Mercredi 3 février 2010

- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président -

Audition de M. Christophe Dejours, professeur titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au Conservatoire national des arts et métiers

La mission d'information a tout d'abord procédé à l'audition de M. Christophe Dejours, professeur titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au Conservatoire national des arts et métiers.

A titre introductif, M. Christophe Dejours a rappelé que les recherches scientifiques sur les rapports entre le travail et la santé mentale ont commencé pendant la Seconde Guerre mondiale. Réunis à l'occasion d'un colloque organisé en 1943, des psychiatres ont élaboré un programme de recherche sur la santé mentale au travail, dont l'objectif était de déterminer si les contraintes de travail pouvaient conduire à la survenance de maladies mentales. Ces recherches ont montré la difficulté à mettre en évidence des pathologies mentales spécifiques au travail.

La psychopathologie du travail a ensuite connu un nouvel essor dans les années soixante-dix et quatre-vingt, sous l'impulsion d'un groupe de chercheurs qui a établi que la souffrance au travail ne mène pas forcément à la maladie mentale ; les travailleurs développent en effet des stratégies de défense individuelles et collectives. Les enquêtes réalisées sur le terrain révèlent qu'à chaque organisation du travail correspond une forme de défense spécifique. Les ouvriers du bâtiment ne développent pas les mêmes mécanismes de défense face au mal-être au travail que les agents de la police nationale. C'est lorsque ces stratégies de défense échouent à « contenir » la souffrance au travail que les salariés tombent malades ; on parle alors de « décompensation psychopathologique ». Celle-ci peut prendre différentes formes : dépression, syndrome de persécution, suicide.

La psychopathologie du travail distingue deux types de conflits : le premier oppose le corps et les conditions de travail (physiques et psychiques) ; le second, le fonctionnement psychique -le mental- et l'organisation du travail. Par organisation du travail, il faut entendre non seulement la répartition technique des tâches entre les individus mais aussi la division sociale du travail, c'est-à-dire le contrôle du travail, les modalités de surveillance des salariés, les méthodes de management. Dans tout travail existe une relation de domination qui peut engendrer du stress, de la peur, et plonger l'individu dans une profonde détresse psychique. Toutefois, le travail peut aussi être bénéfique à l'équilibre mental et à la santé du corps et peut conférer à l'organisme une résistance accrue à la fatigue et à certaines maladies si son contenu est source de satisfactions.

Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à dire qu'il y a une aggravation des problèmes de santé mentale au travail. Preuve en est l'augmentation du nombre de pathologies dont on peut distinguer cinq types : les pathologies de « surcharge » (troubles musculo-squelettiques, « burn out », dopage...) ; les pathologies post-traumatiques, c'est-à-dire consécutives aux agressions dont sont victimes certains salariés sur leur lieu de travail (personnels de banque, enseignants, caissières, infirmières...) ; les pathologies du harcèlement ; les tentatives de suicide et les suicides, apparus sur la scène professionnelle il y a une douzaine d'années ; enfin, les pathologies du chômage (dépression, le plus souvent). Les travaux de la psychopathologie du travail ont révélé, comme cause majeure de ce phénomène les nombreux changements sociaux intervenus dans les années quatre-vingt, changements qui se sont traduits par de nouvelles formes d'organisation du travail fondées sur la mise en concurrence exacerbée des individus. Celles-ci ont conduit à une déstructuration du « vivre ensemble » en brisant les rapports de solidarité et de coopération et, par voie de conséquence, à une augmentation de la souffrance au travail.

Trois transformations survenues dans le monde du travail ont eu un effet délétère sur la santé mentale au travail : l'introduction de l'évaluation individualisée des performances, l'objectif de la « qualité totale » de la production et le développement de la sous-traitance.

