M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Annick Billon applaudit également.)

M. Patrick Chaize, rapporteur de la commission spéciale chargée dexaminer le projet de loi visant à sécuriser et réguler lespace numérique. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui, sous couvert d’un vernis médiatique et de l’ajout de quelques mesures spécifiques à la France, est en réalité un projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne (Ddadue) qui ne dit pas son nom !

Ne l’oublions pas, nous devons aussi reconnaître que ce texte est très attendu, à la fois par les citoyens, par les entreprises, mais aussi par les parlementaires que nous sommes.

Nous regrettons le manque de concertation préalable de la part du Gouvernement avec les principaux acteurs économiques concernés, ainsi que le manque de prise en compte des avis des autorités administratives indépendantes sur ce texte, mais la navette parlementaire est encore longue, ce qui devrait nous permettre de procéder aux ajustements nécessaires.

Ce projet de loi est une étape supplémentaire pour nous assurer de la bonne application de plusieurs règlements européens sur le numérique, sur les marchés numériques, sur la gouvernance des données et sur l’accès aux données. Autant de textes ambitieux, difficiles à négocier, que nous devrons très prochainement respecter afin de vivre dans un environnement numérique plus juste, plus équitable et plus sûr.

La protection est au cœur des préoccupations de ce texte. Les actes de cybermalveillance font désormais partie de notre quotidien : c’est une réalité à laquelle nous nous sommes tristement habitués, alors que nous ne devrions pas !

Le piratage de nos comptes, la réception de messages d’arnaque par SMS ou par mail, l’usage détourné de nos coordonnées bancaires et de nos moyens de paiement ou même, dans le pire des cas, l’usurpation de notre identité en ligne sont désormais monnaie courante.

C’est pourquoi nous avons renforcé le dispositif national de filtrage des sites frauduleux, prévu à l’article 6, afin de le rendre plus opérationnel, plus protecteur, et de responsabiliser l’ensemble des intermédiaires techniques concernés par les mesures de blocage. Nous devons apaiser la vie en ligne de nos concitoyens.

Apaisement et protection : voilà ce que nous devons viser aujourd’hui ; voilà ce que je souhaite proposer, en tant que parlementaire, dans le cadre de l’examen d’un projet de loi qui vise à mieux nous protéger dans l’espace numérique.

L’actualité de ces derniers jours nous a beaucoup marqués. Les réseaux sociaux jouent un rôle d’amplification et de massification des appels à la violence à l’encontre des élus, des forces de l’ordre, des personnes dépositaires de l’autorité publique, des bâtiments et des installations publics.

Nous ne pouvons pas rester indifférents et nous devons apporter une réponse ferme face la passivité des réseaux sociaux.

La succession de réunions bien-pensantes ne suffit pas : il faut agir, ou du moins essayer de le faire, mettre des propositions sur la table, en discuter et avoir un débat à ce sujet.

C’est tout l’objet de ma démarche et c’est pourquoi j’ai souhaité déposer, à titre individuel, un amendement visant à mieux responsabiliser les réseaux sociaux dans la modération des contenus faisant appel à la violence. Nous en débattrons.

Ce projet de loi s’intéresse aussi à la vie en ligne des entreprises dans l’économie numérique et aux problématiques concurrentielles. Nous devons nous y attaquer de front, afin de faciliter le développement de solutions technologiques françaises, européennes et souveraines.

Sur le marché de l’informatique en nuage, l’entrée est gratuite et facile, grâce à l’octroi de « crédits cloud ». En commission spéciale, nous avons plafonné l’octroi de ces crédits à un an, une mesure qui, selon l’Autorité de la concurrence, va dans le bon sens, même si nous pouvons encore préciser les dispositions des articles 7 à 10 de ce texte, lesquels anticipent l’entrée en vigueur du règlement européen sur les données.

