Mme Nathalie Delattre. L’article 19 fixe le régime juridique de la communicabilité applicable aux archives intéressant la défense nationale, en posant comme principe que « toute mesure de classification […] prend automatiquement fin à la date à laquelle le document qui en a fait l’objet devient communicable de plein droit ».

Surtout, cet article aménage des exceptions pour lesquelles l’accès à ces archives, au-delà d’un délai de cinquante ans, pourrait demeurer restreint, sans que la loi ne définisse clairement quand et comment serait finalement levée cette restriction.

Bien entendu, nous comprenons l’impératif lié à la défense nationale dans la mesure où les documents concernés sont d’une particulière sensibilité et où leur communication prématurée pourrait être de nature à nuire aux intérêts fondamentaux de la Nation. Toutefois, le dispositif retenu ne propose pas les garanties attendues permettant aux archivistes, aux historiens, aux chercheurs et aux universitaires d’être en mesure d’exercer leur métier, au service de la mémoire collective.

L’allongement du délai d’incommunicabilité au-delà de cinquante ans – ce délai n’est pas marginal – est insuffisamment encadré, le nombre de documents visés n’étant pas précisé. En outre, l’application de cet article posera d’évidentes difficultés aux archivistes, qui devront apprécier quels documents ont conservé ou non leur valeur opérationnelle.

Aussi, cet amendement vise à prévoir que la prolongation de la durée d’incommunicabilité doit avoir un caractère exceptionnel et être justifiée par une menace grave pour la sécurité nationale en cas de divulgation des documents. Son adoption contraindra l’administration à apporter des éléments suffisants pour justifier la prolongation de la durée d’incommunicabilité, laquelle sera limitée à un délai standardisé de dix ans, susceptible d’autant de renouvellements que nécessaire.

M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent, pour présenter l’amendement n° 37.

M. Pierre Laurent. Madame la rapporteure, reprenant les arguments du Gouvernement, vous soutenez que cet article assure un équilibre entre les dispositions du code du patrimoine et celles du code pénal. Or vous déséquilibrez profondément la loi de 2008, en inversant l’ordre des facteurs !

Si nous ne définissons pas de manière précise les critères susceptibles d’appeler une prolongation du délai de communicabilité, une masse d’archives considérable sera soumise à une procédure inverse, au terme de laquelle les chercheurs seront contraints de demander l’accès aux documents désirés sans que soit connu avec précision le délai de prolongation. Et, comme l’a dit mon collègue Jean-Pierre Sueur, l’autorisation de communication des documents concernés sera laissée à la discrétion d’une autorité administrative.

Cela constitue une mise en cause grave du principe de communication de plein droit des archives publiques à l’expiration d’un délai de cinquante ans, comme l’a rappelé avec force le rapporteur public du Conseil d’État, dans ses récentes conclusions. Nous la contestons et nous pensons que la rédaction actuelle de l’article n’apporte pas les garanties suffisantes.

Les amendements déposés par les différents groupes visent tous, de façon convergente, à clarifier les choses et à donner de réelles garanties de travail aux chercheurs.

Si l’accès aux archives était entravé, un historien tel que Jean-Noël Jeanneney, président du Prix du Sénat du livre d’histoire, avec qui nous étions dans les jardins du Luxembourg voilà quelques jours, n’aurait jamais pu écrire son magnifique livre sur l’attentat du Petit-Clamart.

La rédaction de ce livre a nécessairement impliqué que son auteur accède à des archives. Or si nous adoptions cet article, sans modification, beaucoup d’historiens ne pourraient plus accomplir leur travail dans de bonnes conditions.

Ne tournons pas le dos à la communauté des historiens, des archivistes et des scientifiques et corrigeons, tant qu’il en est encore temps, l’article 19 !

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour présenter l’amendement n° 52 rectifié.

M. Jean-Pierre Sueur. Madame la ministre, vous connaissez notre grand attachement à la recherche ; je pense que vous le partagez ; vous connaissez les universités. Si cet article présenté par le Gouvernement était adopté, vous porteriez la responsabilité du préjudice qu’il provoquerait pendant très longtemps.

Il est encore temps, ce soir, d’accepter ce qui est proposé par cinq sénateurs, au nom de cinq groupes politiques différents, sans compter tous nos collègues qui, sans avoir déposé d’amendements, sont attachés à ce que nous défendons.

