Jeudi 3 mars 2016

- Présidence de M. Jean-Yves Le Déaut, député, président -

Audition de Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), sur le droit des objets connectés

M. Jean-Yves Le Déaut, député, président. - Notre ordre du jour comporte plusieurs points importants, dont le premier consiste en l'audition de Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), pour l'analyse d'un sujet qui nous tient à coeur depuis une audition que nous avons organisée le 2 juillet 2015 sur la place du traitement massif des données dans l'agriculture.

La dernière audition par l'OPECST du président de la CNIL est assez ancienne, puisqu'elle remonte au 9 février 2011. À l'époque, le président Alex Türk avait suggéré un rapprochement entre notre secrétariat et votre direction de l'innovation et de la prospective. Son courrier datait du 11 mars 2011, le jour même du choc du raz de marée sur la centrale nucléaire de Fukushima, qui a bousculé complètement les priorités de l'OPECST pour de nombreux mois. Mais c'est justement dans un esprit de travail conjoint que nous avons souhaité échanger avec vous ce matin, selon un mode informel, sur un sujet qui nous semble important.

Nous souhaitions entendre votre avis dans le cadre d'une réflexion sur les objets connectés que l'OPECST a engagée à l'occasion d'une audition publique que nous avons organisée en juillet 2015 sur la place du traitement massif des données dans l'agriculture, sujet qui n'est pas traité en tant que tel dans le projet de loi sur la République numérique, alors qu'il nous semble correspondre à un enjeu pour de nombreux secteurs de l'économie.

Les fabricants américains et japonais d'équipement agricole truffent en effet leurs tracteurs et leurs machines de capteurs, dans le but de récupérer des données qui vont alimenter, après des traitements massifs en Big Data, des services d'agriculture de précision.

En clair, l'information recueillie sur les conditions d'exploitation permet de créer des systèmes de pilotage automatique qui vont optimiser la distribution de graines, d'engrais ou d'insecticides en fonction des besoins du sol, définis au mètre carré près.

Ces systèmes de pilotage économique permettent donc à la fois de diminuer les coûts d'exploitation, en optimisant les volumes d'intrants utilisés, et de réduire l'empreinte environnementale de l'agriculture.

Le problème est que les données récupérées par les capteurs le sont souvent à l'insu des agriculteurs et ne sont pas accessibles pour d'autres fournisseurs éventuels de service d'agriculture de précision.

À l'inverse, l'Agence spatiale européenne a ouvert des services en Open Access de fournitures de données sur l'agriculture récupérées par des satellites du programme EO « for » Food (EO4Food). Les fabricants américains et japonais d'équipement agricole y ont donc accès pour affiner la qualité de leurs services.

La question que nous nous posons est la suivante : par quel instrument juridique pourrait-on obliger ces fabricants américains et japonais à fournir, eux aussi, en mode Open Access les données qu'ils récupèrent sur les machines utilisées en France ?

Le but n'est pas de leur interdire cette récupération de données mais de faire en sorte que celles-ci soient accessibles à des concurrents européens sur le marché des services d'agriculture de précision. L'accès aux données, même contre rémunération, garantirait ainsi la possibilité d'une offre concurrente, indépendamment de la fourniture, par ailleurs, d'équipements matériels.

Ce schéma d'une obligation de répondre à une demande d'accès aux données dès lors que celles-ci ont été produites dans le cadre d'une activité effectuée sur le territoire national pourrait s'envisager plus généralement pour d'autres secteurs. Il y a là un besoin juridique qui est lié à la multiplication des objets connectés dans toutes les activités.

La discussion devant l'Assemblée nationale du projet de loi pour la République numérique n'a pas abordé directement cette question. C'est pourquoi l'objectif de l'OPECST serait de profiter de la première lecture de ce projet de loi au Sénat pour introduire à bon escient un dispositif permettant, sinon de résoudre, du moins d'engager un processus pour progresser sur cette question. Comme vous le savez peut-être, le sénateur Bruno Sido, notre Premier vice-président, sera en bonne position pour porter des amendements, puisqu'il sera rapporteur pour avis au nom de la Commission des affaires économiques.

Il faudrait passer d'une situation de non-droit absolu, qui encourage ce pillage clandestin des données, à une situation où un opérateur français ou européen pourrait revendiquer devant un juge un droit d'accès à ces données collectées, quitte à verser une rémunération en contrepartie.

Pour mettre fin à ce droit de pillage clandestin, une démarche en deux étapes pourrait être envisagée.

La première étape consisterait à rendre cette collecte de données transparente. C'est la piste selon laquelle on pourrait considérer comme « personnelles » les données collectées. En effet, par retro-traitement, ces données donnent des renseignements sur celui qui a accompli les gestes générateurs. De plus, dans certains cas, le lien entre les données collectées et les personnes sont directs : les données recueillies lors de l'exploitation d'un champ sont couplées aux coordonnées géodésiques du champ, qui a un propriétaire, un gérant, un exploitant ; la commande des victuailles à renouveler dans le réfrigérateur indiquera comme adresse de livraison celle du propriétaire du réfrigérateur.

C'est principalement pour nous aider à y voir plus clair sur cette possibilité d'assimiler les données produites par des objets connectés avec des données personnelles que nous vous avons sollicitée. La CNIL a participé aux travaux d'élaboration de la nouvelle réglementation européenne sur les données personnelles, notamment en contribuant aux réflexions du « Groupe de travail de l'article 29 » (G29) dont elle est membre. Ce G29 a produit, en octobre 2014, une « Opinion » sur l'Internet des objets (Internet of Things) qui est assez ouverte sur le point qui nous intéresse (pages 10 et 11). Y a-t-il eu, depuis lors, des échanges qui ont permis de définir une position plus affirmée ?

La reconnaissance juridique du caractère personnel des données permettrait de mettre en oeuvre l'arsenal de la loi de 1978, et notamment d'ouvrir un droit d'information et de rectification aux personnes intéressées. Cette simple requalification permettrait donc, presque sans texte supplémentaire, de passer du pillage à l'insu des personnes concernées, à une collecte transparente.

Dans un second temps, il faudrait envisager un régime d'Open Access qui pourrait concerner d'ailleurs plus l'ARCEP que la CNIL, car il s'agirait en quelque sorte d'établir un droit similaire à celui de l'obligation d'accès mutualisée aux infrastructures de base pour les offreurs de service dans les activités de réseaux comme les télécoms ou la poste. En effet, il ne nous semble pas extravagant de considérer que les données collectées sur le territoire national devraient pouvoir alimenter en aval, moyennant une juste rétribution, des services d'agriculture de précision concurrents.

Une piste pourrait consister à considérer les données comme appartenant à celui qui effectue les gestes permettant de les produire : conduire son tracteur, sortir des victuailles de son réfrigérateur, etc. Dans ce cas, c'est l'auteur des gestes générateurs qui disposerait d'un droit à récupérer les données, en dépit du droit intellectuel du collecteur sur la constitution de la base de données. Il pourrait librement transférer ce droit à un offreur de service concurrent qui rémunèrerait directement le collecteur initial et le propriétaire des données.

Ces situations sont complexes, et il sera sans doute difficile de créer un régime juridique pertinent du premier coup. Mais l'OPECST est pleinement dans son rôle lorsqu'il explore, en amont de la loi, les difficultés juridiques créées par les avancées technologiques, et c'est pour nous aider à avancer dans nos réflexions que nous vous avons conviée ce matin.

Donc, la CNIL a-t-elle un avis sur cette idée que les données collectées par les objets connectés pourraient relever du régime des données personnelles, notamment à cause des progrès du Big Data qui permettent d'avoir des informations sur celui dont les gestes produisent les données captées par les objets connectés ?

Avant de vous donner la parole, madame la présidente, je voulais signaler la présence à nos côtés, pour nous appuyer éventuellement sur certains points techniques, de M. Claude Kirchner, conseiller du président de l'INRIA, qui suit de longue date les travaux de l'OPECST pour toutes les questions touchant au numérique.

M. Bruno Sido, sénateur, Premier vice-président. - La députée Anne-Yvonne Le Dain et moi-même avons commis un rapport sur la sécurité numérique qui m'a ouvert les yeux sur l'impossibilité en pratique de préserver l'intégrité des systèmes informatiques, et cela vaut pour la sécurité des données personnelles. Il faut, certes, se donner l'objectif d'organiser au mieux le régime d'utilisation de ces données mais il convient aussi de n'entretenir aucune illusion sur la possibilité d'empêcher leur consultation clandestine. Comme c'est un sujet d'importance majeure, nous sommes heureux de pouvoir vous entendre ce matin pour recueillir vos analyses à cet égard.

Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés. - Cette audition va me donner l'occasion, non pas forcément de répondre à toutes les questions que vous vous posez, car elles font aussi l'objet de réflexions au sein de la CNIL, mais de contribuer à vos propres réflexions.

Les interrogations soulevées par le développement rapide des objets connectés - on parle d'un effectif pouvant atteindre une cinquantaine de milliards - ne sont pas inédites, car ces objets représentent l'étape nouvelle de la numérisation. Les capteurs collectent de plus en plus d'informations qui font l'objet d'un traitement toujours plus fin. La CNIL et tous les régulateurs européens du G29 ont bien identifié cette problématique, et aux États-Unis d'Amérique, la Federal Trade Commission a organisé des auditions sur le sujet voici plus de dix-huit mois.

Les questions qui se posent sont les suivantes : en premier lieu, s'agit-il ou non de données personnelles ? Ensuite, la complexité des systèmes qui entourent les objets connectés permet-elle aux personnes de faire effectivement prévaloir leurs droits ? Les personnes ont, en effet, rarement conscience de l'identité de tous les acteurs qui collectent et transmettent leurs informations (un opérateur de télécoms, une plateforme d'application, etc.), ce qui produit une opacité sur la réalité des responsabilités. Enfin, les objets connectés sont exposés à d'importants risques de sécurité, du fait même du nombre des acteurs impliqués qui démultiplie les possibilités d'attaque.

Ainsi, ma première observation sera que les risques identifiés par l'OPECST dans le secteur de l'agriculture renvoient à des préoccupations transversales faisant déjà l'objet de réflexions de la part des autorités de protection des données personnelles.

Ma deuxième observation concerne la pertinence de l'analyse en termes de menace pour la souveraineté. Cette menace me semble se situer à deux niveaux pour l'agriculture : au niveau stratégique d'abord, car une prise de contrôle des capteurs peut permettre, par exemple, d'affamer une population en perturbant la distribution d'engrais pour abîmer les récoltes ; au niveau économique ensuite, car la collecte des données peut aboutir à constituer, depuis l'étranger, une rente informationnelle conférant une position dominante sur un marché.

Ces deux observations introductives pour dire qu'il n'y a rien d'étonnant finalement à ce que l'agriculture se trouve ainsi en bute à des enjeux déjà identifiées dans d'autres secteurs, même si, a priori, elle semble bien éloignée du monde du numérique.

Nous-mêmes, au sein de la CNIL, avons d'abord été étonnés que l'OPECST nous saisisse à propos d'un domaine qui nous semblait de prime abord hors de notre champ de compétence ; à la réflexion, nous nous sommes rendus compte que, bien sûr, le secteur de l'agriculture se numérise comme les autres et se trouve, de ce fait, confronté aux questions que la numérisation pose à toute forme d'activité industrielle et commerciale.

