Jeudi 19 mars 2015

- Présidence de M. Alain Gournac, vice-président d'âge. -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat chargée des droits des femmes

M. Alain Gournac, président. - Comme vous le savez, Jean-Pierre Godefroy a démissionné de ses fonctions de président, et je prends son relai, comme vice-président d'âge. Je veux ici lui rendre hommage et je sais, pour avoir autrefois travaillé avec lui au sein de la commission des affaires sociales, combien il s'est impliqué, avec la compétence qu'on lui connaît, sur le sujet de la prostitution.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat chargée des droits de femmes. - Je vous remercie de votre invitation : cet échange n'est pas inutile avant la discussion en séance plénière. Je sais que vous avez mené un travail approfondi sur cette proposition de loi, dont je rappelle qu'elle a été votée il y a plus d'un an à l'Assemblée nationale, qui en était à l'origine. Ce texte est important à bien des titres. La lutte contre le système prostitutionnel, qui pose de nombreux défis à notre société, appelle des réponses fortes et coordonnées. On est attentif, dans le monde, à ce que sera celle de la France. J'étais il y a quelques jours au siège de l'Organisation des Nations unies (ONU), à New-York, avec une délégation à laquelle participait votre rapporteure, Michèle Meunier. Les échanges ont été nombreux avec les pays qui ont adopté des lois abolitionnistes ou qui sont en passe de le faire. D'autres nous observent également : l'Allemagne ou les Pays-Bas, par exemple, qui ont adopté un système organisant la prostitution sur lequel ils s'interrogent aujourd'hui, ou bien encore des pays qui considèrent la prostitution comme criminelle, mais sans viser aucunement le client. Ce que décidera la France ne sera pas sans effet.

La prostitution relève désormais en France de la traite. Selon l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), plus de 90 % des personnes mises en cause pour racolage sont étrangères et plus de 80 % sont victimes de proxénétisme, de réseaux de traite à des fins d'exploitation sexuelle. Tous les observateurs s'accordent sur ce point : la très grande majorité des personnes prostituées sont sous l'emprise de ces réseaux. Elles vivent, on le sait, tout comme le savent leurs clients, dans la violence, la misère, la souffrance. Dans la dépendance financière et souvent celle de la drogue, elles sont de surcroît victimes de la violence des clients, qui peut aller parfois jusqu'à l'assassinat. Les études menées par des offices indépendants et par les associations en témoignent. Une récente tribune de médecins, parmi lesquels Axel Kahn, rappelle que toutes les études s'accordent sur le fait que les personnes prostituées sont victimes de violences extrêmement graves, qui portent atteinte à leur intégrité physique et psychique. Leur taux de mortalité est six fois plus élevé que celui du reste de la population. En Europe, entre 16 % et 76 % d'entre elles selon les pays déclarent avoir été victimes de viol dans les douze derniers mois. Et le rapport de votre commission spéciale souligne combien la contrainte économique est prégnante.

Subir plusieurs fois par jour un acte sexuel non désiré est une violence aux effets désastreux, notamment pour la santé. Le rapport d'information présenté au nom de la mission d'information du Sénat par Jean-Pierre Godefroy et Chantal Jouanno souligne qu'en dépit de la diversité des situations, les risques sanitaires sont communs à toutes les formes d'exercice de la prostitution. Les atteintes à la santé vont au-delà de la seule santé sexuelle. Le rapport de l'Inspection générale des affaires sociales, Prostitution : les enjeux sanitaires, mentionne turberculose, dermatoses, pathologies hépatiques, problèmes musculo-squelettiques et dentaires... A quoi s'ajoutent les problèmes sanitaires liés à la consommation d'alcool et de drogue, souvent imposée. Celles qui sont venues témoigner devant votre commission spéciale l'ont confirmé.

