Mercredi 10 février 2010

- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président -

Table ronde

Au cours d'une table ronde, la mission d'information a procédé à l'audition de MM. Benoît Roger-Vasselin, président de la commission des relations du travail du mouvement des entreprises de France (Medef), Jean-François Veysset, vice-président, et Georges Tissié, directeur des affaires sociales, de la confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME).

M. Gérard Dériot, rapporteur, a tout d'abord souhaité savoir si le mal-être au travail est une préoccupation ancienne des organisations d'employeurs et si la vague de suicides récemment médiatisée révèle une aggravation du phénomène. Alors que les méthodes actuelles de management (individualisation de l'évaluation des salariés, intensification des rythmes de travail, etc.) sont régulièrement citées comme des facteurs de mal-être au travail, existe-t-il d'autres modes d'organisation ou de management paraissant compatibles avec la préservation de la compétitivité des entreprises ?

M. Jean-François Veysset, vice-président de la CGPME, a répondu que l'organisation qu'il représente ne considère pas que la souffrance au travail s'aggrave. Ce qui est nouveau est l'irruption, au sein de l'entreprise, de fragilités et de préoccupations personnelles que les salariés maintenaient auparavant en dehors de la sphère professionnelle. Aujourd'hui, vie privée et vie professionnelle sont mêlées, si bien qu'il est difficile de distinguer ce qui, des facteurs individuels ou des facteurs collectifs, fait naître le mal-être sur le lieu de travail. Afin de prévenir de telles situations, la CGPME a mis en place des dispositifs de formation, d'accompagnement et de tutorat à destination des nouveaux embauchés dans les entreprises. Pris en charge dès leur arrivée, ceux-ci s'intègrent plus facilement et sont moins sujets au stress.

M. Georges Tissié, directeur des affaires sociales de la CGPME, a ajouté que, dans les TPE et les PME, les contacts entre le personnel et la direction sont beaucoup plus directs que dans les grandes structures. Ceci facilite le dialogue social et évite la survenance de tensions entre patrons et salariés.

Réagissant aux propos de Jean-François Veysset sur l'imbrication entre vie professionnelle et vie privée, M. Jean-Pierre Godefroy, président, en a demandé les causes : est-ce parce que les solidarités familiales se délitent que l'entreprise est devenue le seul lieu d'expression et de dialogue ?

M. Jean-François Veysset a fait valoir le caractère de plus en plus individualiste de la société actuelle, dans laquelle chacun se replie sur lui-même. Faute d'avoir pu exprimer ses doutes ou parler de ses problèmes dans sa famille, le salarié se confie à ses collègues et attend de l'entreprise d'être pris en charge. En palliant les défaillances des solidarités privées, l'entreprise joue, en quelque sorte, le rôle de « soupape ».

M. Benoît Roger-Vasselin, président de la commission des relations du travail du Medef, a, pour sa part, estimé que le problème du mal-être au travail est une préoccupation ancienne, mais qu'il est difficile de dire si le phénomène s'aggrave dans la mesure où les avis des experts divergent sur ce point. Il y a, en revanche, une véritable prise de conscience de l'ensemble du corps social, en raison notamment de la médiatisation récente de suicides au travail. Certaines méthodes de management anglo-saxonnes, mal comprises et mal appliquées dans les pays latins, peuvent contribuer à l'émergence de situations de stress ou de souffrance. La standardisation des modes de management, à l'oeuvre depuis les années quatre-vingt, est une erreur : on ne peut appliquer partout les mêmes méthodes, sans tenir compte des différences culturelles.

La grande majorité des chefs d'entreprise sont attentifs au bien-être de leurs salariés. Lorsqu'il était lui-même jeune cadre, il a mis en place la règle des cinq « E » à l'égard de ses collaborateurs : écoute, empathie, éthique, exemplarité, équité. Le problème provient le plus souvent du management intermédiaire qui utilise parfois des techniques de gestion du personnel axées sur la performance et les résultats, sans avoir conscience de leurs finalités ni de leurs effets sur les salariés. La formation des managers doit donc être revue, en insistant non plus seulement sur les connaissances techniques, mais aussi sur la dimension humaine de la direction des équipes.

La souffrance au travail est un phénomène complexe car elle ne s'exprime pas de la même manière dans les petites et les grandes entreprises. Il est donc préférable d'adopter une approche au cas par cas plutôt qu'une approche systémique. En outre, les méthodes de management ne sont pas seules en cause : les comportements individuels ont aussi une incidence non négligeable.