À partir de ces constats, comment avancer dans l'analyse ? La première question consiste à savoir s'il s'agit de données personnelles, sachant que, a priori, des informations sur le remplissage d'un silo à grains ou sur l'épandage d'engrais n'en sont pas et que les considérer comme telles pourrait alimenter les fréquentes critiques contre la France lui reprochant une tendance à une régulation excessive dans le domaine de la protection des données personnelles.

Mais, en même temps, le G29 reconnaît que la géolocalisation est une donnée personnelle. Par ailleurs, des informations précises sur les caractéristiques productives d'une parcelle peuvent être utilisées au détriment de l'exploitant agricole, soit par les assurances, soit par des protagonistes de la protection de l'environnement. Donc, si ces informations sont croisées avec d'autres, elles peuvent devenir très vite des données personnelles. D'une façon générale, des chercheurs ont montré que toutes les données pouvaient devenir personnelles dès lors qu'on les croisait avec des données contextuelles ; au MIT, on a même prouvé que quatre points d'une base de données suffisent pour remonter jusqu'à une personne physique identifiée par son nom et son prénom.

On perçoit donc bien que les données collectées dans l'agriculture peuvent effectivement avoir une dimension personnelle. Pour autant, il faudrait en établir une cartographie fine pour déterminer celles qui relèvent précisément du régime des données personnelles.

Dans le cas où les données n'auraient pas de caractère personnel, on pourrait imaginer de leur appliquer un régime résultant du constat qu'elles sont néanmoins d'intérêt général et que, à ce titre, elles emporteraient l'obligation d'être partagées. Le projet de loi pour une République numérique ne prévoit plus ce genre d'obligation que pour les données produites par des délégataires de service public ; il semble difficile de l'étendre aux données produites par les exploitants agricoles.

Comme vous venez de l'indiquer, on pourrait souhaiter, en deuxième lieu, que les collectes de ces données non personnelles soient, du moins, contraintes à plus de transparence. Le projet de loi Lemaire fournit à cet égard une solution en instituant une obligation de loyauté des plateformes, qui seront tenues de révéler les données qu'elles gèrent, à l'intention de qui. Car une machine agricole hérissée d'objets connectés peut parfaitement être considérée comme une plateforme. C'est un dispositif qui assurerait la protection du consommateur, même en l'absence de données personnelles.

Enfin, on pourrait envisager de soumettre la collecte des données par les objets connectés au droit de la concurrence, en s'appuyant sur le constat que cette collecte crée un risque d'établissement d'un marché captif.

Dans le cas où les données collectées depuis un drone ou une machine agricole ont un caractère personnel, car reliées à une personne physique, la loi offre plusieurs moyens de redonner à l'agriculteur une maîtrise sur ses données et, par là même, à l'agriculture française ou européenne de récupérer un peu de souveraineté sur lesdites données.

En premier lieu, le projet de loi institue un droit à la portabilité. Ce droit est reconnu également dans le futur règlement européen, dont les derniers ajustements devraient intervenir en mai 2016, et qui sera directement applicable en mai 2018. La suite de la discussion législative devrait d'ailleurs permettre de caler le régime français sur le régime européen pour éviter des discordances. Mais, d'ores et déjà, tel quel, le règlement européen permettra à l'individu de récupérer dans un format interopérable les données qui portent sur lui, c'est-à-dire celles qu'il a lui-même déposées, ou celles qui résultent de sa navigation, de ses achats.

L'individu concerné pourra utiliser son droit à la portabilité pour récupérer ses données et les transmettre à un autre opérateur. Par exemple, il sera possible de récupérer auprès de sa grande surface commerciale les données cumulées sur une année décrivant son profil de consommation, et de les communiquer à une grande surface concurrence, par exemple pour négocier les conditions que celle-ci offrirait si on se proposait d'en devenir client.

Chaque agriculteur pourra, certes, mobiliser pour son compte ce droit à la portabilité. Peut-on aller plus loin et ouvrir la voie à un dispositif d'Open Access, c'est-à-dire mutualiser les données récupérées par chaque agriculteur et les mettre en libre accès comme vous le suggérez ?

Mettre son droit personnel au service d'une communauté, c'est une idée très intéressante, et je crois que rien ne l'interdit. Ce n'est pas dans cet esprit que ce droit a été accordé, mais rien dans la loi ne s'oppose à ce qu'il soit utilisé de cette façon. Pour autant, un contentieux sur cette manière de l'utiliser conduirait probablement le juge à mettre en balance ce droit à la portabilité avec le droit de propriété du fabricant. Le droit de propriété a valeur constitutionnelle tandis que le droit des données personnelles ne l'a pas, sauf indirectement à travers le droit à la vie privée ; mais rien ne permettrait d'anticiper la décision du juge à ce stade car cette manière de faire usage de ce droit personnel à la portabilité n'a pas été envisagée jusque-là.

À côté de ce droit à la portabilité, la collecte des données, dès lors que ces données ont un caractère personnel, peut être soumise au contrôle de la CNIL qui va s'interroger sur la loyauté des conditions de cette collecte. Or, cette loyauté n'existe pas si l'individu concerné n'a pas été informé de la collecte, s'il n'a pas été mis en situation de faire jouer ses droits sur ses propres données, si les finalités précises de la collecte ne sont pas claires ; en ce cas, la CNIL peut prendre des sanctions.

Toutes ces considérations sont cependant d'une portée toute relative lorsque les opérateurs à l'origine de la collecte sont établis hors d'Europe, et cela semble le cas pour certains grands constructeurs de machines agricoles. C'est un problème récurrent pour les autorités de protection des données personnelles. Mais le nouveau règlement européen réalise une avancée substantielle à cet égard puisqu'il étend son champ d'application à tout traitement qui cible un consommateur européen, ce qui évite les esquives invoquant le fait que le prestataire ne serait pas établi en Europe. Au-delà du droit, c'est cependant par un rééquilibrage du rapport de forces entre les instances européennes et les grandes entreprises internationales du numérique qu'il sera possible d'obtenir une meilleure maîtrise de la situation. Les autorités européennes ne manquent pas d'arguments dans ce bras de fer, car les grands opérateurs américains sont très intéressés par la clientèle européenne, nombreuse, éduquée, à haut niveau de revenu moyen (par rapport au reste du monde), disposant de temps, et pouvant constituer des parts de marché conséquentes pour des produits avancés comme les machines agricoles.

La protection des données personnelles s'étend au cas où elles sont exportées de l'Union européenne vers un pays tiers, car ce transfert est, en principe, interdit, sauf si le pays de destination assure un niveau de protection adéquat, qui doit être constaté par La Commission européenne. Celle-ci avait accordé le bénéfice de cette protection aux États-Unis à travers le mécanisme du « Safe Harbour » de juillet 2000. Or la Cour de justice de l'Union européenne a invalidé cette décision le 6 octobre 2015 (Arrêt Schrems). La cour conteste que les États-Unis apportent « un niveau de protection des droits fondamentaux substantiellement équivalent à celui garanti au sein de l'Union », notamment du fait du pouvoir des services de renseignement américains d'accéder aux données commerciales. À la suite d'une mobilisation du G29, un nouveau dispositif de sécurité a été négocié par la Commission avec les États-Unis d'Amérique, le « Privacy Shield », qui est en cours d'analyse par le G29.

On perçoit bien qu'un secteur comme l'agriculture est concerné par ce genre de protection, car les capacités de traitement d'information permettent aujourd'hui de tirer bien autres choses des données a priori vues simplement comme commerciales. Les services de renseignement sont tout à fait en mesure de détourner ainsi vers leurs besoins des bases de données construites à d'autres fins. Il devient donc particulièrement pertinent de se montrer vigilant sur les garanties qui entourent l'exploitation de tous les gisements de données.

Un dernier mot pour indiquer que la CNIL a été très intéressée, par la découverte, grâce à la sollicitation de l'OPECST, de cette dimension numérique de l'agriculture, et qu'elle va s'efforcer désormais de faire une place à ce secteur dans son programme de contrôle, pour être en mesure de mieux comprendre les mécanismes techniques à l'oeuvre, en repérant précisément les objets connectés et les flux de données.

M. Bruno Sido. - Je suis impressionné par la démonstration que quatre données suffisent à identifier la personne à laquelle elles sont liées, et vous remercie pour ces analyses très intéressantes. Dans leur prolongement, je m'interroge sur la pertinence d'un régime d'Open Data pour les données de l'agriculture, lesquelles, ainsi rendues accessibles, ne serviraient pas seulement à renseigner les concurrents, ce qui pourrait être, après tout, de bonne guerre, ou les services secrets, ce qui paraît inévitable, mais aussi les administrations qui pourraient en tirer des instruments de contrôle pour le respect des règles (quotas ou autres) ou pour l'acquittement des impôts. À partir d'une puce sur un appareil de traite des vaches, on peut avoir une idée du chiffre d'affaires de l'élevage, de l'écart des volumes produits par rapport à des quotas (si on en impose à nouveau), et de bien d'autres choses. Peut-on imaginer un régime de gestion des données qui ne les rendent pas communicables à tout le monde, pour éviter que l'agriculteur ne se retrouve totalement désarmé face à tous ses interlocuteurs ?

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. - Pour l'instant, les données dont la récupération clandestine nous inquiète sont monopolisées par des grands acteurs américains qui n'ont aucun intérêt à promouvoir un système d'Open Access qui les priverait de leur rente informationnelle. Ils constituent des bases de données d'une importante valeur économique. Quant à l'accessibilité de celles-ci, certes, a priori, toutes les bases de données peuvent être pénétrées ou « hackés » ; on connaît l'exemple de Sony et, plus récemment, d'un hôpital de Los Angeles. Mais ce type d'accessibilité s'effectue en dehors de la loi et, en particulier, ne peut servir de base à une activité industrielle ou commerciale ayant pignon sur rue.

Si l'on en reste au cadre de la loi, les données doivent être collectées pour une finalité précise et, dans le cas qui nous intéresse, le premier problème tient à ce que cette collecte s'effectue à l'insu des agriculteurs. Comme je l'ai indiqué, des outils existent déjà pour redonner aux agriculteurs une certaine maîtrise de leurs données. Dans un deuxième temps, on peut imaginer que les agriculteurs souhaitent récupérer eux-mêmes ces données produites par les objets connectées pour leurs propres besoins. Quant à savoir si les pouvoirs publics peuvent avoir accès à ces données, cela relève, dans nos démocraties, de dispositions précises prévues dans le cadre de l'État de droit.

Mais parmi les différentes difficultés d'ordre juridique auxquelles se trouve confrontée l'agriculture du fait du développement des objets connectés, la priorité me semble devoir aller d'abord à la reconquête d'une information sur les flux de collecte et, ensuite, à une tentative pour en récupérer la maîtrise. La mise en place d'un régime d'Open Access me semble plutôt concerner une étape ultérieure.

