Jeudi 10 mars 2011

- Présidence de M. Joël Bourdin, président -

La prospective des années collège dans les territoires urbains sensibles - Présentation du rapport d'information

Mme Fabienne Keller, sénatrice, rapporteure. - Je veux tout d'abord remercier notre président, M. Joël Bourdin, qui a bien voulu me soutenir dans la mission que la délégation à la prospective m'avait confiée. L'équipe que nous avons constituée a eu recours à des outils innovants, peu utilisés jusqu'à présent au Sénat, comme le vidéo reportage, la communication internet instantanée grâce à un blog et à Facebook, outils que manient quotidiennement, je le souligne, les adolescents des quartiers de rénovation urbaine.

Quels sont les principaux éléments du rapport ? Mon rapport comprend deux tomes : le premier fournit mon analyse d'ensemble ; outre des études réalisées par nos ambassades aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Finlande, en Italie, au Brésil et en Suède, le second tome comprend les compte rendus détaillés des visites de terrain que nous avons effectuées en Seine-Saint-Denis, à Roubaix, à Marseille et à Montbéliard.

Ces comptes rendus ont leur propre cohérence et apportent une information très riche sur la vie des quartiers. C'est un rapport en soi. Il rend compte de la brutale réalité de ces quartiers grâce en particulier à des verbatim qui traduisent bien les lignes de force que nous avons ressenties sur place. En effet, au cours de ces déplacements, j'ai pu organiser de nombreuses rencontres avec les jeunes eux-mêmes, leurs professeurs, leurs parents, les responsables d'associations ou de centres sociaux, les élus locaux, les acteurs de la ville et les fonctionnaires en charge des dossiers. J'ai naturellement également procédé à de nombreuses auditions.

Avant d'entrer plus avant dans la réflexion prospective, il me semble important, à titre d'introduction, de faire un rapide rappel historique. Entre 1950 et la fin des années soixante-dix, l'urbanisation en France a été très rapide pour faire face à la fois à l'exode rural, à l'arrivée des rapatriés d'Algérie et aux travailleurs immigrés, dans un contexte général de forte croissance économique et démographique. Mais, avec la crise industrielle des années soixante-dix, les barres des cités, à l'origine bien équipées et modernes, sont devenues rapidement des lieux de relégation où se concentre la fragilité sociale des populations immigrées ou déshéritées. Après des plans successifs aux résultats mitigés, le Plan Borloo de 2003 a marqué une forte volonté de transformer l'aspect physique des quartiers par la reconstruction des logements et des équipements publics et par des aménagements extérieurs de qualité.

De très nombreux collégiens vivent aujourd'hui dans les quartiers difficiles de nos villes, car les familles nombreuses s'y logent souvent, faute de pouvoir trouver un logement dans les centres villes. Comme leurs parents avant eux, ces jeunes y rencontrent de nombreux obstacles pour se construire un projet de vie positif. Or, comme il s'agit de notre jeunesse, il est important de connaître les évolutions possibles de cette génération des « années collèges » et de leurs quartiers pour pouvoir les anticiper.

Quelles seront les évolutions possibles des facteurs déterminants de leur avenir ? Quel futur à l'horizon 2025 pour ces jeunes adolescents ? Ce sont les deux questions posées par cette étude de prospective qui couvre à la fois le temps scolaire, c'est-à-dire le collège pour cette tranche d'âge, et le temps non scolaire, dans la famille ou le quartier. Ce travail cherche à analyser la réalité des jeunes dans leur famille, dans leur quartier, avec leurs pairs, sur ces années qui participent fortement à la formation de leurs projets et de leurs choix de vie.

Qui sont tout d'abord les collégiens aujourd'hui dans les quartiers sensibles ? Les jeunes sont très nombreux dans les quartiers fragiles. Exemple : dans le quartier des Bosquets à Montfermeil, 44 % des habitants ont moins de 20 ans ; 25 % de la population totale de Montfermeil et 40 % de ses jeunes y vivent.

