Jeudi 2 avril 2015

- Présidence de M. Francis Delattre, président -

Audition de M. Marko Erman, directeur technique en charge de la recherche et de l'innovation du groupe Thales

La réunion est ouverte à 13 h 45.

M. Francis Delattre, président. - Monsieur Marko Erman, vous êtes à la tête de la direction de la recherche et de l'innovation d'un grand groupe, vous allez donc pouvoir nous parler de la frontière entre ces deux notions. Nous vous écoutons.

M. Marko Erman, directeur technique en charge de la recherche et de l'innovation du groupe Thales. - Merci Monsieur le Président. Thalès est en effet un acteur important dans cinq marchés verticaux : défense, sécurité, aéronautique, spatial et transport terrestre. Sur ces différents segments, il possède en France 21 sociétés qui intègrent la recherche et développement (R&D), la fabrication et les forces commerciales. Notre domaine d'action est, de façon globale, un domaine technologique à très haute valeur ajoutée, dit de « systèmes critiques », impliquant des contrôles de sécurité et de sûreté de fonctionnement. Notre offre, très diverse, offre est constituée d'équipements, de composants, de systèmes, de sous-systèmes, de services et de projets clefs en mains. Nous sommes dans un marché de petites séries, voire de réalisations uniques, qui font chacune l'objet de R&D spécifiques, au-delà d'un socle commun. Notre offre ne s'adresse pas à des particuliers.

Notre effort de R&D est extrêmement important. 39 % de nos effectifs mondiaux travaillent dans ce domaine. La France joue un rôle prépondérant dans notre organisation, qui s'étend sur 55 pays. Le marché national représente 25 % du chiffre d'affaires du groupe environ, un chiffre en diminution depuis plusieurs années. La France représente environ la moitié de notre chiffre d'affaires en production. 60 % de nos effectifs de R&D sont situés sur le territoire français, et 75 % en recherche et technologie (R&T). 85 % de nos brevets sont obtenus et déposés en France.

Nous définissons la R&D de façon assez large : les activités scientifiques, le développement technologique, la levée de risques de ces technologies, les démonstrateurs de faisabilité, le développement expérimental et le développement proprement dit - validation, qualification et intégration des développements. À l'intérieur de cet ensemble, un pôle R&T comprend les sciences, les technologies et la levée de risques. Les démonstrateurs de faisabilité et le développement expérimental font partie de la branche « développement », de la même façon que le développement classique. Le CIR comprend la totalité de la R&T, et uniquement la partie « développement expérimental » et « démonstrateur » de la partie « développement ».

Les effectifs de R&D mondiaux s'élèvent à 24 000 personnes, dont 3 000 environ dans la branche R&T. Les effectifs de la R&D en France sont de l'ordre de 14 000 personnes, stables depuis 2008 ; c'est en leur sein que se trouvent les salariés chercheurs couverts par le CIR. Un flux interne, allant de la R&D vers d'autres métiers, nous oblige à embaucher assez massivement tous les ans : plus de 1 000 personnes par an dans la R&D ces cinq dernières années, et ce de façon croissante pour atteindre 1 500 personnes en 2014. 60 % sont embauchées en France, à l'image de la proportion de chercheurs français à l'intérieur du groupe.

Les avantages de la France pour la R&D sont divers : qualité de formation de nos ingénieurs et doctorants, compétitivité du coût du chercheur du fait du CIR, effets vertueux liés à la taille critique des équipes, modalités nouvelles de soutien à la R&D, notamment via les pôles de compétitivité et le programme des investissements d'avenir (PIA), ainsi que l'attention portée par la direction générale des armées (DGA) à la recherche.

Le CIR a permis à Thalès, outre de maintenir la compétitivité des chercheurs à un niveau intéressant, d'augmenter la coopération avec les laboratoires publics - le financement de ces derniers a été multiplié par cinq, depuis l'instauration du doublement du crédit d'impôt en cas de sous-traitance à un organisme de recherche public -, à travers des collaborations, voire la mise en place de laboratoires communs. Ce crédit d'impôt a également permis le maintien du potentiel de R&D du groupe en France, en dépit de la concurrence internationale.

Le CIR doit vivre au même rythme - long - que la recherche, et donc être stable et pérenne. Il l'est, de fait, depuis 2008, mais doit être perçu comme tel, ce qui n'est forcément le cas du fait de sa remise en cause chaque année lors de l'examen du projet de loi de finances, qui attise les craintes des acteurs.

Je souhaite vous sensibiliser à l'impact des activités amont sur les emplois, sur le secteur et dans l'environnement spécifiques à notre groupe. On estime qu'un emploi R&T induit quatre emplois en développement, qui induisent à leur tour deux emplois en production. La moitié de la valeur que nous produisons est achetée chez des sous-traitants et partenaires ; pour la seule partie France, les achats sont de 2,2 milliards d'euros, dont 35 % sont effectués auprès de 3 200 petites et moyennes entreprises (PME) et 35 % auprès de 800 entreprises de taille intermédiaire (ETI), ce qui est très élevé. Si l'on considère que les emplois créés dans le groupe sont équivalents en nombre à ceux créés à l'extérieur, alors, pour les six nouveaux auxquels se référait mon exemple, quatre sont créés dans des PME et des ETI.

À l'international, la France est concurrencée par de nombreux pays. Occidentaux, tout d'abord : États-Unis, pays de l'Union européenne et Japon. Ils ont tous mis la R&D au coeur de leurs priorités, à travers notamment des politiques d'aide s'inspirant souvent de la France, et en développant des dispositifs similaires au CIR. Une étude européenne très récente montre que sur 33 pays membres analysés par la Commission, 21 ont un système d'incitation fiscale. Et certains pays qui n'en avaient pas, comme la Grande-Bretagne ou l'Espagne, sont en train de s'y rallier. Le dispositif français demeure attractif en termes de taux. Certains de ces pays occidentaux ont depuis longtemps développé des universités importantes, reconnues dans les classements mondiaux, habituées à travailler avec l'industrie et favorisant l'entrepreneuriat. Ils sont en avance sur la France de ce point de vue, même si nous comblons notre retard depuis quelques années.

Les pays émergents, de leur côté, bénéficient d'une croissance supérieure aux pays occidentaux. Ils entendent rattraper leur retard et transforment leur industrie manufacturière de masse à bas coûts en une industrie à valeur ajoutée plus élevée. Cela les incite à investir résolument dans la formation et dans la recherche, aidés en cela par une démographie favorable. Ces pays ont aussi une stratégie scientifique couplée à une stratégie industrielle fortes, soutenues au niveau étatique, comme le montre le développement des écrans plats en Corée du Sud.

Pour conclure, le CIR est pour nous un outil de compétitivité essentiel. L'évolution mondiale nous pousse à soutenir ce dispositif, voire à le développer le cas échéant.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - Vous avez compris l'objectif de cette mission : nous faire une idée sur l'efficacité de ce dispositif vis-à-vis des objectifs qui lui ont été fixés, soit la progression de la R&D et de l'emploi scientifique dans notre pays. Vous avez évoqué la stabilité du CIR depuis 2008, date à laquelle est intervenue sa réforme ; mais vous avez également parlé de dynamique ; pouvez-vous nous en dire plus à cet égard, en faisant le lien avec la question de la requalification des emplois destinés à entrer dans le dispositif ?

Vous avez indiqué que 60 % de la R&D du groupe se faisait en France ; y a-t-il similitude entre ce taux et les bénéfices tirés des redevances liées aux brevets et aux droits incorporels ?

Pouvez-vous nous parler des contrôles auxquels vous avez été soumis, de leur nombre, des reproches éventuels qui vous ont été adressés et de leurs implications concrètes ?

Quel est le solde extérieur de vos échanges intragroupes portant sur la R&D ? Comment parvenez-vous à documenter ces éléments auprès de l'administration fiscale ? Pourriez-vous enfin évoquer la question des prix de transfert et de leur contrôle ?