M. Bruno Sido. - Mes collègues et moi avons un peu de mal à considérer la réalité du monde numérique autrement qu'avec lucidité. Les récentes lois sur le renseignement ont visé tout simplement à rendre légales des opérations qui se pratiquaient déjà au profit de certaines administrations. Et si l'on ajoute à cela la possibilité du « hacking », on constate qu'il existe déjà, de facto, un régime d'Open Data pour toutes les données.

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. - Permettez-moi de m'abstenir de tout commentaire.

M. Gérard Bapt, député. - J'aborde, pour ma part, les questions du numérique par le prisme de la santé. Mais j'ai appris ce matin qu'une entreprise chinoise venait de faire l'acquisition d'une vaste surface de terre dans le Berry et, en vous entendant, je me suis dit que l'intention était peut-être de se mettre en position de recueillir des données sur l'agriculture. Pour revenir à un constat dont j'ai déjà saisi la CNIL, les filiales françaises des entreprises anglo-saxonnes collectent des données, dans le domaine de la santé, mais pas uniquement sans doute ; et ces flux sont difficiles à contrôler. Ainsi, le régime de protection sociale du ministère de la défense est géré par la filiale d'une société américaine ; on peut donc imaginer que les services de renseignement américains n'ont pas de difficultés à suivre, depuis l'intérieur, la situation de la défense de ce pays ami qu'est la France. Existe-t-il des possibilités juridiques, au niveau français ou européen, d'exclure des appels d'offre pour des activités touchant à des données sensibles, les entreprises ayant leur siège hors d'Europe ?

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. - L'exemple que vous citez illustre bien que l'enjeu stratégique de la guerre économique s'est déplacé pour se situer maintenant au niveau des données. Qui maîtrise les données ? Qui a accès aux données ? Voici les nouvelles questions qu'il convient aujourd'hui de se poser, en se disant qu'il est indispensable de garder le contrôle des données dans certains secteurs d'importance vitale, sachant qu'il doit s'agir d'un contrôle effectif et réel. Des réflexions ont déjà été menées à ce sujet, puisque la CNIL, par exemple, a émis un avis sur le « Cloud » (le nuage numérique), et qu'elle a alerté sur le type de données qu'on pouvait admettre d'y stocker, car, par-delà la facilité que ce dispositif offre, elles s'y trouvent très exposées. Par exemple, il n'est peut-être pas conseillé d'y stocker les données liées aux recherches les plus avancées d'une université, ou les résultats de recherche et développement d'une entreprise. Tout repose ainsi principalement sur la vigilance de chacun, mais la CNIL avait néanmoins suggéré, quoiqu'elle se trouvât là un peu loin de son domaine, qu'un « Cloud » européen soit mis en place, offrant les garanties nécessaires. Vous savez sans doute que, pour le « Cloud » souverain, deux offres se sont affrontées et que cela n'a finalement débouché sur rien.

Dès lors que les données deviennent l'actif stratégique, si l'on veut garder un minimum de souveraineté numérique, il faut coupler le dispositif juridique de protection avec une offre industrielle et commerciale ; la seule barrière juridique ne suffit pas. Si les agriculteurs français sont, certes, alertés du danger de laisser leurs données aux machinistes américains, mais qu'ils ne disposent d'aucune alternative pour leurs achats d'équipements, ils en resteront au statu quo. La préservation de la souveraineté suppose donc une stratégie industrielle et commerciale.

M. Bruno Sido. - Pour ne pas donner l'impression d'un cynisme de principe, j'évoquerai une anecdote personnelle : mon iPhone est tombé à l'eau, et j'étais catastrophé à l'idée d'avoir perdu mes centaines de contacts. Et voilà que je découvre qu'ils étaient stockés sur le « Cloud », à mon insu. Certes, j'ai pu ainsi les récupérer mais cela m'a donné à penser que je n'étais certainement pas le seul à connaître la liste de mes contacts. D'une façon générale, à la suite de mon étude sur la sécurité numérique, je ne crois plus à rien en matière de protection des données.

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. - Il ne s'agit pas, en fait, de faire confiance ou non à des systèmes de protection ; il s'agit d'effectuer un arbitrage entre un bénéfice pour le consommateur en termes de service (généralement l'offre est peu chère, ergonomique, évolutive - la possibilité de récupérer ses données en est un exemple) et l'intérêt public, notamment en termes de sécurité ou de souveraineté. L'enjeu d'une politique publique consiste justement à trouver un équilibre entre ces deux aspects du développement du numérique. Ainsi, c'est certes très pratique au niveau individuel de stocker ses données dans le « Cloud », mais ce n'est peut-être pas tellement conseillé du point de vue de la vie privée et aussi de l'intérêt collectif.

M. Jean-Yves Le Déaut. - Merci, Madame la présidente, pour toutes ces précisions. Nous avons bien conscience que nos interrogations, nourries des exemples pris dans les secteurs de l'agriculture ou de la santé, renvoient à une situation plus générale. Nos préoccupations sont les suivantes : d'abord, qu'une collecte de données ayant potentiellement un caractère personnel ne puisse s'effectuer sans que l'individu concerné ne soit au courant ; deuxièmement, que la consultation des contrats en ligne puisse s'accompagner de la présentation d'un résumé des deux ou trois points importants, par exemple pour indiquer ce qu'implique la géolocalisation et vers qui les flux de données se dirigent.

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. - Ce que vous décrivez, Monsieur le président, la loi y oblige déjà, en posant le principe d'un droit à l'information, même si elle ne va pas, effectivement, jusqu'à exiger un résumé tel que vous le mentionnez. Le problème, c'est surtout que les utilisateurs, faute d'en percevoir les enjeux, ne mobilisent pas leurs droits. C'est une difficulté à laquelle la CNIL est elle-même confrontée, qui résulte de ce que la protection des données personnelles est perçue comme une préoccupation assez abstraite. Déjà, la protection des données de santé suscite plus d'attention car elle met en jeu le corps des personnes, et le risque d'une récupération de ces données par les assureurs, par exemple, est mieux compris. Il n'est pas certain en revanche que l'on puisse avoir pleinement conscience, de prime abord, des implications d'une récupération des données produites par des capteurs installés sur des tracteurs.

M. Jean-Yves Le Déaut. - Pour aller dans votre sens, la perception du risque liée à une diffusion des informations sur le génome individuel est bien comprise dans les pays qui l'interdisent. En France, nous sommes, à cet égard, sous un régime de moratoire.

Mais je souhaiterais profiter de votre présence, madame la présidente, pour évoquer un autre sujet. L'article 29 du projet de loi pour une République numérique a orienté vers la CNIL la compétence de réflexion sur l'éthique en matière numérique. Il va de soi que la CNIL pourra, en tant que de besoin, faire appel à des personnalités qualifiées pour cette nouvelle mission. Mais j'ai indiqué en séance publique, lors de la discussion générale, qu'il m'aurait semblé plus logique de permettre sur ce sujet un dialogue de la CNIL avec une structure indépendante. Car on ne peut à la fois être contrôleur et contrôlé, régulateur et concepteur des règles et des normes. Pour éviter ce mélange des genres, tout en évitant de créer un organe administratif nouveau, on aurait pu, tout aussi bien, étendre les compétences du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) aux sciences, technologies et usages du numérique. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. - Je pense que cette disposition a fait l'objet d'un malentendu. Le numérique est un phénomène transversal qui intéresse tous les secteurs de la société, toutes les activités. Personne ne peut penser avoir le monopole de l'éthique du numérique car des comités d'éthique sur ce sujet se constituent partout, dans les entreprises, dans la recherche. Par conséquence, lorsque le Gouvernement confie une mission dans ce domaine à la CNIL, ce n'est certainement pas pour qu'elle en détienne la clef exclusive, mais plutôt pour qu'elle y joue un rôle d'animateur et de catalyseur pour toute la communauté intéressée. Le rôle de la CNIL ne sera donc pas de dire ce qu'est l'éthique du numérique à partir des réflexions d'un comité ad hoc, mais d'organiser un processus d'échanges entre l'ensemble des parties prenantes permettant d'identifier les questions et les positions des uns et des autres.

M. Jean-Yves Le Déaut. - D'un autre côté, le CCNE, du fait du phénomène de convergence entre les technologies, sera immanquablement amené à traiter de questions d'éthique à la frontière des sciences de la vie et du numérique, et il nous semblait donc cohérent d'anticiper d'emblée cette évolution en élargissant ses compétences.

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. - Les aspects du numérique me semblent tellement nombreux et divers que cela me paraît difficile qu'un comité ad hoc, même composé de personnalités remarquables, puisse avoir les compétences pour traiter à la fois de questions d'éthique relatives aux robots, à l'ADN, au travail, à la protection de l'enfance, etc. En revanche, cela pourrait avoir du sens de réfléchir à des modalités de mobilisation des personnes compétentes, voire d'organisation de consultations citoyennes, pour que soit réalisé, sujet par sujet, un état des lieux des questions d'éthique. Ce serait là la mission de la CNIL telle qu'elle ressort de notre lecture du projet de loi, et la manière dont cette mission devrait être mise en oeuvre reste encore largement à établir.

M. Gérard Bapt. - La loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé prévoit que les référentiels d'interopérabilité et de sécurité qui s'imposent aux hébergeurs de données de santé à caractère personnel doivent être approuvés par arrêté du ministre chargé de la santé après avis de la CNIL. Avez-vous effectivement été consulté ? Mon inquiétude serait que ces référentiels soient trop permissifs et soient conçus pour éviter d'avoir à rehausser le niveau de performance actuel.

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. - Les services de la CNIL travaillent effectivement déjà avec ceux du ministère à l'élaboration des référentiels. Le calendrier de publication dépend quant à lui du ministère. La procédure d'agrément avait permis une élévation du niveau de sécurité mis en oeuvre par les opérateurs de l'hébergement de données de santé. Compte tenu du risque et de la sensibilité des données de santé, il paraît peu probable que l'on revienne sur cet acquis essentiel. S'agissant de la certification par un organisme tiers prévu par la loi santé, la CNIL veillera en tout cas à ce que le niveau de sécurité et de confidentialité reste élevé.

Présentation de l'étude de faisabilité de M. Jean-Yves Le Déaut, député, et Mme Catherine Procaccia, sénateur, sur « Les enjeux économiques et environnementaux des biotechnologies »

M. Jean-Yves Le Déaut. - Notre ordre du jour prévoit maintenant l'examen de l'étude de faisabilité pour un rapport sur les biotechnologies dont Mme Catherine Procaccia et moi-même sommes les rapporteurs. Ensuite, nous entendrons des présentations de conclusions à la suite de deux auditions publiques, l'une sur les robots et l'autre sur les ressources génétiques. Mais je laisse tout de suite la parole à M. Christian Bataille pour une courte communication de circonstance.

M. Christian Bataille, député. - Mes chers collègues, vous vous rappelez que le sénateur Jean-Claude Lenoir et moi-même avons rendu un rapport au nom de l'Office, en 2013, prenant acte de l'interdiction de la fracturation hydraulique pour l'exploitation des gisements d'hydrocarbures non conventionnels ; mais, nous inscrivant en cela dans la tradition éclairée et humaniste de la France, nous avions insisté pour que les recherches sur des techniques alternatives d'exploitation puissent se continuer.

