Mercredi 28 mai 2014

- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président. -

Auditions de Mmes Maryse Tourne, présidente, et Anne-Marie Pichon, directrice (Association Ippo), de Mmes Alice Lafille, chargée de développement et des questions de violence et du droit des étrangers, et Krystel Odobet, animatrice de prévention auprès des personnes qui se prostituent via internet (Association Griselidis), et de M. Antoine Baudry, animateur prévention et Mmes Joy Oghenero, étudiante, et Karen Drot (Association Cabiria)

La séance est ouverte à 14 h 30.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Mme Michelle Meunier ayant démissionné de sa fonction de vice-présidente à la suite de sa désignation comme rapporteure en remplacement de Mme Laurence Rossignol, nous devons pourvoir le poste qu'elle laisse vacant. J'ai reçu la candidature de Mme Maryvonne Blondin.

Il en est ainsi décidé.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Notre commission a auditionné une cinquantaine de personnes depuis février dernier. Nous entendrons les ministres concernés par le texte dans le courant du mois de juin et devrions examiner la proposition de loi en commission le mardi 8 juillet.

Nous avons souhaité clore nos travaux avant le renouvellement sénatorial de septembre, mais il appartiendra à la Conférence des présidents d'inscrire le texte à l'ordre du jour de notre assemblée.

Mme Maryse Tourne, présidente de l'association Ippo. - Merci de nous accueillir. L'audition de notre association par le Sénat revêt à nos yeux une immense importance, c'est une reconnaissance de notre travail de terrain. Merci à vous, monsieur Godefroy, pour votre écoute et la réflexion que vous menez sur ce sujet sensible, qui suscite les passions et conduit trop de gens à parler à la place des personnes prostituées. Nous partageons la plupart des propositions que vous avez formulées dans votre rapport d'information « Situation sociale et sanitaire des personnes prostituées : inverser le regard ».

L'association Ippo est restée en dehors du débat, loin de la ferveur médiatique, près des réalités de terrain. Nous sommes attachés à faire entendre la parole des personnes prostituées. Nous avons récemment organisé une rencontre entre une vingtaine d'entre elles, hommes, femmes, travestis, de différentes nationalités - française, camerounaise, nigériane - et Vincent Feltesse, qui était alors député.

En 2012, Ippo a écrit aux députés et sénateurs de la Gironde pour faire connaître ses inquiétudes au sujet de cette proposition de loi. Tout le monde condamne l'exploitation sexuelle d'autrui et encourage la lutte contre les réseaux d'exploitants. Cette loi aura toutefois à l'évidence des effets pervers et ne facilitera pas la lutte contre les réseaux. Les personnes prostituées devront se cacher et travailler dans des conditions de sécurité dégradées ; les réseaux, eux, sauront s'adapter. Dans la rue, les personnes prostituées sont déjà confrontées à la violence, à la répression policière, à la manipulation - d'aucuns leur disent que la prostitution est interdite. Comment informer ces personnes sur leurs droits alors que le traitement qu'elles subissent est à la limite de la légalité ? Comment croire que la répression sera propice à un travail associatif serein ? Eloignées des associations, coupées de tout lien social, les personnes exploitées seront d'autant plus sous l'emprise des proxénètes, libres de les déplacer ou de les isoler davantage. La seule issue consiste à travailler en partenariat avec tous les acteurs concernés.

Ippo est implantée à Bordeaux, mais son rayonnement s'étend à la communauté urbaine et à la région Aquitaine. Seule association régionale à accompagner les personnes prostituées et les victimes de la traite d'êtres humains, elle a été créée en 2001 à partir du constat, dressé par Médecins du monde, de l'absence de toute prévention des risques infectieux et de tout travail de rue. En 2003, nous avons créé un service d'accueil de jour. L'association fonctionne grâce à une équipe de professionnels salariés, pluridisciplinaire, qui se donne pour missions l'écoute et le lien. Nos principes fondateurs sont l'anonymat, la confidentialité, la santé, les démarches participatives.

Nos objectifs sont la prévention des risques infectieux (j'ai moi-même travaillé en milieu hospitalier dans la prévention du risque VIH), l'accès au droit, la création et le maintien du lien social, l'accompagnement des personnes victimes de la traite des êtres humains, la formation des professionnels et la lutte contre les discriminations. Nous nous donnons enfin un rôle d'observatoire du phénomène prostitutionnel dans l'agglomération bordelaise, grâce à une collecte pointue de données. Nous sommes la seule association à avoir signé une convention-cadre avec la préfecture, la mairie, le parquet, la police, destinée à améliorer la lutte contre la traite des êtres humains, à accueillir les victimes, mineurs inclus, et à les encourager à saisir la justice.

