Mercredi 14 mai 2014

- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président -

Audition de M. Robert Badinter, ancien garde des sceaux

La réunion est ouverte à 15 h 10.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Nous avons aujourd'hui le plaisir et l'honneur de recevoir Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel, ancien garde des sceaux, et ancien sénateur. J'ai toujours beaucoup apprécié les interventions de Robert Badinter quand il était parmi nous, que ce soit dans le cadre de notre groupe politique, ou en séance publique notamment lorsqu'on nous avions débattu de la loi relative à la sécurité publique, en 2003. Nous souhaitons, du fait de la compétence qui est la vôtre, connaître votre analyse sur la proposition de loi qui nous vient de l'Assemblée nationale.

Le Sénat a déjà beaucoup travaillé sur ce thème, d'abord dans le cadre d'une mission sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées, dont Chantal Jouanno et moi-même étions rapporteurs, puis autour du texte que nous ont transmis les députés.

Merci de votre présence. Vous avez la parole.

M. Robert Badinter. - Merci monsieur le président. Cela me procure une impression étrange de revenir à cette tribune. Ceci a un côté « sénateur à vie », qui n'est pas désagréable au regard de mes prédécesseurs républicains ou, aujourd'hui, de mes collègues italiens. Mais cela n'est qu'une illusion, et pour un temps bref !

La question sur laquelle vous m'avez fait l'honneur de solliciter mon avis est, chacun le sait, importante et très complexe. Je ne l'aborderai pas du point de vue philosophique : il existe en effet un débat sur la prostitution, son régime, et les rapports qu'entretiennent à travers elle les femmes et les hommes. Or, je le dis simplement et très clairement, mes positions sont exactement - le talent mis à part - celles d'Elisabeth qui, par définition, a raison, et dont j'épouse, cela va de soi, les convictions ! Ceci me permet d'ailleurs de souligner que nul ne saurait m'accuser de n'être pas féministe ! Si je ne l'étais pas, je n'aurais pas le privilège de célébrer bientôt notre cinquantième anniversaire de mariage. Elle ne l'aurait pas supporté !

Ce brevet auto décerné, mes observations s'inscriront dans un autre ordre, celui du domaine législatif. J'ai eu, toute ma vie, cette passion particulière, mais pas exclusive, des lois, des lois bien faites, et des lois qui expriment à la fois les motifs pour lesquels elles sont adoptées, et s'inscrivent dans un système de principes qui sont définis, en Europe occidentale, et en Europe maintenant plus généralement, par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

J'aurai bien évidemment l'occasion de comparer la loi à certaines des exigences de notre droit pénal et de ses principes fondamentaux.

Une observation tout d'abord : il faut bien marquer - ce dont on ne se rend pas assez compte - que le débat est très vif depuis les années 1980, et même depuis les années 1970 aux États-Unis. Je me souviens d'en avoir eu les premiers échos à partir de la théorie des genres et des visions des féministes radicales américaines, à Los Angeles, où j'ai déjà entendu des assertions dont on retrouve la logique dans la proposition de loi d'aujourd'hui.

Le phénomène de la prostitution qui est, à mes yeux, un mal social permanent et constant, a changé. On ne peut en parler comme le faisait l'illustrissime sénateur à vie Victor Hugo, dont chacun sait qu'il décrivait les malheurs de Fantine tout en n'étant pas tout à fait insensible au charme de ces dames ! Non, ce n'est plus la même chose. La prostitution est même bien différente de celle qui sévissait dans ma lointaine jeunesse. Aujourd'hui, le phénomène de la prostitution revêt un aspect beaucoup plus complexe et divers.

Tout d'abord, la prostitution a un caractère international et migratoire considérable. Je relevais, dans les documents annexés, qu'on estime aujourd'hui à 80 % la part des étrangers et étrangères dans la prostitution, ce qui n'était pas le cas dans les années 1970 ou 1980.

Je marque aussi que la prostitution, phénomène mal perçu, est aujourd'hui bisexuelle : le nombre d'hommes qui se prostituent ne cesse de croître au regard des effectifs de toute la prostitution et leur part serait aujourd'hui comprise, selon les sources policières, à un chiffre compris entre 18 et 20 %.

C'est aussi - et c'est plus récent encore - une prostitution qui a un caractère d'intermittence. La prostitution occasionnelle, pendant une période ou à certains moments, est en effet une des caractéristiques de ce mal actuel, pour des raisons qui sont multiples : périodes de grandes difficultés économiques, insuffisance de ressources ou, pour certaines ou certains, le souhait de pouvoir s'offrir tel vêtement, telles vacances, bref des plaisirs dispendieux ou onéreux que leur situation ne leur permet pas d'avoir.

Cette prostitution occasionnelle, presque de circonstance est une des marques de l'époque, liée à un autre phénomène, qui a des conséquences sur toute notre société actuelle, celui du numérique. Aujourd'hui, le racolage exercé par les personnes prostituées, hommes ou femmes, s'effectue pour une grande part sur la toile. Il y a là, avec exhibitions, indications codées de tarifs, précisions sur les spécialités, un phénomène nouveau - bien que, paraît-il, au Palais Royal, au début du XIXe siècle, il existât un guide des dames avec leurs spécialités, et les tarifs en napoléons d'or. Mais ceci fait partie d'un très lointain passé. La dominante qu'il faut conserver à l'esprit, c'est que l'offre prostitutionnelle utilise principalement les réseaux.

On est donc en présence d'un phénomène mauvais, un mal social, mais qui épouse le temps, et qu'il faut par conséquent considérer dans sa réalité et sa diversité.

Je serai très clair, parce qu'il n'y a aucune raison que je n'exprime pas ma pensée, qui est basée sur des considérations pour beaucoup juridiques : la proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel », adoptée par l'Assemblée nationale, n'est pas un bon instrument législatif. Son titre m'a d'ailleurs laissé perplexe. Je ne sais pas très bien ce qu'est un « système prostitutionnel ». Le mot « système » dissimule un ensemble de forces mauvaises, qui se camouflent et sont menaçantes. Il n'est qu'à considérer l'utilisation politique que l'on fait aujourd'hui de ce mot, lorsqu'on vise le singulier, comme le fait la dirigeante d'un parti d'extrême-droite à propos du « système UMPS ». A l'époque de Vichy, on parlait du « système franc-maçon » ! Pour le sérieux du droit, il faut éviter de parler d'un système contre lequel on va lutter !