L'évaluation individualisée des performances a été facilitée ces dernières années par le suivi informatisé de l'activité de chaque travailleur. Elle conduit à une mise en concurrence généralisée entre travailleurs et entre services dans une même entreprise. Il s'en suit une profonde transformation des rapports humains sur le lieu de travail : l'individualisation dérive vers le chacun pour soi et aboutit à des conduites déloyales entre collègues. Au final, la confiance et le « vivre ensemble » se délitent, tandis que la solitude et la méfiance s'installent. Les individus se trouvent alors démunis contre les effets pathogènes de la souffrance au travail, les défenses individuelles n'étant plus suffisantes. De ce constat, on peut tirer la conclusion que la prévention de la souffrance au travail passe non pas par la multiplication du nombre de professionnels de santé (psychiatres, psychologues) sur le lieu de travail, mais par une reconstruction du « vivre ensemble » et de la solidarité dans les entreprises. M. Christophe Dejours a également insisté sur le fait que l'évaluation des performances repose sur le faux postulat selon lequel le travail serait mesurable. Or il ne l'est pas puisque, par définition, le travail est vivant, individuel et subjectif.

La deuxième grande transformation concerne l'objectif de « qualité totale », autrement dit d'un travail parfait. Or cet objectif est évidemment inatteignable. En imposant la « qualité totale » aux travailleurs, on les contraint à mentir ou à frauder pour satisfaire aux contrôles et aux audits. Tiraillés entre la nécessité d'afficher de bons résultats et leur propre éthique professionnelle, certains peuvent développer des symptômes de désorientation, de crise identitaire, de dépression pouvant aller jusqu'au suicide.

M. Gérard Dériot, rapporteur, a rappelé que l'esprit de compétition au sein de la société ne date pas d'aujourd'hui et fait observer que l'école prépare peut-être moins à la compétition qu'autrefois. Peut-être est-ce justement parce que les jeunes sont moins habitués à être mis en concurrence au cours de leur scolarité que l'entrée dans la vie active est vécue plus difficilement ?

M. Christophe Dejours a estimé que la concurrence n'est pas mauvaise en soi ; elle peut même donner lieu à une saine émulation. Le problème, c'est l'excès de concurrence et l'exaltation de la performance individuelle. Jusqu'au début des années quatre-vingt, la concurrence entre les salariés était compensée par le travail collectif et la coopération, c'est-à-dire par l'instauration de règles de métier qui organisaient le « vivre ensemble ». Il ne reste aujourd'hui plus rien de tout cela : le règne du chacun pour soi et l'exacerbation de la compétition ont brisé la solidarité et la coopération entre collègues.

En réponse à M. Jean-Pierre Godefroy, président, qui demandait des précisions sur la troisième transformation intervenue dans le monde du travail au tournant des années quatre-vingt, à savoir le développement de la sous-traitance, M. Christophe Dejours a indiqué que le recours systématique à la sous-traitance a profondément déstructuré le travail collectif au sein des entreprises, les salariés ne se connaissant plus.

Mme Annie David a estimé que la compétition a certes toujours existé mais s'est intensifiée ces dernières années, d'où l'aggravation du mal-être au travail observé aujourd'hui. Puis elle a demandé dans quelle mesure la personnalité des managers ou des chefs d'équipe influe sur l'ambiance au travail.

M. Christophe Dejours a considéré que la personnalité du manager joue un rôle important, mais qu'elle n'est pas essentielle. L'organisation du travail résulte avant tout des règles de management choisies par l'équipe dirigeante, autrement dit d'une doctrine.

Mme Annie Jarraud-Vergnolle a déclaré avoir été confrontée, au cours de sa carrière dans le secteur médico-social, aux nouvelles méthodes d'évaluation des performances individuelles comme les grilles d'observation des compétences. Ces outils, apparus dans les années quatre-vingt-dix, ont profondément désorganisé le travail en mettant l'accent sur la performance au détriment de l'humain. Par ailleurs, elle a souhaité savoir si le délitement du lien social s'observe dans toutes les entreprises, quels que soient leur taille et leur statut juridique.

M. Christophe Dejours a précisé que la vision gestionnaire du travail prévaut dans toutes les entreprises, ainsi que dans les administrations. L'obsession de la performance et des résultats dénature le travail en le vidant de sa dimension humaine et collective. Or le travail ne se résume pas seulement à la production de richesse, c'est aussi un « vivre ensemble ». Aussi, la seule solution à la dégradation de la santé mentale au travail est de repenser le travail.

Audition de Mme Constance Hazen, psychiatre au centre hospitalier Sainte Anne

Puis la mission d'information a entendu Mme Constance Hazen, psychiatre au centre hospitalier Sainte Anne.