M. Jean-Pierre Godefroy, président, a demandé si les managers intermédiaires ont réellement le temps de s'occuper de leurs collaborateurs.

M. Benoît Roger-Vasselin a affirmé qu'ils doivent prendre le temps de s'en occuper : on ne peut diriger une équipe sans tenir compte de ceux qui la composent.

M. Jean-François Veysset a regretté que l'on se focalise sur les grandes entreprises, ce qui est réducteur, la problématique de la souffrance au travail ne se posant pas en des termes identiques dans les petites et les grandes structures.

M. Georges Tissié a rappelé que le tissu entrepreneurial français est surtout composé de TPE-PME : au 31 décembre 2008, on comptait plus d'1,5 million d'établissements de moins de cinquante salariés, dont 1,3 million de moins de dix salariés. Dans ce type de structure, les relations entre dirigeants et personnels sont moins distantes et le processus de prise de décision plus souple.

M. Gérard Dériot, rapporteur, a demandé si les dispositions législatives en vigueur, qui imposent à l'employeur de protéger la santé physique et mentale de ses salariés, sont suffisantes. Faut-il, par exemple, renforcer les pouvoirs des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ou reconnaître comme maladies professionnelles les pathologies causées par le stress ? Puis il a souhaité savoir où en est l'application de l'accord national interprofessionnel de 2008 sur le stress et connaître l'état d'avancement de la négociation sur le harcèlement et la violence au travail. Enfin, il s'est interrogé sur les raisons de l'échec de la négociation sur la médecine du travail.

M. Jean-François Veysset a expliqué que la législation en vigueur est déjà très complexe et qu'il faut donc éviter de l'alourdir encore. Comme l'a rappelé le conseil économique, social et environnemental dans un rapport publié en 2008, le médecin du travail est un acteur majeur au sein de l'entreprise. Bien sûr, pour mener à bien sa mission, il faut qu'il ait le temps d'être à l'écoute de chaque salarié, ce qui n'est pas évident. Le rôle de l'inspection du travail mérite aussi d'être souligné. Contrairement à ce que l'on entend parfois, le salarié qui connaît des difficultés est donc loin d'être isolé. Le CHSCT n'est pas présent dans toutes les entreprises mais, dans celles qui comptent entre onze et cinquante salariés, ce sont les délégués du personnel qui assument ses responsabilités. La CGPME propose enfin de mettre en place des procédures d'alerte pour prévenir les risques psychosociaux.

M. Jean-Pierre Godefroy, président, a demandé s'il est envisageable que les médecins du travail puissent prescrire.

M. Jean-François Veysset a répondu que le rôle du médecin du travail consiste avant tout à déterminer si un salarié est apte ou non au travail. En revanche, il peut orienter les salariés vers des médecins prescripteurs.

Souscrivant aux propos de Jean-François Veysset sur la complexité de la législation en vigueur, M. Benoît Roger-Vasselin a estimé que des textes supplémentaires ne sont pas nécessaires. Les CHSCT sont déjà dotés de pouvoirs étendus, parfois mal connus et pas assez utilisés. Toutefois, des négociations sont en cours sur la modernisation du dialogue social, qui pourraient conduire à une réforme des institutions représentatives du personnel, dont fait partie le CHSCT.

Il s'est déclaré hostile à ce que les pathologies causées par le stress soient reconnues comme maladies professionnelles. Sur cette question, deux conceptions s'affrontent : d'un côté, les organisations patronales défendent une prise en compte individuelle de ces pathologies, ce que les syndicats considèrent comme injuste ; de l'autre, les syndicats de salariés plaident pour une approche globale et collective qui n'est pas acceptée par le patronat au motif qu'elle ignore le rôle des facteurs personnels dans la survenance de la souffrance au travail.

En ce qui concerne l'accord européen sur le stress, M. Benoît Roger-Vasselin a rappelé que celui-ci a été transposé en droit français en novembre 2008. Une autre transposition est en cours : celle de l'accord européen sur le harcèlement et la violence au travail. Bien qu'il s'agisse d'une question complexe, l'état d'avancement des négociations est plutôt satisfaisant, de sorte qu'un accord pourrait être trouvé d'ici la fin du premier semestre. Les négociations achoppent toutefois sur deux points : d'abord, les syndicats de salariés souhaitent que l'accord soit décliné au niveau des branches, alors que les organisations patronales plaident pour un renvoi aux entreprises ; ensuite, les syndicats considèrent que l'organisation du travail peut, en elle-même, être un facteur de harcèlement, ce que le patronat conteste.