Or, certains milieux parlementaires, à l'Assemblée nationale en particulier, ont récemment engagé une initiative législative visant à interdire toutes les recherches dans ces domaines. Prenant la parole durant les questions au Gouvernement, la ministre en charge de l'énergie a indiqué qu'elle veillerait à ce que cette interdiction soit inscrite dans le code minier.

Je voulais vous alerter pour vous inviter à faire contrepoids, autant que possible, à cette démarche qui exprime une négation de la science et de la recherche, et s'inscrit donc en contradiction avec les efforts menés par l'Office depuis toujours en faveur de la culture scientifique.

M. Jean-Yves Le Déaut. - En outre, cette démarche traite indistinctement l'exploration et l'exploitation, et ignore le cas particulier des gaz de houille. Je propose qu'un courrier de protestation à la double signature du Président et du Premier vice-président soit adressé aux membres du Gouvernement concernés.

M. Jean-Yves Le Déaut, député. Abordant maintenant l'étude de faisabilité sur les biotechnologies, je commencerai par une petite introduction, Mme Catherine Procaccia développera ensuite la technique nouvelle - dénommée CRISPR-Cas9 - qui se développe de manière exponentielle au niveau mondial, puis je vous indiquerai le périmètre de l'étude que nous vous proposons de mener.

Je remercie Mme Hélène Bergès, chercheuse à l'Institut national de recherche agronomique (INRA), membre du conseil scientifique de l'Office, d'être présente aujourd'hui parmi nous.

La commission du développement durable de l'Assemblée nationale a saisi l'Office, le 11 février 2015, d'une « demande portant sur les enjeux économiques et environnementaux des biotechnologies », justifiée par « l'intérêt d'effectuer un point sur l'état des recherches en matière de biotechnologies ».

Le bureau de l'Office a cependant souhaité attendre que le rapport « Agriculture-Innovation 2025 » soit remis aux trois ministres chargés respectivement de l'agriculture, de l'enseignement supérieur et de la recherche et du numérique, le 22 octobre 2015. Ce rapport a été rédigé par M. Jean-Marc Bournigal, président de l'Institut de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (IRSTEA), M. François Houiller, président de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), M. Philippe Lecouvey, directeur de la fédération des quatorze instituts techniques agricoles (ACTA) et M. Pierre Pringuet, président du conseil d'administration d'AgroParisTech. Nous avons reçu plusieurs des auteurs du rapport, en juin 2015 puis en février 2016.

Le rapport remis aux ministres traite, dans son axe n° 5, de la génétique et des biotechnologies. Il propose quatre projets visant à : développer la sélection génomique animale et végétale, assurer la maîtrise des nouvelles technologies, relever l'enjeu industriel des métabolites secondaires, leur diversification et leur développement et faire évoluer les procédures et protocoles pour favoriser le progrès génétique et son adaptation.

Ce rapport n'épuise cependant pas le sujet, loin de là. L'Office a désigné, le 24 novembre 2015, M. Jean-Yves Le Déaut, député, et Mme Catherine Procaccia, sénateur, comme rapporteurs d'une étude sur les biotechnologies.

Cette nouvelle étude actualiserait un travail permanent de l'OPECST sur les biotechnologies, qui a commencé avec le rapport de M. Daniel Chevallier, député élu des Hautes-Alpes, en 1990, à l'occasion de la première transposition d'une directive européenne sur les biotechnologies, puis a continué avec notamment les rapports sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) que j'ai eu l'honneur de présenter en 1998 et en 2005 et, dernièrement, les rapports de 2012 de Mme Geneviève Fioraso sur la biologie de synthèse et de M. Bruno Sido et de moi-même sur l'étude de M. Gilles-Éric Séralini sur le maïs transgénique NK 603.

Avec Mme Catherine Procaccia, nous avons procédé à onze auditions entre décembre 2015 et février 2016. Nous avons pris connaissance de la rupture technologique considérable que représente la découverte du procédé CRISPR-Cas9 (« Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats », pour « courtes séquences palindromiques répétées, groupées et régulièrement espacées »), à la suite de la publication d'un article par Mmes Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doubna, en 2012, dans la revue scientifique américaine Science. Mme Catherine Procaccia y reviendra.

Se pose alors la question des potentialités et des craintes liées à CRISPR-Cas9 et des autres nouvelles biotechnologies. La technique a évolué tellement rapidement qu'il est essentiel que le Parlement s'en saisisse dès maintenant.

Les biotechnologies se développent depuis maintenant cinquante ans, après la découverte de la double hélice de l'acide désoxyribonucléique (ADN) par Watson et Crick en 1953, puis du code génétique par Niremberg en 1962 et, ensuite, de la transgénèse (possibilité de transférer un gène d'une bactérie à une autre) par Schapiro en 1971.

L'essor des techniques de modification ciblée du génome (genome editing) date du début des années 2000.

Le comité scientifique du Haut Conseil des biotechnologies (HCB), dans un avis remis à la Commission européenne, le 16 janvier 2016, a établi une typologie de ces nouvelles techniques : nucléases dirigées, mutagénèse dirigée par oligonucléotides, techniques exploitant les mécanismes épigénétiques... On pourrait ajouter à la liste du HCB deux techniques nouvelles prometteuses, confirmées et largement utilisées depuis des années dans le domaine des biotechnologies : la PCR (Polymerase Chain Reaction), soit la possibilité d'amplifier des parties du génome, et la GFP (Green Fluorescent Protein), protéine émettant une fluorescence verte.

On distingue trois techniques de modification ciblée du génome dénommées « SDN » (Site-Directed Nuclease) : SDN1 (on coupe un morceau et on laisse l'ADN se réparer tout seul), SDN2 (on coupe et on remplace par un morceau équivalent de la même espèce) et SDN3 (on coupe et on remplace par une séquence provenant d'une autre espèce). Dans ce dernier cas, il s'agit de transgénèse effectuée de manière différente.

Quatre générations de nucléases se sont succédées : les méganucléases, qui étaient trop compliquées et ne sont plus maintenant utilisées ; les nucléases à doigt de zinc, qui ont été utilisées pour un essai contre le SIDA, qui sont encore utilisées mais qui ne fonctionnent pas avec tous les organismes vivants ; les TALE (Transcription Activator-Like Effector) nucléases, encore utilisées mais avec un processus long et coûteux ; et enfin, en 2012, l'apparition d'une nouvelle technique, CRISPR-Cas9, qui représente une véritable révolution.

Je laisse maintenant Mme Catherine Procaccia vous en parler.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente. - La découverte de CRISPR-Cas9, en 2012, est le fruit de recherches fondamentales, démarrées en 1987, et non de la recherche appliquée.

À l'origine, deux femmes, l'une française, Mme Emmanuelle Charpentier, actuellement directrice de l'Institut Max Planck de biologie infectieuse à Berlin (Allemagne), et Mme Jennifer Doubna, américaine, professeure de chimie et de biologie moléculaire et cellulaire à l'université de Californie (Berkeley). Elles menaient des recherches sur le système immunitaire naturel des bactéries, lequel les protège de leurs virus - les phages.

CRISPR-Cas9 est, en fait, le système d'immunité de la bactérie. La bactérie apprend naturellement à reconnaitre les virus en captant un petit morceau de leur génome et en le mettant dans son propre chromosome. Si un virus ayant le même génome revient, la bactérie fabrique une protéine (Cas9) et un petit ARN qui guide la protéine vers le génome du phage et le coupe en morceaux. Cas9 joue donc le rôle de ciseaux.

Ce système naturel des bactéries est transposé à l'ingénierie du génome. La nouveauté réside dans le guidage par l'ARN, qui permet à l'ADN d'être précisément coupé à l'endroit désiré. C'est ici que se trouve la profonde révolution.

La primauté de la découverte de cette technique de modification ciblée du génome est revendiquée aussi par d'autres chercheurs, en particulier par M. Feng Zhang, professeur d'ingénierie biomédicale au Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston ainsi que, à moindre titre, par M. George Church, généticien, ingénieur moléculaire et chimiste, également au MIT, mais dans une autre équipe.

Cette technologie simple, efficace, très facile, très puissante et pas chère à mettre en oeuvre - le coût d'une intervention par CRISPR-Cas9 serait de seulement dix ou quinze euros. Cela constitue une véritable rupture technologique. Elle se prépare en à peine deux semaines quand les autres techniques mettent plusieurs mois, si ce n'est des années, pour aboutir. Elle est en pleine explosion. De très nombreux laboratoires l'utilisent, d'autant qu'elle fonctionne sur tous les organismes vivants : levures, plantes, poissons, amphibiens, mammifères, y compris chez l'homme.

CRISPR-Cas9 permet d'enlever ou de modifier un gène (mutation ou correction d'une mutation). Elle peut aussi introduire plusieurs mutations à la fois. Cas9 couplée à une autre enzyme pourra provoquer l'expression d'un gène, éteindre un gène trop exprimé ou modifier l'épigénome de la région (au sens biologique : changement de l'environnement du gène, de son architecture tridimensionnelle), de telle sorte que son expression sera également changée.

Avec CRISPR-Cas9, on pourra faire de l'imagerie en fixant un fluorophore à Cas9. On pourra aussi contrôler dans le temps le moment où on souhaite que cette nucléase agisse ; on peut artificiellement couper la nucléase en deux, l'introduire à l'endroit indiqué dans les cellules, puis recoller les deux morceaux pour la réactiver au moment voulu.

Avant CRISPR-Cas9, si on voulait modifier les gènes d'un organisme, par exemple celui d'une souris, il fallait prendre des cellules souches embryonnaires, faire de la recombinaison homologue, sélectionner les rares cellules où ça avait fonctionné, les réintroduire dans les embryons, remettre les embryons dans la souris, obtenir les petits, sélectionner les embryons qui ont intégré la modification dans leur lignée germinale et produire deux nouvelles générations. Cela durait dix-huit mois environ.

Avec CRISPR-Cas9, il suffit de prendre une cellule de l'embryon, d'injecter la protéine Cas9 avec son ARN et de la réimplanter. Aucun acide nucléique n'a été introduit, seulement une protéine qui disparaitra par la suite. C'est cette protéine qui va modifier le génome de l'embryon.

Les interventions faites avec la technologie CRISPR-Cas9 sont, ou seraient, peu ou pas traçables du tout. Ce point est encore discuté par les scientifiques.

La technique s'améliore chaque semaine. Depuis le début de cette étude, plusieurs améliorations et découvertes ont dû voir le jour. Dans les laboratoires du CNRS, cette technique est utilisée de façon routinière pour des besoins de recherche fondamentale, pour faire de la mutagénèse.

La technologie CRISPR-Cas9 peut être utile pour reproduire de manière efficace et simple, sur un animal, une anomalie que l'on a observée sur l'homme, pour comprendre et observer ce qu'il se passe puis tenter de la corriger.

Une question reste encore pendante, celle des effets hors cible (off target) ou non intentionnels. Lors des essais réalisés, on a parfois pu constater des coupures à des endroits non désirés. Ces coupures sont potentiellement mutagènes. Leur nombre dépend de la séquence de la protéine ou de l'ARN guide choisi.