Comme l’a dit Pierre Laurent, nous aurions pu reprendre dans l’exposé des motifs ce qu’a dit le rapporteur public du Conseil d’État, le 16 juin dernier. Ses conclusions sont lumineuses : ne vous ont-elles pas d’ailleurs incitée à la réflexion, madame la ministre ?

Le dispositif que nous proposons est très simple : nous suggérons d’ouvrir la communicabilité des archives concernées à l’expiration d’un délai de cinquante ans – c’est le droit commun –, sauf si leur divulgation présente à titre exceptionnel une menace grave pour la sécurité nationale. Nous demandons que la prorogation du délai d’incommunicabilité soit justifiée et qu’elle n’excède pas dix ans, sauf nouvelle prorogation. Nous proposons donc un processus responsable !

Nous ne nions pas que la sécurité nationale puisse faire obstacle à la communication de certains documents. En revanche, nous ne souhaitons ouvrir la porte ni à des mesures qui seraient totalement discrétionnaires, ni à la fermeture des dossiers pour la recherche scientifique, ni à des dispositions qui seraient contraires à la loi de 2008. Nous avons défendu cette loi avec passion, elle est aimée de toute la communauté des historiens.

Madame la ministre, j’espère de tout cœur que nous allons vous convaincre.

M. le président. La parole est à M. Thomas Dossus, pour présenter l’amendement n° 85.

M. Thomas Dossus. L’accès aux archives dépasse le seul cadre du travail historique, c’est un enjeu démocratique. Les archives du monde d’hier permettent de comprendre celui d’aujourd’hui et de bâtir celui de demain. En la matière, notre Constitution est claire. L’article XV de la Déclaration des droits de l’homme proclame : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »

Ce principe à valeur constitutionnelle se heurte à la préservation des intérêts fondamentaux de l’État, mais l’équilibre entre ces deux nécessités a été réalisé par les deux grandes lois relatives aux archives, celle de 1979 et celle de 2008.

Le législateur a posé un principe simple : les archives sont communicables de plein droit au bout de cinquante ans, hormis les plus sensibles, notamment celles qui sont liées au nucléaire. Or ce consensus a été récemment remis en cause, tout d’abord par l’instruction générale interministérielle 1300, qui a contraint à une déclassification, c’est-à-dire à une décision administrative, avant que les archives ne deviennent pleinement communicables, puis par le présent article du projet de loi.

Le Gouvernement et la commission pensent que cet article permet d’ouvrir largement l’accès à des archives intéressant la défense nationale, alors que, au contraire, il prévoit de nouvelles exceptions à la communicabilité des archives, sans délai maximum, dans des domaines aussi variés que les barrages hydroélectriques ou les procédures des services de renseignement.

Le Conseil d’État, lors d’une audience du 16 juin 2021, a reconnu par la parole de son rapporteur public que l’instruction générale interministérielle 1300, et par conséquent le présent article, n’étaient que des subterfuges destinés à entraver les travaux historiques, notamment sur la guerre d’Algérie. Il a aussi déclaré que la nécessité de déclassification était une invention pouvant occasionner des surcoûts significatifs pour le contribuable.

L’article 19, en l’état, est inacceptable pour le travail historique, pour les relations entre les citoyens et leur histoire et pour la respectabilité de notre République. Comment, en effet, justifier la présence d’un article qui limite autant l’accès à des pans importants de notre histoire collective, dans un texte ayant pour objectif de lutter contre le terrorisme ?

Cet amendement est le fruit d’une discussion avec des historiens non seulement respectueux des principes constitutionnels et de l’esprit des lois de 1979 et de 2008, mais aussi soucieux de protéger les intérêts fondamentaux de l’État. Il est le reflet d’une position d’équilibre transpartisane et consensuelle.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly, pour présenter l’amendement n° 94 rectifié bis.

Mme Catherine Morin-Desailly. Un déséquilibre a bien été introduit par rapport à la loi de 2008 dans la mesure où l’article 19 est préjudiciable au principe de communicabilité des archives.

Le présent amendement vise à encadrer le nouveau mécanisme, en précisant que la prolongation du délai d’incommunicabilité doit présenter un caractère exceptionnel et être justifiée par le fait que la divulgation des informations contenues dans le document présente une menace grave pour la sécurité nationale.

Par ailleurs, l’amendement tend à imposer à l’administration d’apporter des éléments suffisants pour justifier la nécessité de prolonger la durée d’incommunicabilité et à prévoir, dans un but de simplification, un délai de prolongation standardisé de dix ans. Ce délai est susceptible de prorogations d’une durée similaire, en considération de la sensibilité du document.