M. Marko Erman. - Les actifs incorporels sont constitués, pour notre groupe, des brevets. La France est bénéficiaire de ce point de vue puisque nous y déposons 85 % de nos brevets, soit un pourcentage supérieur à celui de la R&D réalisée en France. Nous avons déposé 400 brevets en 2014 ; nous sommes le dixième déposant en France et faisons partie depuis plusieurs années, selon le classement américain de Thomson Reuters, des cent entreprises mondiales les plus innovantes.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - Vous dites immatriculer vos brevets en France, mais êtes-vous amenés à les y valoriser, c'est-à-dire à percevoir des redevances parce-que vous auriez des filiales ...

M. Marko Erman. - Non, notre politique de brevets est défensive : le brevet est pour nous un instrument de protection, nous l'étendons dans les pays où se trouvent nos concurrents. C'est un outil stratégique de droits à faire, il n'y a pas de valorisation au sens financier du terme.

M. Francis Delattre, président. - Vous ne vendez jamais de brevets ?

M. Marko Erman. - Très rarement. Nous avons vendu quelques brevets sur une licence de télécommunications, pour un ou deux millions d'euros de mémoire, ainsi que quelques autres pour les radars de recul des voitures.

M. Francis Delattre, président. - Les inspections du CIR sont menées par un binôme formé par un inspecteur des impôts, accompagné d'un expert scientifique du ministère de la recherche. Ce dernier est-il toujours le même, ou bien change-t-il ? Comment prend-il part au contrôle ?

M. Marko Erman. - Nous n'avons pas de difficultés à cet égard. Je voudrais vous donner quelques grands chiffres. Le CIR perçu par le groupe est passé de 146 millions d'euros en 2008 à 132 en 2010, puis 99 en 2011 et 108 en 2014. L'écart entre 2010 et 2011 s'explique toutefois par la différence de calcul des frais de fonctionnement. Le montant total du CIR déclaré pour l'ensemble du groupe, incluant ses filiales à 100 %, a été de 817 millions d'euros depuis 2008. Le montant du CIR contrôlé sur la même période a été de 274 millions d'euros ; restent 365 millions contrôlables ou en cours de contrôle. Le redressement sur ces contrôles s'est élevé à 2 millions d'euros, soit moins d'1%. Le nombre de contrôles a ainsi évolué : 4 en 2008, 10 en 2009, 13 en 2010 et 10 en 2011. Cette même année, 10 ont été terminés et 11 sociétés pouvaient encore être contrôlées ; en 2012, ces chiffres étaient respectivement de 3 et 18.

En fait, les grandes entités du groupe sont contrôlées chaque année. Il s'agit de contrôles à la fois fiscaux et par le ministère en charge de la recherche ; un de ces derniers, dits « MESR », a été réalisé en 2011, deux restant encore en cours ; un de 2012 reste encore en cours. Si l'on rajoute au périmètre analysé les co-entreprises - dites aussi « joint ventures » -, au nombre de trois, le montant total déclaré depuis 2008 est de 1,028 milliard d'euros, les montants contrôlés de 337 millions, et ceux contrôlables ou en cours de contrôle de 463 millions. Vous voyez que très peu de ces montants échappent au contrôle. Le taux de redressement cumulé est à nouveau inférieur à 1%, à 3,5 millions d'euros.

Le contrôle par les scientifiques du MESR donne lieu à plusieurs difficultés. Ces personnes ne sont pas nécessairement expertes dans notre domaine, et ont beaucoup de mal à juger de nos travaux. Par ailleurs, elles sont peu disponibles et ne se déplacent pas, contrairement à ce qui est le cas pour les contrôles fiscaux. Il faut leur envoyer les documents qu'elles demandent, très volumineux et parfois sensibles ou confidentiels, ce qui n'est pas sans nous poser problème. Ces experts travaillent dessus assez longtemps, sans forcément les comprendre ; nous ne les revoyons qu'à la fin du processus. On pourrait donc réfléchir à améliorer ce contrôle de l'éligibilité scientifique des dépenses déclarées au CIR.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - Toutes ces opérations ont un coût. À combien s'élève-t-il ?

M. Marko Erman. - Le coût de constitution des dossiers relatifs au crédit d'impôt recherche est estimé à environ 2 ou 3 % du CIR dont nous bénéficions.

M. Francis Delattre, président. - Quitte à être un peu provocateur, les chiffres m'interrogent : vous dites avoir reçu 817 millions d'euros depuis 2008, soit un peu moins de 150 millions d'euros par an, pour un chiffre d'affaires approchant 15 milliards d'euros : si le CIR disparaissait demain, serait-ce, pour vous, une catastrophe ?

M. Marko Erman. - Je reprendrais mon raisonnement - un peu tiré à l'extrême, je vous l'accorde - exposé tout à l'heure sur le nombre d'emplois liés à la recherche et au développement. Ce raisonnement s'applique dès le premier emploi de recherche qui disparaît. Certes, les effets ne se feraient pas sentir du jour au lendemain, mais ils seraient réels.

Par ailleurs, je tiens à souligner que le fait de garder les effectifs stables, contrairement à ce dont on peut à première vue avoir l'impression, est en soi une réussite. Au demeurant, le texte de loi définissant le régime du CIR parle bien d'une amélioration de la compétitivité des entreprises, et non d'un accroissement de leurs effectifs.

Une étude de l'ANRT a montré que sans CIR, le coût du chercheur français sera le plus élevé d'Europe et le deuxième au monde après les États-Unis : dans ce cas, des délocalisations seraient inévitables. Le crédit d'impôt recherche permet de ramener ce coût au niveau de l'Italie, à la moyenne de l'Europe, à environ 100 000 euros par an. Le coût du chercheur allemand est ainsi plus élevé que celui du chercheur français.

Le CIR a permis d'éviter, a minima, que le groupe n'équilibre les fonds consacrés à la recherche et au développement avec la taille du marché local, ce que nous n'avons absolument pas fait.

M. Francis Delattre, président. - Il s'agit donc d'un argument permettant de faire valoir qu'il existe, malgré les complexités de notre système, au moins un avantage en matière de recherche.

M. Marko Erman. - Tout à fait.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - En lien avec l'intégration fiscale du groupe Thales, j'aimerais que vous confirmiez que le CIR dont vous êtes bénéficiaire ne revient pas à chacune des filiales déclarantes, mais à la maison-mère. Sur quels outils vous fondez-vous pour qu'existe une redistribution en direction de la filiale qui a été à l'origine des dépenses éligibles au CIR ? En outre, quelle est l'évolution du budget alloué à la recherche dans le groupe Thales ?

M. Marko Erman - Une partie de la recherche et développement constitue un investissement en propre, qui en 2014 représentait 675 millions d'euros, avec une part française, en moyenne sur les dernières années égale à 60 % (62 % en 2014) : le CIR vient s'ajouter à ce montant d'investissement en propre autorisé aux différentes sociétés. L'intégralité du CIR revient donc bien aux sociétés, bien qu'il ne passe pas tout à fait par le même « canal ».

L'investissement en propre progresse, depuis dix ans, d'environ 3 % par an, sachant que le groupe depuis environ six ans a un chiffre d'affaires qui est malheureusement stable, bien que notre direction ait une volonté forte de se mettre dans une position de croissance. La croissance de l'investissement en propre est, dans ce contexte, une réussite.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - Nous avons visité la semaine dernière Thales Underwater. Concrètement, le CIR généré par les travaux de recherche de Thales Underwater lui revient-il bien in fine ?

M. Marko Erman. - La société bénéficie d'une autorisation d'investissement en propre : celle-ci est augmentée du CIR que l'entreprise a généré. Il n'y a pas de flux de trésorerie à proprement parler : le CIR vient en supplément de la partie auto-investie dans le budget de l'entreprise.

M. Maurice Vincent. - J'aimerais avoir votre avis sur la différenciation, dans le calcul du CIR, des prestations publiques par rapport aux prestations privées : les premières sont prises en compte dans l'assiette du CIR pour le double de leur montant. Ce dispositif vous semble-t-il réellement incitatif ?