La prostitution relève de la traite et bien souvent de l'esclavage. C'est bien à quoi cette proposition de loi entend s'attaquer. La France s'est engagée dans une position abolitionniste en signant, en 1960, la Convention des Nations Unies du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui, qui établit un lien direct entre traite et prostitution et dont le préambule déclare la traite des êtres humains en vue de la prostitution « incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine ».

Depuis la loi du 4 mars 2002 relative à l'autorité parentale, la loi sanctionne le recours à la prostitution lorsque la personne prostituée est mineure. La loi du 18 mars 2003, qui a introduit l'infraction de traite dans notre code pénal, a étendu cette disposition aux personnes prostituées vulnérables. L'Assemblée nationale a adopté, le 6 décembre 2011, une résolution, signée par des parlementaires de tous bords, réaffirmant la position abolitionniste de la France et soulignant que la prostitution ne pourra régresser que par un travail de changement des mentalités et de prévention. La proposition de loi issue de l'Assemblée nationale s'inscrit dans cette lignée. Le Gouvernement entend respecter le travail de grande qualité des parlementaires, mais n'en est pas moins attaché à certaines de ses positions. Pour m'être rendue, comme vous, sur le terrain, j'ai pu constater l'ampleur de la violence que subissent ces femmes et ces hommes qui viennent de loin, sont privés de leur liberté, violentés, marqués comme du bétail par des tatouages ou des scarifications et qui subissent une pression permanente, qui s'étend jusqu'à leur famille dans leur pays d'origine.

Il s'agit de légiférer en connaissance de cause. C'est là une réalité pour près de 90 % des personnes prostituées sur notre territoire. Le Gouvernement est attaché à préserver un certain équilibre, qui consiste à accompagner les victimes tout en accentuant la lutte contre les proxénètes et les réseaux. Pour protéger les victimes, qui le plus souvent ne parlent pas notre langue et n'ont pas de papiers, nous avons mis en place un fonds d'accompagnement. Mais la lutte contre la prostitution passe aussi par la prévention et la formation : user d'un acte sexuel tarifé n'est pas anodin. Il faut aider les jeunes, dès l'école, à en prendre conscience. Il s'agit aussi de responsabiliser les clients et de leur faire comprendre qu'un tel « achat » participe au financement de réseaux dont l'argent est souvent utilisé dans d'autres domaines, où nous menons aussi la lutte. Nous n'entendons pas que la France soit un pays d'accueil pour ces réseaux.

Tels sont pour nous les piliers de ce texte, qui s'inscrit dans la ligne de l'engagement qui est celui de la France depuis 1960 et qui en porte témoignage sur la scène internationale. « On dit que l'esclavage a disparu de la civilisation européenne. C'est une erreur. Il existe toujours. Mais il ne pèse plus que sur la femme et il s'appelle prostitution. » Ces mots de Victor Hugo n'ont rien perdu de leur actualité.

M. Alain Gournac, président. - Nous partageons tous le constat. Mais quelle est la meilleure stratégie pour s'attaquer à ces réseaux ? Là sont les interrogations.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Je vous remercie, madame la ministre, de ce propos introductif. A l'ONU, où j'ai eu l'honneur de vous accompagner, j'ai été frappée par les attentes à l'égard de la France. Vous y avez rencontré plusieurs de vos homologues : en avez-vous tiré des enseignements quant aux évolutions à attendre dans les politiques publiques de certains pays d'Europe ?

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat. - Vous avez participé à certaines de ces entrevues, dont celle que j'ai eue avec la ministre suédoise des droits des femmes. La Suède a adopté, il y a quinze ans, une loi abolitionniste, dont on peut mesurer aujourd'hui les effets. S'il est vrai qu'un rapport régional met en cause l'efficacité de la loi, le rapport du Gouvernement indique que la responsabilisation du client a fait reculer la prostitution de 50 %. Cela ne veut pas dire que les réseaux ont été éradiqués, mais que la loi, qui pénalise le client, a permis de lutter plus efficacement contre eux et de les faire reculer. Elle a apporté, dans cette lutte, un outil supplémentaire.