Depuis deux ans, les chercheurs ont fait progresser cette technique et arrivent à n'avoir quasiment aucun effet en dehors du site voulu (99 % des cas). Avec une seule Cas9, l'ADN était coupé deux fois. Ils ont muté les Cas9 de façon à ce que qu'elles ne coupent qu'un seul brin. Cela permet à l'ADN de se réparer tout seul. En outre, en utilisant deux ARN guide, les chercheurs ont obtenu plus de spécificité et de précision.

Chez les plantes, on fait la coupure et la réparation, puis on sélectionne la plante qui a la bonne coupure et la bonne réparation en éliminant les effets hors cible. Cette question des effets hors cible a, pour certains chercheurs, une durée de vie temporaire au sens où la spécificité de ces systèmes est tellement élevée qu'elle n'est pas une source d'inquiétude.

Cependant, les effets hors cibles sont très difficilement détectables à cause du grand nombre de divisions de cellules. Leur nombre a tellement diminué qu'on n'arrive plus à les distinguer des variations dues aux divisions naturelles de la cellule.

Les applications potentielles de CRISPR-Cas9 sont considérables, notamment en thérapie génique et agronomie.

Au Royaume-Uni, en novembre 2015, un essai thérapeutique est intervenu sur une enfant de onze mois atteinte de leucémie ayant résisté à tous les autres traitements, avec l'aide de la technologie mise en oeuvre par un laboratoire français, Cellectis. Aux Etats-Unis d'Amérique, M. George Church du MIT, déjà cité, travaille sur l'augmentation de la fertilité féminine ou sur la fente labiale (anciennement appelée « bec de lièvre »).

En thérapie génique, la technique CRISPR-Cas9 est une révolution. Elle permet de supprimer un gène ayant muté naturellement et ayant entraîné une maladie génétique. Il peut être remplacé par un gène non muté pour reconstituer la séquence d'ADN. Pour les maladies génétiques, il suffirait de modifier une certaine fraction des cellules anormales ; elles seraient en fait tuées et mettraient fin à la maladie génétique.

Le rythme des publications sur les applications thérapeutiques de CRISPR-Cas9 est soutenu. Cette technique permet de toucher des types cellulaires qui étaient inaccessibles auparavant : cellules cardiaques, cellules musculaires, voire neurones.

Un autre domaine d'application possible a trait à l'antibiorésistance des bactéries, c'est un enjeu important sanitaire et économique. CRISPR-Cas9, pourrait cibler ces bactéries antibiorésistantes et les éradiquer par d'autres moyens que des antibiotiques. Bien sûr, il faut faire très attention, surtout quand on agit dans l'environnement biologique.

La technologie fonctionne aussi sur des cellules germinales qui sont transmissibles d'une génération à l'autre. Des expériences ont eu lieu en Chine sur des macaques et des embryons humains non viables. Au Royaume-Uni, la manipulation génétique d'embryons à des fins de recherche a été autorisée en février 2016. Actuellement les essais germinaux sur l'homme en vue de lui assurer une descendance fonctionnent mal mais ils fonctionneront un jour. Il faudra alors être sûr de pouvoir les contrôler.

J'aimerais rappeler que nous en sommes encore au stade de la recherche ; il n'y a pas encore eu d'applications en matière de santé pour l'homme, mis à part le cas cité de la petite fille au Royaume-Uni ; la technique a été découverte en 2012 et le temps d'un essai thérapeutique est au minimum de cinq ou six ans.

Certaines maladies dramatiques pour l'homme comme la drépanocytose (et les thalassémies) pourraient être traitées avec ce système de mutation ciblée. Ainsi, pour l'hémophilie, on sait qu'il suffirait de supprimer moins de 1 % des protéines pour guérir le malade.

Il y a donc de grands espoirs, même si les applications sur l'homme ne seront pas opérationnelles tant qu'on n'aura pas ramené le taux de hors cible à zéro ou quelque chose de négligeable, car le risque lié à des transformations non désirées est évidemment plus sensible chez l'humain que dans le règne végétal ou animal.

Une vigilance s'impose donc pour vérifier l'arrivée à maturité de ces technologies, avec un très haut niveau d'exigence s'agissant d'applications sur l'homme. Ce n'est pas une question de législation, sauf bien sûr pour les cellules germinales.

Dans l'agro-alimentaire, CRISPR-Cas9 permet d'accélérer la création de nouvelles espèces végétales et animales.

Les avantages de CRISPR-Cas9, par rapport à la mutagénèse, sont la précision et la rapidité. Tous les semenciers travaillent sur ces techniques. Cela ne va pas bouleverser la sélection variétale telle qu'elle est faite aujourd'hui. Mais si des caractères sont vraiment importants, notamment de résistance à des maladies, la nouvelle technique permet de les introduire beaucoup plus rapidement qu'auparavant. Ceux qui ne pourront en disposer seront pénalisés par la concurrence.

Pour l'INRA, les biotechnologies ne sont qu'un moyen d'action parmi d'autres : agro-écologie, bioéconomie, agriculture numérique, robotique, biocontrôle, innovation ouverte, économie agricole et formation. Aucun de ces outils ne règlera seul tous les problèmes que l'on peut se poser en agriculture à l'horizon 2025. Mais, pour l'INRA, l'idée de ne pas utiliser les biotechnologies serait une erreur. En agriculture, il faut prendre en compte les systèmes de production et de transformation dans leur ensemble et mettre en place des dispositifs qui permettent de dialoguer avec la société et les parties prenantes.

Pour l'INRA toujours, le levier génétique est un des leviers majeurs permettant de s'adapter au changement climatique (tolérance à la sécheresse...), pour réduire les intrants, avec des plantes qui ont moins besoin de pesticides, et pour obtenir des animaux plus robustes et moins sensibles aux maladies.

L'enjeu des nouvelles technologies de modification ciblée du génome est d'accélérer considérablement le développement des nouvelles espèces. Passer à côté de ces nouvelles technologies exposerait la France et l'Europe au risque concurrentiel en provenance des autres continents, et donc à un affaiblissement de notre agriculture.

On peut citer comme exemple d'application le feu bactérien chez le pommier, qui est une maladie des vergers. Le gène, qui est dans toutes les variétés de pommiers cultivés, a un allèle de sensibilité à cette bactérie alors que les pommiers sauvages ont un allèle de résistance. Quand, il y a des centaines d'années, on a fait des sélections de pommiers, de façon très empirique, pour la qualité, la grosseur, la saveur ou la perte de l'astringence, on ne s'est pas rendu compte que l'on avait aussi perdu l'allèle de résistance à cette maladie.

Pour rendre les pommiers résistants, trois solutions sont possibles. On peut d'abord recroiser toutes les variétés de pommiers avec des pommiers résistants et on resélectionne. Sachant que l'on a une floraison par an et que cela nécessite quinze à vingt croisements, cela représente donc quinze à vingt ans de travail. La deuxième solution est de changer l'allèle du pommier sensible à partir du pommier résistant. Cela peut être fait facilement si l'on arrive à introduire l'ADN (technique SDN2). Cette solution est plus rapide que la solution par croisements. La troisième solution (SDN3) consiste à utiliser les zones identiques du génome que l'on veut modifier : on introduit un fragment d'ADN qui n'existe pas un endroit particulier dans le génome. Il s'agit d'une transgénèse ciblée qui peut se réaliser avec un gène synthétisé.

D'autres exemples sont constitués par les champignons de la vigne et la tavelure de la pomme.

CRISPR-Cas9 pourrait permettre de généraliser des améliorations apportées par l'INRA depuis plusieurs années dans la lutte contre le mildiou et l'oïdium de la vigne. À la suite de recherches commencées il y a trente-cinq ans pour explorer la biodiversité, l'INRA a retrouvé une variété de vigne sauvage muscadine résistante à ces maladies fongiques. Après vingt années de croisements, la résistance a été incorporée à un cépage. Les producteurs de cognac et de champagne sont maintenant demandeurs d'une telle solution pour leurs propres cépages.

À la suite de quarante années de croisements, l'INRA a réussi à proposer à la culture le pommier Ariane résistant à la tavelure, un autre champignon. Cette variété permet de réduire de moitié le nombre de traitements phytosanitaires habituellement réalisés sur cet arbre très sensible aux parasites.

Comme pour les précédentes biotechnologies, les domaines d'applications vont au-delà de la médecine et de l'alimentation. On peut citer la chimie, les matériaux, les procédés industriels, l'énergie ou l'environnement.

Le rapport s'efforcera d'en préciser les potentialités, sachant que beaucoup de choses sont actuellement en mouvement et qu'il faudra essayer d'aller aussi vite que les chercheurs.

M. Jean-Yves Le Déaut. - Afin de conclure, je vais vous exposer les questions qui se posent et pour lesquelles nous devons prendre des décisions ce matin.

L'étude demandée par la commission du développement durable de l'Assemblée nationale porte sur des enjeux économiques, environnementaux. Mais, comme il a été indiqué précédemment par Mme Catherine Procaccia, il s'agit aussi d'aspects sanitaires et éthiques. Nous souhaitons donc vous proposer d'élargir ainsi le périmètre de l'étude.

Les questions qui seront abordées dans l'étude sont les suivantes.

Il s'agit, premièrement, de la recherche et de l'innovation. On a, face à nous, une découverte, CRISPR-Cas9, basée sur des travaux de recherche fondamentale. Ces mêmes travaux de recherche fondamentale ont abouti à une application majeure, une réelle rupture : c'est une technique facile, peu coûteuse et pour laquelle on peut, selon les cas, détecter ou non les modifications. Il faudra distinguer ce qui peut être détecté et ce qui est caché, dissimulé ou invisible.

Les enjeux économiques passent par l'intermédiaire des brevets. Comme dans le cas du brevet du SIDA, il y aura une bataille entre, d'un côté, Mmes Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doubna et, d'un autre côté, MM. Feng Zhang et George Church, qui revendiquent également la découverte. Cela laisse entrevoir une bataille économique à ce sujet avec des enjeux importants. En matière d'organismes génétiquement modifiés (OGM), on peut citer la coopérative Limagrain, qui est le quatrième semencier mondial, avec deux milliards de chiffre d'affaires, 15 % revenant à la recherche et au développement. Or la R&D ne se fait plus en France mais en Amérique du Sud ou aux États-Unis d'Amérique, à cause du blocage sur les biotechnologies en France. Ces pays sont les premiers producteurs de blé. À cause de la domination de Monsanto, Limagrain doit payer des royalties à cette entreprise pour utiliser des technologies de résistance qui ont été développées.

Les enjeux agricoles découlent de ces enjeux économiques majeurs. Suivent les enjeux énergétiques et environnementaux. L'étude tentera de déterminer s'il y a d'autres enjeux que ceux du champ de l'agriculture et du domaine de la santé.

Les chercheurs estiment qu'il faut préserver le droit à la recherche dans ces technologies, pour apprivoiser l'amélioration des connaissances. Lors des auditions que nous avons réalisées jusqu'à maintenant, personne n'a demandé l'arrêt des recherches. C'est important à souligner car, lors de l'examen en cours de la loi sur la biodiversité, des amendements allaient dans ce sens. Il risque d'y avoir une bataille similaire à celles que nous avons connue avec les OGM, et sans doute plus violente.