Notre activité comprend deux volets. L'accueil de jour d'une part, qui couvre tous les champs : social, médical, psychologique. Les personnes prostituées peuvent, sans rendez-vous, rencontrer un professionnel de notre équipe. Quinze personnes se présentent en moyenne chaque jour, trente les jours d'affluence. Nous disposons d'autre part d'une antenne mobile, qui va à la rencontre des personnes prostituées, la nuit, en véhicule ou à pied. Nous menons un travail de prévention des risques infectieux, d'orientation médicale et sociale - et de médiation avec les riverains et les associations de quartier, qui se plaignent de nuisances.

L'association est gérée par une directrice, compte trois travailleurs sociaux à temps plein, un à mi-temps, un juriste, un psychologue, un médecin généraliste une demi-journée par semaine, un second généraliste retraité et bénévole, un secrétaire administratif à plein temps, une socio-esthéticienne et un agent d'entretien. Soit en tout onze salariés. Bref, l'association fait un travail formidable avec peu de moyens.

Mme Anne-Marie Pichon, directrice de l'association Ippo. - Le point le plus médiatisé de la proposition de loi se trouve au chapitre IV. J'ai lu de nombreuses études sur les effets de la disposition qu'il contient, expérimentée en Suède depuis 1999 : aucune ne lève les interrogations qu'elle suscite. La Belgique et le Danemark ont refusé de s'engager dans cette voie. Faudra-t-il dix ans pour arriver, en France, à la même conclusion ? Interdire l'achat d'une prestation sexuelle méconnaît la liberté des adultes à disposer de leur corps - sous réserve qu'ils y consentent sans contrainte ni violence. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme s'y oppose. Nous venons en outre d'adopter un plan d'action national de lutte contre la traite des êtres humains, dont l'évaluation a été confiée à la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH).

Cette proposition de loi entend lutter contre la traite des êtres humains et le proxénétisme, mais aussi améliorer l'accompagnement des personnes qui en sont victimes. L'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) préconise de faire des recherches sérieuses avant toute nouvelle loi afin qu'à la diversité du phénomène prostitutionnel ne soit pas opposée une solution unique, et que les personnes prostituées ne soient pas contraintes à davantage de clandestinité. Le travail de terrain que nous menons depuis dix ans, en lien avec la recherche universitaire, rend notre audition par la représentation nationale légitime. Nous ne parlons pas au nom ni à la place des personnes prostituées. Comme le dit Guillaume Le Blanc, philosophe avec qui nous travaillons, nous essayons de faire en sorte que des vies fragilisées le soient un peu moins.

Plutôt que de trancher le débat entre abolitionnisme, réglementarisme et prohibitionnisme, nous souhaitons mettre en lumière les enjeux multifactoriels dans lesquels se trouvent enfermées les personnes prostituées. La prostitution soulève de nombreuses questions sur la traite des êtres humains et les réseaux d'exploitation, sur l'immigration, choisie ou forcée, sur les rapports de domination sexuelle ou sociale, sur la reconnaissance des usages du corps, sur la sexualité dans la société mais aussi sur le respect de la dignité humaine, la liberté de choix et la capacité à s'extraire des contraintes sociales, culturelles, juridiques et économiques, sur l'accès au droit et à la santé et, enfin, sur les besoins fondamentaux et l'identité.

La prostitution revêt de multiples formes : subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille sans dépendre de quiconque, être sous l'emprise d'un proxénète ou être victime de la criminalité organisée sont des situations bien différentes. Les personnes soumises à la traite sont réduites au silence et ne peuvent être entendues sur une proposition de loi qui pourtant les concerne. Ce sont essentiellement des femmes d'Afrique subsaharienne anglophone et des pays d'Europe de l'Est. Sur notre file active de 582 personnes en 2013, 94,5 % sont des femmes, 5 % des travestis ou transsexuels, et 0,5 % des hommes ; 90 % sont d'origine étrangère. Les femmes d'Afrique subsaharienne anglophone représentent 43,5 % des victimes de traite des êtres humains. Toutes ont été ou sont dans un réseau d'exploitation sexuelle ; 28 % sont originaires d'Europe de l'Est, essentiellement de Bulgarie. Nous présumons que la majorité d'entre elles sont exploitées sexuellement, soit entre 50 % et 70 % de notre file active - loin des 90 % souvent évoqués.