D'autres pays européens nous observent de près. Le Luxembourg réfléchit sérieusement à ce sujet ; l'Allemagne et les Pays-Bas se posent beaucoup de questions. Ils considèrent avec intérêt notre recherche d'un équilibre reposant sur les quatre piliers que sont la suppression du délit de racolage, la responsabilisation du client, l'accompagnement sanitaire renforcé et la prévention.

Je rappelle enfin que le protocole additionnel à la convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, qui vise à réprimer la traite, a été approuvé par le Conseil de l'Europe. Cela est important, car les réseaux n'ont pas de frontières. Les jeunes femmes que j'ai rencontrées sur le terrain expliquent que parfois, elles « partent en vacances » quelques mois, ce qui signifie qu'elles sont emmenées en Italie ou en Espagne, souvent droguées pour être mieux contrôlables.

Mme Catherine Génisson. - Je vous remercie de vos propos et du rappel des travaux menés sur un fléau qui doit, pour être combattu, mobiliser toutes les volontés. Sur le constat, nous sommes tous d'accord. Vous avez rappelé la position abolitionniste de la France. J'observe néanmoins que persistent quelques paradoxes, comme le fait que certaines prostituées acquittent l'impôt. Il est vrai qu'il s'agit là d'une minorité, et je le dis d'emblée, je reste parfaitement imperméable aux arguments de celles et ceux qui revendiquent le « travail sexuel ».

Les solutions à apporter doivent être le plus efficace possible. Notre commission spéciale a travaillé dans un esprit constructif et je remercie Jean-Pierre Godefroy et Michèle Meunier qui ont, en toute honnêteté intellectuelle, poursuivi ce but. Mais bien des acteurs de la santé, qui ont rappelé les dégâts physiques et psychiques que provoque la prostitution, bien des acteurs de la justice, du maintien de l'ordre, nous ont dit rester perplexes quant à l'efficacité de la pénalisation du client. L'effet en est certes une diminution de façade, mais c'est qu'elle entraine les prostituées dans la clandestinité, et dans une solitude qui les fragilise encore plus. Les témoignages se rejoignent pour dire que la contrainte est encore plus forte, tant dans les pratiques sexuelles qui sont exigées d'elles que sur les tarifs. C'est pourquoi bien des acteurs s'interrogent sur le bien-fondé de la mesure.

Mme Esther Benbassa. - Je rends hommage à Jean-Pierre Godefroy, qui a démissionné pour les raisons que nous connaissons. C'est dire combien le sujet est clivant.

Je souscris pleinement aux propos de Catherine Génisson. J'insiste bien sur le fait que, pas plus que le reste de mon groupe, je ne suis opposée à ce texte, et je rappelle que j'avais déposé, au nom du groupe écologiste, une proposition de loi visant à abroger le délit de racolage, qui a été adoptée à l'unanimité par le Sénat. Nous ne sommes pas non plus contre la prise en charge des personnes prostituées qui voudraient s'orienter vers un métier moins contraignant, mais nous ne sommes guère optimistes, au vu du budget que vous entendez y allouer - 2,4 millions d'euros actuellement auxquels s'ajouterait le produit des amendes - sur l'efficacité de cet accompagnement.