Mon propos est donc clair : ce n'est pas un bon instrument législatif et, pour dire encore plus clairement les choses, c'est une mauvaise loi que l'on vous propose ! Je tiens à le dire et à le souligner, ceci n'enlève rien aux excellentes intentions qui ont présidé à l'élaboration de ce texte. Je comprends fort bien que les auteurs de cette proposition sont mus par le désir de lutter contre ce phénomène, mais la voie retenue, les techniques juridiques choisies et l'incertitude profonde sur leur validité m'amènent à vous dire que je considère que ce n'est pas un bon texte, et cela essentiellement pour trois raisons.

En premier lieu, cette loi est vouée à l'inefficacité au regard de la cible qu'elle prétend atteindre. En effet, sa mise en oeuvre aura des conséquences sociales et personnelles injustes. Elle sera inefficace, sans être juste.

Par ailleurs - et c'est le juriste qui reprend la parole - cette loi n'est pas conforme aux principes du droit européen.

Enfin, je me garderai de formuler un diagnostic trop éclatant, à cause des fonctions que j'ai eu l'honneur de remplir, mais je ne suis pas absolument sûr qu'elle soit conforme à tous les principes constitutionnels.

Avant d'analyser ces trois points, je rappelle que cette loi a une singularité. Elle est la projection d'un texte de loi qui a été adopté en Suède. C'est ce qu'on appelle le modèle suédois de pénalisation des clients, qui a été ensuite adopté en Norvège. Je laisse l'Islande de côté, car c'est un pays dont un grand État comme le nôtre ne peut tirer quelque exemple que ce soit.

Afin de ne pas donner le sentiment le moins du monde d'une sorte de partialité, j'indique que les trois phrases que je vais citer sont extraites d'un rapport du Sénat belge à propos de ces problèmes. Il indique que, selon les promotrices de la loi suédoise, « la prostitution est une forme de violence masculine contre les femmes ». En outre, la loi suédoise serait fondée sur le fait qu'il est « physiquement et psychologiquement dommageable de vendre du sexe ». Vendre du sexe, c'est de la communication et non du droit ! On ne vend pas son corps. Il y a beau temps, heureusement, que l'esclavage a disparu. On ne le loue pas non plus. La prostitution, lorsqu'on en regarde la définition donnée par la Cour de cassation, est une relation sexuelle rémunérée ou, si l'on préfère, ainsi qu'on le trouve dans d'autres droits et dans quelques décisions, qui consiste à rendre des services sexuels contre rémunération, éventuellement avec incitation publique.

Enfin, et c'est le coeur de la chose, « aucune femme » - on ne parle jamais des homosexuels - « ne se prostitue volontairement ». Elles sont nécessairement « contraintes par des proxénètes », souvent mafieux - c'est moi qui l'ajoute. Se prostituer de son propre chef n'existe pas. Je ne suis pas sûr, quand on regarde Internet, qu'on puisse accepter cette proposition, mais ce que je veux marquer avant d'entrer dans la discussion, c'est que les résultats de cette loi - qui remonte à 1999 et qui a été changée en 2009, si j'ai bonne mémoire, les peines ayant été aggravées - sont contestés.

En Suède, on s'honore grandement d'avoir voté cette loi. Les milieux officiels sont unanimes. Toutefois, au-delà de ces milieux, les choses apparaissent plus nuancées. De nombreuses enquêtes internationales sur les résultats, en Suède, de la pénalisation des seuls clients sont loin de corroborer ce que l'on nous dit de la loi suédoise. Je vous laisserai toute une série d'études et de commentaires, généralement universitaires, réalisés par des femmes peu suspectes de rallier des thèses machistes.

Les professeurs Susanne Dodillet et Petra Östergren, lors du grand congrès de 2011 sur la décriminalisation de la prostitution et, au-delà, sur les expériences pratiques et les défis, concluaient ainsi leur rapport : « notre position concernant la politique en matière de prostitution est qu'elle doit être fondée sur la connaissance et l'expérience, plutôt que sur la morale ou l'idéologie radicale féministe. Nous croyons également que, lorsque les politiques sont élaborées, les acteurs au coeur de cette politique » - c'est-à-dire ici les personnes prostituées elles-mêmes - « doivent être consultés et respectés ». Le rapport ajoute : « À notre avis, cela n'a pas été le cas en ce qui concerne le modèle suédois ».

Vous trouverez également parmi ces études celle de la sociologue anglaise Jane Lewis à propos des impacts de la criminalisation suédoise en matière d'achat des services sexuels, ou un entretien, publié par le site Atlantico, avec la sociologue Marie-Elisabeth Handman et Magnus Falkehed, sous le titre : « Prostitution : ceux qui, en France, prônent la pénalisation des clients ont-ils conscience que la Suède en fait un bilan mitigé ? ».

Dans une très longue étude, Valeria Costa-Kostritsky indique par ailleurs : « Il aurait fallu réfléchir à deux fois avant de faire de la prostitution à la suédoise un modèle ». Cet article récent remonte à décembre 2013. On peut également trouver un article d'une professeure d'université intitulé : « Prostitution : Stockholm, la ville où le client est invisible ».

Beaucoup plus intéressantes encore que ces avis ou études sont les deux approches parlementaires à propos de la question du statut des personnes prostituées et de la loi suédoise. J'ai déjà évoqué la proposition de loi qui est pendante devant le Sénat belge. Le travail du Sénat belge est extrêmement critique à l'égard de la législation suédoise, au vu de ses résultats.

Plus significatif selon moi en termes politiques : j'ai eu l'occasion de parler à des responsables norvégiens, dont le pays a adopté le modèle suédois. Selon eux, la prostitution est devenue clandestine et s'est exportée hors des eaux territoriales. Qui en a bénéficié ? Dans ce domaine, les mafias sont toujours à la pointe du progrès : les bateaux russes, qui vont au large des eaux territoriales, très importantes en Norvège, se sont transformés en bordels flottants ! Tout ceci est donc extrêmement déplaisant, et les Norvégiens s'interrogent.