Mme Constance Hazen a indiqué qu'elle reçoit des patients à la fois au service d'urgence du centre hospitalier Sainte Anne et dans un centre médico-psychologique de l'ouest de Paris. Sa pratique clinique au sein de ces deux structures l'a conduite à établir les trois constats suivants :

- la souffrance au travail semble avoir quatre causes principales : la fixation d'objectifs quantitatifs et qualitatifs inatteignables, le manque ou l'absence de relations interpersonnelles, le contact quotidien avec un public agressif et l'exposition à un environnement sonore ou olfactif éprouvant ;

- de nos jours, le mal-être paraît plus psychique que physique, bien qu'il soit parfois délicat de distinguer entre les deux, le stress pouvant être à l'origine de pathologies cardiovasculaires ou même osseuses ;

- la prise en charge des salariés en souffrance est complexe car chaque cas appelle une réponse différente : pour certains, quelques semaines de coupure suivies d'une reprise en mi-temps thérapeutique constituent une solution adaptée alors que pour d'autres, le fait d'arrêter de travailler peut être contreproductif et accroître le mal-être, notamment parce que le salarié s'inquiète alors de son avenir professionnel. Dans tous les cas, il faut savoir respecter le rythme de vie du salarié et s'appuyer sur le médecin du travail pour faciliter le retour dans l'entreprise.

M. Gérard Dériot, rapporteur, a souhaité savoir comment les patients reçus par le docteur Hazen lui sont adressés.

Mme Constance Hazen a répondu que beaucoup de patients accueillis en urgence à Sainte Anne sont envoyés par leur médecin généraliste, même si les deux tiers des patients du centre médico-psychologique viennent spontanément. Les salariés, sauf peut-être dans les grandes entreprises, ne semblent pas avoir une idée très précise du rôle de la médecine du travail ni de l'aide qu'elle peut leur apporter ; dans bien des cas, ils ne savent pas non plus où s'adresser pour être examinés par un médecin du travail.

Mme Sylvie Desmarescaux s'est interrogée sur la persistance des préjugés entourant les consultations psychiatriques : sont-elles encore considérées comme uniquement réservées aux cas de graves pathologies mentales, voire de folie ?

Mme Constance Hazen a regretté que la psychiatrie demeure effectivement associée, dans l'opinion publique, à la folie : lorsqu'une personne indique qu'elle est hospitalisée à Sainte Anne, son entourage en déduit automatiquement que son cas est alarmant. Ces idées préconçues accroissent le mal-être du patient qui doit non seulement faire face à ses propres difficultés mais également supporter le regard culpabilisant des autres. Malgré le succès de la récente campagne télévisuelle sur la dépression et la nécessité de la soigner, beaucoup de gens hésitent encore à franchir le pas de la consultation.

Mme Muguette Dini a demandé si des études médicales, fondées sur le suivi d'une cohorte de patients, ont établi un lien entre l'évolution des conditions de travail et celle de la santé psychique.

Indiquant qu'une telle enquête n'a pas encore été menée en France, Mme Constance Hazen a évoqué un travail de recherche conduit aux Etats-Unis sur une population de 100 000 infirmières mettant en évidence, sur une période de vingt ans, le lien entre l'augmentation du stress et la propension au suicide.

M. Jean-Pierre Godefroy, président, a souhaité savoir si, au cours de sa pratique, le docteur Hazen a pu identifier certaines professions plus exposées que d'autres à la souffrance au travail.

M. André Lardeux s'est demandé si le recours aux produits dopants permettant de faire face à une surcharge de travail est une pratique répandue.

Mme Annie David s'est interrogée sur les effets potentiellement pervers d'une reprise du travail en mi-temps thérapeutique : le salarié déjà souffrant ne risque-t-il pas, en outre, d'être stigmatisé par ses collègues qui vont considérer qu'il n'est pas capable d'assumer un rythme normal de travail ?

Mme Annie Jarraud-Vergnolle a souhaité connaître les modalités d'organisation des consultations relatives au mal-être au travail : dans quelle mesure la famille y est-elle associée ? Les patients sont-ils suivis après l'hospitalisation ? La prise en charge est-elle pluridisciplinaire ?