Outre que je crains que la pénalisation du client ne fragilise la situation des personnes prostituées, j'estime, pour avoir accompagné des maraudes, que l'on ne saurait ramener le problème à la seule prostitution étrangère. Si le Gouvernement mettait plus de moyens dans la chasse aux proxénètes, au lieu de se contenter d'y affecter cinquante policiers spécialisés pour toute la France, la lutte serait sans doute plus efficace. On sait que le proxénétisme est le péché originel de la prostitution. On ne peut se contenter d'aborder le problème sous le seul angle de la victimisation. D'autant que certaines femmes se prostituent de leur propre gré, et se déclarent auto-entrepreneur. Elles ne veulent pas d'une telle loi, parce qu'elles n'ont pas d'autre moyen de survie en ces temps de chômage. Quant aux clients des call girls, qui exercent en hôtel ou à domicile, il est clair qu'ils ne tomberont pas sous le coup de la loi. Prenez donc la peine de lire le rapport suédois, que je me suis fait traduire : la situation qu'il décrit est loin d'être idyllique. La loi a certes fait reculer la prostitution de rue, mais pas sur internet et à domicile. Qui veut-on punir ? S'agit-il de s'en prendre aux plus démunis, pour donner l'impression d'une société vertueuse ? Il ne sortira aucune vertu de cela, les femmes continueront à se prostituer à domicile, via internet, dans une solitude plus grande encore. L'accompagnement qu'assurent les associations, le Bus des femmes, Médecins du monde, ne sera plus possible. Ne s'agit-il donc de rien d'autre que de donner le sentiment que la gauche, que les socialistes sont vertueux parce qu'ils veulent mettre fin au fléau de la prostitution ? Or, on n'y mettra pas fin si l'on ne s'en donne pas les moyens.

M. Simon Sutour. - Je veux d'abord adresser un mot amical à Jean-Pierre Godefroy, qui a beaucoup travaillé à la défense des personnes prostituées. Il a été amené, mardi, à démissionner, pour des raisons que chacun comprendra.

M. Alain Gournac, président. - Je lui ai rendu hommage dès l'ouverture de cette réunion. C'est un homme droit, intègre, qui a beaucoup travaillé sur le sujet.

M. Simon Sutour. - Je fais partie, madame la ministre, des sénateurs qui ont voté la loi de 2002 pénalisant les clients de prostitués mineurs. Nos débats au sein de la commission des lois avaient alors été animés. Les relations avec un mineur de quinze ans relevaient de la pédophilie mais elles n'étaient pas sanctionnées au-delà de cet âge de la majorité sexuelle. Le Gouvernement proposait sept ans de prison ferme ; c'est une peine de trois ans qui a, in fine, été retenue. Nous n'avons jamais pu obtenir le bilan de l'application de cette loi. J'ai souvenir que Robert Badinter jugeait qu'elle ne s'appliquerait jamais qu'à quelques personnalités médiatiques, et l'on peut penser que tel a en effet été le cas. S'il y a lieu de démentir, il serait bon de fournir des données. Il serait en tout état de cause utile qu'avec vos collègues de l'intérieur et de la justice, vous puissiez nous fournir un bilan d'ici le vote en séance.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat. - En cinq jours !

M. Simon Sutour. - La question se pose. Nous n'arrivons pas à obtenir les éléments. Je me souviens d'un cas médiatique, qui avait donné lieu, d'ailleurs, à une simple amende avec sursis. Mais le mineur, en l'occurrence, se prostituait déjà auparavant, et a continué de le faire après. Je ne sache pas que l'on ait recherché ses clients antérieurs et postérieurs...

Pour le reste, je n'ai rien à ajouter aux propos de Catherine Génisson et Esther Benbassa. J'estime que le texte établi par notre commission est équilibré.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat. - Je regrette qu'après plus de dix ans, un bilan de la loi de 2002 n'ait pas été produit, mais la demande que vous me faites est un peu tardive...

M. Simon Sutour. - La commission des lois avait demandé un bilan, sans l'obtenir.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat. - C'est regrettable.

M. Simon Sutour. - Ce sont des éléments qui éclaireraient notre débat.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat. - Mais que je ne saurais, hélas, vous les fournir en l'espace de moins d'une semaine, même si je suis convaincue que l'évaluation est indispensable pour mesurer l'efficacité des politiques publiques.

Car c'est bien l'efficacité que nous recherchons. Ce texte n'a rien d'une posture, comme je viens de l'entendre dire. Les socialistes chercheraient à s'acheter une morale à bon compte ? Il s'agit au contraire, très concrètement, de lutter contre les réseaux de proxénétisme, qui tirent de la prostitution des moyens ensuite utilisés, ainsi que je l'ai rappelé, dans d'autres domaines, où nous menons durement le combat.