Les jeunes des quartiers ont une énergie formidable. Ils développent en fait une maturité précoce, une conscience de leur situation particulière : tout l'enjeu est de guider cette énergie sensible vers un projet d'avenir positif dans une démarche constructive à l'égard de la société. Les Américains ont d'ailleurs une stratégie de valorisation des leaders dans les quartiers, stratégie qui révèle souvent de fortes personnalités.

Ces quartiers concentrent la fragilité économique et sociale. En 2008, en zones urbaines sensibles (ZUS), la part des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (949 euros mensuels) était de 28,8 %, contre 12 % dans le reste du territoire. En 2009, le taux de chômage s'élève à 18,6 % dans les ZUS contre 9,2 % en moyenne en France métropolitaine. Ce chômage touche fortement les jeunes : 41,7 % des 15-25 ans, contre 19,1 % hors ZUS.

Un processus de ghettoïsation est à l'oeuvre dans certains quartiers du fait de la relégation des plus pauvres et de la concentration des plus riches, relégation qui est accentuée pour les personnes d'origine étrangère. D'après Michèle Tribalat, démographe, la proportion de jeunes de moins de 18 ans d'origine étrangère (au moins un parent immigré) s'est accrue très fortement depuis 30 ans dans ces quartiers. Elle est passée par exemple de 22 % à 76 % à Clichy-sous-Bois entre 1968 et 2005.

Ces jeunes et leurs quartiers sont mal connus et sont l'objet de préjugés très forts. Leurs quartiers ont peu d'équipements et de commerces ; peu de personnes s'y rendent en dehors des résidents. Relégués et craints depuis plusieurs décennies, ils sont très pénalisés par l'image médiatique liée aux drames de l'insécurité. Les violences urbaines et l'image qui en découle achèvent de décourager les personnes extérieures de s'y rendre. L'image négative est très persistante et régulièrement alimentée par l'actualité.

L'image négative des quartiers est perçue par les habitants comme une forme de stigmatisation et d'injustice. Intériorisés, ces stéréotypes entraînent une image de soi dévalorisée. « Le stéréotype du jeune de cité empêche toute possibilité de relation normale et s'interpose dans toutes les interactions. Pour ces jeunes hommes, les médias induisent directement ou indirectement les comportements qui leur sont reprochés ensuite » (Didier Lapeyronnie, sociologue). Le quartier et la place publique sont perçus comme des lieux de tous les dangers : rien n'est normal sur le territoire ; « sur la place, on y trafique, on y fait de mauvaises rencontres ». Les collèges assurent néanmoins globalement très bien leur mission.

Les visites de terrain ont permis de rencontrer des équipes engagées où jeunesse des enseignants rime avec implication et volontarisme. Des professeurs expérimentés choisissent aussi parfois de rester en ZEP car « il y a une fierté à réussir dans des conditions difficiles ». Leur travail d'accompagnement des jeunes et leur investissement dans des projets concrets sont peu reconnus. Or les enseignants sont des référents pour les jeunes et cette fonction mériterait d'être davantage évaluée et valorisée.

Les dispositifs ne sont pas à la hauteur de l'enjeu. 222 000 collégiens sont scolarisés en ZUS ; 115 000 jeunes fréquentent les collèges « réseaux ambition réussite » (RAR) ; 6 300 places en internats d'excellence (l'objectif est de 20 000) ; 150 places à la rentrée 2010-2011 dans les établissements de réinsertion scolaire (ERS).

L'intervention des acteurs publics est complexe. La décentralisation et la réalité de l'organisation administrative française ont complexifié à souhait l'intervention des acteurs publics sur le terrain :

- les régions, pour la formation professionnelle ;

- les départements, pour l'Action sociale, la prévention spécialisée, l'immobilier, les personnels techniques des collèges ;

- les villes, pour l'Action sociale de proximité, l'accompagnement des associations et la création de nombreux services publics à la population ;

- l'agglomération, pour les rénovations urbaines, la politique de transport et de logement, le fonctionnement des services publics complémentaires à ceux de la Ville ;

- l'État, pour l'accès aux soins, les personnes en grande précarité, la scolarité ;

- de grands acteurs publics (Pôle Emploi, la Poste, les organismes d'HLM) dont le rôle est également déterminant.