Le plus important reste l'attitude des Danois, qui appartiennent à la même sensibilité, à la même communauté de valeurs. Il existe au Parlement danois - ce que j'ai découvert - un conseil de législation pénale, institution intéressante composée de personnalités bipartisanes ou non-partisanes, notamment des universitaires et des experts, qui suivent de près les résultats des législations adoptées et les expériences étrangères, de façon à faire des suggestions au Parlement. C'est un organe indépendant, purement consultatif, mais qui mène un travail d'expertise pour améliorer les lois danoises qui sont, chacun le sait, très pragmatiques. Ils ont étudié de très près ce qui passe en Suède et en Norvège. Ces pays nordiques constituent, encore une fois, une grande communauté de valeurs, y compris dans le domaine carcéral. Je me disais en moi-même que si l'on devait adopter un modèle suédois, je préférerais que l'on commence par choisir le modèle carcéral, que j'ai pu apprécier. Nous aurions véritablement intérêt à nous en inspirer sans délai !

Pour en revenir au sujet qui nous occupe, le conseil de législation pénale a conclu que l'interdiction d'achat des services sexuels n'a pas de conséquences positives sensibles. En revanche, « cette interdiction pourrait avoir des conséquences négatives pour un certain nombre de personnes prostituées, qui souffriraient de conditions économiques dégradées, et d'une stigmatisation renforcée ». En conséquence, le conseil n'a pas recommandé l'interdiction d'achat de services sexuels. Le Danemark a donc tout récemment, en 2013, repoussé le modèle suédois.

Ainsi le modèle dont on nous présente les avantages suscite plus d'incertitudes, d'interrogations et parfois de critiques que d'inclinations à l'adopter.

Mais ceci ne saurait suffire, il faut aller plus loin : pourquoi suis-je profondément persuadé que, face au mal de la prostitution, la loi proposée sera inefficace ? Pour une raison simple : elle se trompe de cible ! Je le répète : elle se trompe de cible ! Aujourd'hui, le mal profond, dans le domaine de la prostitution, c'est le trafic honteux, ignoble, et extraordinairement lucratif que constitue la traite des êtres humains à laquelle se livrent les mafias. Ce trafic est un véritable fléau - et je n'ai pas de mots assez sévères pour le dénoncer - qui, aujourd'hui hélas, est en augmentation dans l'ensemble des pays d'Europe !

Aujourd'hui, la traite des êtres humains a presque changé d'axe, passant massivement de Sud-Nord à Est-Ouest. Les événements qui se déroulent actuellement en Ukraine ne sont pas de nature à ralentir ce courant, ni l'activité des mafias très organisées qui sévissent dans cette partie de l'Europe, comme les mafias albanaises, pour lesquelles la traite des femmes, surtout des très jeunes, est l'un des domaines les plus fructueux d'une activité criminelle ignoble !

C'est un aspect des choses qui me met hors de moi ! Il faut mesurer ce que cela signifie : sous couleur de promesses d'établissement en Occident, en tant que top model, etc., on fait venir des filles sur lesquelles, contrairement aux « barbeaux » de jadis, on n'a même pas besoin d'exercer de violences ! On se borne à leur faire remarquer que l'on sait où habite leur famille, et que si elles ne se comportent pas comme elles le doivent, ce sont leurs parents qui en subiront les conséquences. On est au dernier degré de la criminalité la plus odieuse !

Quand j'avais le privilège d'oeuvrer à la législation et que je présidais en particulier les travaux du nouveau code pénal, il y a longtemps, j'avais renforcé les textes et les pénalités contre ces trafics d'êtres humains, encore une fois l'une des formes les plus ignobles de la criminalité contemporaine. Depuis sept à huit ans, j'oeuvre à travers toute l'Union européenne pour arriver à rallier un accord sur la création d'une institution nécessaire, qui a une autre importance que la pénalisation des clients, celle d'un parquet européen !

Certains réseaux sont d'essence transnationale et viennent en effet d'Ukraine, de Moldavie, pour remonter vers le Nord, puis redescendre vers l'Europe occidentale. Face à cela, il faut une unité de poursuite, un parquet européen qui centralise les poursuites, et non plusieurs parquets qui additionnent leurs efforts, avec toute la perte de temps et les différences de lois que cela comporte.

Peut-être aurai-je un jour le plaisir de vous en parler plus longuement. On se heurte ici à des difficultés extrêmes du fait de la souveraineté, de la défiance qui existe à l'égard des parquetiers d'un autre pays, si forte en Angleterre, qui fait que l'on perd de vue cette évidence : la grande criminalité organisée, en Europe, est une criminalité transeuropéenne, d'État à État, et la lutte doit être transeuropéenne - surtout lorsqu'il s'agit de prostitution ! La priorité consiste donc à lutter contre la mafia.

Une question est pour moi essentielle : ce projet est-il utile à la lutte contre la vraie cible, non la cible idéologique, pour satisfaire des postulats de principe sur la violence quotidienne faite aux femmes - même s'il y a encore là beaucoup à faire - mais contre les réseaux, le proxénétisme organisé ? Je réponds non ! Pourquoi ? Parce que la pénalisation du client est nulle en matière de répression des réseaux, et ce pour une raison d'évidence, constante : le client ne connaît pas les réseaux mafieux qui ont amené la fille, il ne connaît que la fille ! D'ailleurs, à cet égard, une discrétion absolue, une sorte de mur de silence règne. Il n'a pas d'intérêt à la connaître, et elle a encore moins intérêt à lui parler. Interpeller le client dans la lutte contre le proxénétisme organisé et mafieux est pire que tout : c'est préjudiciable !

J'ai indiqué pourquoi : le client ne sait pas et la fille ne parlera pas mais, surtout, le résultat inévitable de la pénalisation du client, c'est la clandestinité de la prostitution ! Bien sûr, elle va quitter la rue, puisque c'est dans la rue que le client peut être interpellé ou va l'être, mais elle va se réfugier dans les pires lieux qui soient : parkings déserts, fourrés, bosquets, hôtels et surtout studios.

Pour pouvoir continuer à se prostituer, il faut à ces garçons ou à ces filles un lieu où exercer. Le client, par téléphone, sera guidé vers le lieu requis, mais qui le fournira ? Le réseau ! Lui seul est à même d'avoir des hôtels, de louer les studios. Résultat : l'emprise sur les prostituées devient plus forte encore, le réseau détenant les moyens de continuer. On renforce ainsi la prise sur la prostitution, loin de permettre de la combattre.