Un moratoire généralisé n'est envisagé par aucune des personnes que nous avons auditionnées. Faut-il, à un moment donné, traiter de façon séparée les modifications de cellules humaines ? Oui, bien-sûr ! Mais nous avons déjà, en droit français et européen, un cadre interdisant l'utilisation sur des cellules germinales. Au niveau européen, c'est la convention d'Oviedo, mais elle n'est pas signée par tous les pays, notamment ni par le Royaume-Uni, les États-Unis d'Amérique ou la Chine.

Les entreprises demandent un cadre juridique stable. Le domaine de la propriété intellectuelle est d'importance majeure car même si, au niveau européen, cela semble géré et établi, lorsqu'on examine l'Office européen des brevets (OEB) d'aujourd'hui et les règles relatives aux brevets, on s'aperçoit que les différences entre brevet et certificat d'obtention végétale (COV) ne sont pas aussi maîtrisées qu'on pourrait le penser.

Pour cela, nous serons amenés à aller à Munich, afin d'observer la stratégie et la politique menée par l'OEB, notamment au regard d'une probable et intense bataille sur les brevets autour de ces technologies.

Il est interdit de breveter un gène en tant que tel, ce que les Américains n'avaient pas souhaité soutenir au départ, puisque M. Craig Venter avait déposé des brevets sur les ressources naturelles et sur des centaines de millions de bactéries dont il avait réalisé le séquençage de leur génome. Tout cela annonce une gigantesque bataille sur la propriété intellectuelle, qui viendra se superposer à la bataille autour de la paternité de la technologie.

L'autre point crucial de cette nouvelle biotechnologie est de savoir s'il s'agit d'OGM. La question se pose de savoir si les organismes obtenus par les nouvelles techniques de modifications ciblées des gènes rentrent, ou non, dans le cadre de la définition des OGM et doivent, ou non, être régulés comme tels. Des disparités réglementaires pourraient apparaître entre les États-Unis et l'Europe. De ce fait, une consultation est en cours de la Commission européenne auprès des États membres. La réponse, qui devait être donnée en 2015, a été retardée en 2016 et la possibilité d'une position unique est difficile à envisager. La plupart des États membres estiment que SDN1 et SDN2 étant équivalents à la mutagénèse, ils produiraient des OGM exemptés du régime juridique de la directive ; certains disent même que ce pourrait ne pas être des OGM. CRISPR-Cas9 serait une technologie « douce », « naturelle », les modifications qu'elle provoque n'étant pas différentes de celles apparaissant naturellement par la variabilité des espèces.

Ici surgit la difficulté : peut-on assimiler la technique à des mutations naturelles, sachant que l'on a des millions de mutations quotidiennes dans les organismes vivants ? Une étude publiée dans le magazine Science, en novembre 2015, montre que, sur les trente-six neurones du cerveau humain d'un individu, on dénombre 1 500 mutations somatiques propres à chaque neurone et toutes différentes. Chacune de nos cellules connaît des mutations. Cela est un point sur lequel nous serons amenés à travailler.

Les impacts sur l'environnement devront également être traités dans notre étude. Cela résulte d'ailleurs de la saisine initiale, avec la coexistence des cultures OGM et non OGM. Les cultures qui seraient obtenues par ces nouvelles technologies seraient-elles assujetties aux mêmes règles de coexistence que celles qui ont été définies dans la loi du 25 juin 2008 relative aux organismes génétiquement modifiés ? Il n'y a pas, aujourd'hui, au niveau de la France, d'application, ni d'interdiction d'OGM. La régulation n'engendre aucune autorisation. La loi de 2008 permet les cultures en plein champs mais aucune autorisation n'est donnée. Je rappelle que le dernier essai en plein champ, sur des peupliers, a été arrêté sans interdiction ni autorisation ; il y a eu une non décision politique.

L'autre impact sur l'environnement concerne la technologie du guidage des gènes (gene drive). Cette technique permettrait d'éradiquer les moustiques porteurs de maladies graves pour l'homme (malaria, chikungunya, dengue), en supprimant ou en modifiant la fertilité de certains moustiques, donc en modifiant globalement la biodiversité. Nous nous posons alors la question de l'opportunité de leur application et de la maîtrise des risques pour l'environnement.

Le Sénat nous a également demandé d'étudier l'exemple des huitres triploïdes et les questions qu'elles posent en matière de mortalité, d'équilibre de l'écosystème et d'envahissement. Nous traiterons également cette question.

Enfin, nous travaillerons sur la complémentarité entre biotechnologies et agro-écologie, en élargissant les objectifs de recherche en amélioration et sélection animale et végétale, sans opposer les techniques : diversification des espèces, résistance aux maladies, réduction de l'usage des pesticides, tolérance à la sécheresse ou à la chaleur, robustesse des animaux dans un but de durabilité, ou encore adaptation de la qualité aux usages alimentaires...

Les impacts sur la santé ont été globalement développés, ils posent un certain nombre de questions éthiques et d'interrogations autour de la sécurité et de la sûreté, dans la mesure où ces technologies peu coûteuses risquent de laisser prospérer ce qu'on appelle la « biologie de garage », comme il y a eu de « l'informatique de garage ». La sûreté, ce sont des risques de bioterrorisme qui seraient entraînés par une technologie à faible coût avec l'adjonction de toxines et de différents composés. Les aspects éthiques, avec les tentations d'eugénismes et de transhumanisme, ont été soulevés par des essais chinois, en 2015, sur des embryons humains non viables ; l'expérimentation a été arrêtée car des modifications sur des parties non ciblées du génome ont été repérées. L'expérience chinoise, à l'inverse de ce qui a été dit dans la presse, n'était qu'une expérimentation de recherche.

Au Royaume-Uni, une autorisation a été accordée au Dr Kathy Niakan, en début d'année 2016, afin de pouvoir entreprendre des recherches sur l'embryon humain, mais cette recherche ne s'effectue pas dans le cadre d'un embryon viable et l'essai ainsi autorisé a été bien défini par la commission d'éthique. Cela serait sans doute impossible à envisager en France. La convention d'Oviedo, avec l'interdiction de modifier la lignée germinale de l'homme, a le mérite d'exister. Il faut réussir à la mettre en avant et demander, par des discussions internationales, qu'au regard du développement de ces nouvelles technologies, elle soit signée par tous les pays.

Plusieurs organismes se sont prononcés : le comité d'éthique de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), en octobre 2015 ; le comité des droits de l'homme et de bioéthique du Conseil de l'Europe (DH-BIO) sur les technologies de modification de génome, en décembre 2015, avec une proposition de recommandation de son assemblée parlementaire ; la déclaration des académies des sciences européennes en juillet 2015 ; ainsi que le comité international de bioéthique de l'UNESCO dans un rapport, en octobre 2015.

Tous souhaitent que l'on encadre ces technologies, notamment lorsqu'il s'agit de la modification des cellules humaines. En décembre 2015, une conférence sur ce sujet s'est tenue à Washington, d'où découlent deux interrogations : une régulation internationale spécifique est-elle nécessaire et comment faut-il l'organiser ? Faut-il créer, sur le modèle du groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (GIEC), une instance internationale de chercheurs sur les questions relatives aux biotechnologies ?

Le débat public et l'information des citoyens sont des nécessités. Des questions concernent le Haut Conseil des biotechnologies : clarification de son rôle, compétence, paralysie... Alors que, dans le précédent mandat du Haut Conseil, la totalité des semenciers et des industriels avaient démissionné, aujourd'hui un seul chercheur, M. Yves Bertheau, a démissionné. Après sa démission, celui-ci a participé, le 2 mars 2016, à une conférence co-organisée par M. José Bové au Parlement européen, à Bruxelles, et intitulée « Nouvelles techniques de sélection : OGM cachés ? ».

Quel sera le cadre de travail de l'étude de l'Office ? Deux auditions publiques sont programmées, l'une à l'Assemblée nationale, le 7 avril 2016, sur la technologie CRISPR-Cas9, et l'autre au Sénat, en octobre 2016, sur un thème restant à définir.

Les déplacements prévus par les rapporteurs couvrent les États-Unis d'Amérique, l'Argentine et le Brésil, mais aussi trois pays européens avec le Royaume-Uni, l'Allemagne et la Suisse. Ce sont les pays ayant le plus développé ces technologies. Nous souhaitons également aller à la rencontre des institutions telles que celles de l'Union européenne à Bruxelles (Commission européenne, Parlement européen), et à Munich (Office européen des brevets...), l'Organisation mondiale de la santé (OMS) à Genève et l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) à Rome.

Un comité de pilotage de l'étude est en cours de constitution.

Nous pensons et souhaitons présenter le projet de rapport à la fin de l'année 2016 ou au début de l'année 2017.

À l'issue de cette étude de faisabilité, les rapporteurs, Mme Catherine Procaccia et moi-même, proposons à l'Office d'engager l'étude dont il a été saisi, en élargissant son périmètre aux problématiques sanitaires et éthiques.

M. Bruno Sido, sénateur, Premier vice-président. - Ce qui a été dit est très intéressant. Je pense que, effectivement, il faut aller de l'avant avec ces nouvelles technologies et bien examiner les conséquences juridiques. Ces technologies, si elles sont approchées de façon intelligente, permettront de lever le blocage actuel sur les OGM. Je considère que ce qui vient d'être dit est tout à fait novateur. Les perspectives envisagées ainsi que l'élargissement du sujet sont tout aussi pertinents. Je soutiens le projet d'étude de faisabilité qui nous est proposé.

Mme Hélène Berges, membre du conseil scientifique de l'OPECST. - Je ne peux que constater que la démarche proposée constituerait un moyen de dépassionner ce débat en s'appuyant sur des faits scientifiques. Cependant, ce n'est pas parce que l'on a un discours intelligent que l'on est toujours entendu. Il faut essayer de communiquer suffisamment et correctement autour de ces technologies et de leurs applications. Il est clair qu'il s'agit d'une technologie aux retombées énormes et puissantes ; il faut l'encadrer et la plupart des chercheurs y réfléchissent. Il ne faut surtout pas renouveler le modèle que l'on a actuellement avec les OGM, par rapport à d'autres pays qui avancent beaucoup plus vite. Les retombées économiques sont très importantes.

M. Bruno Sido. - Peut-on imaginer pouvoir traiter, avec ces nouvelles méthodes, des maladies de types chromosomiques, telle que la trisomie 21 ?

Mme Hélène Berges. - Ce serait vraiment pour traiter des maladies plus simples, que l'on connaît, c'est-à-dire avec un seul gène pathogène. Ce n'est pas le cas de toutes les pathologies.

La trisomie 21 est une translocation, un grand fragment, c'est différent. CRISPR-Cas9 n'est, pour le moment, pas un type d'application possible pour cette maladie, et toutes celles entraînant la multiplication d'un chromosome.