Il ne s’agit en aucun cas d’ignorer les impératifs de défense nationale ; nous sommes d’ailleurs favorables à l’élargissement du régime de dérogations. Seulement, le mécanisme, tel qu’il est prévu, ne va pas dans le bon sens. Aussi, nous aimerions inverser le système envisagé.

M. le président. Les deux amendements suivants sont identiques.

L’amendement n° 3 rectifié est présenté par Mme N. Delattre, MM. Artano, Bilhac et Cabanel, Mme M. Carrère, M. Gold, Mme Guillotin et MM. Guiol, Requier et Roux.

L’amendement n° 95 rectifié bis est présenté par Mme Morin-Desailly, M. Détraigne, Mmes Billon et Férat et MM. Le Nay, Levi, J.M. Arnaud, Moga et Delcros.

Ces deux amendements sont ainsi libellés :

Alinéa 5

Après le mot :

prolongé

insérer les mots :

, sans pouvoir excéder cent ans à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier,

La parole est à Mme Véronique Guillotin, pour présenter l’amendement n° 3 rectifié.

Mme Véronique Guillotin. J’appelle votre attention sur l’une des principales difficultés auxquelles se heurtent les chercheurs dans l’accès aux archives : lorsqu’un refus de communication ne paraît pas justifié, la démarche contentieuse pour obtenir l’annulation de la décision de refus est particulièrement longue. Il faut d’abord saisir la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), avant, ensuite, de saisir le juge administratif d’un recours en annulation.

La durée de cette procédure a pour conséquence de faire obstacle à la réalisation des travaux de recherche, en particulier pour les étudiants de master ou les doctorants. Ces derniers doivent effectuer leurs recherches dans un temps limité, parfois de quelques mois à peine. Et les réformes du calendrier universitaire n’ont pas arrangé les choses : les étudiants doivent le plus souvent réaliser leurs travaux de recherche dans la précipitation parce qu’ils doivent les rendre avant l’été, et non plus après, comme c’était encore le cas voilà quelques années.

Le présent amendement vise expressément à prévoir que le juge compétent peut être saisi en référé d’un refus de communication, ce qui permettra d’obtenir une décision rapide et donc de lever l’aléa du délai. Ce recours permettrait en outre de contraindre l’administration à communiquer les documents, dans le cas où la CADA aurait émis un avis favorable sur la demande de communication.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly, pour présenter l’amendement n° 95 rectifié bis.

Mme Catherine Morin-Desailly. Il est défendu, monsieur le président.

M. le président. L’amendement n° 101 rectifié, présenté par M. Haye et les membres du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, est ainsi libellé :

Alinéa 9, première phrase

Remplacer les mots :

mentionnés à l’article L. 811-4 du même code désignés par décret en Conseil d’État

par les mots :

désignés par le décret en Conseil d’État prévu à l’article L. 811-4 du même code

La parole est à M. Ludovic Haye.

M. Ludovic Haye. Le présent amendement vise à rectifier une apparente redondance au sein de l’article 19, relatif au régime de communicabilité des archives classifiées.

En effet, pour désigner les services de renseignement du second cercle, l’alinéa 9 de l’article renvoie aux « services de renseignement mentionnés à l’article L. 811-4 du code de la sécurité intérieure désignés par décret en Conseil d’État ». En outre, afin de circonscrire le champ des services du second cercle visés par le dispositif, il précise qu’« un décret en Conseil d’État définit les services de renseignement concernés ».

Ce décret permet de limiter le champ d’application de la disposition en ce qui concerne les services du second cercle. En revanche, la première phrase de l’alinéa 9, dans sa rédaction actuelle, semble redondante avec l’article L. 811-4 du code de la sécurité intérieure – lui-même renvoie à un décret en Conseil d’État l’établissement de la liste de ces services.

Le présent amendement vise donc à clarifier le dispositif.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

Mme Agnès Canayer, rapporteur. La prorogation du délai proposée ne concerne que les documents qui présentent une menace grave pour la sécurité nationale. Nous pensons que ce n’est pas pertinent, car c’est trop restrictif. La protection doit s’appliquer aussi à des documents qui permettent à la France d’avoir un avantage stratégique sur d’autres pays ; je pense notamment aux études réalisées sur des techniques.

M. Jean-Pierre Sueur. C’est totalement flou, cela recouvre n’importe quoi ! (Mme Esther Benbassa proteste également.)

Mme Agnès Canayer, rapporteur. C’est flou dans un sens, comme dans l’autre… (Nouvelles exclamations à gauche.)