Quant au sort des victimes, c'est une question primordiale, comme chacun d'entre nous a pu le voir sur le terrain, avec ces violences qui peuvent aller jusqu'à la torture, ces femmes marquées comme du bétail.

Ce qu'il s'est passé au sein de cette commission spéciale, comme à l'Assemblée nationale, où j'ai voté le texte comme députée, montre bien que les convictions transcendent les clivages politiques. Et ce qui est aussi certain, c'est qu'il y a une volonté majoritaire d'avancer.

M. Alain Gournac, président. - Plus que majoritaire.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat. - On l'a vu en 2002, et en 2011 : les forces politiques de tous bords se sont mobilisées. J'ai rappelé que l'engagement de la France remonte à 1960, avec la signature de la Convention des Nations Unies.

Mme Esther Benbassa. - Vous ne répondez pas à mes objections.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat. - Vous me permettrez de vous adresser une réponse construite. Vous estimez que les crédits que nous entendons consacrer à la réinsertion sont insuffisants, mais vous ne prenez en compte que ceux de mon ministère. J'ai mandaté la Miprof (Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains) pour faire le compte de l'effort que nous y consacrons. Il est, au total, de 9 millions d'euros et Najat Vallaud-Belkacem, qui m'a précédée dans ces fonctions, avait annoncé une montée en charge jusqu'à 20 millions. Si nous voulons abonder le fonds de réinsertion, il faut voter cette proposition de loi. Nous avons entamé le travail. Avec les 2,4 millions de mon ministère, j'ai subventionné de nombreuses associations, que je suis allée rencontrer, sur le terrain, pour tenter de remédier à leurs difficultés.

Vous me dites que l'on va mettre en difficulté des femmes démunies, qui se prostituent sous le statut d'auto-entrepreneur pour survivre. Mais comment admettre, sachant les dégâts physiques et psychiques que provoque la prostitution, que le moyen d'échapper au chômage puisse être celui-là ? Je ne saurais accepter que des femmes soient contraintes à se détruire pour sortir de leurs difficultés financières.

Le rapport suédois que vous évoquez est un rapport régional. Celui du Gouvernement, dont je ne saurais mettre en cause la parole, sans prétendre que la loi a levé toutes les difficultés, relève que la prostitution a reculé de 50 %.

Mme Esther Benbassa. - La prostitution de rue.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat. - Il est clair que nous n'allons pas éradiquer d'un coup les réseaux. Mais nous avons besoin, pour lutter contre eux, d'outils efficaces.

Mme Claudine Lepage. - Je vous remercie, madame la ministre, de votre intervention, et j'adhère pour ma part entièrement à vos propos. Ce qui ne m'empêche pas d'avoir travaillé avec plaisir sous la présidence de Jean-Pierre Godefroy.

Je reviens des Pays-Bas, où j'ai pu avoir divers entretiens sur le sujet. Ce pays a fait un choix diamétralement opposé au nôtre, ce qui n'a pas empêché les réseaux de se développer, parallèlement aux « vitrines » qui jalonnent les rues d'Amsterdam. Les Pays-Bas regardent avec beaucoup d'attention ce qui se prépare en France.

La prostitution soi-disant consentie est aussi accompagnée de violences. La prostituée devient la chose du client, qu'elle soit prostituée de rue ou escort girl - les témoignages de celles qui ont été entendues dans un récent procès qui a fait beaucoup de bruit sont éloquents. J'ajoute que la prostitution n'est jamais un choix de vie : c'est la nécessité qui y pousse.