La proposition de loi comporte néanmoins des propositions intéressantes, mais qui doivent être retravaillées en profondeur comme le chapitre II relatif à la protection des victimes de la prostitution et à la création d'un parcours de sortie. L'article 2 crée notamment une instance chargée d'organiser et de coordonner l'action en faveur des victimes. Nous proposons de généraliser les partenariats souples entre acteurs associatifs et institutionnels comme celui que nous avons mis en place à Bordeaux.

L'article 3 instaure un « parcours de sortie de la prostitution » pour les victimes qui en font la demande auprès d'une association compétente agréée. Nous préférerions parler de « parcours d'insertion sociale et professionnelle ». Nous proposons un tel accompagnement aux personnes prostituées depuis 2003. Il s'agit d'un processus de très long terme, qui ne peut se faire sans création préalable d'un lien, destiné à contrebalancer l'influence du réseau d'exploitation. C'est un travail quotidien, qui doit respecter le temps des personnes. Nous souhaitons organiser une rencontre à Bordeaux en 2014, avec d'autres associations, comme Griselidis et Cabiria, sur la thématique de l'insertion, car nous avons beaucoup à échanger et à inventer dans ce domaine.

Je m'interroge sur les conditions d'agrément des associations qui sont prévues à cet article. En aucun cas une association ne saurait revendiquer une sortie de la prostitution à la place d'une personne. Chacun est sujet de son histoire et de sa vie.

L'article 4 crée un fonds pour la prévention de la prostitution, alimenté notamment par les recettes provenant de la confiscation des biens et produits de l'exploitation. Nous souhaitons que cet article prévoie l'indemnisation des victimes de proxénétisme ou de traite, via la Commission d'indemnisation des victimes d'infraction (Civi), afin de rendre aux personnes prostituées le produit de leur exploitation.

L'article 6 prévoit la délivrance d'une autorisation de séjour de six mois pour les personnes qui s'engagent dans le parcours de sortie. Or la prostitution n'est pas une activité illégale. Cette disposition ne tient pas compte de la réalité : il est impossible d'obtenir un contrat de travail avec un titre de séjour si court. Un titre de séjour d'un an renouvelable avec autorisation de travail serait plus opportun.

Les demandeuses d'asile n'ont pas le droit de travailler tant que dure la procédure ; elles ne peuvent alors rembourser leur dette aux réseaux d'exploitation. Le plan d'action national de lutte contre la traite rend possible l'admission au séjour des personnes qui ne peuvent dénoncer leur proxénète ou collaborer avec les autorités judiciaires. Nous nous en réjouissons. Nous travaillons depuis 2003 dans ce cadre : les régularisations ne se font qu'au cas par cas. Nous accompagnons celles qui acceptent de témoigner anonymement. Mais l'instruction est longue et ne donne pas droit à un titre de séjour, ce qui expose les personnes à l'emprise du réseau. Une admission au séjour rendrait notre accompagnement plus efficace.

A la lecture de la proposition de loi, nos interrogations portent sur le sort réservé aux conclusions du rapport de l'IGAS de 2012, aux 33 propositions du rapport d'information sénatorial de 2013 et aux propositions du plan d'action national de lutte contre la traite des êtres humains pour 2014-2016. Un travail de réflexion approfondi doit être entrepris, qui redonne la parole aux associations travaillant au quotidien avec toutes les personnes en situation de prostitution, sous toutes ses formes, mais aussi aux universitaires.

Mme Krystel Odobet, animatrice de prévention auprès des personnes qui se prostituent via internet de l'association Griselidis. - Griselidis est une association toulousaine de santé communautaire : les personnes ayant exercé ou exerçant la prostitution composent la moitié de ses équipes et de son conseil d'administration. Notre équipe, pluridisciplinaire, comprend des médiatrices culturelles issues des communautés que nous rencontrons sur le terrain, ainsi qu'une infirmière, des travailleurs sociaux, des sociologues. Nous avons quatre missions : lutte contre le VIH et accès aux soins ; accès au logement, à la formation et à l'emploi ; accès au séjour et à la citoyenneté ; lutte contre les violences.