Demain, quel avenir pour les années collège ? Conformément aux méthodes de notre délégation à la prospective, nous avons construit plusieurs scénarios avec une participation active de Futuribles. Je vous rappelle qu'une bonne prospective vise à aider les décideurs en facilitant leur projection dans le temps. Elle s'appuie, d'abord, sur des éléments liés aux territoires dans lesquels vivent les jeunes pris dans leur globalité et sur d'autres variables concernant plus particulièrement les adolescents eux-mêmes ou dans leurs relations aux autres. Diverses hypothèses permettent ensuite d'imaginer plusieurs évolutions de ces variables conduisant à la rédaction de scénarios.

Les variables clefs que nous avons retenues pour dessiner l'avenir des collégiens des quartiers sensibles sont les suivantes :

- des facteurs liés à la population (structure par âge et la taille des ménages, proportion de la population, revenus des ménages, accès à l'emploi) ;

- des facteurs liés au cadre de vie (structure urbaine et rénovation urbaine, évolution du parc de logements, équipements et services publics, activités économiques et commerciales) ;

- des facteurs liés à l'environnement social (insécurité et image collective, relations sociales, santé) ;

- des facteurs liés à l'organisation des institutions scolaires et éducatives (offre scolaire, image des établissements et perspectives qu'ils offrent, ambition des élèves, activités éducatives, sportives et culturelles présentes dans le quartier).

Finalement, nous avons retenu trois scénarios pour décrire les futurs possibles des années collèges dans les territoires de rénovation urbaine. Ces scénarios n'ont pas vocation à prédire un avenir qui serait d'ores et déjà écrit, mais plutôt de donner à voir ce qui peut advenir demain et de susciter ainsi des réactions et des réflexions autour des leviers pouvant être actionnés pour favoriser ou, au contraire, pour faire obstacle à telle ou telle tendance décelable. Ils décrivent, de ce fait, des logiques de développement possibles sans méconnaître la diversité des quartiers sensibles dont les futurs seront nécessairement contrastés.

Scénario 1 : les collégiens du ghetto. C'est la spirale de l'enfermement du quartier sur lui-même. Les services publics et équipements collectifs sont progressivement fermés et la vie sociale est prise en main par les réseaux mafieux ou religieux radicaux ou extrémistes. La puissance publique s'efface au profit d'une organisation communautariste. L'évitement scolaire s'accentue et renforce le sentiment d'exclusion des jeunes placés dans le monde de l'échec scolaire et de l'exclusion sociale. Leur vie, leurs codes, leurs activités s'inscrivent dans la contre-société du ghetto. C'est évidemment le scénario du pire et il n'est pas hélas notre scénario préféré.

Scénario 2 : les collégiens du statu quo. Les quartiers vieillissent. Les différences s'accentuent entre les quartiers rénovés et les autres. La chape de plomb du chômage perdure. L'État providence permet toutefois de maintenir une relative paix sociale. Les jeunes vivent leur mise à l'écart comme une injustice, mais les risques d'explosion sociale sont contenus. C'est à peu près la moyenne de la situation actuelle.

Scénario 3 : les collégiens des quartiers ordinaires. Au début de notre réflexion, c'était pour nous le scénario normal. Mais nous avons modifié cette dénomination car il ne s'agit pas dans notre esprit de « normaliser » ces quartiers. C'est le scénario le plus favorable pour les jeunes collégiens vivant alors dans des quartiers étape ou d'accueil. La vocation très sociale des quartiers a été antérieurement assumée. Des services publics denses et adaptés ont été mis en place. Le quartier se fond alors progressivement dans la ville du fait des opérations de renouvellement urbain et de politiques de peuplement encourageant la mixité sociale.

Deux scénarios de rupture sont envisageables :

- les jeunes dans des quartiers « boboïsés » du fait de l'augmentation du prix du foncier ; c'est notamment un scénario de quartiers de centres villes soumis à la gentrification ; les jeunes vivent mieux la mixité sociale ;

- les jeunes abandonnés des quartiers « alternatifs » peuplés de déclassés dont la marginalisation résulte d'une société marquée par l'éclatement des familles et des communautés.