C'est vraiment adapté aux problématiques d'un gène pour une pathologie. Il existe des phénomènes beaucoup plus complexes, qui régissent des caractères. Mais les applications possibles existent déjà, et nous n'en sommes qu'au début. Nous pouvons imaginer, en termes d'applications, encore beaucoup de choses.

M. Jean-Yves Le Déaut. - Nous avons demandé aux ambassades de plusieurs pays du monde de nous décrire la situation dans leur pays. Nous avons reçu des rapports de pratiquement tous nos services scientifiques.

Dans celui relatif au Japon, où l'on observe que ce pays n'est pas à la pointe de ces technologies et qu'il a pris un peu de retard, nous avons pris connaissance d'un tableau intéressant sur l'évolution du nombre des publications scientifiques sur ces nouvelles biotechnologies depuis 2012.

L'exponentialité que révèle le tableau est assez incroyable. Tous les pays augmentent entre 2014 et 2015, sauf la France qui est en baisse. Cela est expliqué par la précaution, la prudence envers la signification que revêtirait cette technologie s'il s'agissait véritablement d'OGM. Ce tableau sera annexé à l'étude de faisabilité pour que tous les membres de l'Office en prennent connaissance.

Après l'audition publique du 7 avril prochain, il sera utile de rédiger, pour nos collègues parlementaires, un « deux pages » ou « quatre pages » sur ce sujet. Car je vois les tentatives de certains de « verrouiller » le système sans l'avoir étudié, alors que le président de la commission du développement durable de l'Assemblée nationale, en saisissant l'Office, nous a demandé de nous en occuper. Il nous faut présenter l'outil, les instruments législatifs, nos réflexions et nos préconisations, afin de sensibiliser les parlementaires et, au-delà, le public.

Mme Catherine Procaccia. - Par rapport aux OGM, il me semble que la différence est constituée par le levier sur les maladies génétiques. Le fait que cette technique s'applique aussi à l'humain peut être un atout pour empêcher que l'on mette un frein en matière végétale.

Nous avons évoqué la drépanocytose, ainsi que la piste consistant à immuniser les moustiques contre des virus mortels. Les enjeux humains sont considérables, évidemment, pas pour toutes les maladies, mais pour un bon nombre d'entre elles, dont beaucoup trop de personnes sont victimes. Cela pourrait être un atout dans la communication des chercheurs. Il faut une approche globale. Par ailleurs, je suis étonnée du grand nombre d'articles sur ce thème publiés dans la presse grand public. Cette présentation par rapport aux maladies devrait pouvoir être traitée de façon différente en France.

Mme Hélène Berges. - J'ai tendance à dire que les OGM ne posent pas de problème à partir du moment où ils n'intègrent pas les plantes génétiquement modifiées (PGM).

M. Jean-Yves Le Déaut. - Pour relativiser, je rappelle que le diagnostic préimplantatoire (DPI) est une technique adaptée aux maladies monogéniques. Ainsi, nous pouvons tester l'oeuf à partir du moment où la maladie risque d'être transmise pour la troisième ou quatrième fois à l'enfant, et le réimplanter par fécondation in vitro (FIV). Le DPI existe déjà pour traiter les problèmes indiqués.

Présentation des conclusions relatives à l'audition publique sur « Les ressources génétiques végétales, de l'amélioration à la conservation des espèces : le modèle français » du 13 octobre 2015 par Mme Anne-Yvonne Le Dain

Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée, vice-présidente. - La présente audition fait suite à celle conduite en janvier 2015 sur les semences et a permis de mesurer l'importance des ressources génétiques végétales pour l'avenir de notre planète, car elles sont la base de tout ou partie de la production végétale au service de l'humanité. Ainsi, seules la conservation et l'amélioration de ces ressources génétiques permettront d'assurer la sécurité alimentaire de la population mondiale alors que la croissance de cette dernière constitue un véritable défi pour la préservation de l'environnement. Comment parvenir à produire plus, de meilleure qualité, d'une manière adaptée aux modes de vie et aux goûts alimentaires des populations concernées, tout en réduisant l'impact environnemental, et en se plaçant dans une perspective de développement durable ? Le tout dans un contexte de changement climatique qui suppose une adaptation rapide des ressources génétiques végétales.

Une telle entreprise ne peut être menée à bien sans le concours décisif de la recherche scientifique, tant publique que privée, dont le rôle en matière d'amélioration des espèces végétales s'avère déterminant. Depuis longtemps, la France a su construire une dynamique positive entre les entreprises, les pouvoirs publics, la recherche scientifique et les acteurs paysans. Cette structuration commune a permis, et doit encore permettre, de fédérer les acteurs, afin que la boucle d'interactions qui permet de passer de la découverte à l'innovation puisse s'effectuer dans les meilleures conditions de rapidité et d'efficacité.

La question de l'accessibilité aux ressources génétiques végétales constitue un enjeu majeur pour l'amélioration variétale, et ce, pour toutes les formes de production, céréalière, horticole, légumière, fourragère, fruitière ou forestière, de serres ou de plein champ. Or si le caractère local de la production est évident pour tous, les échanges internationaux ont conduit, de fait, au développement de nouveaux modèles économiques, agronomiques et techniques. L'accès et l'usage des ressources génétiques se trouvent ainsi de plus en plus encadrés par des accords internationaux s'efforçant de mettre en place des modalités équitables d'échanges et de rémunération du travail et des investissements des uns et des autres, entre pays, et à l'intérieur des pays eux-mêmes. La loi Biodiversité en témoigne : les modalités de partage des bénéfices donnent lieu à des débats intenses et à des définitions juridiques élaborées sur les concepts de partage des avantages, d'accessibilité, de droit d'usage, jusqu'à définir les périmètres d'interactions entre acteurs. Les ressources génétiques végétales posent ainsi les questions essentielles de leur propriété comme des droits et des bénéfices en résultant.

Dans ce contexte à la fois local, national et international, la recherche scientifique en amélioration variétale ou en agronomie fut longtemps la principale direction prise. De nouvelles voies de recherche sont désormais à l'oeuvre sur l'acceptabilité sociale de ces évolutions. Elles sont à mettre en regard des améliorations que les travaux scientifiques ont vocation à favoriser, mais doivent aussi conduire à s'interroger sur les risques d'appropriation exclusive par tel ou tel acteur. Les ressources génétiques se situent dans un espace collaboratif très sensible et très réactif, témoin des complexités de notre temps : entre progrès techniques et scientifiques, interpellations citoyennes, maîtrise du métier, performances économiques et intérêt national.

Les conventions internationales sur la biodiversité rythment désormais l'évolution de ces questions et posent celle de la nature de la propriété intellectuelle des ressources génétiques. Deux écoles ont été et sont à l'oeuvre dans le monde : celle du brevet et celle du certificat d'obtention végétale (COV), lequel semble avoir recueilli les faveurs de l'Union européenne... Il apparaît, en effet, le plus apte à satisfaire l'ensemble des parties prenantes sans permettre une appropriation exclusive d'un gène, natif ou transformé, par une seule des parties. De plus, il contribue au financement de la recherche tout en maintenant le libre accès aux ressources génétiques végétales, en ce qui concerne l'amélioration variétale, et ce grâce au concept d'exception de sélection, qui s'est montré efficace.

En France, le Catalogue des semences, grand livre de la ressource génétique et de la semence autorisée, a longtemps été une sorte de Bible intouchable - que certains intérêts s'étaient certes appropriés - mais qui a fait la preuve de sa solidité technique et conceptuelle. Des aménagements et des évolutions du Catalogue ont été apportés récemment pour y intégrer des semences dites « paysannes », sur une liste explicite. Des débats se développent encore pour accroître cette ouverture à tous de tous les échanges de semences et des graines, sans contrôles ni blocages. Bref, le Catalogue est ainsi devenu un objet politique.

Toutefois, il convient de souligner que ce système du COV se trouve malgré tout concurrencé par le développement des brevets, lesquels sont déposés sur des traits natifs modifiés interdisant ainsi l'accès à la ressource végétale contenant ce trait natif modifié. Il s'agit là d'un dévoiement du système des brevets qui ne devraient porter que sur le procédé utilisé et non sur la ressource végétale elle-même. Cette prolifération de brevets constitue une menace pour le libre accès aux ressources génétiques végétales et donc un frein potentiel important à la poursuite de l'amélioration variétale. Au niveau international, les règles ne sont pas pleinement fixées, même si, au niveau européen, elles semblent, peu ou prou, se stabiliser. On le voit donc, le champ des ressources génétiques est bien un territoire d'avenir où l'on pressent que, entre brevetabilité du vivant et certificat d'obtention végétale, sont abordées des questions de fond qui touchent à l'avenir de l'humanité. Quel prix à payer, à qui, pour quoi et dans quel but, avec quel avantage et quel préjudice ?

Il apparaît donc important que les instances institutionnelles françaises se mobilisent et fassent entendre leur voix, notamment dans les organes internationaux en charge de ces questions, pour obtenir que le système des brevets ne conduise pas à une appropriation des ressources génétiques végétales, particulièrement préjudiciable aux pays du Sud, dont les populations sont les plus exposées en matière de sécurité alimentaire, mais aussi à nos filières agricoles françaises, très performantes.

Ainsi, la filière semencière française constitue un acteur économique majeur qui s'illustre comme premier exportateur mondial et premier producteur européen de semences, contribuant ainsi, de manière significative, à l'excédent de la balance commerciale et représentant un vivier d'emplois tout à fait conséquent. Il s'agit d'un secteur dynamique et évolutif, où l'innovation joue un rôle déterminant pour relever les défis de la sécurité alimentaire mondiale, du développement durable et de l'adaptation au changement climatique. La question du financement de la recherche y est donc cruciale. À cet égard, on constate que les entreprises semencières sont fortement impliquées dans l'effort de recherche puisqu'elles y consacrent en moyenne 13% de leur chiffre d'affaire, ce qui constitue un pourcentage élevé par comparaison avec la plupart des autres secteurs économiques (industries et services) et un niveau rarissime au sein du secteur agricole et agro-alimentaire.

Or, la recherche publique apparaît plus dispersée et les financements attribués avec davantage de parcimonie que dans d'autres domaines. Ainsi, l'Agence nationale de la recherche (ANR) ne consacre que 1,7 % de son budget aux projets relatifs aux ressources génétiques végétales. De même, si des équipes extrêmement dynamiques se mobilisent au sein de laboratoires performants, notamment dans le cadre d'unités mixtes de recherche où des compétences issues de plusieurs organismes publics de recherche conjuguent leurs efforts, la pérennité et le niveau du financement de la recherche publique dans le domaine végétal apparaissent insuffisants, au regard des enjeux majeurs pour l'avenir de l'humanité sur notre planète auxquels elle doit apporter des réponses. Ainsi qu'il a été souligné au cours des auditions, le processus de recherche qui permet d'aller jusqu'à la création variétale est extrêmement long. Il apparaît donc indispensable de renforcer la coordination de la recherche publique dans ce domaine ainsi que les moyens alloués aux ressources génétiques végétales par les différents organismes publics participant à son financement. La définition d'objectifs au niveau national et l'allocation de moyens plus soutenus et plus réguliers, permettraient certainement des participations plus actives et plus visibles aux projets européens et internationaux, par nature destinés à mutualiser moyens et compétences. Il est essentiel de consolider la qualité de la recherche française dans ces domaines, publique et privée.