De même, le système qui renvoie les documents concernés à un examen tous les dix ans nous semble être trop rigide et surtout moins favorable que le système qui est actuellement prévu. Ce dernier est glissant, ce qui permet de rendre communicables des documents à l’expiration d’un délai de deux ans, trois ans, quatre ans, voire dix-neuf ou vingt ans, et donc pas uniquement à une date butoir. À notre avis, ce système est plus favorable à la communication des archives.

En ce qui concerne les barrages hydrauliques de grande dimension, nous sommes d’accord.

Je vous rappelle qu’il existe un régime de communication anticipée : il autorise les chercheurs qui le souhaitent à demander la communication de documents encore protégés. Cette procédure est très efficace.

Sur l’initiative de la commission des affaires culturelles, l’obligation d’informer les chercheurs des délais de communicabilité des documents et la possibilité de demander un accès anticipé aux archives ont été introduites dans le texte.

Pour ces raisons, la commission émet un avis défavorable sur les amendements identiques nos 6 rectifié bis, 37, 52 rectifié, 85 et 94 rectifié bis.

Les amendements nos 3 rectifié et 95 rectifié bis n’ont pas pour objet la Commission d’accès aux documents administratifs. (Mme Nathalie Delattre sexclame.) Je pense que ce ne sont pas les bons amendements qui ont été présentés !

Quoi qu’il en soit, les amendements nos 3 rectifié et 95 rectifié bis tendent à instaurer un délai maximal de cent ans à compter duquel l’ensemble des documents intéressant la défense nationale seraient communiqués.

Ces dispositions sont contraires à la position de la commission. En effet, le contrôle de proportionnalité exercé par le juge doit être entier : il doit permettre de peser le pour et le contre, entre les intérêts du demandeur qui souhaite accéder à ces documents et la préservation de notre souveraineté.

Un contrôle trop rapide du juge aurait pour conséquence de faire attendre la décision de juridiction, ce qui ne serait pas efficace. Dans le cas contraire, le délai retenu serait trop long. Aussi, nous émettons un avis défavorable.

Mme Esther Benbassa. Quelle honte !

Mme Agnès Canayer, rapporteur. Enfin, nous sommes favorables à l’amendement n° 101 rectifié, qui vise à apporter des améliorations rédactionnelles.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Florence Parly, ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, avec cet article, nous abordons une question extrêmement importante, qui a été traitée avec tout le sérieux qu’elle mérite.

Mme Esther Benbassa. Ce n’est pas vrai !

Mme Florence Parly, ministre. Avant de répondre point par point aux différents arguments avancés par les uns et les autres, je tiens à vous dire que nous avons un objectif commun. Sur l’ensemble de ces travées comme au banc du Gouvernement, nous souhaitons tous faciliter l’accès de nos concitoyens aux archives classifiées de plus de cinquante ans.

Les mesures de classification dont ces archives font l’objet prendront donc automatiquement fin à l’échéance de ce délai. En outre, le fait qu’un tampon de déclassification n’ait pas été apposé sur le document ne sera plus un obstacle. (Mme Esther Benbassa proteste.)

Madame Benbassa, avant même que je ne commence mon explication, vous affirmez qu’elle n’a pas de sens : laissez-moi au moins finir mon propos !

Mme Esther Benbassa. C’est de la langue de bois !

Mme Florence Parly, ministre. Je peux tout aussi bien m’arrêter de parler !

Comme l’ont relevé un certain nombre d’entre vous, au-delà des aspects législatifs, il faut tenir compte des dimensions pratiques de l’accessibilité des archives : il s’agit plus précisément de classer et d’ordonner ces documents afin que les chercheurs, notamment les historiens, et les citoyens puissent y accéder.

Nous avons donc bien en commun ces deux objectifs : d’une part, élaborer un système législatif en ce sens et, d’autre part, mettre concrètement ces archives à la disposition de tous ceux qui souhaitent les consulter.

Néanmoins – ce point a également été rappelé –, il faut garantir la protection des archives les plus sensibles tant qu’elle est nécessaire à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de l’État. Ce n’est pas simplement moi qui le dis, c’est la Constitution qui l’exige.

Le rapporteur public l’a effectivement souligné devant le Conseil d’État, tout en résumant les grandes lignes de la loi de 2008. On a rappelé qu’il s’agissait d’une grande loi, et c’est tout à fait juste, mais elle ne ménage pas une conciliation équilibrée entre le droit d’accès aux archives et la nécessité constitutionnelle de protéger les intérêts fondamentaux de la Nation.