M. Marko Erman. - Cette partie du CIR nous semble essentielle. Entre 2011 et 2014, pour la partie « intégration fiscale », le montant des dépenses en direction de laboratoires publics est passé de 0,7 million d'euros à 4,1 millions d'euros : il s'agit donc d'une multiplication par cinq. Thales s'est également engagé dans de nombreux partenariats, comme le groupement d'intérêt économique (GIE) qui réunit Thales et Alcatel, les coentreprises Thales Alenia Space ou Trixell, qui ne nous appartient pas à 100 % mais dans laquelle Thales a un actionnariat très fort. Ces trois sociétés ajoutent un montant d'investissement vers le secteur public de 7,4 millions d'euros, dont 40 % par Thalès.

Grâce au CIR, nous avons pu mettre en place de vrais laboratoires communs. Le groupe Thales a une tradition longue de partenariats, mais le CIR les a fortement multipliés. La première unité mixte de recherche (UMR) que nous avons mise en place, il y a quinze ans, fonctionne avec le CNRS. Son directeur a longtemps été Albert Fert, qui a obtenu le prix Nobel. Cela montre la capacité de Thales à respecter le partenariat académique, à ne pas l'enfermer : les chercheurs peuvent continuer à publier à très haut niveau.

Le GIE avec Alcatel Lucent a quant à lui donné naissance à un laboratoire de 150 personnes, qui intègre également le Leti, composante du Commissariat à l'énergie atomique (CEA). C'est le laboratoire de référence dans son domaine. Nous avons ouvert il y a quelques années un laboratoire commun avec l'institut CEA List sur la vision. Dans mon langage, le laboratoire commun désigne vraiment un travail étroit, au quotidien, entre les chercheurs des différentes entités. Nous venons d'ouvrir un autre laboratoire avec le CEA List sur la sécurité de fonctionnement. Nous travaillons également avec l'Université Pierre et Marie Curie ainsi qu'avec l'École polytechnique, sur la thématique des lasers d'extrême puissance. Tout ceci est le résultat du CIR.

Si nous entreprenons le même genre de démarche à l'étranger (à Singapour, au Canada), elle est en revanche beaucoup moins intense, car le CIR est vraiment incitatif.

La sous-traitance vers le privé est plus faible, et probablement pas entièrement déclarée. Il y a beaucoup d'achats auprès des PME, dont le montant est dans l'absolu moins important que dans le secteur public, mais je pense que cela ne « trace » pas toute l'activité du groupe auprès des PME.

On pourrait en quelque sorte dire que, grâce au CIR, Thales a pu mettre en place des instituts de recherche technologique (IRT) avant même que la formule n'existe officiellement !

M. Francis Delattre, président. - Qu'en est-il de la commande publique en matière de défense ? N'intègre-t-elle pas les dépenses de recherche ?

M. Marko Erman. - Sont prises en compte les dépenses de développement, d'intégration et de réalisation mais de moins en moins souvent, malheureusement, la recherche associée.

M. Michel Berson. - Une question agite fortement les travées des assemblées parlementaires, chaque année, lors du débat budgétaire : celle du seuil d'application du taux minoré de CIR. En deçà de 100 millions d'euros de dépenses éligibles, le taux applicable est de 30 %, au-delà, il n'est plus que de 5 %.

Les dépenses de recherche et développement de Thales sont largement supérieures à 100 millions d'euros. Que penseriez-vous d'un taux de CIR plus bas, mais sans plafond ? Vous semble-t-il que l'appréciation du seuil au niveau de la filiale favorise des opérations d'optimisation fiscale, comme certains le pensent ?

M. Marko Erman. - Il n'y a absolument pas d'optimisation fiscale sur le CIR. Les sociétés chez Thales sont organisées par secteur applicatif et domaine commercial, afin qu'elles jouissent d'une certaine autonomie dans leurs relations avec leurs clients. Cette organisation préexistait au CIR et lui a survécu : nous n'avons pas créé de nouvelle filiale depuis la réforme du CIR en 2008. Au contraire, des sociétés ont été réunies suivant une logique « business » et non fiscale, afin de leur faire atteindre une taille critique : ainsi, Thales communication, qui était proche du seuil de 100 millions d'euros, a été regroupée avec une autre société, conduisant à ce que le seuil soit dépassé - il s'agit d'ailleurs de la seule société pour laquelle c'est le cas. Au total, 21 sociétés sont actives aujourd'hui, contre 25 en 2008.

Un taux plus bas, même accompagné d'une suppression du plafond, se traduirait pour nous par une baisse immédiate du CIR dont nous sommes bénéficiaires : nous n'y sommes donc pas favorables. L'effet serait négatif quel que soit le taux global retenu, au vu de la structure du groupe Thales aujourd'hui.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - Pourriez-vous nous expliquer la façon dont s'organisent les prix de transfert dans le groupe Thales ? Quid des brevets ?

M. Marko Erman. - Les prix de transferts sont documentés comme l'exige la réglementation fiscale. Nous n'avons pas subi de redressement à ce jour.

Concernant les brevets, la gestion de la propriété intellectuelle se fait par zone géographique : dans chaque pays, les sociétés gèrent les brevets, éventuellement les déposent. 85 % de nos brevets sont déposés en France. En cas de besoin, les brevets peuvent être étendu à un pays (et non à une filiale). Le groupe compte au total 12 000 brevets, pour un coût de gestion de 14 millions d'euros par an, inscrit au sein des frais généraux et payé par prélèvement sur le chiffre d'affaires de l'ensemble du groupe.

Notre stratégie sur les brevets est essentiellement défensive. Ainsi, dans le secteur de l'avionique, la concurrence est très agressive et nous avons fait face à une attaque sur les droits de propriété intellectuelle : pour ne pas avoir à payer de redevances, nous avons alors étendu nos brevets.

M. Bernard Lalande. - Déclarez-vous beaucoup de chercheurs étrangers au titre du CIR ? Pensez-vous que les formations proposées en France suffisent à couvrir les besoins de l'industrie en matière de recherche et développement ?

M. Marko Erman. - Nos chercheurs ne sont bien évidemment pas tous français, mais nous recrutons principalement des élèves qui sortent de l'université ou des écoles françaises. En matière de défense, nous sommes particulièrement vigilants sur la nationalité des jeunes embauchés.

Nous avons par ailleurs une politique volontariste concernant les thésards : nous en accueillons 250 à 280 par an, dont 210 en France. Plus de la moitié relèvent du dispositif Cifre, qui nous semble très intéressant. Notre politique d'embauche est incitative : les salaires d'embauche des thésards sont quasiment équivalents à ceux des élèves sortant des plus grandes écoles d'ingénieurs. En outre, un docteur ingénieur voit son ancienneté valorisée à deux ans, ce qui est plutôt attractif en comparaison d'autres entreprises.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - Il existe en Europe une certaine concurrence fiscale pour attirer les centres de recherche : pensez-vous que soient parfois délivrés des rescrits de faveur ?

M. Marko Erman. - Thales n'utilisant quasiment pas le rescrit, il m'est difficile de répondre à la question.

M. Francis Delattre, président. - Que pensez-vous de la séparation entre ingénieurs et docteurs qui prévaut dans notre pays ?

M. Marko Erman. - Les ingénieurs français sont, de par leur formation, très adaptés aux besoins de l'industrie. Toutefois, les profils de doctorants sont également très prisés. Dans notre unité mixte de recherche avec le CNRS, nous accueillons un grand nombre de doctorants. Si le malaise entre l'industrie et l'université est ancien, peu à peu, les barrières tombent.

M. Francis Delattre, président. - Je crois que nous avons tous intérêt à faire la publicité des doctorants, ainsi qu'à promouvoir l'industrie, la technique et l'innovation.

M. Erman, merci pour votre présence.

La réunion est suspendue à 15 heures.

Audition de M. Michel Clément, conseiller maître à la Cour des comptes

La réunion est reprise à 16 h 15.

M. Francis Delattre, président. - Nous sommes heureux de recevoir M. Michel Clément, président de section à la 3è chambre de la Cour des comptes, Mme Alice Bossière, conseillère référendaire, et Mme Christine Costes, rapporteure extérieure, qui ont travaillé sur le sujet qui nous occupe. Notre commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe CRC, auquel appartient Mme la rapporteure. Je suis moi-même membre du groupe UMP, majoritaire au Sénat. Notre objectif n'est pas de remettre le dispositif en cause mais de l'améliorer. Est-il rentable ? Les quelque 5 milliards d'euros qu'il engage pourraient-ils être mieux utilisés ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Michel Clément, Mme Alice Bossière et Mme Christine Costes prêtent serment.