La responsabilisation du client - terme que je préfère à celui de pénalisation - est ce qui fait débat au sein de notre commission, et qui a amené au rejet des articles 16 et 17 de la proposition de loi. Pour moi, la responsabilisation du client est un moyen de montrer que la traite des êtres humains s'appuie sur un triangle : les prostituées, que nous considérons tous comme des victimes ; les réseaux, contre lesquels il faut lutter ; mais aussi les clients, sans lesquels il n'y aurait pas de prostitution et qu'il est normal de responsabiliser. On n'achète pas un corps humain. Il s'agit de poser un symbole. Alors que nous nous battons en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes, il est impensable d'admettre qu'une moitié de l'humanité puisse acheter l'autre moitié.

M. Alain Gournac, président. - D'autant qu'à la violence des réseaux, sur laquelle vous avez beaucoup insisté, madame la ministre, il faut ajouter celle des clients (Mme la ministre approuve).

Mme Maryvonne Blondin. - Je veux dire avant tout que comme mes collègues, j'ai beaucoup apprécié de travailler sous la présidence de Jean-Pierre Godefroy.

Je rejoins les propos de Corinne Lepage. Il est inadmissible de voir ainsi violer les droits humains. La Charte internationale des droits de l'homme, dont la France est signataire, comme la plupart des pays, proclame l'égale dignité des êtres humains. Les réseaux de prostitution sont des systèmes criminels, organisés. J'ai été surprise d'apprendre, mardi, que 97 % des femmes qui se prostituent en France viennent de l'étranger.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - C'était 92 % il y a deux ans.

M. Alain Gournac, président. - La proportion augmente...

Mme Maryvonne Blondin. - C'est bien une demande qui suscite cette offre. Tant qu'elle existera, l'offre suivra. On n'éradiquera jamais totalement la prostitution, et il y aura toujours des prostituées de luxe, mais en faisant baisser la demande, on fera baisser l'offre. Un rapport rendu en 2014 par M. Mendez Bota au nom du Conseil de l'Europe montre que lorsque la demande est contrariée dans un pays, l'offre se déplace dans d'autres pays. Preuve qu'il s'agit bien d'un commerce, qui fonctionne selon les règles de l'économie de marché. L'Allemagne, où le nombre de personnes prostituées est dix fois plus élevé qu'en France, est en train de revoir ses positions, car les conditions qui sont faites aux personnes prostituées dans les Eros center se dégradent. Cela devient de l'abattage sexuel pur et simple. Il est impensable de permettre qu'un corps humain soit acheté et qu'on puisse en abuser comme on l'entend. Cela est parfaitement contraire à nos principes de liberté. Nous devons poser un symbole clair. Le système prostitutionnel fonctionne sur le triangle personnes prostituées, réseaux, clients, lesquels savent bien ce qu'ils font quand ils achètent un corps humain.

Je m'interroge cependant comme d'autres sur le budget d'accompagnement. Dans mon département du Finistère, on a vu arriver des prostituées chinoises, qui ont subi des violences à la suite desquelles l'une d'elle a été amenée au commissariat. C'est grâce à son témoignage que l'on a pu arrêter son proxénète, à Brest, et démanteler le réseau dont il faisait partie, et dont la tête de pont était située en Chine. C'est en procédant ainsi que l'on avancera.

Mme Laurence Cohen. - Je veux dire moi aussi combien je suis attachée aux travaux qui ont été menés sous la présidence de Jean-Pierre Godefroy. Démissionnaire, il retrouvera sa liberté de parole dans l'hémicycle. Je me réjouis que cette proposition de loi ait pu enfin être inscrite à l'ordre du jour : c'était là l'essentiel.

On peut soulever toutes les interrogations, pour autant que l'on garde à l'esprit le but de la loi. Il est clair que ce texte n'éradiquera pas le fléau de la prostitution. Aucun texte de loi n'y suffirait. Mais on lui fait tant de reproches que c'est à se demander si le malentendu n'est pas de cet ordre.