Si l’entrée sur le marché est facile, la sortie l’est beaucoup moins, les acteurs dominants ayant mis en place de véritables péages qui prennent la forme de facturation abusive de frais sortants de données. En commission spéciale, nous avons autorisé de façon transitoire ces frais, sous réserve qu’ils soient facturés à des coûts réels, sous le contrôle de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) : les acteurs dominants du marché doivent savoir que l’État les regarde de près.

Si l’espace numérique doit être mieux sécurisé et mieux régulé, nous ne devons pas non plus empêcher les innovations permises par l’économie numérique. Au contraire, nous devons anticiper ces innovations, afin d’identifier au plus vite les risques qu’elles peuvent représenter, pour n’en tirer que le meilleur et assurer des retombées économiques favorables à notre pays.

C’est pour cela que j’ai souhaité réécrire intégralement l’article 15 relatif aux jeux à objets numériques monétisables (Jonum), le recours à une habilitation à légiférer par ordonnance nous étant apparu inacceptable. Nous avons donc proposé une première définition juridique des Jonum et nous les avons autorisés à titre expérimental pendant trois ans, sous le contrôle de l’Autorité nationale des jeux, le temps d’élaborer un cadre réglementaire approprié et protecteur.

Les évolutions technologiques étant rapides, difficilement prévisibles, nous avons également renforcé les pouvoirs du pôle d’expertise de la régulation numérique (PEReN), afin de nous aider à mieux comprendre les logiques de fonctionnement des plateformes numériques et des moteurs de recherche. C’est indispensable ! D’ailleurs, la France demeure avant-gardiste sur ce point : nous devons continuer dans cette voie et être plus exigeants vis-à-vis des grands acteurs du numérique.

Voilà donc, mes chers collègues, les grandes lignes de ma feuille de route pour ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC et sur des travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à Mme Florence Blatrix Contat. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Florence Blatrix Contat. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la révolution numérique transforme profondément nos sociétés : 40 % des vingt plus grandes entreprises du monde s’appuient sur un modèle économique basé sur ce que l’on appelle le « capitalisme de plateforme » ; nos modes de communication se digitalisent ; nos démocraties sont impactées par les fake news.

Il était devenu urgent de réguler ces entreprises, dont le modèle économique repose sur une accumulation de données, massivement exploitées par des algorithmes aussi puissants qu’opaques.

Nous ne pouvons donc que saluer l’engagement de l’Union européenne dans la régulation de cette jungle numérique.

Le règlement sur les services numériques encadre la fourniture de services d’intermédiation en ligne dans le marché intérieur pour responsabiliser les grandes plateformes numériques. Il permet, en particulier, de lutter contre les contenus illicites et d’interdire la publicité ciblée visant les mineurs.

Le règlement sur les marchés numériques, quant à lui, vise à lutter contre les pratiques anticoncurrentielles dans l’économie des plateformes en ligne, qui enferment les utilisateurs dans leurs applications et empêchent le développement de nouveaux concurrents.

Avec la présidente de la commission spéciale, Catherine Morin-Desailly, nous avions, en tant que rapporteures de deux propositions de résolution européenne sur ces textes, porté l’ambition du Sénat en la matière.

Nous pouvons nous réjouir que certaines de nos propositions aient été retenues dans les textes finals : je pense notamment à la meilleure prise en compte des écosystèmes des plateformes, de leur chiffre d’affaires mondial, de leur importance en matière d’audience, ainsi que des services secondaires qui ont été ajoutés.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission spéciale. Très bien !

Mme Florence Blatrix Contat. Il faut souligner également l’inclusion, comme nous l’avions recommandé, des très grands moteurs de recherche dans le périmètre des obligations ou l’interdiction de la publicité ciblée sur les mineurs dans les réseaux sociaux numériques (RSN).

Le projet de loi que nous examinons aujourd’hui est un texte d’adaptation de ces règlements européens sur les services numériques et sur les marchés numériques ; il anticipe également le règlement sur les données.

Sur la forme, je ne reviendrai pas sur les délais très courts pour examiner un texte peu abouti, peu concerté, comme nous avons pu le constater lors de nos auditions.