M. Michel Clément, conseiller maître, président de section à la troisième chambre de la Cour des comptes. - La tradition de la Cour est de s'en tenir, sur un sujet, au rapport qu'elle a produit, quitte à le mettre à jour. Pour vous présenter notre rapport de 2013 sur le CIR j'ai à mes côtés Mme Christine Costes, rapporteure extérieure, et Mme Alice Bossière, conseillère référendaire, responsable du secteur recherche. Je préside pour ma part la première section de la troisième chambre et suis chargé à ce titre de suivre la recherche et l'enseignement supérieur. Je vous présente les excuses de Mme Moati, présidente de la chambre, qui n'était pas disponible aujourd'hui.

Vous connaissez la réforme de 2008, je n'y reviens pas. Nous avons cherché à répondre à quatre questions : quelles sont les perspectives et les conditions de maîtrise du CIR ? Quel est son impact comme instrument de soutien des entreprises ? Comment apprécier les conditions d'accès au CIR ? Quels sont les paramètres d'évolutions possibles ? La Cour a procédé à des comparaisons internationales, notamment avec le Canada, le Royaume-Uni et l'Allemagne. Elle a rencontré des groupements et fédérations patronales représentatifs des différentes catégories d'entreprises concernées par le CIR, ainsi que l'ordre des experts comptables ou encore l'Agence française des investissements internationaux. Des ateliers de travail ont été organisés avec les chercheurs, sans lesquels l'évaluation des programmes de recherches menés dans les entreprises ne peut se faire. Nous avons enfin conduit des investigations sur pièces sur la gestion et le contrôle du CIR au sein de la direction générale des finances publiques. Nos équipes ont retraité les déclarations des entreprises de 2007 à 2011 : pour 2011, elles ont examiné 19 700 déclarations. Ce travail a débouché sur un ensemble de constats et sur 17 recommandations.

Le premier constat est que le coût de la réforme de 2008 a été mal anticipé. La loi de finances pour 2008 prévoyait une charge de 2,7 milliards d'euros alors que les administrations centrales l'évaluaient déjà à 4 ou 5 milliards d'euros en régime de croisière. Cet écart entre les prévisions budgétaires et la réalisation a persisté jusqu'à 2012. Il est lié au délai entre la naissance de la créance des entreprises et la transformation de celle-ci en crédit d'impôt.

Les difficultés tiennent au fait que les seules données dont on dispose aujourd'hui proviennent de la saisie par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche des déclarations papier des entreprises. La dématérialisation des déclarations doit donc être envisagée. En outre, les remboursements anticipés de 2008 et 2009 ont différé le plein effet du CIR, c'est-à-dire le remboursement au bout de la quatrième année pour les grandes entreprises. La Cour n'en met pas moins en évidence des éléments positifs, comme la mobilisation du CIR dans le cadre des plans de relance de 2008 et 2009, qui a fourni des liquidités aux entreprises dans une période cruciale. Il importe donc d'améliorer la qualité des chiffrages prévisionnels associés au CIR.

Deuxième constat : le CIR est un instrument avantageux par rapport aux dispositifs de nos partenaires et son coût est en forte hausse depuis 2008. La France s'est dotée de l'aide fiscale à la R&D la plus avantageuse des pays membres de l'OCDE ; elle a ainsi mobilisé des ressources représentant 0,26 % de son PIB en 2010, loin devant le Canada, qui occupe la deuxième place avec 0,21 % du PIB. Nos partenaires ont des stratégies diverses.

M. Francis Delattre, président. - Cela nous intéresse au plus haut point.

M. Michel Clément. - Certains, comme l'Allemagne et la Suède, n'ont pas l'équivalent du CIR. L'effort de recherche de leurs entreprises n'en est pas moins élevé : 1,88 % du PIB en Allemagne en 2010, ou 2,35 % en Suède, contre 1,41 % pour la France. Aux États-Unis, le dispositif porte sur l'accroissement de la dépense de R&D. Le Royaume-Uni et le Canada ont un système fondé, comme le nôtre, sur le volume des dépenses de R&D, mais avec des taux de crédit d'impôt plus bas, en particulier pour les grandes entreprises, et un coût par conséquent moins élevé.

Le CIR est donc un instrument très généreux et très coûteux. Le droit à crédit d'impôt va continuer à augmenter et s'établira, d'après la Cour, entre 5,5 et 6,2 milliards d'euros en 2014. Ces données restent provisoires, car les entreprises ont trois ans pour déposer des déclarations rétroactives. De plus, un ressaut important de la dépense fiscale est inéluctable pour 2014. En effet, pour la première fois depuis la fin du plan de relance, la dépense fiscale correspond à l'équivalent de 100 % de la créance constituée par les entreprises au titre du nouveau régime du CIR, entre 5,3 et 5,7 milliards d'euros. Le rapport recommandait de mieux le prendre en compte dans les documents budgétaires, ce qui a été fait.

La dépense fiscale peut parfaitement continuer à augmenter. La Cour estime qu'elle pourrait atteindre 6 milliards d'euros, puis tendre vers 7 milliards d'euros, soit 0,4 % du PIB, parce que les entreprises vont progressivement déclarer la quasi-totalité de leurs dépenses de R&D, ce qu'elles ne font pas encore aujourd'hui.

La Cour formulait en conséquence deux recommandations : accélérer la production des données, affiner leur analyse et faire apparaître les incertitudes qui entourent le chiffrage du CIR dans les documents annexés aux lois de finances ; tenir compte de la dynamique prévisible de la dépense fiscale lors de l'élaboration des lois de finances. Cette recommandation a été suivie : le projet annuel de performance (PAP) 2015 fait état d'un chiffrage de 5,55 milliards d'euros pour 2014 et les dernières prévisions du ministère semblent indiquer un léger fléchissement en 2015, à 5, 34 milliards d'euros.

Le troisième constat porte sur la mesure de l'efficacité du CIR. Nous manquons d'éléments réellement probants. Depuis 2007, le nombre d'entreprises déclarant du CIR a doublé pour atteindre 19 700 en 2011, ce qui ne représente que 0,5 % du total. C'est un des sujets traités dans le rapport que la Cour a publié sur le financement public de la recherche. Le problème de la France n'est pas que les entreprises qui font de la recherche n'en font pas suffisamment  mais plutôt qu'il n'y a pas suffisamment d'entreprises qui font de la R&D.

Le nombre de bénéficiaires du CIR a doublé depuis 2007, le CIR a triplé, mais les dépenses de R§D déclarées n'ont augmenté que de 3 milliards d'euros, passant de 15,4 milliards d'euros en 2007 à 18,4 milliards d'euros en 2011, à un rythme comparable à celui d'avant 2007. On peut voir dans cette évolution un effet du nouveau taux pratiqué, mais aussi un indice d'efficacité, car la R&D des entreprises a continué à croître malgré la crise. Entre 2007 et 2011, la créance moyenne des PME a augmenté de 40 %, celle des entreprises de plus de 5 000 salariés a plus que doublé.

L'efficacité du CIR se mesure tout d'abord au regard de son objectif premier et explicite : l'augmentation de la dépense de R&D des entreprises. Il n'existe pas d'études mesurant spécifiquement les effets du CIR après sa réforme et reposant sur des données réelles : l'étude de 2008 de la direction du Trésor ou ce que les rapports annuels de performances présentent comme une évaluation de l'impact du CIR ne sont, en réalité, que des estimations ex ante de cet impact. Cette situation risque de perdurer s'il n'est pas remédié aux difficultés d'accès des chercheurs aux données économiques des entreprises. La Cour considère toutefois qu'un euro de CIR supplémentaire produit un euro de R&D supplémentaire, et que l'efficacité est plus forte pour les premiers millions d'euros engagés. De fait, la dépense de R&D des entreprises n'a pas progressé en proportion de l'avantage fiscal qui leur a été accordé. La Cour recommande de retenir comme indicateur principal l'évolution effective de la dépense de R&D des entreprises, en la déclinant par grands secteurs d'activité.