Mme Constance Hazen a alors apporté les éléments de réponse suivants :

- certaines professions, dans des domaines d'activité très variés, présentent des taux de suicide au travail plus élevés que la moyenne : il s'agit par exemple des agriculteurs, des infirmiers ou encore des psychiatres... Par ailleurs, si les enseignants sont particulièrement soumis au stress, ils sont moins sujets au suicide, peut-être parce qu'ils bénéficient d'un meilleur accès aux soins et de périodes de repos prolongées qui leur permettent de récupérer ;

- le recours aux produits dopants se développe effectivement dans quelques métiers qui relèvent notamment des secteurs bancaire et financier où certains salariés doivent faire face à des exigences sans limite ;

- la reprise du travail à mi-temps pour les salariés qui ont été hospitalisés ne doit bien sûr pas être imposée : elle peut être cependant proposée, la personne gardant toujours la faculté de recommencer à travailler à plein temps ;

- la famille est de plus en plus étroitement associée à la prise en charge des salariés hospitalisés. Par ailleurs, à Sainte Anne comme dans les centres médico-psychologiques, les patients bénéficient d'un encadrement pluridisciplinaire, constitué à la fois d'assistantes sociales, d'infirmières et de médecins. Ceci étant, une fois sortis de l'hôpital, les patients sont insuffisamment suivis et il serait utile, en ce sens, de renforcer la coopération entre les établissements et la médecine du travail.

- Présidence de Mme Annie David, vice-présidente -

Audition de M. Daniel Lejeune, secrétaire général du conseil d'orientation sur les conditions de travail

Enfin, la mission d'information a entendu M. Daniel Lejeune, secrétaire général du conseil d'orientation sur les conditions de travail (Coct).

M. Gérard Dériot, rapporteur, a souhaité obtenir des précisions sur la composition et les missions du Coct et a demandé si cette instance est saisie de la question des risques psychosociaux, notamment dans le cadre de son observatoire de la pénibilité.

M. Daniel Lejeune, secrétaire général du Coct, a d'abord expliqué que le Conseil est composé de trois formations -le comité permanent, la commission générale et les commissions spécialisées- et de quatre collèges, dont un réunit les partenaires sociaux. Installé en avril 2009, il a succédé au conseil supérieur de la prévention des risques professionnels (CSPRP) et à la commission nationale d'hygiène et de sécurité du travail en agriculture (CNHSTA).

Le Coct est consulté sur les plans nationaux d'action et les projets d'orientation des politiques publiques ; il a contribué, à ce titre, à l'évaluation du plan « santé au travail » couvrant la période 2005-2009 et à l'élaboration du deuxième plan « santé au travail », pour la période 2010-2014. Il réalise des études, propose des orientations et formule les recommandations qui lui paraissent appropriées. Il contribue au suivi et à l'évaluation de certaines politiques publiques, par exemple l'expérimentation de la traçabilité des expositions professionnelles ou la centralisation des données statistiques et d'enquêtes relatives aux risques sanitaires en milieu du travail.

Alors que le CSPRP s'intéressait surtout à la réglementation, le comité permanent du Coct a une fonction plus « politique », avec un champ de compétences élargi : il participe à la politique nationale de protection et de promotion de la santé et de la sécurité au travail et d'amélioration des conditions de travail. Il a donc vocation à réfléchir aux risques psychosociaux, pour contribuer à leur identification, à l'analyse de leurs causes et pour préconiser des méthodes pour les prévenir et les combattre.

Les partenaires sociaux attachent une grande importance à leur accord interprofessionnel sur le stress, même s'ils peinent à en assurer la déclinaison dans les branches et les entreprises, ainsi qu'à leur négociation en cours sur le harcèlement et les violences sur le lieu de travail. Le 2 février prochain, le ministre du travail Xavier Darcos présentera devant le Coct le bilan du « plan d'urgence » lancé, le 9 octobre dernier, pour la prévention des risques psychosociaux dans les entreprises publiques et privées.

Le secrétariat général du Coct va proposer que soient menées, en 2010, une étude sur le lien entre restructurations d'entreprises et santé au travail et une autre sur l'emploi des seniors. L'observatoire de la pénibilité, qui ne s'est pas réuni jusqu'à présent, le sera en 2010 et déterminera alors son programme de travail.

M. Gérard Dériot, rapporteur, a demandé si les données statistiques disponibles permettent de se faire une idée précise du mal-être au travail ou si elles devraient être complétées par de nouveaux indicateurs.