M. Guy Benarroche. Sur quels éléments vous basez-vous ?

Mme Florence Parly, ministre. Dans certains cas très particuliers, l’expiration du délai de cinquante ans ne met pas fin à la sensibilité des documents et donc à la nécessité de différer leur communication.

C’est en lien étroit avec le ministère de la culture et avec les historiens que ce travail a été conduit, après une concertation très approfondie… (Protestations sur les travées des groupes SER et GEST.) Ces constats vous ennuient peut-être ; mais je vous décris simplement le processus suivi pour l’élaboration de ce travail !

Je ne prétends pas que toute la communauté des historiens y souscrit. Je vous demande simplement d’entendre qu’un large panel d’historiens y a participé : l’association Josette-et-Maurice-Audin (M. Thomas Dossus proteste vivement) ; l’association des archivistes français ; l’association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche…

M. Pierre Ouzoulias. Ils sont contre !

Mme Esther Benbassa. Donnez les noms !

Mme Florence Parly, ministre. C’est un simple constat : la concertation a eu lieu. (Nouvelles protestations sur les mêmes travées.)

Je ne dis pas que la communauté des historiens ne compte pas d’opinions dissidentes ; je rappelle simplement que cette concertation a été menée avec sérieux, sous l’égide du ministère de la culture.

Il a fallu mettre au point un système légal permettant de concilier ces différents objectifs. C’est dans cette perspective que nous avons essayé d’identifier, en les circonscrivant au mieux, quatre nouvelles catégories de documents pour lesquelles il n’est pas possible de fixer par avance un délai au-delà duquel toute sensibilité aurait disparu.

D’ailleurs, je n’ai pas le sentiment que vous-mêmes contestiez cette impossibilité : comme le texte du Gouvernement, les amendements présentés tendent à prolonger autant que nécessaire l’incommunicabilité de certains documents.

Toutefois, alors que le Gouvernement défend l’instauration d’un délai glissant, qui expire automatiquement au moment où le document considéré perd sa sensibilité, ces amendements visent à mettre en œuvre une prolongation expresse du délai d’incommunicabilité par tranches de dix années. Monsieur Sueur, je pense résumer fidèlement les dispositions que vous proposez.

Je comprends tout à fait cette démarche : il s’agit de répondre à un certain nombre de craintes, que je vais tenter de lever méthodiquement, l’une après l’autre.

Tout d’abord, la prolongation de la durée d’incommunicabilité restera exceptionnelle : ce qui le garantit, c’est le caractère ciblé et résiduel des catégories de documents pour lesquelles une prolongation sera possible.

La définition de ces catégories a été calibrée au plus près des besoins, dans le cadre du processus de consultation et de concertation que je viens d’évoquer, qui a d’ailleurs conduit à des évolutions du texte. Je puis vous le garantir : le texte initial du Gouvernement était très différent de celui que nous avons tout compte fait soumis au Parlement. C’est aussi la preuve que certaines opinions et préoccupations ont été prises en compte.

Ensuite, vous semblez penser qu’une prolongation du délai d’incommunicabilité par tranches de dix ans serait plus favorable aux historiens qu’un délai visant à protéger le document le temps strictement nécessaire à la préservation de la sécurité nationale – c’est bien de cela que nous parlons.

Or, en vertu de ces amendements, ce délai pourrait être renouvelé sans limites et, surtout, les chercheurs obtiendraient moins de garanties : même pour un document ayant perdu sa sensibilité, il faudrait attendre l’expiration du délai de dix ans avant que la communication ne soit permise. À l’inverse, en vertu du texte que le Gouvernement vous propose, le document deviendra communicable à l’instant même où il perdra sa sensibilité.

Ainsi, pour ce qui concerne les armes ou les équipements, c’est tous les ans que le Gouvernement actualisera la liste des documents accessibles ; quant aux bâtiments, leurs archives deviendront communicables dès leur désaffectation.

En parallèle, certains ont mis en cause la constitutionnalité de l’article 19, au motif que les cas de prolongation envisagés ne sont pas limités aux documents dont la divulgation représenterait une menace grave pour la sécurité nationale.