Je tiens donc à saluer le travail de nos rapporteurs, qui ont largement contribué à préciser et à améliorer le texte.

Au-delà de cette adaptation de notre droit au paquet numérique, ce texte a également pour ambition de sécuriser les échanges en ligne. Ma collègue Laurence Rossignol y reviendra.

Sur le volet économique, le projet de loi a pour objet de remédier aux dysfonctionnements du marché de l’informatique en nuage. Les enjeux sont énormes : souveraineté, protection des données, compétitivité, transformation numérique de notre économie. Le marché européen de l’informatique en nuage pourrait passer de 53 milliards d’euros en 2020 à 560 milliards d’euros en 2030, soit une croissance de plus de 25 % par an. Or cette croissance est captée à 80 % par trois acteurs américains qui ont totalement verrouillé le marché.

En conséquence, le cloud européen est relégué à des segments de niche, avec une part tombée de 27 % en 2017 à 13 % en 2022.

Face à ce rouleau compresseur, les mesures du projet de loi nous paraissent insuffisantes.

Aussi, nous proposons d’aller plus loin pour rendre plus efficace l’encadrement des « crédits cloud » et d’agir plus fortement sur des pratiques déloyales bien identifiées de vente liée ou manifestement discriminatoires, autant de freins à l’interopérabilité et à la circulation des données.

La commission spéciale a souhaité que les fournisseurs d’informatique en nuage fassent preuve de davantage de transparence quant à l’utilisation des données de leurs utilisateurs, notamment face au risque lié à l’extraterritorialité, qui permet à certains États de s’imposer au-delà de leurs frontières et d’accéder à des données sensibles de notre économie.

En ce domaine, la mesure concernant la transparence relative au risque d’extraterritorialité que nous avons adoptée en commission spéciale a un objectif : permettre aux utilisateurs de cloud de savoir où sont leurs données, qui peut y accéder et ce qui en est fait. Cette disposition, que vous voulez supprimer, monsieur le ministre, n’a d’autre but que d’informer et protéger les entreprises.

Une plus grande transparence devrait contribuer à rétablir la confiance.

Je souhaite enfin attirer l’attention sur les conditions de réussite des nouvelles régulations européennes. Les années à venir seront déterminantes. Au-delà des moyens importants à donner aux régulateurs et autorités compétentes, nous devrons faire la preuve de notre capacité à mobiliser l’ensemble des acteurs et des parties prenantes de l’écosystème numérique.

Notre pays doit reprendre la main sur son destin numérique, et la régulation n’y suffira pas. Il faudra une véritable impulsion pour inscrire l’effort de souveraineté numérique dans la durée, comme de nombreux rapports sénatoriaux l’ont préconisé. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme la présidente de la commission spéciale applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.

M. Pierre Ouzoulias. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, comme tous les ans depuis bientôt une dizaine d’années nous est soumis un texte de loi portant diverses dispositions pour réguler l’espace numérique et l’activité des plateformes. La dernière grande loi qui a tenté d’appréhender ces sujets de façon globale est la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004. Par la suite, les gouvernements successifs lui ont apporté des correctifs – des rustines, diront certains –, pour adapter le droit français à la réglementation européenne ou satisfaire des demandes politiques circonstancielles.

Dans la dernière période ont ainsi été promulguées la loi du 16 août 2022 portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière de prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne et la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dont les articles 36 à 46 concernent la lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne. Ils faisaient suite à la censure quasiment totale de la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet.

Notre droit en matière numérique est ainsi composé de couches successives, accumulées sans grande cohérence d’ensemble. Cette stratification pourrait ravir l’archéologue que je suis, mais force est de reconnaître qu’elle rend notre législation de moins en moins intelligible et efficiente.

Nous tentons de pallier les défaillances de ces textes sans jamais apprécier la capacité des pouvoirs publics à les faire appliquer. Ce foisonnement législatif amphigourique masque surtout le renoncement de l’État à définir une stratégie numérique nationale qui embrasse à la fois la défense des libertés individuelles, la gestion numérique des services publics, la régulation des relations entre les usagers et les plateformes et la capacité d’indépendance de nos infrastructures industrielles.