M. Daniel Lejeune a fait observer que la notion de « mal-être au travail » ou de « souffrance au travail » ne se réduit pas aux risques psychosociaux ; elle revêt diverses formes, qui tendent toutes à remettre en cause la « valeur travail ».

Historiquement, la perception du travail a évolué et n'est pas allée sans contradictions. Condamnation divine ou torture, le travail a été sublimé dans la figure du « prolétaire infatigable », qui exprimait la fierté du travailleur-producteur mais pouvait se concilier avec l'éloge du « droit à la paresse ». Poussées par la nécessité et, dès 1914-1918, par les besoins de l'industrie de guerre, les femmes, en se portant massivement aux postes de travail, ont lié l'obligation de travailler pour vivre avec la conquête d'une des bases de la liberté : la capacité de subvenir seules à leurs besoins. Elles ont, en même temps, pris conscience de la dureté des conditions de travail avait pu faire oublier, à savoir que le travail est un facteur d'équilibre, d'ouverture sur le monde et d'insertion sociale. La réalité des conditions de vie et de travail va cependant encore trop souvent à l'encontre de cette vision positive, même si la plus grande aliénation reste celle des victimes de l'exclusion ou de la désinsertion professionnelle.

La souffrance physique directe, liée à la fatigue musculaire ou aux accidents du travail, tend à se stabiliser, voire à diminuer, du fait de la désindustrialisation, de l'automatisation de nombreuses tâches et des efforts de prévention des risques professionnels. En revanche, les maladies professionnelles engendrées par des produits ou des processus, dont les effets nocifs sont parfois différés, sont préoccupantes : elles résultent de risques biologiques, cancérigènes, bactériologiques, génétiques, neurotoxiques ou de troubles musculo-squelettiques (TMS). D'autres souffrances sont liées au développement des tâches productives intellectuelles et immatérielles, à l'intensification du travail et au retentissement sur la vie personnelle de modes d'organisation tels que le travail en « flux tendu » ou la flexibilité.

M. Daniel Lejeune a indiqué que c'est cette approche large de la souffrance au travail qui sous-tend l'enquête Sumer (Surveillance MEdicale des Risques professionnels) en cours. Cette enquête a pour objectif de décrire l'ensemble des expositions liées aux postes de travail auxquelles sont soumis les salariés, de caractériser ces expositions (durée et intensité) et de décrire les protections collectives ou individuelles mises en place par les entreprises. Les thèmes abordés sont les contraintes organisationnelles et relationnelles, les ambiances et contraintes physiques et l'exposition à des produits chimiques. Par ailleurs, un auto-questionnaire porte sur la vision qu'a le salarié de son travail. Le champ de l'enquête a été étendu à certains segments de la fonction publique d'Etat et territoriale.

La deuxième vague de l'enquête Sip (santé et itinéraires professionnels), impulsée par la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) et la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) avec le concours de l'Insee, va avoir lieu en 2010 et comprendra un questionnaire renforcé sur les risques psychosociaux. Cette enquête permettra de faire le lien entre itinéraires professionnels, pénibilité du travail et état de santé.

L'enquête « Conditions de travail » de 2005, conduite par la Dares et l'Insee, a établi des comparaisons entre les risques psychosociaux chez les salariés et les non-salariés. Elle met en évidence une exposition comparable sur certains aspects - intensité, exigences émotionnelles, insécurité - mais ses résultats restent à approfondir.

Sur un champ plus restreint, l'enquête Eva (Vieillissement en agriculture), menée par la mutualité sociale agricole (MSA) auprès des salariés agricoles, a montré un lien entre l'insuffisance ressentie de la reconnaissance du travail accompli, la consommation de psychotropes et la fréquence des consultations médicales.

Le collège sur les risques psychosociaux rassemble des experts indépendants internationaux, qui ont pour premier objectif de préciser ce qui doit être mesuré pour mieux apprécier le niveau des risques psychosociaux au travail. Il a examiné le questionnaire de la deuxième vague de l'enquête Sip et établi une liste d'indicateurs provisoires. Il rendra, en fin d'année 2010, un rapport conclusif qui précisera les évolutions à apporter au dispositif d'enquêtes pour appréhender de façon satisfaisante les risques psychosociaux en France dans l'ensemble de la population active.