En ce qui concerne l'implantation en France de centres de R&D étrangers, le CIR a eu en 2009 et 2010 de bons résultats, mais on constate par la suite un essoufflement. Le coût du chercheur a baissé mais il n'est pas le seul élément que considèrent les investisseurs étrangers pour apprécier si l'environnement est favorable à l'innovation.

Enfin, l'efficacité du CIR s'apprécie au regard des autres composantes de la fiscalité des entreprises. Le taux réduit d'imposition sur les cessions et concessions de brevets a coûté 680 millions d'euros en 2012, pour 150 bénéficiaires. La Cour a appelé à un réexamen de cette mesure en tenant compte de la concurrence fiscale. Puis, toute réflexion sur l'impôt sur les sociétés doit intégrer le CIR. Il contribue en effet à singulariser la France, qui applique un taux d'imposition des bénéfices élevé mais assorti de nombreuses exemptions et exceptions. Pour une dépense fiscale de 5,1 milliards d'euros, le CIR représente l'équivalent de 3,3 points d'impôt sur les sociétés : c'est comme si le taux de l'IS était abaissé à 30 %.

La Cour fait quatre recommandations. D'abord, renforcer les études d'impact pour disposer de résultats portant sur le régime de 2008, et ouvrir aux chercheurs l'accès aux données économiques des entreprises. Cette recommandation a été partiellement suivie, puisque le ministère a publié récemment deux études sur le CIR. Deuxièmement, retenir comme indicateur de performance principal du CIR l'évolution de la dépense intérieure de R&D rapportée au PIB, et le compléter par des indicateurs sectoriels. Troisièmement, revoir le taux d'imposition réduit pour les cessions et concessions de brevets. Enfin, intégrer le CIR dans les travaux qui s'engagent entre la France et l'Allemagne sur l'harmonisation de l'impôt sur les sociétés.

Le quatrième constat porte sur la gestion et le contrôle du CIR. Les entreprises confondent parfois les pièces qui leur sont demandées avec celles qui leur seraient réclamées pour un contrôle fiscal. La déclaration de CIR est déposée par les entreprises en même temps que leur déclaration d'impôt sur les sociétés et le CIR imputé en réduction de l'impôt dû ou reporté sur l'exercice suivant - ou, s'agissant des PME, remboursé par les services fiscaux. Pendant les trois ans suivant la date de dépôt légal de la déclaration, le CIR peut faire l'objet d'un contrôle fiscal.

La déclaration spéciale, non dématérialisée à ce jour, est de plus en plus complexe, notamment pour le calcul de la sous-traitance. En outre, depuis 2011, les grandes entreprises qui exposent plus de 100 millions d'euros de R&D doivent présenter un état de leurs travaux de recherche si bien que 17 % des entreprises ont déclaré des dépenses de conseil. Par ailleurs, le rescrit monte en puissance - il concerne environ 22 % des nouveaux déclarants. Oseo prenait une part importante dans ces rescrits alors qu'il intervenait par ailleurs dans le préfinancement du CIR. La Cour a estimé que, tout en demeurant un point d'entrée pour les demandes de rescrit, Oseo ne devait plus les traiter au fond pour éviter les conflits d'intérêts. Ce problème est aujourd'hui réglé.

S'agissant des déclarations des groupes fiscalement intégrés, le régime actuel du CIR, avec un seuil à 100 millions d'euros calculé filiale par filiale, est suffisamment généreux pour ne pas susciter d'optimisation fiscale : en 2011 seuls 17 déclarants dépassaient le seuil de 100 millions d'euros.

Depuis le plan de relance et la pérennisation du remboursement anticipé du crédit d'impôt pour les PME, le CIR suscite environ 11 500 demandes de remboursements annuels, c'est-à-dire de décaissements budgétaires. Ces versements de l'État supposent un certain nombre de vérifications et formalités qui sont souvent, à tort, confondues par les entreprises avec un contrôle fiscal. Il importe que les services du ministère ciblent mieux les entreprises sur lesquelles ils opèrent des vérifications plus approfondies - cette recommandation est en passe d'être appliquée - mais aussi qu'ils clarifient les justificatifs demandés aux entreprises et le type de travaux de R&D jugés éligibles. C'est là un point essentiel en particulier pour la sécurité juridique des PME.

D'après nos travaux, le CIR ne constitue pas un axe spécifique de contrôle fiscal pour la direction générale des finances publiques. Et les contrôles fiscaux sont restés d'un niveau limité, même s'il est en croissance : 1 178 redressements incluent un aspect CIR en 2012, soit moins de 7% des dossiers. Ces contrôles font, en revanche, ressortir des zones de risque propres au CIR, avec des rectifications en forte augmentation. Des pratiques frauduleuses sont apparues, liées à l'existence d'un remboursement immédiat du crédit d'impôt pour les PME. Les conditions dans lesquelles les experts du ministère de la recherche interviennent pour juger du caractère éligible ou non des dépenses présentées ne sont pas satisfaisantes. L'amélioration de la perception du CIR et sa sécurité juridique exigent des contrôles mieux ciblés, grâce à une analyse de risque qui fait encore aujourd'hui défaut, malgré les efforts récents.

Au total, la Cour a retenu six recommandations. D'abord, faire d'Oseo uniquement un point d'entrée pour les rescrits. Suite à la publication du rapport, Bpifrance a demandé en décembre 2013 à ne plus être organe de traitement ni point d'entrée du rescrit CIR. Cette demande a été acceptée. Deuxièmement, clarifier les justificatifs demandés pour les remboursements anticipés. Troisièmement, publier une fiche type sur la description des projets de recherche demandée lors d'un contrôle fiscal. Quatrièmement, élargir le vivier des experts du ministère de l'enseignement supérieur, en prévoyant les budgets adéquats, et renforcer le caractère contradictoire de leurs interventions. En 2014 une médiation interentreprises a été mise en place, elle traite des litiges entre les entreprises et l'administration. Cinquièmement, cibler les contrôles fiscaux sur la base d'une analyse de risque et d'une intégration, dans le système d'information du ministère, du suivi de la créance et de ses rectifications. Enfin, dématérialiser la déclaration de CIR, ce qui devrait être engagé en 2015.

La dernière question posée portait sur les paramètres d'évolution possibles du CIR. La Cour s'est bornée à exposer des scénarios, sans trancher. Le premier paramètre d'évolution possible concerne l'assiette des dépenses éligibles. Faut-il exclure de l'assiette les dépenses de normalisation, de veille technologique et de prise, maintenance et défense des brevets ? En 2011, ces dépenses représentaient 680 millions d'euros, soit 4 % du total. On pourrait considérer que le CIR n'est pas l'instrument adéquat sur ces aspects, ou que le bénéfice de ce soutien pourrait être réservé aux PME, mais nous n'en faisons pas une recommandation. Deuxième hypothèse : en limitant le crédit d'impôt innovation aux prototypes des PME, en fixant son taux à 20 %, et surtout en plafonnant le niveau des dépenses éligibles à 400 000 euros par an, soit un crédit d'impôt maximal de 80 000 euros par entreprise, la loi de finances pour 2013 en a encadré l'usage. Cependant, l'incertitude qui s'attache à la notion d'innovation affaiblit cette mesure. La question de l'ajustement de ses paramètres ne se posera que si le crédit d'impôt innovation est beaucoup plus dynamique que prévu. La Cour relève enfin que les assiettes du CIR et du CICE sont pour partie identiques, avec un recoupement que l'on pouvait chiffrer en 2012 entre 400 et 600 millions d'euros de dépenses déclarées. Elle estime qu'il ne devrait pas être possible de bénéficier des deux crédits d'impôts sur une même assiette.