Griselidis est née d'une alliance entre féministes et travailleuses du sexe il y a quatorze ans. L'analyse féministe est présente dans chacune des actions que nous menons. Deux sociologues mènent au sein de notre association des « recherches-actions ». Notre file active se compose d'environ 600 personnes. Ce sont essentiellement des femmes - mais nous suivons également des hommes et des transgenres - et des migrantes en provenance d'Afrique subsaharienne et d'Europe de l'Est. Nous menons aussi des actions sur Internet auprès des sites d'« escort » et nous nous entretenons par ce biais avec 400 interlocuteurs. Nous parlons de travailleurs ou travailleuses du sexe et de prostituées, car c'est ainsi que les intéressés se définissent.

Les débats relatifs à cette proposition de loi ont modifié la physionomie de la prostitution à Toulouse. Beaucoup de clients pensent que la loi est déjà entrée en vigueur, ce qui nous autorise à prédire les conséquences qu'aura son application. La clientèle se raréfiant, les revenus des prostituées diminuent déjà. La précarité s'accroît, face aux dettes d'hôtel à rembourser ou aux loyers impayés, que le revenu de solidarité active (RSA) ou l'allocation temporaire d'attente ne suffisent pas à acquitter. La conséquence est sanitaire : les personnes prostituées sont incitées à accepter des rapports non protégés, plus lucratifs.

La prostitution s'éloigne également du centre-ville, phénomène que l'on observait déjà après la création du délit de racolage passif. Les personnes prostituées, cherchant à échapper aux contrôles de police, se déplacent vers les zones périphériques, industrielles. Pas de passants, pas de témoins, les agresseurs potentiels le savent bien. Nous avons recensé 82 agressions physiques en 2012, 116 en 2013, dont 54 avec arme et 28 viols. Toutes les victimes ne portant pas plainte, le chiffre réel est sans doute nettement plus élevé. Nous expliquons cette augmentation par l'éloignement des centres villes et la tendance à la criminalisation de la prostitution, qui n'encourage pas à appeler la police.

La prostitution ne disparaît pas, elle évolue. Si la loi était votée en l'état, la violence augmenterait et la prostitution se déplacerait sur Internet. Nous observons déjà une augmentation des annonces sur les sites d'escort ou dans les rubriques d'annonces érotiques. Or toutes les prostituées n'ont pas la même maîtrise de l'outil informatique ni de la langue française. Certaines seront tentées de passer par des intermédiaires pour rédiger leur annonce, ou par des sites payants ou des vendeurs de listes, ce qui pourrait les soumettre davantage à la violence et la précarité.

Mme Alice Lafille, chargée de développement et des questions de violence et du droit des étrangers de l'association Griselidis. - Le texte amalgame victimes de la prostitution et victimes de la traite. Placer sur le même plan prostitution forcée et prostitution consentie masque la violence subie par les premiers et ignore la liberté des seconds. La loi assimile toute forme de prostitution à une violence sexuelle. Or la prostitution n'équivaut pas au viol. Présenter l'acte sexuel tarifé comme une violence en soi dissimule toutes les autres formes de violence et de discrimination subies par les travailleurs et travailleuses du sexe : de la part des riverains, de la police, des institutions et de la loi.

Victimes de violence, les personnes craignent de porter plainte. Et lorsqu'elles le font, elles se heurtent à de nombreux blocages : refus de plainte au motif qu'il s'agirait des risques du métier, qu'elles n'ont qu'à « rentrer chez elles » ou arrêter de se prostituer ; qu'elles ont concouru à leur agression. Lorsqu'il y a plainte, la justice requalifie les charges à la baisse : les viols en agression sexuelle, voire en vol, comme cela a déjà été le cas à Toulouse.

La pénalisation des clients signifie non pas un policier derrière chaque client, mais un policier derrière chaque prostituée. La criminalisation entraîne aussi l'augmentation des violences, des contaminations et de la précarisation pour les travailleurs et travailleuses du sexe. L'argument de l'inversion de la charge pénale est faux : la loi cherchera toujours à empêcher les prostituées d'exercer leur activité ; elles devront se cacher toujours plus, notamment des forces de police. En quoi cela favorise-t-il la protection des victimes et la dénonciation des réseaux ?

La proposition de loi aura des effets semblables à ceux de la loi pour la sécurité intérieure de 2003 : encore plus de contaminations, de violence, de précarisation. La municipalité de Toulouse a déjà annoncé vouloir prendre des arrêtés anti-prostitution. Plus la prostitution sera confinée dans l'illégalité, plus les prostituées seront incitées à avoir recours à des intermédiaires et seront vulnérables. Avec le client, qui voudra aller vite, le temps de négociation du prix et des modalités sera réduit. La clandestinité éloignera les prostituées des associations. A l'isolement, s'ajoutera la peur du jugement. Les prostituées auront plus de mal à accéder aux soins et au dépistage.