Les travaux réalisés par l'institut national de recherche et de sécurité (INRS), en 2007, sur le coût du stress professionnel en France l'évaluent, a minima, entre 1,9 et 3 milliards d'euros, en incluant le coût des soins et la perte de richesse pour cause d'absentéisme, de cessation précoce d'activité et de décès prématuré.

M. Gérard Dériot, rapporteur, s'est interrogé sur les principales sources du mal-être au travail et sur l'opportunité de reconnaître le stress comme une maladie professionnelle.

M. Daniel Lejeune a insisté sur le fait que les risques psychosociaux n'entraînent pas seulement des problèmes de santé mentale, dont l'anxiété et la dépression, mais aussi des maladies cardio-vasculaires ou des troubles musculo-squelettiques. Selon le collège d'experts précité, qui a procédé à une revue des travaux internationaux sur le sujet, l'accroissement du risque de ces pathologies est de 50 % à 100 % en cas d'exposition aux risques psychosociaux. Ainsi, au Québec, la tension au travail est un facteur de risque de maladies cardiovasculaires comparable à la sédentarité, au tabac et à l'hypercholestérolémie.

Il existe deux grands modèles d'analyse des risques psychosociaux :

- le modèle de Karasek, qui met l'accent sur l'organisation du travail et sur le déséquilibre entre les exigences du travail et l'autonomie décisionnelle. Le soutien social (collègues, hiérarchie) intervient dans ce modèle, pour limiter ou amplifier l'effet de ce déséquilibre ;

- le modèle de Siegrist, qui met l'accent sur le déséquilibre entre exigences du travail et « récompense » (salaire, sécurité d'emploi, reconnaissance par la hiérarchie).

Sur ces bases théoriques, le collège d'experts a, dans son premier rapport, distingué six composantes des risques psychosociaux :

- les exigences du travail (quantité de travail, pression temporelle, caractère haché du travail, rythme et complexité du travail, difficultés de conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle) ;

- les exigences émotionnelles (contact avec la souffrance, tensions avec le public, obligation de cacher ses émotions, peur au travail) ;

- l'autonomie, les marges de manoeuvre dans l'organisation et l'exécution du travail ;

- les rapports sociaux en milieux de travail (absence de soutien social, violence au travail, manque de reconnaissance des efforts) ;

- les conflits de valeurs (ne pas avoir les moyens de faire un travail de qualité, devoir faire des choses que l'on désapprouve) ;

- l'insécurité de l'emploi et du salaire.

Pour lutter contre les risques psychosociaux, il faut améliorer, notamment, la prévisibilité des emplois du temps, la stabilité des équipes de travail et la coopération en leur sein, les pratiques hiérarchiques (cohérence et explicitation des consignes, réponse aux interrogations des salariés, reconnaissance du travail accompli, etc.), les conditions d'accueil sur les nouveaux postes et l'accès à la formation professionnelle, la définition des postes de travail et prévoir l'existence de lieux de discussion sur le travail.

En ce qui concerne l'éventuelle reconnaissance en tant que maladie professionnelle, non pas du stress, mais de ses conséquences sur l'intégrité physique et mentale des travailleurs, c'est une question sur laquelle il appartient aux pouvoirs publics, aux organismes de sécurité sociale et aux partenaires sociaux de se prononcer.

En septembre 2006, face à la montée des problèmes psychosociaux, le ministre du travail avait demandé à la commission spécialisée « maladies professionnelles » du CSPRP de conduire une réflexion sur la possibilité d'inscrire les psychopathologies dans les tableaux de maladies professionnelles. Dans son rapport « Psychopathologies et travail », remis le 24 août 2007, elle dresse un état des lieux des problèmes rencontrés et un inventaire des différentes approches permettant une réparation de ces risques dans le cadre de la réglementation des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT-MP). Le rapport propose de confier d'abord à une instance médicale collégiale le soin d'établir la liste des pathologies concernées puis un groupe d'experts pluridisciplinaire, comprenant un ergonomiste, devrait examiner les situations de travail susceptibles d'être retenues.