Le deuxième paramètre d'évolution possible est la méthode de calcul des dépenses éligibles. La Cour formule trois recommandations. Ajuster le forfait de dépenses de fonctionnement, révisé en 2011, mais encore trop élevé au regard du niveau réel de ces dépenses. L'enjeu financier est important : 1,5 milliard d'euros en 2011. Supprimer le doublement d'assiette pour la sous-traitance publique, qui s'ajoute à une profusion d'aides à la R&D partenariale, y compris dans le programme d'investissements d'avenir. Supprimer le forfait de fonctionnement de 200 % pour l'embauche de jeunes docteurs qui, combiné au doublement d'assiette déjà pratiqué, aboutit à un taux global de crédit d'impôt de 120 % sur la rémunération avec charges des nouveaux embauchés. La Cour estime d'une manière générale qu'un soutien public excédant le montant de la dépense engagée doit être évité. Elle recommande donc de ramener ce taux à 75 %, ce qui reste très significatif. La Cour ne propose pas de modification dans le mode de calcul des dépenses sous-traitées, mais une déclaration du crédit d'impôt par le sous-traitant constituerait une simplification notable.

Le troisième paramètre d'évolution possible du CIR est la méthode de constatation du crédit d'impôt : faut-il supprimer le remboursement immédiat pour les PME, le remboursement au bout de quatre ans pour les autres entreprises, calculer le franchissement du seuil de 100 millions d'euros au niveau des groupes ? Là encore, la Cour a passé en revue ces possibilités pour retenir une proposition unique qui garantit que le crédit d'impôt soit bien ciblé : réserver le bénéfice du CIR aux groupes qui prévoient la rétrocession du crédit d'impôt aux filiales où sont localisées les dépenses de recherche.

Le dernier paramètre d'évolution possible est le taux. La Cour a simulé l'impact de différents scénarios : retour au plafonnement, baisse du taux de 30 % à structure inchangée, plus grande modulation du taux de CIR selon le niveau de la dépense déclarée, taux différenciés par taille d'entreprises. Des simulations ont été réalisées à partir des déclarations réelles de 2011 et par catégorie de bénéficiaires. Pour autant, le Cour ne propose pas de révision des taux, car elle est soucieuse de stabilité des régimes fiscaux. Lorsque les études disponibles établiront l'efficacité du CIR, une réflexion pourra être conduite sur la concentration du taux de 30 % là où il s'avère le plus efficace. Toute évolution des taux du CIR devrait désormais être précédée d'une simulation.

La Cour a ainsi retenu quatre recommandations, simplifier l'assiette et la méthode de calcul, avec des dépenses éligibles correspondant au manuel international de référence, supprimer le doublement d'assiette pour la recherche partenariale et le forfait de fonctionnement à 200 % pour l'embauche de docteurs ; ajuster le calcul des frais de fonctionnement. Cela représente environ 10 % du CIR. Puis, publier rapidement une instruction fiscale clarifiant les dépenses d'innovation éligibles et mettre en place un suivi ad hoc du crédit d'impôt innovation - cette instruction a été publiée en octobre 2013. Enfin, exclure les doublons entre CICE et CIR et réserver le bénéfice du CIR aux groupes qui rétrocèdent le crédit d'impôt aux filiales ayant produit les dépenses éligibles.

L'évolution dynamique qu'a connue le CIR depuis 2008 va se poursuivre. La Cour propose de contenir ce coût sans remettre en cause ni l'architecture d'ensemble, ni l'efficacité du CIR. L'État doit se donner les moyens de connaître mieux et plus rapidement le CIR et son coût, par la dématérialisation par exemple. Face à l'émergence de pratiques frauduleuses en matière de CIR, il doit aussi se doter d'une analyse de risque, pour dissuader de tels comportements et mieux cibler les contrôles sur les entreprises à risque. La confiance dans ce crédit d'impôt et ses effets positifs en seront renforcés. Enfin, le CIR équivaut à une baisse de la fiscalité ciblée sur les entreprises, principalement industrielles, les plus exposées à la concurrence internationale. Cela doit être pris en compte dans toute réflexion.

Quel est l'objectif poursuivi par le CIR ? Si la France n'a pas atteint le seuil de 3 % du PIB en effort de recherche, c'est que la recherche privée est insuffisamment développée. Devons-nous, pour tenter d'y parvenir, concentrer les dispositifs sur les grandes entreprises ? Ou accorder la priorité aux PME, ce qui ferait moins augmenter la recherche en volume mais soutiendrait l'activité économique ?

M. Francis Delattre, président. - Merci. Pourquoi rapprochez-vous CIR et CICE, qui concernent des secteurs différents, pour des objectifs différents ? Certes, ces deux dispositifs réduisent le taux effectif d'imposition. Mais le CICE, par exemple, ne s'applique qu'aux salaires inférieurs à 2,5 fois le Smic.

Pensez-vous que le coût du CIR atteindra 7 milliards d'euros ? Cela ne manquerait pas de susciter des remises en cause. Ce sont surtout les grandes entreprises qui ont les moyens de faire de la recherche, mais elles la font quoi qu'il arrive. Faut-il concentrer les incitations sur les PME et les PMI ?

J'estime que le CIR est un bon instrument, malgré quelques défauts, que notre commission analyse. Sur les fraudes, nous attendons plus de vos analyses : le double examen, par un fiscaliste et par un scientifique, ne fonctionne pas aussi bien que se plaît à le penser la direction générale des finances publiques. Les entreprises, elles, voient rarement les experts. Comment savoir si les dépenses exposées sont bien affectées à la recherche ?

M. Michel Clément. - Le recouvrement entre le CICE et le CIR concerne environ 20 % des dépenses de personnel déclarées au CIR, pour un montant compris entre 400 et 600 millions d'euros. Le coût du CIR atteindra-t-il 7 milliards d'euros ? Je l'ignore.

M. Francis Delattre, président. - Ce serait souhaitable, mais difficilement soutenable budgétairement.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - Votre rapport a guidé mes premiers pas sur ce sujet. La réforme de 2008 n'a pas été précédée d'une enquête assez approfondie. L'objectif implicite n'était-il pas tout simplement de réduire le taux d'imposition des entreprises ? Avez-vous mis en évidence l'écart entre taux nominal d'imposition et taux réel, en particulier pour les plus grandes entreprises ? Quelle est la contribution du CIR à cet écart, par taille d'entreprises ? Cette dépense fiscale n'est pas assez maîtrisée. Toute la chaîne de R&D est soumise à une concurrence fiscale très vive. Pourquoi, dès lors, proposez-vous de supprimer l'avantage fiscal pour les produits de brevets ? La Cour s'est-elle intéressée aux lieux d'exploitation des brevets issus de la recherche menée en France ? Pour le dire autrement, l'administration fiscale se penche-t-elle sur les prix de transfert ? Vous n'avez pas évoqué les intermédiaires utilisés pour monter les dossiers.

M. Michel Clément. - Les cabinets de conseil ?

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - Oui. Nous essayons de nous faire une opinion à leur égard. La situation est-elle en voie de normalisation ? Que pensez-vous de la politique publique de recherche en France ? Comment s'articule-t-elle avec la volonté de réindustrialiser le pays ?

M. Michel Clément. - La Cour n'a pas réponse à tout ! Nous ne pouvons pas contrôler une entreprise privée. En 2008, les études d'impact associées à de telles réformes n'étaient pas obligatoires. Les administrations centrales connaissaient le coût prévisible du CIR, mais il a été sous-estimé. La Cour ne saurait se prononcer sur l'intention implicite - soutien à l'économie ou à la recherche ? - de cette réforme. En 2011, le CIR a représenté 7,9 % de l'impôt sur les sociétés. Avec la mesure fiscale sur les brevets, on atteint 9 %.

M. Michel Berson. - Pourquoi la Cour s'est-elle prononcée pour la suppression de mesures incitant à la collaboration entre secteur public et secteur privé et à l'embauche de jeunes docteurs ? La collaboration public-privé est insuffisante en France et les conventions collectives n'abordent pas la question de l'embauche des jeunes docteurs. Les grands corps de l'État sont soucieux de ne pas les accueillir...

Vous suggérez d'orienter le CIR vers l'industrie, où il est plus facile à cerner. Les dépenses de recherche y sont proportionnellement plus importantes - si nous n'avons pas atteint les 3 %, c'est parce que ce secteur décline depuis une décennie. Proposez-vous d'instaurer des taux spécifiques ? Actuellement, 60 % du CIR concerne l'industrie.