Bien évidemment, contrepartie nécessaire, les « frais généraux » étant plus élevés, le « prélèvement » fait sur les gains de la personne prostituée sera plus important. C'est pourquoi je prétends que l'on se trompe de cible : au lieu de viser les mafias, on vise les clients. Les clients ne servent à rien pour identifier les mafieux ; en outre, l'emprise du réseau mafieux sur la personne prostituée se fait plus forte encore.

Que va-t-il rester à la recherche policière ? La prostitution sous sa forme la plus misérable : la lisière de la forêt, le parking désert, l'arrière du camion, tous les lieux les plus sordides pour consommer l'acte dans la clandestinité !

Ce que l'on semble perdre de vue, et qui révolte les associations de défense des prostituées, ce sont les conditions d'hygiène ! Il faut d'abord penser à la sécurité des prostituées, en particulier sanitaire. Ce n'est pas dans les fourrés, les bois, ni les arrières des camions désaffectés que l'on peut avoir le minimum d'hygiène nécessaire ! On fait ainsi redescendre la prostitution de rue au niveau le plus bas, et cela bouleverse les associations.

J'ai été frappé de voir jusqu'où peut aller la conviction idéologique face à la réalité : j'ai lu, dans un de ces très nombreux rapports que je vous remettrai, qu'il y a eu, en Suède, un refus de certaines autorités locales de maintenir la distribution gratuite de préservatifs aux prostituées, partant du principe qu'il leur était désormais interdit de recevoir des clients, et qu'il n'était pas question de les aider à continuer. Comment ne pas être bouleversé au regard du problème sanitaire ? Dans quel monde d'idéologie sommes-nous tombés, alors que c'est la première défense des êtres humains ?

Il reste, s'agissant de l'inutilité, une évidence tirée de l'histoire. J'ai déjà entendu l'argument : « La prostitution est un mal : plus de clients, plus de prostituées, plus de prostitution ! ». La pénalisation du client ferait disparaître la prostitution tout entière par voie indirecte, les prostituées n'ayant plus de clients. Je laisse de côté les expériences historiques bien connues sur la suppression de la prostitution, y compris dans le domaine international. Saint-Louis ayant interdit la prostitution à Paris pour des raisons religieuses, celle-ci s'était transportée immédiatement en dehors de l'enceinte des forteresses de l'époque, et s'était réfugiée dans ce qu'on a appelé les « bourdeaux », ancêtres des bordels, cabanes en bois que l'on construisait le long des remparts. C'est dire !

A travers l'histoire, la pire sanction qui puisse être infligée à un homme pour avoir eu un rapport avec une personne prostituée, c'est bien la maladie vénérienne. S'il y a eu un facteur de dissuasion constante dans l'histoire de l'humanité, c'est bien la peur d'attraper des maladies en ayant des rapports avec une prostituée. Je rappelle que ce sont des maladies extraordinairement graves, qui non seulement affectaient longtemps l'individu mais, avec la syphilis, le menaient à la mort ! Je n'ai pas besoin de citer ici des esprits avertis. Après tout, on sait de quoi sont morts Baudelaire, Flaubert, Maupassant. La peur d'attraper la maladie vénérienne les a-t-elle dissuadés de fréquenter les bordels en Egypte ou, plus simplement, à Rouen ? Jamais !

La peur de la maladie et de la mort, conséquence directe du rapport avec la prostituée, n'a jamais pu dissuader les clients - et je n'ai pas besoin de rappeler ce qu'il en est du Sida. Cette espèce d'approche simplifiée du problème de la sexualité rémunérée ne prend en compte ni les vertiges, ni les abîmes de la nature humaine. Ce n'est pas l'heure de les évoquer mais, à cet égard, on croirait que Freud n'a pas existé, que le vertige sexe-mort n'emporte pas les êtres humains ! C'est oublier ce qu'est la pulsion sexuelle, surtout chez les jeunes gens ! Même si cela en a dissuadé certains, cela n'a jamais empêché personne d'aller au bordel, y compris les pires !

Aujourd'hui, depuis que l'on considère que le Sida n'est plus absolument mortel, on sait que l'on a recommencé sans préservatif dans les backrooms. C'est vraiment jouer à la roulette russe, et l'on croit qu'un travail d'intérêt général ou un stage civique va dissuader les clients ! Ce n'est pas pour autant que je conseillerais la perpétuité pour ceux qui iront « aux filles », comme on disait il y a soixante ans ! On est là dans un domaine qui est le plus complexe qui soit, et on ne peut avoir de vues idéologiques. Il faut prendre en compte tout ce que j'évoquais tout à l'heure et, surtout, ne jamais permettre la prostitution organisée, le réseau mafieux. Il faut absolument mobiliser toutes les forces, mais la voie choisie n'est pas la bonne !

Cette loi est, de surcroît - et on ne veut ni le dire, ni l'admettre - porteuse d'injustice sociale ! Qui va-t-elle frapper ? Les clients des palaces ? Les émirs ? Les oligarques ? Les consommateurs de call-girls à 1 000 dollars l'heure ? Quelqu'un peut-il sérieusement le croire ? Le tourisme de super-luxe ne saura-t-il pas se poursuivre et se prémunir avec toutes les raisons convenables ? Admirable naïveté ! Ce n'est pas ainsi que les choses se passeront. Quels sont ceux qui resteront en définitive soumis à cette loi et à ses pénalités ? Les clients les plus misérables des plus misérables des prostituées. Ceux qui, sur la voie publique, trouveront des travestis errants, des pauvres filles venues du Nigeria ou d'ailleurs qui, par nécessité, continueront et seront les seules accessibles. Ainsi, vous aurez l'immunité : les escort-girls de luxe pour les uns et, pour les autres, la misère prostitutionnelle et la poursuite pénale. Je ne considère pas que ce soit, à cet égard, un progrès moral, ni sanitaire !