Il appartiendrait ensuite à l'administration soit de créer un tableau de maladies professionnelles avec une liste limitative de travaux, soit d'aménager le règlement des comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles, soit d'élaborer une mesure législative originale pour tenir compte du caractère très spécifique de ces pathologies.

M. Daniel Lejeune a ajouté que l'institut de veille sanitaire (InVS) et le ministère du travail ont mené trois enquêtes de terrain, en 2006 et 2007, fondées non sur des questionnaires mais sur plus de 33 500 consultations, obligatoires pour la plupart, effectuées auprès de 283 médecins du travail de la région Provence-Alpes Côte-d'Azur. Elles ont montré que la prévalence des maladies psychosociales est passée de 1,2 % à 1,4 %, celles-ci étant à la deuxième place des maladies à caractère professionnel, juste derrière les TMS et bien avant les problèmes auditifs et les troubles de la vue. Le réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles indique que, en 2007, les consultations pour risque psychosocial s'inscrivent, pour la première fois, à la première place des consultations pour pathologies professionnelles en France et représentent 27 % des motifs de consultation.

Pour sa part, le rapport publié en 2008 par la commission Diricq, instituée pour évaluer le coût, pour l'assurance maladie, de la sous-déclaration des maladies professionnelles, note que la non-prise en compte des risques psychosociaux par la branche AT-MP et la sous-déclaration massive qu'elle entraîne ont des conséquences graves, en empêchant la construction d'un référentiel clinique adapté et en favorisant les insuffisances de diagnostic sur les origines des troubles psychiques et, par là-même, l'inadaptation des soins, la surconsommation de psychotropes et la chronicisation de la maladie. Elle est sans doute à l'origine d'une augmentation significative des dépenses médico-sociales afférentes. Le caractère multifactoriel de ces maladies pose cependant l'épineuse question du lien de causalité entre le travail et la pathologie.

M. Gérard Dériot, rapporteur, a demandé comment le Coct a été associé à l'élaboration du deuxième plan « santé au travail » et si ce plan prend suffisamment en compte le problème du mal-être au travail.

M. Daniel Lejeune a répondu que le Coct a participé à trois phases de concertation. Dans un premier temps, des rencontres bilatérales ont permis de recueillir les premières attentes des membres du Coct, des groupes de travail ont été mis en place et la direction générale du travail (DGT) a organisé une réunion avec les organismes de sécurité sociale, les agences et les administrations centrales compétentes. Un document de travail, trame du deuxième plan « santé au travail », a été élaboré au terme de cette première phase.

Sur cette base, les groupes de travail ont conduit leur réflexion de septembre à novembre 2009 et des rencontres avec les partenaires sociaux et les associations de victimes ont eu lieu pour connaître leurs observations et propositions. Le 15 décembre, une réunion commune des trois groupes de travail a été organisée pour confronter leurs contributions et examiner le document préparatoire de façon transversale.

La troisième phase a été ouverte le 15 janvier 2010 avec une réunion du comité permanent du Coct, sous la présidence du ministre du travail, Xavier Darcos, qui a présenté les principales orientations retenues. Les comités régionaux de prévention des risques professionnels vont être consultés et le comité permanent se réunira une dernière fois dans le courant du mois de mars.

L'action sur les risques psychosociaux est une priorité du deuxième plan « santé au travail » : il prévoit de prendre en compte les recommandations de la mission Lachmann, qui doit remettre au Premier ministre un rapport sur le stress au travail, afin de mieux connaître les risques psychosociaux, de surveiller leur évolution grâce à la mise en place d'indicateurs statistiques nationaux et de diffuser les outils d'aide à la prévention des risques psychosociaux dans les branches et les entreprises. Pour atteindre ce dernier objectif, il convient de favoriser la mise en place, avec l'appui de l'Anact, de l'INRS et des services de santé au travail, d'actions d'information, d'outils de diagnostic et d'indicateurs de résultats et d'élaborer un guide, adapté à chaque branche ou secteur d'activité.

Le plan prévoit également de prendre en compte la prévention des risques psychosociaux à l'occasion des processus de restructuration des entreprises, de contrôler que des négociations sur le stress sont effectivement ouvertes dans toutes les entreprises de plus de mille salariés, de développer la formation des acteurs de l'entreprise en rationalisant l'offre de formation et en constituant une offre nationale avec l'appui de toutes les institutions concernées.