L'éradication de la prostitution est plus complexe que la proposition de loi ne veut le faire croire. En période de crise économique, alors que les minima sociaux sont remis en question et que rien n'est fait pour améliorer la situation des plus précaires, cette proposition de loi ne va pas dans le bon sens. Elle mettra en danger la vie de tous les travailleurs du sexe, victimes ou non de proxénétisme, et ne les aidera en aucun cas.

Nos propositions sont les suivantes : abroger immédiatement et sans condition le délit de racolage public ; abroger les arrêtés municipaux anti-prostitution ; supprimer le proxénétisme d'aide et de soutien afin que les travailleuses du sexe s'entraident ; supprimer le proxénétisme hôtelier pour que ces personnes exercent librement leur activité ; régulariser les personnes migrantes qui se prostituent et leur donner le droit au travail ; ouvrir l'accès au changement d'état civil sans condition pour les transsexuels ; lutter réellement contre les violences, les abus et l'exploitation, en appliquant strictement le droit pour les travailleurs du sexe et en donnant des droits et des moyens pour les victimes, du travail et des titres de séjour, une vraie mise à l'abri et un véritable accès à la formation. Nous vous demandons en conséquence de ne pas voter cette loi en l'état.

M. Antoine Baudry, animateur prévention de l'association Cabiria. - Merci de nous avoir invités à cette table ronde. Cabiria est une association de santé communautaire implantée en Rhône-Alpes depuis vingt ans. Nous assurons les mêmes missions que Griselidis et cherchons à redonner aux prostituées une parole publique. Nous avons rencontré 1 400 personnes en 2013 au cours de notre activité de rue et 450 dans le cadre de notre action dirigée depuis 2011 vers les hommes et transsexuels travaillant dans la rue et sur Internet.

Les associations non abolitionnistes se voient souvent reprocher de n'être pas représentatives des travailleurs et travailleuses du sexe. Or notre équipe salariée et notre conseil d'administration sont pour partie composés de ces personnes.

Le nombre de personnes que nous rencontrons nous permet d'appréhender le phénomène prostitutionnel dans toute sa diversité - géographie, modes d'exercice, histoires personnelles... La pétition que nous avons lancée il y a quelques semaines pour l'abrogation du délit de racolage et contre la pénalisation des clients a recueilli près de 200 signatures de travailleurs et travailleuses du sexe.

Nous partageons le constat dressé par Griselidis sur les conséquences prévisibles de ce texte. Nous proposons aux personnes prostituées exposées à une rupture de préservatif de les accompagner dans les services d'urgence afin de recevoir un traitement enrayant la contamination par le VIH. Or ces deux dernières années, nous avons essuyé un nombre croissant de refus : cela demande trop de temps, c'est une perte de clients et d'argent. Ces refus, s'ils ne conduisent pas automatiquement à une contamination, accroissent les risques.

Les arrêtés municipaux interdisant, à Lyon, le stationnement des camionnettes de prostituées, les forcent à s'installer loin du centre-ville, dans les campagnes. Les maires des petites villes prennent à leur tour des arrêtés et les personnes prostituées s'éloignent encore, s'isolent de plus en plus. La pénalisation des clients aura le même effet, sans empêcher les maires de prendre des mesures à l'encontre des personnes prostituées : je le dis à mon tour, l'inversion de la charge pénale est un leurre. Ces arrêtés ont aussi pour conséquence l'accumulation d'amendes impayées - parfois jusqu'à 20 000 euros. Une des premières mesures à prendre en faveur des femmes prostituées serait d'abolir ces arrêtés, d'annuler ces dettes, voire de leur restituer ce qu'elles ont déjà payé.

Il est faux de dire que 90 % des personnes prostituées sont victimes de traite. La plupart d'entre elles ont migré de leur propre initiative pour des raisons économiques et le travail du sexe est souvent le seul moyen, ou le plus rapide, de rembourser leurs passeurs. Les rapports nord-sud et nord-est sont à revoir. La France a un rôle à jouer pour faire cesser les politiques postcoloniales.