Reste une question. Je le disais, c'est un phénomène constant : si vous interdisez la prostitution, elle devient clandestine ; on sait ce que la prohibition a donné aux États-Unis. Si vous interdisez la drogue, le trafic ne se fait pas dans les pharmacies. On a par conséquent la certitude que cela continuera de façon clandestine. Celles qui resteront seront celles qui, précisément, seront le plus accessibles à la poursuite policière. La politique du chiffre, qui fait partie des obligations de la police, s'exercera infiniment plus aisément qu'ailleurs contre ces malheureuses de la rue et leurs clients.

Vous avez donc là un problème policier. J'attire par ailleurs votre attention sur le fait que, pour traquer les clients, il faut des policiers. Savez-vous combien nous avons de policiers disponibles aujourd'hui pour lutter contre la traite ? A Paris, la brigade chargée de la répression de la traite des êtres humains compte une trentaine de policiers. Allez-vous amputer ces petits noyaux qui luttent avec beaucoup de passion contre les réseaux ? Allez-vous les envoyer dans la rue pour suivre les clients ou faire des perquisitions dans les hôtels ? La brigade de répression du proxénétisme de la préfecture de police de Paris compte une cinquantaine de policiers pour l'ensemble de l'agglomération et son voisinage ! On n'a déjà pas les effectifs ni les moyens suffisants pour lutter contre ces maux évidents, majeurs, et on ira les prélever sur ces effectifs pour les consacrer à la poursuite de clients dont j'ai dit qui ils seront ?

On dit que l'on va recruter. Pensez-vous que nos concitoyens, en période d'austérité budgétaire, apprécieront le fait que l'on recrute des policiers non pour protéger leur sécurité, leur personne, leurs biens - ce qui est légitime -, mais pour poursuivre les clients qui vont accepter les sollicitations des personnes prostituées, filles ou garçons ?

C'est une question que vous devez examiner et je crois, pour ma part, que vous devez entendre sur ce point le directeur de la police judiciaire, sinon le ministre de l'intérieur, comme vous devez entendre la garde des sceaux, afin de savoir si, à effectif constant, le parquet se réjouira ou sera disposé, circulaire à l'appui, à conduire les poursuites en ce domaine ou à les contrôler. C'est une charge de plus pour un ministère public qui n'en peut plus des infractions répétitives, qu'il considère lui-même, à juste titre, comme n'étant pas véritablement des atteintes majeures à l'ordre public. Autant la mobilisation de la police et de la justice est requise - et celles-ci sont disponibles et volontaires quand il s'agit des mafias - autant on peut douter de leur disponibilité en hommes, en moyens et en résolution pour aller traquer le client !

J'en arrive à la fin. Je le dis avec beaucoup de fermeté : la loi proposée méconnaît la jurisprudence de la CEDH en ce domaine et, par conséquent, les principes de la Convention européenne des droits de l'homme, structure morale et juridique de notre système judiciaire. La CEDH n'est pas seulement à l'usage des États de l'Union européenne : elle vaut pour les quarante-sept États du Conseil de l'Europe, c'est-à-dire pour tous les États européens, y compris pour ceux de l'est de l'Europe, dont tous ne sont pas membres de l'Union.

S'agissant des pratiques sexuelles, la Cour, dans un arrêt assez récent du 17 février 2005 « K.A. et A.D. contre Belgique », concernant des pratiques sadomasochistes vraiment effrayantes, a précisé sa position : « Le droit d'entretenir des relations sexuelles découle du droit fondamental de disposer de son corps » - nous parlons là de majeurs - « partie intégrante de la notion d'autonomie personnelle ». C'est le considérant 83, et la Cour a ajouté : « La notion d'autonomie personnelle peut s'entendre au sens du droit d'opérer des choix concernant son propre corps ».

En termes encore plus simples et clairs, le droit pénal n'a pas à intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles entre adultes consentants ! Cela ne le regarde pas. Les adultes consentants sont maîtres de leur corps, leur sexualité est celle qu'ils veulent pratiquer. Du moment qu'il n'y a pas contrainte, libre à eux de le faire. C'est un élément profond de la liberté individuelle et, je le rappelle, du droit au respect de l'intimité d'une vie privée qui, par ailleurs, est si menacée en ce moment !

La CEDH rappelle que les seuls cas où l'on doit intervenir judiciairement et pénalement concernent des raisons particulièrement graves. C'était le cas en l'espèce. Le marquis de Sade était très dépassé : cela allait jusqu'à des mutilations effrayantes, au cours d'orgies privées.

C'est seulement dans de tels cas que l'on permet l'ingérence des pouvoirs publics. La CEDH a analysé le statut de la prostitution, en France, dans un arrêt très important, souvent cité, du 11 septembre 2007, « Tremblay contre France ». Elle a souligné qu'en France, la prostitution n'est ni interdite, - à la différence du proxénétisme qui, lui, est réprimé - ni contrôlée. La CEDH relève que les revenus de la prostitution sont soumis à l'impôt et aux charges sociales, ce qui est heureux, celles-ci impliquant en contrepartie le recours sanitaire à des prestations, si important. La CEDH termine en disant que la prostitution des adultes est donc légale en France, la loi la reconnaissant.

Mais - et ceci est au coeur de ce que je veux dire - la Cour, dans son considérant 25, souligne, en des termes très forts et assez rares sous sa plume, que « la prostitution, en général, n'est incompatible avec la dignité de la personne humaine » - ce que je crois - « que lorsqu'elle est contrainte ». On ne peut s'arrêter à la première partie de la phrase : en droit, et surtout en droit pénal, encore faut-il que la personne soit contrainte à ces relations prostitutionnelles, car on ne peut avoir à la fois la liberté et l'interdiction. L'interdiction apparaît lorsqu'il y a contrainte, quand il n'y a plus acceptation, que le consentement s'est volatilisé sous la pression. A ce moment, la situation nécessite que l'on intervienne.

Réfléchissons-y : qui contraint à se prostituer ? La mafia, le proxénète, les réseaux ! Ce n'est pas le désir d'une robe qui peut être considéré comme une contrainte. C'est la pression irrésistible exercée pas le tiers. C'est ce que l'on a évoqué avec la prise en otage des familles, etc.

La notion de traitement inhumain et dégradant, si importante à l'article 3 de la convention, ne trouve sa place qu'à la condition, selon la Cour, que ce soit une prostitution contrainte ; dans le cas contraire, chaque adulte dispose librement de son corps, quel que soit le jugement moral que nous pouvons porter sur ces comportements. C'est ainsi dans les sociétés de libertés : il s'agit du droit à disposer de son corps et à l'intimité de la vie privée !