M. Gérard Dériot, rapporteur, a demandé si les organisations patronales ont connaissance de bonnes pratiques en matière de prévention des risques psychosociaux qu'elles souhaiteraient porter à la connaissance de la mission.

M. Jean-François Veysset a indiqué que la CGPME fournit de la documentation aux chefs d'entreprise, afin qu'ils puissent mieux appréhender les risques psychosociaux, et qu'elle dispense également des formations.

M. Benoît Roger-Vasselin a indiqué que le Medef est en train de recenser les bonnes pratiques des entreprises ; elles peuvent consister en la réalisation d'audits sur les risques psychosociaux et sur le stress, en l'élargissement des fonctions du CHSCT, en la création d'un document unique sur les risques psychosociaux, en la mise en place d'une cellule de veille, d'un médiateur ou d'un numéro vert, en l'organisation de séances de formation, voire en la création, comme chez General Electric, d'une direction du bien-être.

M. Alain Milon s'est déclaré surpris que le rapporteur suggère, dans l'une de ses questions, de reconnaître certaines maladies causées par le stress comme des maladies professionnelles, alors que ces pathologies ne trouvent pas forcément leur origine dans le travail.

M. Gérard Dériot, rapporteur, a fait valoir que cette question revient régulièrement dans les discussions entre partenaires sociaux ; il est donc utile que les interlocuteurs de la mission précisent leur position sur ce sujet, même s'il est vrai que le stress ne résulte pas toujours de facteurs liés à l'activité professionnelle.

M. Jean-François Veysset a expliqué que l'échec de la négociation sur la pénibilité provient en partie du fait que les organisations syndicales souhaitaient que tous les salariés soumis à certaines conditions de travail pénibles bénéficient de contreparties, alors que les organisations d'employeurs demandaient que des commissions médicalisées identifient les personnes réellement concernées.

M. Georges Tissié a ajouté que ce n'est pas le stress lui-même qui pourrait faire l'objet d'une reconnaissance comme maladie professionnelle, mais plutôt certaines pathologies dont il peut favoriser l'apparition. Or, le lien direct entre le stress et ces pathologies est loin d'être établi, dans la mesure où elles sont en réalité multifactorielles. En tout état de cause, on ne règlera pas les problèmes de santé au travail en multipliant le nombre de maladies professionnelles.

Mme Annie David a considéré que, si l'on en croit les organisations patronales, tout va finalement pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les experts auditionnés par la mission ont pourtant souligné que le malaise des salariés est répandu, notamment dans les grands groupes. Il est injuste de faire peser la responsabilité du mal-être sur les managers intermédiaires, dans la mesure où ils appliquent généralement les consignes de la direction. La critique doit plutôt porter sur un système global de management qui, dans bien des cas, a comme finalité unique d'augmenter le cours de bourse de l'entreprise. Les commissions en charge des conditions de travail qui peuvent être créées, à titre facultatif, dans les comités d'entreprise pourraient être rendues obligatoires afin de conforter l'action des CHSCT. En effet, les outils évoqués par les interlocuteurs de la mission visent plus à traiter les situations difficiles qu'à les prévenir.

M. Alain Gournac a considéré qu'il y a de la souffrance dans les PME, notamment parce qu'y survivent des pratiques managériales anciennes, comme l'atteste le comportement de certains « petits chefs ». Si le stress lié au travail peut avoir un retentissement négatif sur la vie personnelle, l'inverse est également vrai. Il a noté que les interlocuteurs de la mission estiment qu'il n'y a pas eu d'aggravation de la souffrance au travail dans la période récente ; le passage aux trente-cinq heures n'a-t-il pas pourtant contribué à aggraver le stress dans les entreprises en réduisant les temps de pause et les moments de convivialité ? Un tutorat assuré par un senior pour soutenir les plus jeunes ne serait-il pas utile dans certains cas ?

M. Jacky Le Menn a souhaité obtenir des précisions sur la position des organisations patronales concernant l'éventuelle reconnaissance de nouvelles maladies professionnelles : contestent-elles l'idée que certains modes d'organisation, que certains processus de travail, puissent faire souffrir tous les salariés qui y sont soumis et favoriser l'apparition de maladies professionnelles ? La seule approche envisageable est-elle purement individuelle ?