Quels pourraient être les leviers d'action pour éviter le scénario du pire ? Le premier est d'effectuer l'indispensable travail de mémoire et de tenir compte de la relation à la double culture et à la religion. Les collégiens des quartiers sensibles sont souvent la deuxième ou la troisième génération de familles issues de l'immigration. Ils ne comprennent pas pourquoi on leur demande de s'intégrer alors qu'ils sont nés là dans ces quartiers. Écrire une histoire commune serait un premier pas dans la construction d'un « vivre ensemble » sur le modèle du manuel d'histoire franco-allemand qui a été publié en 2006 qui est une voie possible pour parler de cette histoire douloureuse. La religion est un sujet important qui ne doit pas être occulté dans le cadre d'une réflexion prospective, car il est l'objet d'inquiétudes du fait de la radicalisation de certaines pratiques musulmanes ou sectaires dans les quartiers.

Le deuxième levier d'action consiste à donner toute leur place aux femmes et aux jeunes adolescentes. Certaines filles « rasent les murs » au sein des quartiers et ne connaissent pas leurs droits. D'autres n'ont pas accès à des formations concernant la sexualité et le rapport au corps. Il faut soutenir toutes les initiatives qui permettent d'échanger sur ces sujets avec les jeunes adolescentes, afin de les avertir et de faire évoluer les mentalités.

Troisième levier d'action : lever la chape de plomb de l'emploi. On ne sait plus dans les quartiers ce qu'est le travail : la disparition de l'emploi industriel entraîne une perte de repères, de statut social et de fierté. La socialisation passant pour une large part par le travail, la question de l'emploi dans les quartiers fragiles et les formes de cet emploi (emplois précaires ou à horaires décalés) sont des sujets prioritaires. Les zones franches sont utiles, mais ce n'est pas une solution à la dimension du problème. Il s'agit aussi de prendre des dispositions pour limiter l'emploi fractionné dans les postes peu qualifiés pour les familles modestes, mode d'organisation qui contribue à l'absence des parents et à l'abandon des collégiens.

Pour créer l'ambition et favoriser le décloisonnement social, l'ouverture à des stages variés dès la classe de troisième est un levier potentiel. Mais le stage de troisième est actuellement le miroir de l'enfermement des quartiers. Il se limite, du fait même de l'absence d'activités dans ces lieux, à stage à l'école maternelle, au centre culturel ou au Kebab du quartier ou pire, - comme cela nous a été rapporté -, par une visite collective du Pôle emploi ! Malgré les obstacles liés aux questions de mobilité géographique, des améliorations pourraient être apportées afin de faire de ce stage un véritable moment de découverte pour les jeunes des quartiers fragiles. Nous avons trouvé des initiatives intéressantes en la matière qui sont présentées dans le rapport.

Quatrième levier d'action : ouvrir le débat sur l'attrait du savoir et sur les modalités de la mise en oeuvre du socle commun des connaissances au collège. La situation des collèges de rénovation urbaine nécessite l'adaptation des organisations pédagogiques ; les travaux interdisciplinaires, les projets et classes à thèmes, le sport sont favorables à un meilleur apprentissage. D'ailleurs de mon point de vue, les principaux des collèges devraient avoir le statut de proviseur vue la difficulté particulière de leur métier. Il faut aussi tenir compte de « la génération Facebook ». Les nouvelles technologies avec lesquelles vivent les jeunes (le portable et internet) doivent être mieux exploitées par le collège, car elles offrent de multiples opportunités :

- décloisonnement par rapport au quartier ;

- ouverture intellectuelle et culturelle grâce à « l'intelligence connective » qu'a bien analysée Vincent Cespedès, c'est-à-dire la capacité d'un groupe à créer un savoir en commun, de façon collaborative et réactive par rapport aux événements en cours.

Ne soyons pas critiques vis-à-vis de ces outils. N'ayons pas un regard du passé et faisons en sorte qu'ils s'intègrent à la pédagogie dans la mesure où le système éducatif les prend bien en compte.