L'abrogation du délit de racolage sur la voie publique a fait l'objet d'une proposition de loi il y a quatorze mois, votée par le Sénat mais bloquée à l'Assemblée nationale par certains partisans de la pénalisation des clients, au motif qu'une loi globale serait mieux adaptée. Or les associations réclament unanimement l'abrogation immédiate et sans condition de ce délit.

Acteurs de la lutte contre le VIH depuis plus de vingt ans, nous avons participé à la préparation du plan national de lutte contre le VIH 2010-2014 et souhaitons vous alerter sur les conséquences de la pénalisation des clients sur le risque de contamination des personnes prostituées. Le VIH et les maladies sexuellement transmissibles (MST) ne se contractent pas par l'échange d'argent mais par les rapports sexuels non protégés. C'est donc contre les conditions qui les favorisent qu'il faut lutter, comme l'ont constaté le conseil national du Sida, l'IGAS, l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le Programme des nations unies pour le développement (PNUD) ou l'Onusida. Ces organismes relèvent que certaines politiques publiques françaises sont contradictoires. La lutte contre l'immigration, les arrêtés municipaux que j'ai évoqués, la lutte contre le racolage et la pénalisation des clients compliquent la prévention du VIH. Ainsi, une des actions du plan national de lutte contre le VIH est la prévention des MST et du VIH auprès des clients. Comment la mettre en oeuvre si ceux-ci se cachent ? Un choix politique et éthique s'impose donc.

Mme Joy Oghenero, étudiante. - Originaire du Niger, en France depuis 7 ans, je suis une formation pour obtenir un BTS d'assistante de gestion. Un titre de séjour provisoire de six mois pour les personnes prostituées qui arrêtent d'exercer est insuffisant : comment peuvent-elles accéder à une formation ou à un emploi ? Pour une anglophone, il faut le temps d'apprendre la langue, tout en subvenant aux besoins de la famille. Pour cela, une allocation temporaire d'attente de 340 euros est dérisoire et la prostitution demeure le seul choix. C'est toute la question du travail précaire qui est posée. La France devrait mieux reconnaître les diplômes étrangers. En 2009, la préfecture du Rhône a, au sein de Pôle Emploi, mis à disposition des personnes prostituées ou migrantes en recherche d'emploi un interlocuteur spécialisé.

M. Antoine Baudry. - La CNCDH a rappelé en 2010 qu'il est discriminant de conditionner l'octroi d'un titre de séjour à l'arrêt de la prostitution.

L'article 4 traite des confiscations de biens aux proxénètes. Mais l'indemnisation des travailleuses du sexe n'est pas suffisante. À nos yeux, si les biens ont été confisqués, ils doivent être restitués aux victimes car ce sont elles qui ont gagné l'argent et, si la confiscation du gain définit le proxénétisme, l'État ne devrait pas s'en rendre coupable...

La proposition de loi autorise les associations reconnues d'utilité publique à se porter parties civiles sans l'accord des victimes. Nous y sommes opposés : les victimes doivent avoir le choix. Enfin, le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes présidé par Mme Danielle Bousquet a estimé que, pour être habilitées à assurer le suivi des personnes prostituées qui souhaitent se réorienter ou poursuivre leur exploiteur en justice, les associations devaient adopter les positions abolitionnistes. Cela nous inquiète beaucoup : nous ne souhaitons pas porter de jugement sur le système prostitutionnel et souhaitons être agréés afin que les personnes concernées puissent continuer à avoir recours à nous. Nous vous appelons donc à ne pas voter ce texte.

Mme Karen Drot. - Membre du conseil d'administration de Cabiria, je suis également trésorière d'une association suisse, l'ADTS. Je travaille dans la prostitution depuis 15 ans. J'avais écrit en 2010 à tous les parlementaires au sujet des articles de loi relatifs au proxénétisme, et n'ai reçu que deux réponses, de deux femmes, que je remercie. Pour nous, le proxénète est celui qui nous impose une façon de travailler qui n'est pas la nôtre, ou qui nous rackette sur chaque « passe » ; ce n'est certainement pas le bailleur, ni le propriétaire du site internet, ni encore la collègue qui nous rend service. La législation actuelle nous maintient contre notre gré dans un statut de victime. Jamais nous ne vous avons demandé de nous sortir du trottoir ! Ce que nous réclamons, c'est la fin de la répression, et des lois qui nous protègent non de l'acte sexuel, qui n'est pas une violence, mais des dérives qui l'entourent, comme le manque de soutien face à un agresseur ou le fait qu'une aide extérieure soit pénalement répréhensible !