Cette question se pose directement au regard de la proposition de loi. S'il est nécessaire que la contrainte soit exercée sur la personne prostituée, la preuve, dans le système suédois, est tout simplement escamotée, ainsi que dans la proposition. Comment ? Aucune femme ne peut se prostituer si elle n'y est pas contrainte. On peut se pencher sur les propositions diffusées sur Internet, ou sur l'expérience multiséculaire : hélas, qu'il s'agisse de femmes ou d'hommes, cela existe ! Il y a bien d'autres raisons pour lesquelles on se livre à la prostitution, mais la charge de la preuve est ici escamotée, puisque c'est le fait de la prostitution qui, en lui-même, prouve la contrainte ! Elle se prostitue, donc elle est contrainte, puisqu'elle ne se prostituerait pas si elle n'était pas contrainte ! Ce n'est pas possible ! On ne peut jouer avec des questions aussi fondamentales que la preuve et dire que le fait lui-même suffit à établir l'innocence ou la culpabilité !

Ceci dépasse le cadre du débat sur la pénalisation du client : il faut toujours respecter les fondements mêmes de ce que sont nos libertés judiciaires. L'essentiel réside quand même, pour l'accusation, dans la charge de la preuve et dans la présomption d'innocence en faveur de celui qui est poursuivi ! Cela vaut dans le domaine sexuel comme dans les autres domaines. C'est toujours à l'accusation de prouver la culpabilité, et à la défense d'exercer ses droits. Ici, la charge de la preuve implique que ce soit le ministère public qui apporte la preuve de la contrainte. L'exigence de preuves est ici, comme toujours, essentielle ! La charge de la preuve demeure la seule protection contre les accusations.

Il ne faut pas vivre dans un univers irénique ! Le professionnel que j'étais il y a bien longtemps peut vous le garantir : avec de tels textes, le chantage des mafias va pouvoir s'exercer, je peux en répondre. Je l'ai vu au moment où existait encore, en France, un délit d'homosexualité entre adultes et adolescents de quinze à dix-huit ans. On trouvait des réseaux qui travaillaient fort bien là-dessus. L'accusation, pour un homosexuel, d'avoir des rapports avec un jeune homme équivalait à la mort sociale pour celui qui en était l'objet, non seulement au niveau le plus élevé des responsabilités politiques - je me souviens d'un exemple - mais à tous les échelons de la société.

La pratique était la suivante - on la retrouve chez Sartre, dans « Les chemins de la liberté » - : le giton racolait ou se laissait racoler par le riche homosexuel dans sa maturité ; puis, on allait dans une chambre d'hôtel. A ce moment faisait irruption le reste de la bande, et commençait un chantage qui ne s'arrêtait plus, conduisant certains hommes au désespoir. L'idée que l'on sache dans leur milieu, leur entourage, leur famille, parmi leurs enfants, qu'ils avaient des rapports avec des gitons professionnels était une destruction sociale pure et simple ! Dans le cas qui nous occupe, la chose sera facile : rendez-vous pris avec une fille dans le réseau, il suffira d'installer la voiture près de la porte de l'hôtel, de prendre des photos à l'intérieur, et de présenter la note, puisqu'il s'agira d'une infraction, d'une poursuite pénale, et que la sanction figurera au casier judiciaire !

Les effets pervers des lois existent aussi pour ceux qui savent les manier - et cette catégorie de criminels le sait parfaitement - ! Ce n'est pas la retenue morale qui jouera !

Je terminerai en disant qu'il existe un minimum de principes dans le droit pénal français. En droit pénal, on distingue l'auteur de l'infraction et le complice. Qui est complice ? Celui qui provoque ! Celui qui, par promesse, incite à la commission de l'infraction. C'est un principe qui ne remonte pas à hier ! Ici, on arrive à une situation qui défie l'intelligence et la raison juridique : le provocateur ou la provocatrice propose ses charmes. Regards appuyés, l'autre cède à la tentation. Bienheureux - car il ira au paradis en ligne directe - celui qui n'a jamais connu la tentation ! On arrive à ce résultat : celle qui a proposé, qui sait où il faut aller, qui a consommé sa partie du contrat, ne peut faire l'objet de poursuites. Je me réfère à un film récent, « Jeune et jolie » : la chair est faible, on le sait tous ! A celui qui, par principe, domine la tentation, mais qui a cédé à celle-ci, on réserve les poursuites pénales, la condamnation au stage - bien singulier pour ceux qui y seront soumis - ! Il y a également les travaux d'intérêt général, généralement dans un lieu associatif, public. On saura pourquoi la personne est là, car les indiscrétions, dans ce domaine, sont nombreuses ! Lui verra sa peine inscrite au casier judiciaire, même si ce n'est pas pour longtemps. Bizarrement, les sommiers judiciaires ne se vident pas si aisément qu'on le croit !

Je pense au jeune homme qui, un soir de concours réussi, comme jadis quand on allait au service militaire, ou lors d'un match de football triomphant, arrosé d'un peu trop de bière, cédera à la tentation. On verra ce que cela donne au moment où il sera en concurrence pour devenir ingénieur en chef de la SNCF. Cela reste !

Peut-on véritablement considérer que c'est avec cette loi que l'on va éradiquer ce mal - car c'en est un - qu'est la prostitution ? Est-ce une loi que nous devons inscrire dans notre arsenal législatif ? Certainement pas ! Il n'en demeure pas moins que ce qui est en question, c'est la liberté des êtres humains à disposer de leur corps ! L'adulte a le droit de disposer de son corps. Michel Foucault, jadis, évoquait dans ses cours la « police des corps », cette tentation ultime des régimes totalitaires. Il ne suffit pas de discipliner la vie : encore faut-il discipliner les corps et, pour finir, les âmes ! La discipline des corps en est l'expression : on interdit aux adultes, dans leur quête, d'avoir du plaisir avec un autre adulte rémunéré. Pourquoi pas, si l'autre a choisi cette contrepartie ? C'est aussi sa liberté. On l'interdit au motif que, par définition, on contraint les femmes à se prostituer et, dans ces conditions, on estime que c'est l'auteur qui doit payer et être puni ! Ce n'est pas concevable !