Les associations féministes sont favorables à ce texte (Mme Catherine Génisson le conteste). Elles considèrent que la prostitution est une violence faite aux femmes. Il importe que la loi pose un interdit. Si l'Etat continue à être permissif, ce qui revient à considérer que le corps des femmes peut être utilisé moyennant finances, on n'atteindra jamais l'égalité. C'est laisser penser que parce qu'on est une femme, on peut servir au bon vouloir d'autrui.

Tous les témoignages recueillis montrent que les violences qui accompagnent la prostitution font des dégâts terribles, tant physiques que psychiques, de même intensité que ceux que provoquent les guerres. Certes, cette loi n'est pas l'instrument qui permettra de démanteler tous les réseaux. Il faudra que les policiers poussent l'effort du côté d'internet ; il faudra travailler pas à pas à remonter les réseaux, et c'est bien pourquoi il faut s'efforcer d'y consacrer autant de moyens que possible.

Il s'agit de montrer, ai-je dit, que l'Etat n'est pas complice. Pénaliser le recours à un acte sexuel tarifé, c'est indiquer clairement que la prostitution est un triptyque : personnes prostituées, réseaux de proxénétisme, clients. Le groupe CRC portera des amendements visant à réintroduire les articles qui ont été repoussés par notre commission spéciale. Il s'agit pour nous d'amorcer une prise de conscience, qui passe aussi par des mesures comme les stages de sensibilisation. On n'utilise pas le corps des femmes impunément, dans un sentiment de toute puissance. Il n'y a pas à différencier ceux qui ont recours à la prostitution de rue de ceux qui s'adressent à des escort girls. Le chemin est long, il passe par un travail sur les mentalités. La loi sera un outil à cette fin.

L'argument qui consiste à dire que l'on ne fera que déplacer ailleurs le problème ne vaut pas. Certes, il importe de faire bouger les lignes à l'échelle de l'Europe, mais on ne saurait attendre, pour agir, que tous les pays soient prêts à avancer. D'autant que notre vote peut avoir un effet d'entraînement. Ce texte représente une étape importante, et les prises de position qu'il suscite transcendent, à mon sens, les clivages politiques.

M. Richard Yung. - Merci à notre nouveau président Alain Gournac de ce qu'il a dit de Jean-Pierre Godefroy, dont je regrette la démission.

Nous sommes face à un texte de société, qui appelle chacun à se déterminer en son âme et conscience. C'est ainsi qu'il faut, à mon sens, l'aborder. La commission avait bien travaillé. Je constate que l'on remet en cause, à présent, ses choix. Je le regrette, mais il est vrai que cela procède de la liberté des débats.

Cette proposition de loi est, pour l'essentiel, un très bon texte. Mais ses articles 16 et 17, sur lesquels nous nous étions clairement exprimés, sont un drapeau rouge pour tous ceux qui jugent que la pénalisation n'est pas efficace. Il est vrai que la demande est à l'origine de l'offre, mais ce n'est pas en pénalisant le client qu'on l'abolira. Car elle vient aussi de la grande misère des hommes. Je fais, en cela, la différence entre la prostitution de rue et celle de l'hôtel Georges V ou du Plaza Athénée...

La pénalisation n'est pas le bon outil. Son bilan, en Suède, reste mitigé. Et c'est pourquoi je regrette que l'on se divise à nouveau sur ce texte qui est, pour l'essentiel, un excellent texte, que je ne pourrai hélas voter s'il comporte de telles dispositions.

Mme Catherine Génisson. - Qu'il n'y ait pas d'ambiguïté. La prostitution est pour moi une ignominie sociale et le trépied, ainsi que vous l'avez rappelé, madame la ministre, de la mafia internationale qui s'alimente du trafic d'êtres humains, de drogue, d'armes.