La pénalisation des clients aura pour effet de renforcer les intermédiaires, qui prendront une partie de notre argent. La liberté a été ma première motivation, et je fais respecter mes règles, en refusant certains clients. Je veux rester maître de mon corps, et refuserai toujours de travailler en donnant la moitié de mes revenus à quelqu'un dont je n'ai pas besoin et qui m'imposerait des clients.

J'ai travaillé en Suisse : les maisons closes ne sont pas la solution. La prostitution a beau être légale en Suisse, l'exploitation humaine y est très développée : il faut payer jusqu'à 3 800 euros par mois pour louer un studio à Genève ; entre 40 % et 60 % de la « passe » est reversé au propriétaire d'un salon. La concurrence impose des prestations sans préservatif. Nous ne voulons pas d'un tel système.

L'exploitation ne réside pas dans l'échange d'argent contre un acte sexuel. Elle est très répandue dans la société, car elle ne dépend pas de l'activité, mais du fait de profiter du travail d'autrui. La pénalisation du client ne nous protègera pas, elle aggravera notre situation. Nous demandons simplement une reconnaissance de nos droits, afin d'être protégées par le droit commun.

Le rôle des travailleuses du sexe est multiple : nous sommes aussi psychologues, conseillères conjugales, sexologues, actrices de prévention. Ce n'est pas parce que nous avons une approche différente de notre corps que nous ne sommes pas capables de décider de nos vies. Comme tout le monde, nous faisons nos courses, amenons nos enfants à l'école, faisons du sport... Ne votez pas ce texte, il empirera la situation et notre parole ne sera pas mieux prise en considération.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Merci pour vos témoignages. Les travaux universitaires manquent, en effet, sur cette question, comme en général sur les droits des femmes. Vous avez évoqué l'avis rendu par Mme Bousquet. Les associations doivent être représentatives, mais la France est abolitionniste, je vous le rappelle, depuis les années soixante. Le travail de vos associations doit être respecté. Pour moi, la prostitution n'est pas une fatalité. Il y a toujours à son origine une violence faite aux femmes. Ce n'est pas de la sexualité mais une vente et un achat d'actes sexuels. Pour autant, j'ai entendu vos arguments, comme ceux des autres personnes que nous avons auditionnées. J'essaierai de tenir compte de vos approches, qui sont différentes de la mienne.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Vos associations sont-elles reconnues d'utilité publique ? Il me semble que non... Seules les associations reconnues d'utilité publique pourront se passer de l'accord de la victime pour se constituer parties civiles, je crois.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Vous pourriez le devenir en faisant de la formation.

Mme Maryse Tourne. - Nous avons déjà un numéro d'agrément à ce titre.

M. Antoine Baudry. - Le problème n'est pas que nous soyons ou non d'utilité publique. Nous demandons que le choix des personnes soit respecté.

Mme Anne-Marie Pichon. - Au départ, l'abolitionnisme français visait l'abolition du réglementarisme et des maisons closes. Aujourd'hui, il a changé de sens.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Avez-vous constaté des modifications dans la manière qu'ont les clients de prendre contact avec les personnes prostituées depuis qu'ils croient la loi en vigueur ?

Mme Anne-Marie Pichon. - Absolument. Dans la rue, je vois bien que les prostituées, regroupées autour de nous par crainte de la police, sont abordées plus furtivement. Le client fait un signe depuis sa voiture, elles n'ont plus guère le temps de négocier quoi que ce soit avant de monter dans la voiture et partir avec lui.

Mme Krystel Odobet. - Les clients sont moins nombreux, tournent beaucoup mais s'arrêtent moins, par peur de la police. Il est donc plus difficile pour les personnes prostituées de négocier sur les pratiques ou sur l'usage du préservatif.

Mme Anne-Marie Pichon. - Nous avons aussi constaté, en tous cas à Bordeaux et à Paris, une augmentation de la violence dans la rue entre personnes prostituées. C'est inquiétant.

Mme Krystel Odobet. - Pour nous, la violence est moins dans la prostitution que dans le risque qu'encourent les migrantes de mourir en mer à cause des politiques migratoires mises en place par l'Europe. Une fois en France, ces sans-papiers n'ont aucun droit. Récemment, un agresseur en série s'en est pris exclusivement à elles : est-ce un hasard ? C'est contre ces violences, systémiques, qu'il faudrait agir.