Enfin, le plan prévoit de développer encore les outils et méthodes ainsi que l'appui-soutien à l'action de l'inspection du travail (contrôle en entreprise, sécurisation des actes juridiques, système d'information...).

Le Coct surveillera la mise en oeuvre du plan et pourra proposer de l'ajuster en tant que de besoin.

M. Gérard Dériot, rapporteur, a demandé comment les acteurs de la prévention des risques professionnels dans l'entreprise peuvent être renforcés.

M. Daniel Lejeune a indiqué que la démarche de prévention qui a sous-tendu les travaux d'élaboration du deuxième plan « santé au travail » s'est inscrite dans le cadre d'une « approche globale » de la « santé au travail » et de l'amélioration des conditions de travail. Une telle approche se veut pluridisciplinaire et recherche la mobilisation de tous les acteurs pour converger vers le résultat souhaité. Elle suppose d'articuler les différents niveaux de prévention, de prendre en considération le travail prescrit et le travail réel ainsi que l'expression des salariés sur le contenu et les modalités de leur travail.

Le renforcement des acteurs de la prévention des risques professionnels dans l'entreprise passe par la mise en oeuvre du deuxième plan « santé au travail », par l'application des plans spécifiques élaborés par des organismes tels que la Cnam, la caisse centrale de la mutualité sociale agricole (CCMSA) ou le fonds de prévention de la caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL) et par une meilleure effectivité du droit. Il nécessite un développement des appuis de proximité en direction des TPE et PME et du dialogue social sur la santé au travail.

M. Jean Desessard a demandé si les recommandations du Coct ont été globalement suivies d'effets.

M. Daniel Lejeune a estimé que les groupes de travail mis en place par le Coct ont fortement influencé l'élaboration du deuxième plan « santé au travail ». Ainsi, l'idée d'intégrer les trois fonctions publiques et les travailleurs indépendants émane du Coct, qui va s'attacher maintenant à assurer le suivi de la mise en oeuvre du plan.

M. Jacky Le Menn a souhaité mieux comprendre la position du Coct sur une éventuelle reconnaissance comme maladie professionnelle des pathologies causées par le stress professionnel.

M. Daniel Lejeune a fait part de sa position personnelle, qui n'engage donc pas le Coct : il est favorable à une telle reconnaissance, mais considère que celle-ci sera difficile à mettre en oeuvre dans la mesure où ces maladies sont plurifactorielles. Le mode de tarification des maladies professionnelles fait peut-être obstacle à cette reconnaissance : les employeurs ne veulent en effet pas prendre entièrement en charge le coût de maladies qui ne sont que partiellement causées par l'activité professionnelle de salariés.

Mme Annie Jarraud-Vergnolle a souhaité obtenir des précisions sur la composition du Coct et sur ses méthodes de travail. En particulier, ses membres se déplacent-ils sur le terrain pour étudier ce qui se passe dans les entreprises ?

M. Daniel Lejeune a indiqué que le premier collège rassemble les administrations concernées ; le deuxième, les organismes d'expertise et de prévention, comme la Cnam, la CCMSA, l'INRS ou l'institut de veille sanitaire (InVS) ; le troisième collège réunit les partenaires sociaux, soit les cinq organisations syndicales représentatives des salariés et cinq organisations d'employeurs (Medef, CGPME, UPA, UNAPL et FNSEA) ; enfin, le quatrième collège est celui des personnalités qualifiées et des représentants des associations de victimes. Il a jugé souhaitable que la CNRACL, qui mène des actions de prévention au profit des agents des fonctions publiques territoriale et hospitalière, siège dans le deuxième collège.

L'observatoire de la pénibilité est composé de représentants des organisations syndicales et patronales susvisées, auxquelles s'ajoutent la FSU, l'Unsa et l'Union nationale solidaire.

Le travail du Coct consiste en des auditions, des débats, l'élaboration de documents de travail, pour nourrir la réflexion de ses membres. En 2010, il va en outre disposer d'un budget pour commander des études. Des visites dans les entreprises sont possibles mais elles ne sont pas forcément indispensables : les membres du Coct, en contact permanent avec leurs mandants, connaissent bien la réalité de terrain et le Coct n'a pas vocation à se substituer aux organisations qui y siègent.