En matière juridique, peut-être serait-il utile, monsieur le ministre, de mettre en chantier un code du numérique pour tenter de redonner un peu de cohérence à cet ensemble de plus en plus hétéroclite. Dans l’immédiat, avec ce texte, nous sommes réduits, encore une fois, à un travail d’adaptation de deux règlements européens sur les services numériques et sur les marchés numériques.

Ce cadre est d’autant plus contraignant que la loi confortant le respect des principes de la République avait repris, par une forme d’anticipation, l’essentiel de la réglementation européenne. Nous discutons donc d’une mise en conformité du droit français avec le droit européen qui a déjà été réalisée pour l’essentiel.

Il est indéniable que ces deux règlements, s’ajoutant à celui sur la protection des données, donnent aux citoyens de l’Union européenne des garanties fondamentales. D’aucuns considèrent qu’ils sont autant de freins à l’innovation et qu’ils vont accroître les distorsions de concurrence entre les entreprises européennes et celles qui peuvent continuer de développer sans entrave leur captation de données. Je suis, au contraire, confiant dans le discernement des utilisateurs, qui préféreront des systèmes qui leur donnent la maîtrise de leurs données personnelles.

Néanmoins, s’agissant du règlement relatif à un marché unique des services numériques, je regrette vivement que son article 8 consacre le principe de responsabilité limitée des hébergeurs. Je vous donne lecture de cet article : « Les fournisseurs de services intermédiaires ne sont soumis à aucune obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent ou de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illégales. »

Par leur proposition de résolution européenne, devenue résolution européenne du Sénat le 14 janvier 2022, nos collègues Florence Blatrix Contat et Catherine Morin-Desailly avaient vivement déploré l’absence de remise en cause de ce principe de responsabilité limitée des hébergeurs. Elles avaient appelé de leurs vœux la mise en œuvre d’un « régime européen de responsabilité renforcée spécifique pour les fournisseurs de service intermédiaire utilisant des algorithmes d’ordonnancement des contenus ».

Sans préjuger l’efficacité des dispositions que nous allons voter, je tire de l’expérience de la mise en œuvre des précédentes législations le sentiment qu’il est impossible de réguler l’activité des hébergeurs sans leur imposer ce régime de responsabilité renforcée.

Aussi, monsieur le ministre, je crois qu’il serait de bonne politique que vous engagiez, avec la représentation nationale, dans le cadre du suivi de l’application de cette loi, une réflexion de fond sur la responsabilité des hébergeurs. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE, ainsi que sur des travées des groupes SER, UC et Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, j’interviens aujourd’hui au nom de mon groupe politique, mais également en ma qualité de présidente de la commission spéciale chargée d’examiner ce projet de loi.

Je voudrais tout d’abord remercier très sincèrement mes deux collègues rapporteurs, Patrick Chaize et Loïc Hervé, qui, sur un projet de loi extrêmement complexe, protéiforme, et examiné dans des délais très resserrés, ont fait montre d’un investissement exceptionnel. Le texte de la commission en porte la marque, avec 66 amendements adoptés sur leur initiative, qui ont, je le crois, profondément amélioré le projet de loi.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, comme vous le savez, je travaille moi-même sur les sujets liés au numérique depuis longtemps, dans le cadre de mes anciennes fonctions de présidente de la commission de la culture ou de membre de la commission des affaires européennes.

Il y a dix ans, au nom de cette dernière, j’alertais sur le risque de voir l’Europe devenir une « colonie du monde numérique », prédisant les risques et les dépendances dangereuses dans lesquelles nous allions nous retrouver à défaut d’une stratégie globale incluant une régulation offensive. J’espère ne pas être victime de la malédiction de Cassandre, condamnée par Apollon à voir ses oracles ignorés…

Si nous sommes enfin réunis aujourd’hui pour étudier un texte visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, gageons que nous saurons enfin rattraper notre retard.