Préserver la santé physique et mentale des « années collège » est une action indispensable sur la durée. Car l'état de la santé des jeunes adolescents des collèges des zones urbaines sensibles se dégrade depuis plusieurs années : obésité, état bucco-dentaire, vaccinations, addictions. Le levier de la santé est certainement un élément important permettant d'éviter le scénario du pire, surtout dans sa dimension psychologique, voire psychiatrique.

J'ai été aussi alertée par l'information, que m'ont transmise les infirmières de ces collèges au cours de leur audition, du recours aux neuroleptiques comme la Ritaline, pour calmer les jeunes hyperactifs des collèges des ZUS. La situation américaine dans l'utilisation de ces molécules est à cet égard un contre exemple. L'explication tient au fait, vraisemblablement, que le médecin n'est pas en mesure d'intervenir sur les autres facteurs comportementaux des jeunes.

Il convient enfin d'amplifier la rénovation urbaine et de mieux coordonner la politique de la ville. La ville historique a été construite plusieurs fois sur elle-même. Il n'est donc pas anormal qu'il faille ainsi fortement investir dans les quartiers sensibles. Certains quartiers n'ont pas été traités dans les plans adoptés à ce jour du fait de l'ampleur des opérations à mener, en particulier en Seine-Saint-Denis. Or il ne faut pas laisser à l'écart certains quartiers. Cela justifie une nouvelle tranche de rénovation urbaine. L'effort ne doit donc pas être relâché, car la dynamique positive et la crédibilité ont été acquises grâce aux premières réalisations et il n'y a rien de pire, comme message de la puissance publique, que de donner à des personnes défavorisées de beaux logements, comme c'est maintenant le cas, et de laisser ensuite l'environnement se dégrader. Les quartiers rénovés méritent d'être particulièrement entretenus dans des secteurs où le peuplement par mètre carré est bien supérieur à la moyenne nationale.

La situation est complexe, un « chef de file » est indispensable : c'est naturellement le Maire ; certains, pour des raisons variées et souvent politiques, proposent l'État. Ces projets sont généralement conduits avec volontarisme, assurant un bon « rendement » à l'argent investi en termes d'intérêt général. Mais la maîtrise d'ouvrage est très complexe dans des opérations réunissant une pluralité d'acteurs. Les différents niveaux de collectivités et l'ensemble des ministères affichent une priorité pour les quartiers difficiles. Chacun est au moins porteur d'une compétence.

Une coordination laborieuse prend trop de temps aux acteurs pour cerner et positionner l'action de chacun pour chaque projet. Ces dispositifs de coordination doivent impliquer plus généralement une réflexion sur la gouvernance de la politique de la ville. Il faut aussi un lieu unique pour cette coordination. Le chef de file doit organiser en cohérence les différents comités de pilotage et techniques indépendamment des financeurs ou maîtres d'ouvrage ; à titre d'exemple, voici quelques sigles de ce foisonnement d'acteurs à coordonner : ANRU, CCUS, CLS, MOUS ... etc. A Montfermeil, il y a deux MOUS, maîtres d'ouvrage différents, qui interviennent auprès des mêmes familles selon le dossier suivi. Je voudrais citer aussi, à titre d'illustration, une phrase que nous avons entendue sur le terrain sur la nécessité de conduire ces projets dans la durée : « La coordination ? On en fait un peu, mais de manière peu pérenne. Car nous sommes englués dans la mécanique des contrats précaires ».

Je titre quatre conclusions principales de ce travail de prospective.

1. Il est probable qu'aucun des scénarios proposés ne se réalisera à l'échelle de la France. Mais il est possible aussi que tous ces scénarios se produisent à différents endroits et à des moments quelconques.

2. Le travail sur les variables non quantitatives a permis de mettre en lumière l'importance de certains choix de société portant plus sur des valeurs que sur des engagements budgétaires.

3. Traiter les « années collège », c'est aussi aborder le jeune adolescent, non seulement comme un écolier, mais aussi et surtout comme un être humain.

4. Le collège joue un rôle déterminant dans la construction mentale et sociale de la nouvelle jeunesse française. Mais elle doit être formée avec des méthodes qui s'adaptent à la société d'aujourd'hui.

