Mercredi 20 janvier 2010

- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président -

Audition de Mme Marie Pezé, psychologue en charge de la consultation « Souffrance et travail » au centre d'accueil et de soins hospitaliers (Cash) de Nanterre

La mission d'information a tout d'abord procédé à l'audition de Mme Marie Pezé, psychologue en charge de la consultation « Souffrance et travail » au centre d'accueil et de soins hospitaliers (Cash) de Nanterre.

Mme Marie Pezé a précisé qu'elle est docteur en psychologie, psychanalyste, expert près la Cour d'appel de Versailles sur les questions de harcèlement et responsable de la consultation « souffrance et travail » au Cash de Nanterre. Nanterre est un lieu particulièrement adapté à l'observation de la précarité et il est naturel qu'une consultation sur la souffrance au travail s'y soit développée. Cette consultation, comme les vingt-trois autres qui existent actuellement en France, a été mise en place à la suite d'un constat particulièrement inquiétant sur l'intensité de la souffrance au travail. On observe en effet depuis quelques années l'apparition de névroses post-traumatiques qui ne sont pas liées à un choc violent, comme c'est le cas habituellement, mais au travail lui-même.

Le travail est aujourd'hui à l'origine de pathologies spécifiques résultant de ses nouvelles formes d'organisation, qui mécanisent les gestes et considèrent le corps du salarié comme un moyen. Or, le geste de travail agit sur l'ensemble de la structure psychique de la personne car il est lié tant à son passé qu'à son rapport au monde. S'il ne faut pas minimiser la part des facteurs endogènes, c'est-à-dire ceux liés à la personne elle-même, dans la souffrance au travail, il est incontestable que les facteurs exogènes, liés à l'organisation du travail, ont des conséquences très importantes. Ainsi, quand une ouvrière se voit imposer une cadence de vissage de vingt-sept bouchons par minute ou qu'un cadre est soumis à une évaluation collective par onze de ses collègues, les effets sur la santé psychique ne peuvent être niés.

On peut caractériser les troubles cognitifs liés à la souffrance au travail comme une « surcharge mentale ». Ils se manifestent par :

- les effets de « burn out » dont le signe clinique reconnu est la névrose post-traumatique. On peut associer à ce phénomène les suicides « dédicacés » qui sont liés tout à la fois à l'espérance de laisser un message sur son lieu de travail et au sentiment d'être dans une impasse ;

- les violences au travail, qui sont en augmentation, que ce soient les violences des usagers, qui font face aux dysfonctionnements liés à l'insuffisance des moyens, les violences entre collègues qui résultent de la même cause ou les violences contre l'outil de travail. Ce phénomène est accentué par la pression morale désormais utilisée comme outil de management ;

- les troubles musculo-squelettiques et les accidents cardio-vasculaires sur le lieu de travail, connus sous le nom de « karoshi », et reconnus comme une maladie professionnelle tant au Japon, où ils ont été diagnostiqués pour la première fois, qu'aux Etats-Unis.

Sur une cohorte de six cents patientes du Cash de Nanterre victimes de harcèlement, on note aussi 30 % de troubles gynécologiques.

Ces trois aspects de la surcharge mentale sont liés à la pulvérisation des seuils physiques et psychologiques de soutenabilité des cadences de travail. Celui qui s'en sort n'est pas le plus solide mais bien le plus rapide, mais cette rapidité a un coût car la mauvaise qualité du travail accompli entraîne une piètre image de soi. L'hyperactivité devient une défense contre la souffrance et transforme les salariés en « athlètes de la quantité ». Il en est de même pour les cadres, si désireux de s'accomplir par leur travail que celui-ci occupe parfois toute leur existence. Le réveil en est pour eux d'autant plus rude et douloureux face à la réalité dégradée de leur activité. Il peut entraîner un raptus psychologique, c'est-à-dire une réaction brusque susceptible de conduire au suicide.

Cette réalité est inquiétante dans la mesure où le travail est une nécessité pour la construction psychique des individus. Il est le lieu de l'apprentissage de la résistance du réel et de la nécessité d'interagir dans le champ social. Seul le travail permet de canaliser les pulsions socialement destructrices. Il faut mettre fin au déni du caractère humain du travail et lui donner un sens, sous peine de se trouver face à des violences de plus en plus lourdes.