Avez-vous fait des simulations susceptibles de nous éclairer sur l'impact d'une variation des taux ? Ne faut-il pas plutôt jouer sur l'assiette ? L'audition de représentants de Thales nous a montré que la réduction des frais de fonctionnement pouvait faire considérablement chuter le CIR, ceux-ci représentant 25 % de l'assiette.

M. Michel Clément. - La recherche publique est puissante, la recherche privée se développe, mais les liens entre les deux sont insuffisants. Nous jugeons très positif que les entreprises recrutent des docteurs. Mais une incitation atteignant 120 % du coût est excessive. En outre, les docteurs recrutés sont souvent également ingénieurs, issus des grandes écoles, ce qui ne correspond pas exactement à l'objectif poursuivi, recruter des docteurs formés par l'université...

Que des grandes banques ou des compagnies d'assurances bénéficient du CIR peut étonner. Cependant, si le financement par subvention correspond à des sujets précis, le CIR laisse une grande liberté à ses bénéficiaires dans leurs choix de recherche. L'idée n'est donc pas d'orienter le bénéfice du CIR vers tel ou tel secteur. Du reste, les frontières entre secteurs ne sont pas toujours nettes. Aux États-Unis, le financement de la recherche se fait beaucoup par subventions. La Cour ne se substitue pas au législateur : elle se borne à explorer les conséquences de chaque scenario, sans se prononcer sur le choix entre eux.

M. Francis Delattre, président. - L'Allemagne et d'autres qui n'ont pas créé d'incitation comparable à la nôtre investissent plus que nous dans la R&D. C'est ce constat qui a conduit à faire évoluer notre dispositif en 2008, pendant la crise, pour aider les entreprises françaises. Les résultats commencent à apparaître. Les scories aussi : chevauchement d'assiette, contrôles incertains... Il semble que les experts ne se déplacent guère dans les entreprises. Comment mieux associer contrôle fiscal classique et contrôle scientifique ?

Comment font nos voisins ? Ont-ils une baguette magique ? Certes, les entreprises allemandes ont des marges solides, qui les autorisent à investir massivement : dernièrement, 5 milliards d'euros dans l'automobile ! Les nôtres sont plus fragiles. Mais n'y a-t-il pas d'autre solution que les dépenses fiscales, qui mitent nos recettes budgétaires ? En tout, environ 80 milliards d'euros : cela devient préoccupant. Quelles pistes pouvez-vous tracer ?

Concernant les expertises demandées aux chercheurs ou anciens chercheurs, la situation s'est améliorée. Les entreprises disent néanmoins que la remise en question de l'éligibilité de leurs programmes de recherche tombe comme un couperet, sans qu'elles aient la moindre occasion de se justifier.

Au Canada, suite à la recommandation d'un groupe d'experts, le dispositif a été réduit pour les grandes entreprises au profit des subventions directes. C'est un exemple intéressant. Les grandes entreprises, avec leurs services juridiques, sont bien mieux armées que les petites, lesquelles sont soumises aux démarches marketing des cabinets de conseil. Ceux-ci sont à l'origine de 1 milliard d'euros de CIR versé.

M. Francis Delattre, président. - Le rescrit devrait-il être plus répandu ?

M. Michel Clément. - Il plaît surtout quand il est positif...

M. Francis Delattre, président. - Il offre dans tous les cas une sécurité.

M. Michel Berson. - Combien d'entreprises et quels secteurs sont concernés par les plus-values de cession des brevets ? Des statistiques disent que 90 % de la dépense fiscale correspondante (une minoration de 50 % de l'impôt dû) est consommée par une quinzaine d'entreprises seulement.

M. Michel Clément. - Il y aurait 150 bénéficiaires pour 680 millions d'euros.

M. Michel Berson. - Sur ces 150, 10 % bénéficient-ils de 90 % de la somme ?

M. Michel Clément. - Nous n'avons pas eu accès au fichier.

M. Michel Berson. - C'est important.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - J'userai de mon pouvoir spécial.

M. Michel Berson. - C'est ce que j'ai essayé de faire, comme rapporteur spécial des crédits de la recherche, mais je n'ai pas réussi.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - La direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) que nous avons entendue nous a signalé la rareté des fraudes. Votre rapport en dénombre 22 sur 150 rectifications. Dans ces affaires, les cabinets sont-ils impliqués ?

M. Michel Clément. - La Cour n'a pas la capacité de procéder à des investigations en cette matière. La DVNI a effectué 1 400 contrôles, sur lesquels 150 rectifications liées au CIR ont été opérées, dont 22 pour fraude. Les fraudes constatées représentent donc 1,6 % du total, ce qui est très faible.

Audition de MM. Pierre Pelouzet, médiateur national interentreprises, Nicolas Mohr et Philippe Berna

M. Francis Delattre, président. - Nous recevons MM. Pierre Pelouzet, médiateur national interentreprises, Nicolas Mohr, directeur général et Philippe Berna, délégué innovation. Notre commission d'enquête a pour objectif d'analyser, compte tenu de la situation financière du pays, l'efficacité d'une dépense fiscale de 5,5 milliards d'euros, qui comme toutes les niches, peut donner lieu à optimisation. Votre position au contact des entreprises, en particulier des sous-traitants devrait nous éclairer.

Nous pouvons craindre que cette dépense s'emballe, ce qui provoquerait sa remise en cause. Comment améliorer le CIR ? Telle est donc notre question.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Pierre Pelouzet, Nicolas Mohr et Philippe Berna prêtent serment.

M. Pierre Pelouzet, médiateur national interentreprises. - Je suis très heureux de témoigner devant cette commission. La médiation interentreprises a pour objectif de recréer la confiance entre les entreprises, aujourd'hui affaiblie par les retards de paiement, les ruptures brutales de contrats, les renégociations désavantageuses ; le pire étant le racket au CICE, par lequel les grandes entreprises écrivaient à leurs fournisseurs qu'ils allaient toucher du CICE et devaient donc consentir une remise de 4 % sur les factures.

Or moins de confiance signifie moins d'investissement et moins d'emploi.

Notre approche est d'abord curative. La médiation est un outil merveilleux pour trouver une solution immédiate aux problèmes concrets : 80 % des cas sont résolus par les 45 médiateurs présents sur l'ensemble du territoire dans les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte), assistés par une quinzaine de médiateurs bénévoles retraités à Paris, anciens chefs d'entreprise, juges au tribunal de commerce ou cadres dirigeants. Nous sommes saisis sur des cas individuels mais aussi collectivement, par trente, quarante ou cinquante entreprises sur un sujet commun. Notre service est confidentiel, gratuit, rapide - nous travaillons au rythme des entreprises. Il se développe, avec des saisines multipliées par huit en quatre ans et une complexité de sujets qui augmente ; il est de plus en plus connu, utilisé et apprécié.

Nous développons aussi des outils préventifs. Notre « charte des relations fournisseur responsables » a été signée par 700 entreprises dans le pays, dont les trois quarts des entreprises du CAC 40, la plupart des entreprises publiques, les services achats de l'État et de collectivités. Puis nous avons vu venir les PME qui se reconnaissent dans les valeurs que la charte promeut. Nous allons maintenant plus loin avec un label : le cabinet Vigeo audite les entreprises, remet un rapport au comité de labélisation, qui l'attribue. Aujourd'hui 26 labels ont été décernés.

M. Francis Delattre, président. - Qui doit bénéficier du CIR, le donneur d'ordres ou le sous-traitant ? Cela occasionne-t-il des conflits ? Avez-vous dégagé une jurisprudence ?

M. Pierre Pelouzet. - Nous avons les mêmes outils sur l'innovation, avec une médiation sur le CIR pour laquelle nous pouvons être saisis par l'administration ou par les PME. Créer un dialogue entre entreprises et administration règle des problèmes tels que le paiement trop lent du CIR ; cela rassure les PME, qui sinon, pourraient préférer ne pas prendre de risque.