M. Benoît Roger-Vasselin a précisé que le stress n'est pas en lui-même une maladie, mais qu'une exposition prolongée au stress peut réduire le bien-être des salariés, et donc leur productivité. Quoique la réaction des salariés au stress ne soit pas uniforme, il peut entraîner des problèmes de santé psychiques, comme la dépression, ou physiques, comme les maladies cardio-vasculaires ou dermatologiques. S'il n'existe pas de pathologie spécifique au stress, une vingtaine de maladies professionnelles peuvent déjà être considérées comme des symptômes de sur-stress. Elles sont prises en charge dans le cadre de l'indemnisation complémentaire, c'est-à-dire après avis d'un collège d'experts réunis au sein du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. Dans les pays où l'indemnisation du stress est possible, comme aux Etats-Unis, au Canada ou dans certains Etats européens, elle est toujours organisée sur une base individuelle, après qu'une expertise individuelle a établi un lien direct et prépondérant entre les conditions de travail et l'apparition d'une maladie.

En réponse à Annie David, il a souligné que le Medef reconnaît sans ambiguïté que des salariés souffrent, sans quoi il ne participerait pas à des négociations interprofessionnelles destinées justement à réduire le mal-être au travail.

Des salariés reproduisent parfois le « syndrome de l'enfant battu » : après avoir été maltraités à l'un de leurs postes de travail, ils maltraitent à leur tour leurs subordonnés quand ils accèdent à une fonction de direction. La prévention est donc essentielle et un volet lui est d'ailleurs consacré dans l'accord sur le stress ainsi que dans le projet d'accord élaboré sur la pénibilité. Si les grands groupes disposent de moyens importants en matière de gestion des ressources humaines, la situation des PME est plus difficile puisque le chef d'entreprise doit y assumer seul des tâches variées.

Le Medef considère que des comportements managériaux peuvent engendrer de la souffrance mais doute, en revanche, qu'une organisation systémique puisse avoir le même effet. M. Benoît Roger-Vasselin a cité le cas d'une salariée de France Telecom, chargée de vendre des produits par téléphone, qui était heureuse dans son travail et obtenait de bons résultats, mais qui a été déstabilisée lorsque son nouveau chef d'équipe lui a reproché de ne pas dire systématiquement, à la fin de chaque entretien avec un client : « France Telecom vous souhaite une bonne journée » !

Mme Annie David a fait observer que ce chef d'équipe appliquait vraisemblablement une consigne de la direction, ce qui laisse penser que le problème est bien de nature systémique et ne peut être réduit à des comportements individuels.

M. Benoît Roger-Vasselin a estimé qu'un bon management ne consiste pas à appliquer servilement les consignes mais, au contraire, à les adapter à chaque situation. Il est essentiel, par ailleurs, que l'entreprise veille à mener une politique efficace d'accompagnement du changement et qu'elle organise des formations à la direction d'équipe.

Répondant ensuite à Alain Gournac, il a indiqué n'avoir pas voulu aborder spontanément la question des trente-cinq heures pour ne pas donner l'impression de tenir un discours provocateur. Il est pourtant vrai que certaines pratiques observées au moment de la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail ont augmenté le stress en entreprise. Il serait souhaitable que le temps de travail soit appréhendé sur l'ensemble de la vie, ce qui suppose de traiter de façon cohérente les questions des retraites, de la durée hebdomadaire du travail et de la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle.

Mme Annie David a exprimé son désarroi après le suicide, dans le département dont elle est l'élue, d'un apprenti pâtissier qui n'a apparemment pas supporté ses conditions de travail. A qui s'adresser pour que sa famille obtienne un soutien et que les responsabilités des uns et des autres soient établies ?

M. Jean-François Veysset a donné raison à Annie David de dénoncer l'inadmissible : il convient de déterminer les responsabilités de chacun et de sanctionner les agissements qui ont pu conduire à une telle extrémité. La réglementation de l'apprentissage est déjà très stricte et une rupture amiable est possible lorsqu'un jeune souhaite changer d'entreprise. Tous les chefs d'entreprises, y compris dans les plus petites structures, devraient être formés à la gestion des ressources humaines, sans quoi on observera toujours des excès. La CGPME vient d'ailleurs de signer, dans le cadre de l'Agefos-PME, qui est un organisme paritaire collecteur agréé (Opca), un accord qui prévoit que la formation de tuteurs fera désormais partie des objectifs prioritaires pouvant être financés par le biais du droit individuel à la formation (Dif).