M. Jean-Pierre Godefroy, président, a fait part de son expérience professionnelle sur les chantiers navals où les équipes étaient constituées sur le mode du compagnonnage, un salarié expérimenté formant un plus jeune. Si toutes les équipes devaient effectuer leurs tâches dans un temps imparti, il était à l'époque naturel que les équipes les plus rapides viennent à l'aide des autres. Cette pratique a aujourd'hui disparu de même que les temps de respiration au sein des entreprises. Faut-il penser qu'avec la mise en place des trente-cinq heures, l'augmentation du temps libre extérieur à l'entreprise n'a pas compensé la perte des temps de pause en son sein ?

Mme Marie Pezé a répondu qu'il est impossible pour un salarié de séparer véritablement sa vie au sein de l'entreprise de sa vie personnelle. La densification des tâches et la disparition des temps de pause, qui sont aussi des temps d'échange sur les pratiques de métier, associées à la nouvelle organisation du travail, sont la cause d'une accélération du rythme corporel et psychique, que l'on emporte chez soi avec des conséquences importantes en termes de santé.

Mme Annie David a souligné la nécessité de mener des études sur les pathologies liées à la surcharge mentale et à la frustration liée au travail mal accompli. Elle a souhaité savoir comment la responsabilité sociale de l'entreprise pourrait influer sur les modes d'organisation du travail.

Mme Marie Pezé a indiqué que toutes les mesures légales prévoyant la responsabilité sociale de l'entreprise existent déjà. L'employeur a une obligation de résultat en matière de santé et de sécurité des salariés qui découle de l'article L. 4121-1 du code du travail et de l'interprétation qui en est faite par la Cour de cassation. C'est sur les pratiques et les connaissances qu'il faut aujourd'hui agir pour faire prendre conscience aux cadres, dès leur formation initiale, de l'impact de leur action en termes de surcharge mentale. Il est particulièrement frappant que, quinze ans après la mise en place de la consultation, on constate encore une augmentation de la souffrance au travail. Au lieu de casser les collectifs pour augmenter les cadences, il est important de redéfinir le « vivre ensemble au travail ».

Une attention particulière doit être portée à la situation des femmes : 5 % déclarent en effet avoir été violées sur leur lieu de travail et 30 % se disent victimes de harcèlement sexuel.

M. Gérard Dériot, rapporteur, a souhaité savoir si l'organisation de la médecine du travail est satisfaisante.

Mme Marie Pezé a considéré qu'il est important de rattacher la médecine du travail à une autorité indépendante plutôt qu'aux employeurs et qu'elle doit être l'objet d'une plus grande considération. Elle a souligné que le contrôle renforcé des arrêts maladie risque de rendre impossible la soustraction des salariés aux situations de harcèlement.

M. Gérard Dériot, rapporteur, a précisé que l'employeur paye le médecin du travail mais que ce dernier n'est pas soumis à son autorité et que le salarié dispose toujours de la possibilité de demander une contrevisite. Par ailleurs, les services de santé interentreprises, qui interviennent dans les PME, sont indépendants des employeurs.

Mme Marie Pezé a salué l'implication des médecins généralistes et psychiatres qui se sont investis dans la question de la souffrance au travail et a indiqué que dans 80 % des cas, les patients soignés sont guéris et peuvent reprendre une activité. L'organisation du travail productiviste est certes liée au climat économique mais il faut veiller à ne pas perdre sa dimension humaine.

Mme Annie Jarraud-Vergnolle a demandé si la prévention ne pourrait être renforcée par le déclenchement d'une visite de l'inspection du travail ou de l'assurance maladie lorsqu'un nombre élevé d'arrêts maladie est constaté dans une entreprise.

Mme Marie Pezé a précisé qu'une telle disposition existe mais que le climat social la rend difficile à mettre en oeuvre. La France pourrait s'inspirer du Canada où les inspecteurs du travail sont plus nombreux et offrent des conseils en organisation du travail avant une éventuelle sanction. Des organisations régionales pluridisciplinaires pourraient être mises en place afin d'aider les dirigeants de PME et éviter qu'ils aient recours à des formes d'organisation du travail nocives.

M. Alain Gournac a souhaité savoir comment les patients sont envoyés à la consultation du Cash de Nanterre.

Mme Marie Pezé a indiqué que l'article R. 4624-25 du code du travail autorise les médecins du travail à prescrire des examens complémentaires. Les patients sont généralement adressés au Cash de Nanterre sur ce fondement.