Sur ce point aussi, je vais m’efforcer de vous assurer. Le Conseil d’État n’a émis aucun doute sur la constitutionnalité de ces dispositions ; si certains commentateurs ont cru déceler des opinions contraires dans les conclusions prononcées voilà deux semaines au contentieux, devant le Conseil d’État, je peux vous affirmer que leurs interprétations sont tout à fait inexactes. Au contraire, ces conclusions insistent sur le fait que l’article 19 opère une conciliation entre les enjeux de communicabilité et les principes constitutionnels.

Pour terminer – j’ai conscience de parler longuement –, j’insisterai sur deux conséquences délicates qu’entraînerait l’adoption de vos amendements.

Ces dispositions contraindraient les administrations à identifier a priori tous les documents devant bénéficier d’une prolongation de leur incommunicabilité. Or ceux qui fréquentent les archives le savent : souvent, les bordereaux de versement ne sont pas renseignés pièce par pièce. Quant aux documents qui restent détenus par les services qui les ont produits et qui sont également des archives publiques, ils n’ont vraisemblablement jamais fait l’objet d’un quelconque inventaire.

Cela signifie qu’il faudra rechercher, puis passer en revue l’ensemble des documents susceptibles de bénéficier d’une prolongation à l’issue du délai de cinquante ans. J’ajoute qu’il faudrait reprendre ce travail tous les dix ans. Vous le comprenez : pour les services, cette tâche immense ne pourrait pas être menée à bien sans des renforts humains considérables. Une telle mécanique risquerait fort de s’enrayer, au détriment des chercheurs et des historiens.

Ainsi, le système que vous proposez est très lourd et pourrait lui-même se révéler imparfait : des documents sensibles échapperaient inévitablement à cette revue et nous n’aurions aucune corde de rappel pour éviter leur diffusion, aux conséquences potentiellement graves.

Je le dis avec une certaine solennité : toutes ces raisons pratiques, invoquées par les trois services d’archives de l’État, méritent votre attention.

Je le répète, nous avons des objectifs communs, mais, selon moi, les dispositions des amendements identiques nos 6 rectifié bis, 37, 52 rectifié, 85 et 94 rectifié bis ne permettent pas de les atteindre de manière satisfaisante. J’y suis donc défavorable, de même qu’aux amendements identiques nos 3 rectifié et 95 rectifié bis.

En revanche, je suis favorable à l’amendement n° 106, sous réserve de l’adoption de l’amendement n° 101 rectifié.

M. le président. La parole est à M. Laurent Lafon, pour explication de vote.

M. Laurent Lafon. Madame la ministre, ce qui était à craindre finit par se produire : on voit bien qu’il n’y a pas de consensus sur l’article 19.

Pour les raisons que vous avez invoquées, deux logiques s’affrontent sur le sujet à la fois complexe et sensible des archives : d’une part, la nécessité de préserver la sécurité nationale ; de l’autre, l’enjeu démocratique de l’accès aux archives et, à travers elles, à notre histoire.

À mon sens, on ne peut pas aborder un tel sujet de cette manière. Cet article n’a pas grand-chose à voir avec le texte dans lequel il est inscrit, ce qui trahit une forme de précipitation. D’ailleurs, il me semble que vous avez consacré plus de temps à cette série d’amendements qu’aux dix-huit premiers articles : cela prouve bien qu’il y a débat et que l’article 19 n’est pas un article d’équilibre. Or, sur un sujet d’une telle sensibilité et d’une telle complexité, on ne peut pas avancer sereinement si l’on ne trouve pas un équilibre.

On connaît la cause de cette précipitation : un recours impose au Conseil d’État de se prononcer sur cette question et vous avez souhaité – c’est bien entendu votre droit – trouver une solution normative en empruntant le premier véhicule législatif qui se présentait. Mais, je le répète, en abordant le sujet ainsi, on ne pourra pas clore le débat.

S’il est voté en l’état, cet article n’apaisera pas les craintes des historiens et d’un certain nombre de sénateurs ici présents. Selon toute vraisemblance, nous serons donc de nouveau confrontés à cette question assez rapidement, faute d’avoir trouvé une solution permettant de conjuguer les deux contraintes que vous avez énoncées.

À cet égard, les rapporteurs des trois commissions concernées ont accompli un travail de qualité, dont le but était précisément de trouver une voie de passage, en partant du constat que cette rédaction de l’article 19 n’était pas satisfaisante. Nous avons fini par dégager une solution d’équilibre, même si – je le reconnais – la commission de la culture n’était pas complètement satisfaite de la nouvelle rédaction proposée. Je regrette que cette solution d’équilibre ne soit pas présentée ce soir !