M. Joël Bourdin, président. - Je vous remercie, Madame le rapporteur, pour cet exposé des conclusions de votre rapport sur les « années collège », qui est le fruit de méthodes innovantes. Il se fonde, en effet, non seulement sur des visites de terrain mais aussi sur des tables rondes intermédiaires organisées au Sénat. Ces tables rondes ont permis un travail dans la durée, en amont de la présentation du rapport, ce qui a paru très utile pour enrichir la réflexion prospective.

M. Joseph Kergueris. - Depuis la fin des années 1970, j'attends que les quartiers deviennent un dossier d'union nationale. Les scénarios présentés risquent d'être prémonitoires de ce qui se passera demain aussi dans d'autres collèges. Le fait d'identifier ces risques nous aidera à nous en prémunir. Mes remarques sur ce rapport, dont j'approuve les conclusions, porteront sur trois points :

- Je pense comme vous, Madame le rapporteur, que la commune doit être le coordonnateur et l'opérateur de base dans les quartiers. L'État ne peut identifier tous les lieux et modes d'intervention, qui varient d'un endroit à l'autre.

- Il est nécessaire d'aider les jeunes à percevoir le « vrai » monde, dans la mesure où, très souvent, leurs parents ne travaillent pas. L'emploi a quitté leur lieu de vie. Dans ce contexte, il serait souhaitable d'ajouter à la réflexion sur la restauration des lieux de vie, c'est-à-dire la rénovation urbaine, une réflexion sur la restauration des lieux de travail. Il faut rapprocher le travail des habitants des quartiers.

- Le département est aussi acteur, en tant que responsable de l'immobilier des collèges ainsi que de son personnel d'accueil et de restauration. Dans l'esprit d'une nécessaire coordination avec les lieux de vie, il me paraîtrait utile que les gestionnaires des collèges ainsi que le personnel médical et médico-social soient intégrés au personnel territorial. Il n'est pas concevable que ceux qui s'occupent du social dans les familles s'arrêtent à la porte de l'école et, réciproquement, que ceux qui s'occupent du social à l'école s'arrêtent à la porte des familles. Le département a vocation à organiser globalement l'action sociale.

Pour terminer, cela fait trente ans que l'on se sert des difficultés des quartiers et de la ghettoïsation comme d'une arme politique, et ceci dans tous les camps politiques. Cela est profondément regrettable, étant donné la gravité de la situation. Quand aurons-nous le courage de nous réunir sur ces sujets, de cesser de jouer contre nos enfants et contre notre pays ?

Mme Fabienne Keller. - Je pense effectivement, comme vous, que ce dossier devrait être d'« union nationale ».

Afin d'ouvrir les jeunes au monde du travail, je propose d'utiliser le levier du stage de troisième. Il faut cependant bien sûr aussi que le travail revienne dans ces quartiers pour créer des effets d'exemplarité et assurer l'équilibre entre différents types de population, ce qui est un facteur de sécurité.

Le rôle des personnels départementaux est évidemment essentiel, par sa plus grande proximité avec les jeunes, y compris d'un point de vue sociologique, ce qui lui permet de jouer un rôle particulier.

Les quartiers de rénovation urbaine ne sont pas confrontés à des problèmes très différents par leur nature de ceux qui touchent le reste de la population ; la différence est plutôt de degré. Je pense qu'il est effectivement important de s'unir politiquement pour apporter des réponses. Dans certaines régions ce rapprochement est très compliqué, comme nous avons pu le constater au cours de nos déplacements à Marseille. Créer un consensus comme cela s'est fait sur l'environnement à une époque me paraît souhaitable.

M. Jean-Pierre Sueur. - Il ne s'agit pas de créer une sorte de « magma » politique car les oppositions sont utiles à la démocratie, mais quand ces oppositions deviennent rituelles, elles ne sont plus crédibles. L'idée d'avoir des convergences fortes sur des sujets comme celui-là est importante, et pourrait se concrétiser par exemple en confiant des études à deux rapporteurs, l'un de la majorité et l'autre de l'opposition.