Je tiens à le dire clairement : les travaux conduits ces dernières années au Sénat par de nombreux collègues, dans toutes les commissions, n’ont jamais remis en cause les potentialités de l’internet. Accès à l’information et à la connaissance, réactivité et fluidité des échanges : si l’internet n’a rien inventé, il a offert, il faut le dire, de nouvelles facilités.

En même temps, nous constatons chaque jour de nouvelles et graves dérives, des risques et des menaces – y compris étrangères - croissants pour nos modèles économiques, sociaux, culturels, politiques et démocratiques. Il suffit de voir les terribles événements des derniers jours, qui ont de nouveau démontré que les réseaux sociaux sont bien trop souvent asociaux, faisant monter en visibilité, par le jeu des algorithmes opaques, les images les plus incitatives à la violence et les propos les plus contestables.

Dans un autre registre, les travaux de la commission de la culture sur la désinformation et le cyberharcèlement ou les travaux de notre délégation aux droits des femmes sur l’industrie pornographique ont sinistrement éclairé notre assemblée sur les conséquences dramatiques d’une absence totale de régulation de l’internet pour nos jeunes, exposés à de nombreuses menaces, à des contenus dégradants, inadaptés. Ils peuvent même être victimes de certaines pratiques.

Nous mesurons aussi chaque jour la mainmise d’un nombre restreint de grands acteurs extra-européens, aux comportements prédateurs et aux profits insensés, que l’on a laissés au fil du temps se déployer sur toute la chaîne de valeur, et verrouiller techniquement, juridiquement et financièrement ce marché si prometteur du numérique.

Trop longtemps, l’Europe n’a appréhendé le « réseau des réseaux » qu’à travers le prisme de ses usages, au soi-disant bénéfice du consommateur, ne se posant pas la question de savoir si nous serions acteurs ou non de ce nouveau monde.

Trop longtemps, on a cru, avec beaucoup de naïveté, qu’il suffisait de nous caler sur la législation américaine, notamment avec la directive e-commerce de 2000, pour voir notre économie prendre le virage du numérique et nos entreprises lutter à armes égales dans la cour des grands. Cruelle erreur !

Bien qu’alertés par un Edward Snowden ou une Frances Haugen, ou encore par l’affaire Cambridge Analytica, c’est la crise sanitaire puis la guerre en Ukraine qui auront provoqué notre sursaut en faveur d’une politique de reconquête de notre souveraineté numérique. Après le règlement général sur la protection des données (RGPD), voilà donc enfin les prémices d’une véritable régulation.

Les règlements européens sur les marchés et services numériques, ainsi que sur les données, dont le texte que nous examinons permet l’adaptation dans notre droit, sont donc, monsieur le ministre, une étape importante. Une étape, parce que je suis convaincue, comme nous l’avons dit depuis longtemps dans nos rapports de la commission des affaires européennes – j’en profite pour saluer son président actuel, Jean-François Rapin –, comme le dit aujourd’hui le rapport de la commission d’enquête TikTok, qu’il faudra aller plus loin demain en conférant aux plateformes un véritable statut et une vraie responsabilité, comme l’a rappelé Pierre Ouzoulias.

Il faut en tout cas remercier Thierry Breton, qui a su pousser ces projets de règlement pour parvenir à des accords. Soyons fiers aussi qu’ils aient été adoptés sous la présidence française de l’Union européenne, et que la position du Sénat, exprimée à travers plusieurs résolutions européennes, ait été en partie entendue.

Ce texte est ambitieux ; il faut le mettre à votre crédit, monsieur le ministre. Je pense en particulier à l’adoption par anticipation des mesures contenues dans le Data Act, encore en discussion au niveau européen, qui visent à rééquilibrer le marché européen de l’informatique en nuage, un secteur fortement concentré autour de trois acteurs américains qui captent 70 % des parts de ce marché en France, comme dans le monde, et qui pourrait atteindre plus de 1 200 milliards d’euros d’ici à 2025.