Mme Alice Lafille. - La violence n'est pas une fatalité à nos yeux. Le marché du travail est bouché, les femmes étrangères y ont difficilement accès. Pour arrêter la prostitution, elles cherchent un conjoint : cela débouche sur la violence conjugale, ce qui les renvoie à la prostitution.

Mme Marie-Françoise Gaouyer. - La reconnaissance des diplômes européens, en chantier depuis quinze ans, n'est pas encore acquise. Pour les pays non européens, c'est encore plus complexe ! Quant aux fonds récupérés chez les proxénètes, qui sont aussi des trafiquants de drogue, comment déterminer la part issue de la prostitution ?

Mme Anne-Marie Pichon. - Une avocate de Nantes, Mme Anne Bouillon, se bat et obtient de la Civi des dédommagements pour les victimes, en compensation de l'exploitation qu'elles ont subie.

Mme Marie-Françoise Gaouyer. - Je le sais, mais la piste d'un « remboursement » n'est guère exploitable en l'état, veillons par conséquent à ne pas susciter d'illusions.

Mme Alice Lafille. - La Civi revoit souvent à la baisse les dommages et intérêts, au motif que la victime a « concouru » à son agression en étant dans la rue : c'est grave !

Mme Marie-Françoise Gaouyer. - Voilà bien pourquoi nous parlons de violence et ne pouvons considérer les travailleuses du sexe comme des travailleuses ordinaires : les agressions sont beaucoup plus fréquentes. Nous devons trouver un vocabulaire commun pour avancer ensemble.

Mme Karen Drot. - La travailleuse du sexe sait très bien à quoi elle s'expose. L'acte sexuel que nous proposons n'est pas gratuit, c'est normal, nous sommes prestataires de services, ni plus ni moins qu'un masseur, par exemple. Il n'y a pas de violence, sauf lorsque nous sommes face à un homme qui ne respecte pas les règles que nous fixons. Mais un agresseur de prostituées est un agresseur de femmes en général ! Il faut nous reconnaître le droit de dire « non », mais aussi le droit à une vie normale, avoir par exemple un compagnon sans que la loi sur le proxénétisme ne nous l'interdise, afin que nous puissions nous intégrer dans la société. Après tout, les actrices de films pornographiques accèdent à la renommée, en faisant la même chose que nous - sauf qu'elles ont un patron, pas nous. La violence est partout, y compris au domicile des femmes mariées !

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - C'est pourquoi les lois les protègent.

Mme Karen Drot. - Les femmes, mais pas les prostituées. J'ai eu une famille, et sais ce que c'est. Je souhaite désormais être indépendante. Plus question de mettre ma liberté dans les griffes d'un mari !

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - La pénalisation du client ne vous donnera-t-elle pas une arme contre le client ?

Mme Karen Drot. - Si je voulais sortir du trottoir, oui. Mais nous voulons continuer à faire ce métier, qui nous convient ! Nous sommes têtues...

Mme Anne-Marie Pichon. - Nous voyons déjà les réseaux de trafic d'êtres humains se réorganiser sur internet en prévision de la pénalisation des clients. Les personnes exploitées sont inquiètes et se demandent ce qui va leur arriver. Les réseaux s'adaptent toujours plus vite que nous !

Mme Karen Drot. - Plus isolée, la prostituée sera plus vulnérable. Il faut respecter les personnes prostituées pour qu'elles soient respectées. Nous avons toute notre place dans la société, nous ne faisons rien de mal !

Mme Alice Lafille. - Les femmes sans papiers qui ont été victimes de l'agresseur en série mentionné avaient l'habitude des contrôles d'identité, des refus d'enregistrer une plainte au commissariat... La pénalisation des clients aura le même résultat. Comment croire qu'elles s'adresseront plus facilement à la police ?

M. Antoine Baudry. - C'est vrai à Lyon : dans les quartiers où des arrêtés municipaux interdisent le stationnement des camionnettes, la police ne donne d'autre suite aux appels des prostituées que des verbalisations sur leurs véhicules. C'est sur le comportement de la police qu'il faut agir.

Mme Maryse Tourne. - Nos associations existent parce que les associations agréées n'ont rien fait pour soutenir concrètement les femmes prostituées. Songez-y lorsque vous réfléchirez aux critères d'agrément. Devrons-nous faire la morale aux personnes que nous verrons ? Nous nous y refusons.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Merci.

La réunion est levée à 16 h 20.