M. Alain Gournac lui ayant demandé si elle prenait contact avec l'employeur dans les cas de situation pathogène, Mme Marie Pezé a précisé qu'elle sortirait de son rôle si elle faisait une telle démarche mais qu'elle adresse systématiquement aux médecins du travail un rapport détaillé sur la base duquel l'inspection du travail peut éventuellement être saisie. Par ailleurs, le Procureur de la République doit être saisi des cas les plus graves.

M. André Lardeux a demandé s'il y a une aggravation de la souffrance au travail, si une rupture a eu lieu à un moment donné et s'il s'agit d'une exception française. Il s'est par ailleurs interrogé sur l'efficacité d'une modification de la formation des cadres et sur les méthodes de recrutement.

Mme Marie Pezé a souligné que, depuis trois ou quatre ans, avec l'apparition des suicides « dédicacés », l'augmentation de la souffrance au travail a atteint une nouvelle intensité. Dans le cadre de sa pratique clinique, elle est aujourd'hui conduite à demander deux ou trois hospitalisations en urgence par semaine. La souffrance est un problème français dans la mesure où elle résulte en partie de l'application de méthodes anglo-saxonnes qui ne sont pas adaptées à notre culture de travail.

M. Marc Laménie a souhaité savoir si la recherche de la rentabilité des entreprises n'entraîne pas nécessairement une augmentation de la souffrance au travail.

Mme Marie Pezé a indiqué que rentabilité et bien-être au travail ne sont pas incompatibles. Le problème est celui de la négation de l'identité au travail qui entraîne l'hyperactivité et rejaillit sur le vivre ensemble.

En réponse à M. Dominique Leclerc, qui a souhaité savoir si des informations chiffrées existent, Mme Marie Pezé a indiqué que les deux enquêtes réalisées par la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail ont montré une augmentation de 30 % des pathologies résultant de la souffrance liée au travail sur les dernières années. Il n'y a pas besoin de nouveaux chiffres face à cette réalité établie. Les évaluations faites par Philippe Askenazy indiquent également que la souffrance au travail coûterait à la France 1,5 point de produit intérieur brut.

Sur la question du recrutement des cadres, il n'y a pas de victimes ou de coupables par nature et chacun peut être persécuté et persécuteur. Les salariés sont, en quelque sorte, « prisonniers » de leur contrat de travail. Ils ne peuvent répondre verbalement à leur employeur s'ils se sentent agressés car un tel comportement serait constitutif d'une faute professionnelle. Il leur est également difficile de démissionner dans la mesure où ils perdent dans ce cas leurs droits à indemnisation du chômage. La création, en 2008, d'une nouvelle procédure de rupture conventionnelle du contrat de travail, qui permet au salarié de percevoir ses allocations chômage, a constitué une avancée. Trop souvent, cependant, les employeurs font pression sur leurs salariés pour les pousser à démissionner, ce qui dispense l'entreprise de verser toute indemnité.

Audition de M. Michel Yahiel, président de l'association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH)

Puis la mission a entendu M. Michel Yahiel, président de l'association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH).

M. Gérard Dériot, rapporteur, a souhaité connaître l'analyse de l'ANDRH sur le mal-être au travail : les suicides récemment médiatisés révèlent-ils une aggravation du phénomène ? Des entreprises ou des secteurs sont-ils davantage concernés ? Les méthodes actuelles de management peuvent-elles être considérées comme un facteur explicatif du mal-être au travail ?

Il s'est également interrogé sur les solutions permettant de remédier à la situation : comment les services des ressources humaines pourraient-ils mieux repérer les salariés en souffrance et leur apporter une aide ? Quels sont les principaux outils - comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), médecine du travail, préventeurs ou psychologues... - qui peuvent être mobilisés pour réduire le mal-être au travail ? Faut-il renforcer l'indépendance des médecins du travail vis-à-vis des employeurs? Enfin, d'une manière générale, comment recréer du lien social dans les entreprises et promouvoir un management plus respectueux des salariés sans nuire à la compétitivité des entreprises ?

M. Michel Yahiel, président de l'association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), a d'abord indiqué que l'ANDRH, fondée en 1947 sous le nom d'association nationale des directeurs et chefs du personnel (ANDCP), compte aujourd'hui plus de cinq mille adhérents, dont 85 % sont salariés du secteur privé. En 2007, elle a conduit une réflexion sur le stress au travail dont les résultats ont été rendus publics.