Je ne veux pas entrer dans les débats que l'on connaît dans ce domaine. Je dis simplement, au regard de la liberté élémentaire, qu'on a le droit de disposer de son corps dans l'intimité de la vie privée, si menacée aujourd'hui, pourvu que ce soit sans contrainte, sans violence - car elle est insupportable et, à mes yeux, criminelle -. Sous cette réserve, quelles que soient les motivations - ambition, cupidité, argent, désir, ou plaisir - cela regarde chaque être humain adulte.

Ce qui doit être notre première préoccupation, je le répète, ce sont les réseaux mafieux criminels, non la transformation du code pénal en affichage d'idéologies !

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - J'ai noté votre souhait de lutter contre les réseaux de traite des êtres humains. On ne peut que partager cet avis, qui est également pleinement celui du président de la commission spéciale ! Ceci nous ramène aux propos que tenait, la semaine passée, l'adjoint au procureur national anti-mafia italien, qui appelait de ses voeux un parquet européen et une politique européenne de lutte contre la mafia.

M. Robert Badinter. - Je le connais. J'espère que l'on pourra organiser, après les élections européennes, une coopération renforcée, d'ailleurs prévue dans le texte du Traité. On passera ainsi d'Eurojust à un parquet européen. Ceci est nécessaire, dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres tels que la drogue ou la corruption.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Merci pour la clarté de vos propos, Monsieur le ministre, que je ne partage toutefois pas fondamentalement. Je suis de celles et ceux qui pensent que la prostitution n'a pas changé. Ce sont les formes de prostitution qui ont changé mais, fondamentalement, le fait d'acheter un acte sexuel est bien ancré dès le départ dans ce qu'est la prostitution.

Je n'ai hélas pas le temps de creuser ce que vous appelez « consentement » et « contrainte ». Ceci mériterait un débat. Existerait-il un mal profond, qui concernerait les réseaux, ainsi qu'on l'entend souvent dire aux intervenants que nous auditionnons, et une autre forme, plus acceptable, de prostitution ? Pour ma part, je ne le pense pas !

J'ai cru comprendre, mais je ne saurais le croire venant de vous, Monsieur le ministre, que vous disiez qu'il existerait presque une fatalité dans ce phénomène de prostitution, voire une certaine résignation, que je ne souhaite pas, les moyens n'étant jamais suffisants. L'éducation est cependant un volet sur lequel cette proposition de loi entend agir. Comment peut-on faire en sorte que, demain, femmes et hommes n'aient plus recours à la prostitution ? Dans la société que je souhaite, ces bornes ne peuvent faire partie du paysage ! Où trouver de l'espoir ? Quel impact peut avoir le message que l'on veut porter autour de l'égalité entre les hommes et les femmes si la prostitution fait partie de la réalité en France ?

M. Robert Badinter. - Je distinguerai plusieurs problèmes parmi les observations que vous faites.

La question de l'égalité entre les hommes et les femmes ne joue ici pas du tout dans ma pensée, et ce pour une raison simple : je crois que le mouvement actuel va se poursuivre. Il y aura proportionnellement de plus en plus d'hommes par rapport au nombre global de personnes prostituées, précisément pour des questions d'évolution de la société. Pour ma part, l'égalité entre les homosexuels et les hétérosexuels est aussi un impératif catégorique.

Indépendamment de cette considération, le droit de disposer de son corps à des fins prostitutionnelle, comme le dit la CEDH, est lié à un choix individuel, sauf contrainte. Si des hommes et des femmes préfèrent se lever tard, ne pas chercher de travail, ou exercer une profession dans des conditions désolantes pour un salaire de misère, accusez la société, mais ne dites pas que le client devient un malfaiteur !

Vous pouvez choisir de prohiber la prostitution. C'est une erreur de plus. La situation que vous évoquez existe dans un certain nombre de pays. Certains interdisent la prostitution, qui représente le mal. Le problème est que, nulle part, jamais, cela n'a fonctionné !

Dans les États communistes, lorsqu'existaient les régimes totalitaires de jadis, on trouvait des prostituées, alors que la prostitution était interdite et pénalement sanctionnée pour tout le monde - clients, prostituées, proxénètes -. Je suis allé à Moscou, à Varsovie ; j'ai connu ces sociétés, qui servaient d'ailleurs de repoussoirs. Le choix que vous proposez, historiquement, est plus lourd de désastres qu'autre chose. La prohibition en la matière s'est révélée inopérante. J'ai essayé d'évoquer la pulsion sexuelle, qui fait que des hommes risquent leur vie pour la satisfaire. Tel est l'être humain ! On ne peut dire, au XXIe siècle, qu'on les ignore, comme le père Dupanloud à la fin du XIXe siècle !

On choisit, face à cette situation, en fonction de principes. J'y attache une extrême importance. J'ai dit qu'à mes yeux, c'était en effet un mal social. La maladie aussi est un mal social. La prohibition est un choix, mais il est absurde quand il s'agit de ce sujet. Le dealer qui propose son poison, on ne le poursuivrait pas, alors qu'on poursuivrait celui qui l'accepte !

S'il n'existe pas de contrainte, la prostitution est un choix moral de la part de celui ou de celle qui l'exerce. Vous pouvez interdire ce choix moral. Je n'aime pas cette position, car je sais que c'est, dans les faits, impossible à faire observer. En outre, ceci crée tous les maux secondaires que j'ai évoqués. Nous ne faisons pas une législation pour des anges, et les meilleures intentions - Dieu sait si j'en ai vues - aboutissent à paver l'enfer de textes juridiques. Vous êtes là dans les zones noires de l'espèce humaine. C'est ainsi !

Vous dites que c'est la faute des hommes. Ce qui me paraît insupportable, c'est le choix de la cible. Vous souhaitez interdire la prostitution, que vous jugez contraire aux valeurs de notre société. La CEDH estime qu'on a le droit de disposer de son corps, qu'il y va de l'intimité de la vie privée. On en fait ce que l'on veut, y compris pour des mobiles qui sont aussi bien l'amour, le désir, la passion, la cupidité ou l'ambition, indépendamment de l'argent. L'être humain est ainsi. Je préfère la jurisprudence de la CEDH, à laquelle nous sommes soumis : chacun est maître de disposer de son corps, pourvu qu'il soit adulte, dans le respect de l'intimité de la vie privée, et à condition qu'il n'y soit pas contraint. J'y reviens toujours, car ce sont les mafias qui exercent les contraintes. J'ai dit au départ qu'on visait une cible qui n'est pas la bonne, car cela ne permettra en rien de lutter contre la mafia, mais le contraire est évident.

