée.

« Le jour d’après ne sera pas un retour au jour d’avant. » Ces mots, prononcés par le Président de la République en mars dernier, à l’annonce du confinement, sont forts. Ils doivent maintenant se concrétiser au sein de l’ensemble de nos politiques publiques, bien au-delà d’un plan de relance de 100 milliards d’euros.

Cette crise sanitaire nous oblige. Elle nous oblige à repenser totalement nos sociétés. Notre mode de vie, nos modes de production et de consommation doivent être réfléchis à l’aune des grands défis du siècle et des défis écologiques.

Le monde d’après doit plus que jamais prendre en compte l’environnement et la finitude de certaines ressources naturelles. Cette prise de conscience est urgente. Elle doit être française, mais elle doit être aussi mondiale. C’est ce qu’ambitionne le texte dont nous discutons aujourd’hui et dont nous partageons l’objectif.

Les biens communs sont une notion économique popularisée par le prix Nobel Elinor Ostrom. Elle vise à inventer une nouvelle gouvernance pour des ressources qui peuvent se dégrader du fait de leur consommation. C’est le cas des données ouvertes, mais aussi, et surtout de l’environnement, de l’air, de la biodiversité, de l’alimentation ou des sols.

Ces sujets sont d’une grande envergure. L’ensemble de ces thématiques doit être traité. Les nombreux rapports du Sénat et les propositions de loi sont des preuves de cette nécessité d’agir.

Cependant, cette proposition de loi appelle des remarques de fond et de forme.

En ce qui concerne la forme, le vecteur de la révision constitutionnelle semble inadapté au regard des objectifs fixés. Notre droit constitutionnel est déjà pleinement armé pour la préservation de l’environnement et des ressources naturelles, notamment grâce à l’intégration de la Charte de l’environnement à notre bloc de constitutionnalité depuis la révision constitutionnelle opérée sous Jacques Chirac, en 2005.

C’est un texte essentiel, mais aussi précurseur, car peu d’États à l’époque avaient saisi ce sujet avec autant de force. Cette charte est aujourd’hui pleinement opérationnelle, puisque le Conseil constitutionnel l’invoque à de nombreuses reprises pour bâtir une véritable jurisprudence constitutionnelle sur les questions écologiques.

Trois grands principes sont entrés dans notre bloc de constitutionnalité : le principe de prévention, le principe de précaution et le principe pollueur-payeur. L’environnement et les ressources naturelles se retrouvent ainsi grandement protégés dans notre loi fondamentale.

Verdir la Constitution, alors que la protection de l’environnement y est déjà inscrite, est inefficace. Ce désir de modifier sans cesse notre texte fondamental doit nous interroger sur la valeur que nous lui donnons. La Constitution ne peut être l’objet d’effets d’affichage sans que rien de concret soit entrepris.

Mais c’est surtout sur le fond que cette proposition de loi interroge.

En effet, les biens communs ont le défaut de ne pouvoir être définis juridiquement de manière précise.

Vous procédez à une énumération, avant d’évoquer les « autres biens communs », ce qui n’est pas sans poser des questions relatives à la clarté de la loi et peut faire peser des risques juridiques sur de nombreuses activités économiques et sociales.

La notion de « biens communs » est aujourd’hui un objet juridique et constitutionnel non identifié. Son aspect évasif donnerait une grande latitude d’interprétation, dont il est difficile d’imaginer les limites et les conséquences.

C’est une donnée que doit prendre en compte le Sénat, en tant que pouvoir constituant.

Il faut également souligner que les différentes gestions communes décrites par Elinor Ostrom se font à l’échelle de communautés de taille limitée, entre 50 et 15 000 personnes, et non pas à l’échelle d’un pays, comme vous le proposez aujourd’hui. D’ailleurs, elle étudie des cas où cette entreprise de gestion commune réussit et des cas où elle échoue. Comment pourrait-on inscrire dans notre texte fondamental une gestion des ressources susceptible d’échouer ?

Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le fait que ces ressources ne sont pas infinies. L’air, l’eau, les sols : chacun est conscient de la finitude de ces ressources et de la nécessité de les protéger, fort heureusement. Il conviendra sûrement de légiférer sur ces sujets dans les années à venir.

Aussi, il ne s’agit pas de contester les biens communs en tant que théorie économique, mais de souligner que la traduction juridique que vous en proposez n’est pas satisfaisante.

Par ailleurs, vous le savez, nous disposons déjà d’outils juridiques pour protéger certains des biens communs que vous mentionnez. L’air et l’atmosphère sont ainsi considérés comme des choses communes, protégées dans le code civil comme des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. La puissance publique elle-même dispose d’outils qui favorisent la gestion commune des ressources, à des fins d’intérêt général : on peut mentionner à cet égard le droit d’expropriation ou le droit de préemption. Nous ne partons donc pas de nulle part en la matière.

Surtout, cette proposition de loi, dans son article 3, vise à encadrer le droit de propriété et la liberté d’entreprendre.

Quand on aborde le sujet des droits fondamentaux, il convient de légiférer d’une main tremblante, pour paraphraser Montesquieu.

C’est particulièrement vrai quand une proposition de loi vise à encadrer des libertés. Limiter aujourd’hui des droits et libertés dans la Constitution peut avoir des conséquences considérables.

Si la propriété et la liberté d’entreprendre sont constitutionnellement protégées, la liberté individuelle n’empêche pas d’agir collectivement pour faire face aux plus grandes menaces qui pèsent sur notre pays. Elle protège tous les citoyens, notamment les plus faibles.

Aussi, la prise de conscience écologique ne peut se faire au détriment du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre.

La liberté d’entreprendre n’est pas un frein à la transition écologique. Le Conseil constitutionnel a lui-même reconnu en début d’année que la protection de l’environnement peut justifier des atteintes à la liberté d’entreprendre. Cette décision donne une véritable valeur constitutionnelle à la protection de l’environnement, « patrimoine commun des êtres humains », comme le titre le préambule de la Charte.

Cette dernière jouant pleinement son rôle, il semble donc inopportun d’alourdir notre texte constitutionnel.

Au contraire, on peut même attendre de notre liberté d’entreprendre des innovations qui marqueront notre réussite écologique. En effet, que serait la transition écologique sans les innovations dans le secteur nucléaire, qui permettront le développement de réacteurs recyclant une partie des déchets radioactifs ?

Que serait la transition écologique sans les nouveaux outils technologiques et numériques permettant un tri optimal des déchets ?

Que serait la transition écologique sans entreprises innovantes développant des enzymes permettant la biodégradation ou le recyclage à l’infini des plastiques ?

La liberté d’entreprendre n’est pas un problème pour la transition écologique ; c’est au contraire une partie de la solution.

L’équilibre entre écologie et économie est certes complexe, mais il ne passe pas par une modification constitutionnelle.

Il passe par des lois, des réglementations, des initiatives, des actions rapides et efficaces pour la préservation de l’environnement.

Nous constatons déjà les premiers effets de la finitude de ressources naturelles. D’autres devraient être perceptibles dans les années à venir.

Il convient donc d’agir de manière concrète, dans le cadre de l’ensemble de nos politiques, pour faire progresser encore et toujours la transition écologique.