Il est effectivement difficile de déconnecter la généralisation de certaines techniques de management de l'intensification de la souffrance au travail, dont les récents suicides représentent un symptôme dramatique. Cette souffrance semble provenir d'un manque croissant de reconnaissance des salariés : chez France Telecom par exemple, ceux qui ont mis fin à leurs jours étaient, pour la majeure partie, très investis dans leur travail. Le management doit évoluer pour mieux prendre en compte ce problème, qui ne se limite pas à la question de la rémunération. L'implication des gestionnaires de terrain est donc essentielle : ce sont eux qui sont en situation de repérer le malaise de leurs collaborateurs et d'y apporter une première réponse. Des méthodes solides reposant sur une approche pluridisciplinaire, qu'il faut distinguer de celles, souvent dénuées de fondement, qui sont inventées uniquement dans le but de tirer un profit financier des problèmes actuels, permettent d'identifier les signaux, même faibles, du mal-être des salariés.

La médecine du travail joue également un rôle central. En ce sens, lui donner davantage d'indépendance vis-à-vis des employeurs peut apparaître comme une bonne idée, mais il faut se garder d'en surestimer l'impact : les salariés préfèrent consulter et se confier à leur médecin de famille, qu'ils connaissent bien, souvent depuis plusieurs années. L'évolution du statut du médecin du travail ne changera sans doute rien à cette situation.

D'une manière plus générale, l'augmentation du stress au travail ne peut être découplée de l'intensification de la concurrence économique mondiale qui oblige les entreprises à accroître leur effort de productivité. C'est ce qui explique sans doute que le malaise des salariés soit plus important dans les grandes entreprises qui ont connu un statut public protecteur et doivent, depuis quelques années, s'adapter à ce nouveau contexte.

Mme Annie David a souhaité connaître les pistes proposées par l'ANDRH pour remédier au problème du mal-être au travail. Comment aider, en particulier, les salariés des entreprises qui ne disposent pas de CHSCT ? L'instauration de CHSCT interentreprises est-elle envisageable ?

M. Michel Yahiel est convenu que l'absence de CHSCT est préjudiciable à la prévention de la souffrance au travail dans les petites entreprises, ce qui rejoint le problème plus général du manque de dialogue social dans ces structures. On pourrait effectivement le pallier en renforçant la négociation sociale territoriale, ce qui permettrait de protéger l'ensemble des salariés d'un bassin d'emploi, quelle que soit la taille de l'entreprise à laquelle ils appartiennent.

M. Jean-Pierre Godefroy, président, a regretté le manque de vigilance, jusqu'à une période récente, des CHSCT sur les situations de mal-être au travail.

M. Michel Yahiel a reconnu que ce sujet est relativement nouveau pour les partenaires sociaux.

M. Alain Gournac s'est demandé dans quelle mesure l'obligation de mobilité instaurée par France Telecom explique la détresse actuelle de beaucoup de ses salariés et les drames qui s'y sont produits. Par ailleurs, comment l'ANDRH peut-elle aider les entreprises qui connaissent de telles tragédies ?

M. Michel Yahiel a considéré que la souffrance au travail, dans le cas de France Telecom comme dans celui d'autres grandes entreprises, peut être liée, d'une part, à la disqualification du moyen terme, qui empêche le salarié de se projeter dans l'avenir, d'autre part, à l'instauration de relations de type client/fournisseur à l'intérieur même de l'entreprise, qui fissurent le sentiment d'appartenir à une même communauté poursuivant des objectifs partagés.

L'ANDRH est une association décentralisée qui préserve une grande autonomie de ses structures locales. Ceci étant, tous ses membres sont amenés, sur l'ensemble du territoire, à intervenir dans des colloques, dans des grandes écoles ou des universités pour sensibiliser les directeurs des ressources humaines et, plus largement, les futurs cadres au problème de la souffrance au travail.

Mme Sylvie Desmarescaux a souhaité savoir dans quelle mesure le télétravail peut constituer une réponse au phénomène du mal-être au travail.

M. Marc Laménie s'est interrogé sur les solutions à apporter aux entreprises qui ne disposent pas de directeur des ressources humaines.

M. Michel Yahiel a jugé ambivalentes les caractéristiques du télétravail : d'un côté, il représente incontestablement une opportunité pour les salariés dont le domicile est éloigné de leur lieu de travail ; d'un autre côté, il accentue l'isolement, qui est aussi une des causes du mal-être au sein des entreprises. Par ailleurs, l'absence de DRH dans les petites structures est effectivement regrettable : le chef d'entreprise est en charge de toutes les tâches de gestion, ce qui lui laisse peu de temps pour développer une politique des ressources humaines.