Ce rapport sur les années collège, qui ne dramatise pas la situation, reflète un sentiment de sympathie à l'égard des habitants des quartiers. Je suis favorable à ce type d'approche. Il est en effet exaspérant que l'on parle toujours des quartiers dans des termes négatifs. La diversité des nationalités est par exemple une richesse considérable. Quant à la sécurité, elle n'est pas forcément mieux assurée dans les autres quartiers, ceux dont on ne parle jamais.

La politique de la ville a stigmatisé les quartiers, ce qui a contribué à leurs difficultés : personne ne veut habiter dans une « zone ». Nous sommes responsables de ne pas avoir mené l'action nécessaire pour changer ces périphéries verticales créées dans l'après guerre.

Une solution consisterait à diversifier les usages de la ville, à l'image de ce qui peut se pratiquer en agriculture dans le système de la jachère. Lorsqu'on démolit, il faut ré-urbaniser de façon diverse. La ville des années 1960 est monofonctionnelle ; il faut recomposer des endroits où il y a plusieurs fonctions, c'est-à-dire rassembler par exemple une université, des commerces, des logements sociaux etc.

Il faut simplifier la politique de la ville et mener une vraie politique urbaine qui soit aussi sociale, d'architecture, d'environnement etc. J'avais soutenu l'idée des ZEP lors de leur création, afin de « donner plus à ceux qui ont moins ». Mais aujourd'hui on constate que, dès lors qu'une école est en ZEP, l'évitement augmente et on finit par y fermer des classes. Le zonage est stigmatisant. Déplacer le collège peut favoriser la mixité sociale. Le collège unique est aujourd'hui une fiction. Il faut imaginer, au sein du collège, différents parcours de réussite. La question de la carte scolaire se pose aussi.

Enfin, je m'interroge sur cette formulation, employée dans le rapport : « assurer la relation à la double culture et à la religion ». Il me semble que cette injonction pourrait être mal interprétée, au nom du principe de laïcité ; par conséquent il conviendrait peut-être de la formuler différemment.

Mme Fabienne Keller. - Cette sympathie qui transparaît dans le rapport est réelle : les habitants des quartiers sont fragiles et souhaitent simplement vivre mieux. Leur fragilité leur donne une humanité, une richesse et une énergie considérables.

Le zonage étant, en effet, stigmatisant, l'action publique doit être graduée en fonction des difficultés objectives. Dans la pratique, c'est déjà en grande partie le cas puisque l'allocation des moyens par l'éducation nationale ne dépend pas que de l'existence ou non d'une zone. Cette allocation des moyens est d'ores et déjà beaucoup plus fine.

Quant aux tours et barres, il me semble qu'elles n'excluent pas la mixité sociale, à condition que les quartiers soient pensés et que l'alchimie de la ville fonctionne.

Le rapport du Haut conseil à l'éducation montre les paradoxes du collège unique dans une société inégalitaire. L'application de règles différentes en réponse à des inégalités de fait est une idée intéressante pour parvenir à une égalité des droits.

La double culture doit être enseignée à tous. Il faut en parler, la prendre en compte, car la connaissance de cette histoire partagée est essentielle.

M. Joël Bourdin, président. - Il me semble que l'interprétation des programmes doit être revue. Le langage employé, par exemple dans le domaine de la grammaire, est très difficilement compréhensible pour les jeunes d'aujourd'hui.

M. Jean-Pierre Sueur. - Les nomenclatures dans le domaine de la recherche linguistique sont complètement inadaptées.

Mme Fabienne Keller. - Ces questions relatives à la pédagogie sont sensibles pour les enseignants. Il faut maîtriser tout un langage, des codes, pour pouvoir les aborder. Par ailleurs, la mission commune d'information sur l'organisation territoriale du système scolaire et sur l'évaluation des expérimentations en matière scolaire s'y intéresse également. Nous avons préféré relever les approches que nous avons observées sur le terrain, plutôt que de partir d'une vision plus intellectuelle, qui est probablement indispensable par ailleurs. Le problème est que les enseignants sont aujourd'hui seuls face à la nécessité d'adapter des programmes, par nature rigides, à la réalité de leur public.

La délégation a alors donné un avis favorable unanime à la publication du rapport d'information sur la prospective des années collège dans les territoires urbains sensibles de Mme Fabienne Keller, rapporteure.