Maintenant, nous avons besoin, au plus haut niveau de l’État et de nos administrations, d’une doctrine de responsabilité numérique. Il est temps de vraiment travailler ensemble à notre autonomie technologique, en matière non seulement de renseignement et de cyber, mais également de traitement des données dites « sensibles » ou relevant d’infrastructures critiques, comme la santé, l’énergie, les transports. Nous devons faire du recours à des technologies extra-européennes une exception à motiver spécifiquement.

La tendance à recourir à celles-ci, qui nous place sous la coupe de législations étrangères, comme pour la plateforme des données de santé, n’est plus acceptable. Il en est de même de l’autodénigrement permanent de nos propres entreprises, savamment cultivé par de puissants lobbies extra-européens intégrés l’air de rien dans les milieux académiques, politiques et dans notre haute administration. Il faut que cela change.

Monsieur le ministre, les impératifs de sécurité nationale peuvent tout à fait justifier des exemptions aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et au droit des marchés publics européens, surtout quand les marchés étrangers eux-mêmes sont fermés à nos propres entreprises.

Il est donc temps de considérer, via un Small Business Act et un Buy European Act, la commande publique comme un levier pour dynamiser la compétitivité de l’informatique en nuage.

À cet égard, l’autorité publique a un devoir d’exemplarité dans la promotion de cahiers des charges fondés sur nos valeurs européennes. Elle doit s’astreindre à une exigence en matière de souveraineté, de création d’emplois locaux, de conformité aux obligations fiscales, et offrir des garanties d’interopérabilité, de portabilité et de réversibilité des données.

Vous l’avez compris, mes chers collègues, le numérique doit être traité comme un sujet régalien, de souveraineté, et prendre toute sa place dans notre réarmement industriel et technologique.

Il est vraiment plus que temps de reprendre en main notre destin numérique, pour paraphraser le titre d’un de mes rapports de 2018 sur l’urgence de la formation, autre sujet vital. En effet, monsieur le ministre, nous avons besoin d’une montée en compétences numériques de tous.

Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est devenue le plus important des enjeux. Comme avec l’internet voilà vingt ans, elle offre autant d’opportunités qu’elle présente de risques. J’espère qu’en 2043 nous n’examinerons pas un texte visant à sécuriser et réguler l’intelligence artificielle, car il y aura alors des chances qu’il ait été rédigé par des cerveaux de silicium produits à l’étranger… (Sourires.)

C’est forts de ces réflexions, agrémentées d’un peu d’humour pour conclure, que les rapporteurs, les membres de la commission spéciale et moi-même avons à cœur d’améliorer ce texte, d’animer le débat qui s’ouvre, et ce dans la recherche d’un juste équilibre, que vous avez appelé de vos vœux, entre rigueur d’une régulation exigeante et respect de nos libertés fondamentales.

Nous avons souhaité mettre en place un environnement se situant entre le modèle américain, c’est-à-dire business above all, ce fameux capitalisme de surveillance théorisé par Shoshana Zuboff, et le modèle du crédit social porté par le parti communiste chinois. Nous avons en tête un modèle humano-centré conforme aux valeurs européennes. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, RDPI et INDEP, ainsi que sur des travées du groupe CRCE.)

M. le président. La parole est à M. Bernard Fialaire.

M. Bernard Fialaire. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la transition numérique est à la croisée des chemins, entre promesses et menaces.

Catalyseur d’un bouleversement profond de nos modèles et puissant levier vers de nouvelles voies de progrès et de compétitivité, elle est néanmoins porteuse de risques pour les individus et les entreprises qui interagissent et opèrent quotidiennement dans notre espace numérique.

Face à ce véritable défi auquel notre société, ses usages et ses tissus économiques et financiers sont et seront confrontés, nous devons développer une lecture claire et globale quant à son impact sur nos vies et la manière dont il reconditionne notre environnement économique, social, culturel et humain.

Bien que ce projet de loi ait été rédigé dans la hâte, j’espère qu’il pourra se nourrir de nos débats afin de construire les garde-fous nécessaires à la confiance indispensable de nos concitoyens et partenaires économiques pour le succès de la transition numérique.