Nous avons travaillé avec des cabinets de conseil. En effet, de tels cabinets interviennent dans 25 % des dossiers, part bien plus importante lorsqu'il s'agit des PME, des TPE et des start up. Il y en a des bons et des mauvais... Nous avons ainsi vu fleurir les cabinets peu scrupuleux, pratiquant le démarchage téléphonique, prétendant s'occuper de tout en échange d'une commission de 30 %, fabriquant un dossier formellement parfait, mais qui donnait irrémédiablement lieu à un redressement deux ou trois ans après, assorti d'une pénalité - et bien sûr, la commission n'était pas restituée. Les cabinets amènent parfois au CIR des entreprises qui ne devraient pas s'y intéresser ; et leur exemple malheureux en décourage d'autres, qui seraient éligibles.

La solution nous a semblé être le référencement. Rassemblant tous les acteurs autour de la table - Bercy, ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, fédération de cabinets de conseil, préoccupée par cette image dégradée, associations de PME - nous avons constitué un référentiel de bonnes pratiques et lancé depuis quelques mois un référencement sur une base de test de sept cabinets.

M. Philippe Berna, délégué innovation auprès du médiateur national. - Le référencement concerne potentiellement 150 cabinets. Le candidat doit signer une charte comprenant cinq devoirs et onze engagements : devoir d'expliquer ce qu'est le CIR ou le crédit impôt innovation à son client, de s'assurer qu'il a bien compris ses droits et ses devoirs, d'alerter sur les évolutions de la fiscalité, de suivre les obligations contractées par le client et de prendre une assurance professionnelle à hauteur des risques pris par le client. Cela pourrait éviter à l'avenir que ne se reproduise le cas où un redressement fiscal a abouti à la disparition de l'entreprise.

M. Francis Delattre, président. - Votre charte comporte-t-elle un taux maximal de rémunération ?

M. Philippe Berna. - Non. Mais nous n'avons pas constaté dans notre échantillon de pratique tarifaire indécente. En revanche, de plus en plus de cabinets se lient sur une base annuelle, comme le ferait un expert-comptable, et non sur trois à cinq ans, ce qui permet un meilleur équilibre. Le cabinet a également un devoir de communication des éléments chiffrés sur ses activités, nombre de dossiers traités, nombre de dossiers redressés et montants des redressements.

Le cabinet doit également prendre l'engagement de faire correctement son travail : l'état de l'art ne s'improvise pas. Il faut choisir entre l'établir au début du projet pour cinq ans ou chaque année de la demande de CIR. Dans des discussions parfois musclées entre les clients et les cabinets, l'administration a heureusement assumé un rôle d'arbitrage bienvenu.

M. Francis Delattre, président. - Conseillez-vous le rescrit ?

M. Philippe Berna. - La charte permet d'identifier de mauvaises pratiques, comme de facturer de 20 à 30 % de commission, ou de ne pas valider l'état de l'art, sources connues de dérapages. Nous avons repéré deux tendances dans les sept cabinets évalués : la volonté de racheter une image de marque mise à mal par une minorité ; la convergence sur les mêmes bonnes pratiques de deux grands profils de cabinets : ceux, avec une culture juridique et comptable, qui gardent une logique de professions réglementées, et les consultants en stratégie et financement d'innovation.

M. Pierre Pelouzet. - Cela a été un très beau travail de réunir des acteurs ayant des objectifs contradictoires. D'ici cet été, une réunion de notre comité de pilotage lancera le référencement élargi ; nous pourrons alors commencer le nettoyage, si j'ose dire, en moralisant le domaine pour rassurer les entreprises.

M. Francis Delattre, président. - Dans le cas de la sous-traitance, qui est le bénéficiaire du CIR ?

M. Pierre Pelouzet. - Notre activité est infra-légale : il s'agit d'améliorer les relations entre les entreprises dans le cadre légal en vigueur. Quel que soit l'environnement juridique et économique, les relations sont difficiles entre les grands, les moyens et les petits.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - Une petite mise en situation : je suis une petite entreprise qui veut obtenir un CIR ; est-ce que je peux aller sur votre site pour connaître les cabinets référencés ?

M. Pierre Pelouzet. - Ce référencement sera publié par nous, mais aussi par les fédérations de sociétés innovantes, comme le comité Richelieu, et celles de cabinets de conseil.

M. Philippe Berna. - Le référencement est volontaire ; il ne dépend d'aucun texte normatif, mais d'un contrat portant des engagements réciproques. L'administration, quoique bienveillante, ne rentre pas dans le dispositif, qui n'est donc pas opposable fiscalement. C'est pourquoi nous faisons savoir aux PME : si vous constatez des dérives, saisissez-nous ! Dans chaque contrat, un chapitre est consacré à la charte ; il est précisé qu'en cas de non observation, il est possible de nous saisir, car nous pouvons agir en contrôlant voire, en cas de récidive, en excluant le cabinet du référencement.

M. Michel Berson. - En tant que médiateur, avez-vous rencontré des conflits entre donneurs d'ordre et organismes de recherche ? Le sous-traitant doit défalquer de son assiette le montant du CIR qu'il touche, par contrat avec son donneur d'ordre...

M. Pierre Pelouzet. - Nous n'avons pas eu de cas individuels sur le sujet, mais avons été saisis par un ensemble d'entreprises, contre les grands donneurs d'ordres. Les travaux commencent...

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure. - Quelle est la nature des plaintes que vous recevez ? Avez-vous constaté un racket comme celui évoqué pour le CICE ? Et sur les interventions des experts du ministère de la recherche ? Quel est le rôle des banques, avec les services d'affacturage ou les montages financiers ? Je pense aux coûts d'intermédiations, et à la situation d'Oseo, à la fois juge et partie.

M. Nicolas Mohr, directeur général auprès du médiateur national. - Nous avons été saisis 54 fois de difficultés en rapport avec l'innovation, dont 47 pour le CIR. Les cas étaient la lenteur du versement du CIR, allant jusqu'à plusieurs mois, pour lesquels nous avons mis en place des missions de bons offices, et une remise en cause de l'éligibilité de dossiers sur plusieurs années, pour laquelle nous avons mis en place un dispositif avec Bercy et les services du ministère de la recherche. Notre médiation a réussi dans 89 % des cas, sur 26 dossiers en tout.

M. Pierre Pelouzet. - Les banques ne sont pas dans notre champ d'action ; il faudrait vous adresser au médiateur du crédit.

M. Philippe Berna. - BPI-Oseo fait partie de notre comité de suivi. Il offre un produit de préfinancement du CIR, comme d'autres banques de réseau telle la BNP, mais en faible nombre, car ces dossiers sont complexes. Le CIR est en effet considéré en permanence comme une créance douteuse, puisqu'il peut être facilement remis en cause - les banquiers n'aiment pas trop cela - et il nécessite une expertise, ce qui rend ce produit cher, à travers un taux élevé. Or beaucoup de start up et de PME voient dans le CIR une source de financement, alors que leurs fonds propres sont près de zéro, voire négatifs, rendant les banques réticentes à prêter.

M. Francis Delattre, président. - C'est une vraie difficulté. Le CIR était censé aider justement les start up.

M. Pierre Pelouzet. - Si nous développions le rescrit, cela rendrait la créance moins douteuse...

M. Francis Delattre, président. - C'est pour cela que je vous demandais si vous le conseilliez.

M. Philippe Berna. - La réponse est oui ! Il est rédhibitoire pour un cabinet de ne pas en présenter. Il serait utile, prémunissant l'entreprise contre une remise en cause pendant toute la durée du programme de recherche, trois à cinq ans. Dès lors, le CIR serait considéré comme une créance quasi certaine.

M. Francis Delattre, président. - Et le banquier serait rassuré.

M. Philippe Berna. - Et les investisseurs...

M. Francis Delattre, président. - Il n'y en a guère en France.

M. Francis Delattre, président. - La France souffre d'une insuffisance de la strate de l'innovation, entre la recherche fondamentale et l'activité industrielle.

M. Philippe Berna. - Nous travaillons avec Pacte PME sur ce sujet. La logique de la sous-traitance, prédominante il y a quelques années, laisse de plus en plus la place à l'open innovation, avec des programmes de co-développement, ce qui crée de la confusion pour l'administration. Une réflexion est donc nécessaire.

M. Francis Delattre. - Nous nous pencherons sur cela de plus près. Je vous remercie.

La réunion est levée à 18 h 10.