J'ai été un membre assidu de cette commission et ne puis laisser dire que toutes les associations féministes sont favorables à ce texte. Le planning familial, qui n'est pas la moindre d'entre elles, est contre. Tous les acteurs qui luttent au quotidien nous disent que pénaliser sera contre-productif et ne fera que déplacer le problème. Il est essentiel que le débat remonte au niveau européen. Car si la mesure est efficace en France, elle aura cet effet que les prostituées seront déplacées, comme du bétail, dans d'autres pays, en Allemagne, aux Pays-Bas. Autant de femmes en seront les victimes. Ce n'est pas ce que je veux.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'Etat. - Je vais tenter de répondre, y compris à ceux qui se sont absentés, car je sais bien que nous sommes à quelques jours d'échéances importantes qui mobilisent beaucoup.

Je respecte les travaux de votre commission spéciale, et je n'oublie pas que ce texte est une proposition de loi. Le Gouvernement ne déposera pas d'amendements pour rétablir les articles 16 et 17. Je laisse les parlementaires que vous êtes, qui ont mené des travaux assidus dès avant leur constitution en commission spéciale, juger de l'opportunité de tels amendements. Ceci pour lever toute ambiguïté et insister sur mon respect pour le travail parlementaire.

J'entends les arguments de Catherine Génisson sur la nécessité de mener la lutte au niveau international, et pour le moins européen. C'est ce que nous faisons. Et nous ne sommes pas les seuls. La Suède, que l'on a souvent évoquée ici, est partie prenante. Nous voulons redéfinir une politique européenne sur ces questions. Les choses bougent en Allemagne, aux Pays-Bas aussi - et ce n'est pas anodin eu égard au système organisationnel de la prostitution que ces pays ont jusqu'à présent retenu. Nous avons des contacts avec l'Espagne, l'Italie. Je constate, sans verser dans le nombrilisme, que nous sommes très regardés. Ce qui entraine des réflexions ailleurs, voire de réelles remises en cause, comme aux Pays-Bas ou en Allemagne. En 2011, le maire adjoint d'Amsterdam déclarait que le système adopté aux Pays-Bas était une erreur nationale, et que le Gouvernement avait été gravement naïf.

Vous craignez un déplacement du problème ? J'indique qu'il n'est pas seulement géographique. Il concerne aussi internet, qui est déjà devenu un outil pour la prostitution. Les policiers doivent adapter leurs techniques. Il faut nous doter d'outils. Les femmes qui se prostituent en passant par internet ne sont pas plus libres que celles que l'on voit dans la rue.

Nous avons une responsabilité collective vis à vis de ces femmes. Entre les années 1980 et aujourd'hui, les proportions se sont inversées. Plus de 90 % d'entre elles sont captives de réseaux étrangers. Il nous faut des outils pour lutter contre ces réseaux et aider ces femmes à se protéger et à se réinsérer.

Je le répète, le Gouvernement ne déposera pas d'amendements pour rétablir les articles 16 et 17. Il laisse les parlementaires faire leur travail, mais vous savez quelle est sa position. Si des amendements sont déposés, il y sera favorable.

M. Alain Gournac, président. - Je vous remercie de cette position responsable, que je salue, comme je salue l'implication des sénateurs de notre commission spéciale. Je remercie notre rapporteure, avec laquelle j'ai travaillé en bonne intelligence. Les différences de position qui s'expriment ne relèvent pas d'un clivage entre droite et gauche. Nous voulons tous faire reculer la prostitution. Ce que nous recherchons, c'est l'efficacité. D'où nos interrogations. Le délit de racolage est-il utile ? Faut-il pénaliser le client ? Au cours des travaux que nous avons menés, chacun a pu forger sa conviction.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Je tiens, au nom de notre commission, à vous présenter, madame la ministre, des excuses, car j'estime que quitter la réunion sans attendre vos réponses est un manque aux usages qu'aucune obligation ne saurait justifier.

Je veux conclure en rappelant que nous nous plaçons du côté des victimes et que l'on donnera un signal fort aux réseaux en leur mettant des bâtons dans les roues.

M. Alain Gournac, rapporteur. - Merci, madame la ministre, d'avoir répondu à notre invitation.

La réunion est levée à 10 h 20.