L’actualité rend tristement compte du chemin à parcourir et du besoin d’agir.

Terreau de nombreux fantasmes et de nouvelles croyances, les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle ou les smart et big data cristallisent les craintes d’une perte de savoir-faire et de savoir-être chez nos concitoyens, tant par leur ambivalence que par leur complexité croissante et l’accélération du rythme auquel elles se déploient et évoluent.

Si les nouvelles technologies et la numérisation de notre société exercent un pouvoir de fascination important dans les imaginaires, au point d’alimenter tant des utopies que des dystopies, ces deux versants ont tout autant d’éléments à nous apprendre sur notre façon d’appréhender les transformations numériques de nos usages et la technologie.

Notre rapport à cette dernière, d’un point de vue social, culturel et sociétal, est créateur d’ambivalences et d’injonctions paradoxales. Adopter la technologie sans réserve est un dangereux idéal. Si son développement est prometteur et source de progrès, pour autant, son déploiement incontrôlé et irréfléchi peut mener à des dérives extrêmes pouvant être tout aussi inadaptées qu’une résistance massive et indifférenciée.

C’est pourquoi cette course au progrès, transcendée par une technophilie que nos sociétés postmodernes valorisent, au point d’en faire une norme de jugement, doit être encadrée afin que ce nouvel espace soit sécurisé et régulé.

Le groupe RDSE ne peut qu’apporter son soutien à l’initiative portée par le Gouvernement visant à créer les conditions d’un environnement numérique propice à la confiance, à la loyauté et à l’équité de l’économie et des échanges sociétaux sur ces nouvelles interfaces numériques.

Au demeurant, par un amendement que je présenterai lors de l’examen du texte, je reviendrai sur un phénomène conséquent de l’une des menaces numériques, à laquelle nos hôpitaux, collectivités territoriales et entreprises sont confrontés de manière exponentielle : la consultation et l’usage de données issues de piratages.

Graves violations du droit à la vie privée, ces cyberattaques déstabilisent parfois durablement le fonctionnement des établissements et entreprises qui en sont victimes. S’il nous faut les combattre et les condamner plus efficacement, l’usage des données qui en sont issues doit tout autant être réprimé.

D’ailleurs, si le Gouvernement entend évoquer dans ce projet de loi les désordres croissants de l’espace numérique, ses fauteurs de troubles ou ses disparités entre acteurs, il parle trop rarement de celles et de ceux qui s’engagent bénévolement pour le pacifier. Aussi, le groupe RDSE regrette que la commission spéciale ait écarté, au titre de l’article 45 de la Constitution, les amendements déposés par Nathalie Delattre visant à apporter un cadre juridique plus protecteur et plus clair aux hackers éthiques.

Enfin, si nous louons les dispositions de ce texte qui ambitionnent de durcir la législation en place par la création d’une peine complémentaire de blocage d’un compte d’accès aux plateformes en ligne d’une personne condamnée, lorsque ce compte a été utilisé pour plusieurs délits, tels que le harcèlement moral ou sexuel, nous souhaitons encore davantage de fermeté.

En effet, nous défendrons un bannissement total des réseaux sociaux et des services en ligne de l’utilisateur aux agissements délictueux, et pas seulement la suspension des comptes utilisés pour commettre l’infraction. L’impunité à l’encontre des auteurs de cyberharcèlement doit cesser au plus vite. Nous ne pouvons pas permettre à l’utilisateur délinquant de se déporter sur d’autres plateformes afin de poursuivre ses agissements délictueux.

C’est conscient des multiples enjeux entourant la transition numérique et la constitution d’un marché unique du numérique européen que le groupe RDSE souhaite s’associer à la structuration et à la régulation de notre espace numérique. Si la plus grande difficulté de la transformation numérique est de changer la roue de la voiture sans l’arrêter, faisons en sorte de suivre la cadence pour ne pas nous laisser distancer et subir ses évolutions permanentes. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et RDPI.)