Oui, cette vision du monde n'est guère optimiste. J'ai eu l'occasion, dans ma longue vie, de mesurer que, contrairement à ce que croit Rousseau, l'homme n'est pas bon. Je préfère Montesquieu. De bonnes institutions et l'éducation, comme dirait Condorcet, peuvent légèrement, dans le meilleur des cas, tempérer ce qu'il y a de fondamentalement mauvais dans la nature humaine !

Je m'en tiens à la CEDH. Vous pouvez faire un autre choix. Je le respecte. Je comprends que l'on haïsse la prostitution. C'est également mon cas, mais ce n'est pas le sujet. Il s'agit d'un problème social, d'une question de bonne ou de mauvaise loi ; or, la loi qu'on vous propose, telle qu'elle est, est une mauvaise loi ! Si elle doit être votée, elle le sera, et ira rejoindre, au cimetière, sous la lune des textes inutiles - ou pires - un grand nombre d'autres !

Mme Hélène Masson-Maret. - Monsieur le Ministre, je m'adresse à vous en tant que défenseur des droits de l'homme : vous êtes un symbole, et votre présence est aujourd'hui capitale face à une loi souvent ambiguë, vis-à-vis de laquelle on ne sait pas toujours quelle position prendre. Vous avez été très clair. En tant que défenseur des droits de l'homme, vous avez évoqué Michel Foucault. C'est quelqu'un qui s'est battu contre la police des corps. Il est donc très important de le citer.

Vous avez également évoqué rapidement les sources de cette loi, et le positionnement des féministes américaines, avec la loi sur les genres. Je voudrais bien évidemment citer ici Margaret Mead, Karen Horney, Ruth Benedict, et toutes ces féministes américaines...

M. Robert Badinter. - ... Ou Judith Butler. Ceci concerne Elisabeth Badinter !

Mme Hélène Masson-Maret. - Cette loi n'est-elle pas en train de dévier une pensée féminisme ? Ceci m'inquiète énormément.

Je souhaiterais à présent vous poser quatre questions en tant que juriste. Vous n'aurez pas le temps de me répondre, mais peut-être aurez-vous l'amabilité de le faire par écrit ou d'une autre façon.

Tout d'abord, comment expliquez-vous que cette loi ait été votée par l'Assemblée nationale, au-delà des clivages politiques, sans réflexion véritablement profonde, et de façon finalement presque confidentielle ?

En deuxième lieu, vous n'avez pas abordé le caractère migratoire de la loi, qui est très important. On va en effet accorder des avantages à des populations venant du monde entier, avec cartes de séjour, etc.

Que pensez-vous de l'amendement concernant la vulnérabilité des prostituées ? Il s'agit là d'une chose extrêmement importante.

Enfin, j'ai bien compris que vous étiez contre cette loi au nom des droits de l'homme, et je vous suis absolument pour ce qui est de l'argument de la CEDH, mais une question reste cependant en suspens : dans les pays indonésiens et autres, la pénalisation du client par rapport aux mineurs, dans le cadre du tourisme sexuel, a eu un certain impact. Cela ne laisse-t-il pas entendre que la pénalisation peut avoir quelque effet ?

Il serait intéressant que nous puissions avoir une réponse à ces questions.

M. Robert Badinter. - Je suis à votre disposition. C'est la moindre des choses, à tous égards.

S'agissant des conditions du vote de la loi, la pratique parlementaire montre que tous les bancs ne sont pas nécessairement remplis au moment du vote d'une loi. Je crois qu'en l'espèce, ils ne l'étaient pas spécialement. J'ajoute que ceci a été débattu en un temps limité. Ce n'est pas la seule loi acquise dans ces conditions - on en connaît de plus importantes.

Je souhaite que, dans cette maison, où les travaux sont particulièrement sérieux, vous examiniez tous les aspects de la loi. J'insiste notamment sur le fait d'écouter celles et ceux qu'elle concerne. Peut-être l'avez-vous déjà fait : c'est à la fois déchirant et éloquent. Il ne faut jamais perdre de vue que c'est à eux que s'adresse d'abord cette loi, y compris en matière sanitaire, qui n'est pas le plus mince des problèmes que j'ai évoqués.

En ce qui concerne la question de la personne vulnérable, nous sommes d'accord : je trouve tout à fait légitime qu'on les assimile aux mineurs.

Pour ce qui est du caractère migratoire, j'ai rappelé au début que la prostitution d'aujourd'hui est déambulatoire, ce qui entraîne une présence importante sur le sol français d'étrangères ou d'étrangers se livrant à la prostitution. Par rapport au pourcentage de nationaux, cela a beaucoup changé depuis vingt ou trente ans, surtout durant les dix dernières années.

Il faut que vous fassiez venir le directeur des libertés publiques, ou le ministre de l'intérieur, à propos de la question de la réinsertion des personnes prostituées qui veulent quitter la prostitution, sujet qui m'a énormément préoccupé. Des régularisations sont en effet prévues.

Dans le moment où nous sommes, avec ce qui se passe en Ukraine, la mafia fait venir des prostituées pour trois mois en leur promettant une carte de résidence et une carte de travail. C'est une ignominie de plus, car ils utiliseront les dispositions d'une loi qui est foncièrement généreuse à leurs fins. Ce sera un appel d'air. Dans ces pays, partir, avoir le droit de séjour et une carte de travail est un rêve ! On voit ce qui se passe au Sud, à Lampedusa. Voyez comment les gens peuvent risquer leur vie ! C'est une question très importante, car le résultat, pour celles qui auront été attirées de la sorte, sera navrant !

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Nous devons à présent achever notre réunion. Je vous propose de répondre par écrit à la dernière question.

M. Robert Badinter. - Je vais vous répondre immédiatement en aparté !

La réunion est levée à 16 h 35.