Enfin, la conservation des ressources génétiques végétales constitue un élément fondamental, et même stratégique, car en lien étroit avec l'amélioration variétale. Or, la France, qui dispose pourtant d'atouts remarquables puisqu'elle peut se targuer d'une grande variété de territoires, de climats et d'espèces végétales, ainsi que de compétences scientifiques et entrepreneuriales dans ce domaine, ne s'est pas dotée, jusqu'à présent, d'un conservatoire national des ressources génétiques, contrairement à d'autres pays, dont les États-Unis (Fort Collins), le Japon (Tsukuba), ou encore la Norvège, sous la banquise et, désormais également, le Royaume-Uni avec, à Londres, l'Impérial Collège, et aux Pays-Bas, la Wageningen. Sans compter les compétences réelles bien qu'encore éparpillées dans les pays de l'Est européen.

La technicité requise par cette nécessaire conservation impose ainsi, peu à peu et partout une concentration de moyens de haut niveau (robots, congélateurs, plateaux techniques biotech, serres climatisées, etc.) ainsi qu'un effort soutenu pour accompagner le monde agricole qui assure l'entretien des collections thématiques, notamment des cultures fourragères, légumières et fruitières.

Or, la conservation des ressources génétiques est, en France, dispersée, non coordonnée et parcellaire, étant donné qu'elle repose exclusivement sur des réseaux, au nombre de vingt-sept, associant des acteurs publics et privés. Une première coordination a été mise en place dans les années 1990 autour du Bureau des ressources génétiques (BRG), accueilli dans quelques bureaux au ministère chargé de la recherche scientifique. Un effort de fédération est en cours, notamment pour répondre aux impératifs de mise à disposition de ressources génétiques végétales figurant dans les accords internationaux.

Cet effort prévoit le renforcement des missions du GEVES et du CTPS auxquels serait dévolu un rôle d'animation, d'identification des besoins et de coordination. Toutefois, il s'agit d'un domaine où le financement apparaît extrêmement crucial, et doit être continu et constant, et ce, afin d'éviter l'abandon de collections faute de moyens suffisants pour poursuivre leur entretien.

Par ailleurs, la question de la création d'un conservatoire national est d'actualité car elle permettrait de gérer dans un effort commun l'ensemble des collections jusqu'ici dispersées et de les mettre à la disposition de la recherche et des acteurs économiques et d'assurer, enfin, ce rôle que la France pourrait assumer car elle en a la légitimité et la compétence, malgré les tentations très gauloises de dispersion qui la caractérisent.

Préserver l'accessibilité aux ressources génétiques végétales, renforcer les moyens, coordonner les équipes, monter en puissance et en visibilité doit donc désormais constituer une priorité nationale si la France veut continuer à développer cette filière d'excellence et jouer un rôle significatif dans les problématiques environnementales, sociétales et alimentaires de ce XXIe siècle.

Présentation des conclusions relatives à l'audition publique sur « Les robots et la loi » du 10 décembre 2015, par M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l'OPECST

M. Jean-Yves Le Déaut. - Le 10 décembre 2015, l'Office parlementaire a organisé une audition publique ouverte à la presse sur le thème : « Les robots et la loi », à la suite d'une saisine formulée, en application de l'article 6 ter de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, par M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois de l'Assemblée nationale. En effet, l'accélération du développement des nouvelles applications de la robotique, dans des secteurs aussi variés que la défense, la médecine, les transports et l'assistance aux personnes, pose avec une particulière acuité la question des implications de ces innovations en termes de droits et de sécurité des personnes.

Cette audition, préparée en liaison avec l'INRIA, par l'entremise de M. Claude Kirchner, conseiller du président et directeur de recherche, représentait une opportunité d'aborder le sujet des robots qui n'avait jusqu'alors pas été traité en tant que tel dans le cadre de l'Office. L'étude qui vient d'être évoquée en constitue une suite logique.

Avant d'aborder l'objet même de la saisine, il s'avérait, par conséquent, nécessaire de préciser le périmètre de la robotique et les effets prévisibles d'une plus large diffusion de celle-ci sur la société. De ce fait, cette audition comportait d'abord deux tables rondes destinées, d'une part, à décrire l'état de l'art et les perspectives de la recherche en robotique, et, d'autre part, à mieux cerner les impacts sociétaux, économiques et éthiques de la diffusion des robots dans la société. Sur cette base, la troisième et dernière table ronde a traité des dispositions d'ordre juridiques nécessaires pour encadrer et accompagner le développement de la robotique.

Une première interrogation concernait la définition du champ de la robotique. J'ai moi-même évoqué, en introduction de cette audition, un rapport de 2010 sur les apports des sciences et techniques à l'évolution des marchés financiers. Ce rapport a mis en lumière le rôle croissant de logiciels financiers, communément qualifiés de robots de trading à haute fréquence. Toutefois, les membres de l'OPECST et les intervenants se sont accordés, après l'intervention de M. Raja Chatila, directeur de l'Institut des systèmes intelligents et de robotique, sur une définition limitant la notion de robot aux seules machines matérielles, dotées de capteurs permettant de percevoir l'environnement, d'effecteurs permettant d'agir sur cet environnement, ainsi que d'un ordinateur leur donnant une certaine capacité de décision.

Une deuxième clarification nécessaire portait sur l'état de l'art de la robotique et ses développements à venir prévisibles. L'évolution de la robotique depuis un quart de siècle résulte de la convergence de toute une série de progrès, intervenus parallèlement dans les sciences et les technologies du numérique : en matière de conception des logiciels, d'apprentissage automatique - en anglais machine learning -, de vitesse des processeurs, de miniaturisation des capteurs et des effecteurs, de réduction des coûts et des délais de développement, etc. Ces progrès ont permis d'améliorer les performances des robots, en termes de perception et de modélisation de leur environnement, de locomotion et de manipulation des objets. À côté de recherches menées sur un plan technologique, M. Pierre-Yves Oudeyer, directeur de recherche à l'Inria, a insisté sur l'importance de l'interaction entre les spécialistes des sciences et technologies robotiques, les juristes, les philosophes, et, en particulier les chercheurs en sciences humaines et sociales.

La capacité des robots à interagir avec les humains et avec leur environnement s'est ainsi trouvée notablement améliorée. Les robots de nouvelle génération étant désormais à même d'investir la plupart des espaces publics et privés, les applications envisageables s'avèrent extrêmement étendues. Elles vont de l'exécution de tâches domestiques, comme tondre une pelouse ou nettoyer le sol, à des missions de sécurité civile, en passant par l'assistance aux personnes handicapées. Pour autant, comme l'ont indiqué les chercheurs présents à l'audition, les robots les plus avancés demeurent très éloignés de l'image véhiculée par la littérature et le cinéma de science-fiction. Leur appréhension de l'environnement reste rudimentaire, leurs gestes encore maladroits et leur capacité d'adaptation embryonnaire.

En dépit les déclarations très médiatisées de plusieurs entrepreneurs américains célèbres, la perspective de robots égalant l'intelligence humaine, a fortiori capables de se faire passer pour des humains, semble à ce jour illusoire. Il existe toujours un fossé, heureusement infranchissable, entre la science-fiction et la réalité de la science. Si une machine gagne aux échecs contre une personne humaine, c'est parce que les chercheurs sont parvenus à compiler dans l'ordinateur qui la commande la somme des intelligences consacrées au jeu d'échec depuis des décennies.

Malgré ces limitations, les avancées déjà réalisées devraient permettre le développement rapide de nouvelles applications de la robotique dans certains secteurs : bien entendu, dans les usines mais aussi les transports, avec le véhicule connecté, l'éducation ou encore l'aide aux personnes et aux soins. Par exemple, les premiers véhicules entièrement automatisés pourraient apparaître sur les routes dans un délai de cinq à dix ans seulement. Comme l'a indiqué au cours de cette audition M. Renaud Champion, représentant du groupe Syrobo du Symop, les évaluations de l'impact économique de la robotique dans les prochaines années divergent considérablement mais l'une des plus prudentes, celle de la Commission européenne, estime ce nouveau marché à un peu plus de quinze milliards d'euros.

La recherche et l'innovation représentent bien évidemment deux atouts majeurs pour conquérir ce nouveau marché. En dehors du maintien des dispositifs déjà en place, plusieurs pistes transverses ont été esquissées pour les renforcer, par exemple l'organisation de défis destinés à impliquer les potentiels utilisateurs finaux de ces technologies, ou l'accompagnement à plus long terme des jeunes entreprises innovantes (JEI). Par ailleurs, M. Guillaume Devauchelle, vice-président de l'innovation du groupe Valéo, a souligné le besoin d'une adaptation transitoire et limitée de la réglementation, notamment du code de la route, pour faciliter l'expérimentation en grandeur réelle de nouveaux usages, expérimentation indispensable à l'émergence des innovations dans le domaine du numérique.

Toutefois, l'impact d'une large diffusion de la robotique dans la société ne se limitera pas à de nouvelles opportunités d'innovation et de développement de marchés. Elle pourrait également apporter des solutions à des problèmes de société tels que la dépendance des personnes âgées - par l'intermédiaire de l'assistance aux personnes et aux soins -, la réduction de la population active - par l'automatisation d'un nombre croissant de tâches aussi bien matérielles qu'intellectuelles - ou les questions posées par le changement climatique, en modifiant radicalement l'organisation du transport routier. Le marché du travail sera, lui aussi, nécessairement profondément transformé par l'arrivée des robots. Certains métiers pourraient disparaître, par exemple dans les transports, alors que d'autres, liés au surcroit d'activité généré par ce nouveau marché, viendraient s'y substituer. La réussite de cette transition implique de la préparer, pour mieux identifier les risques et les opportunités.

S'agissant des enjeux éthiques de la robotique, ceux-ci ont été évoqués tout au long des trois tables rondes. Au travers de sa commission de réflexion sur l'éthique de la recherche (CERNA), l'alliance des sciences et technologies du numérique, Allistene, a publié fin 2014 un rapport sur l'éthique de la recherche en robotique, proposant des recommandations destinées aux chercheurs. Par ailleurs, la CERNA incite les écoles d'ingénieurs et les masters d'universités à inclure dans les programmes de formation des modules courts sur les questions éthiques ainsi que sur les relations entre science et société. Cette approche apparaît particulièrement pertinente puisque c'est au stade de la conception des robots que la prise en compte des questions éthiques s'avère la plus efficace.

Plusieurs intervenants ont insisté sur les risques de dérives liés à l'interaction affective des hommes avec les robots. M. Serges Tisseron, chercheur associé au Centre de recherches psychanalyse, médecine et société (CRPMS), a mis en évidence la propension naturelle des êtres humains à attribuer des intentions et des émotions, voire également des sensations à toutes choses animées. Le développement de l'empathie artificielle, visant à donner aux robots la capacité d'interpréter les sentiments humains et à y répondre par des réactions apparemment adaptées, pourrait encore aggraver cette dérive. Certains fabricants de robots semblent jouer sur cette ambiguïté pour faciliter l'acceptation sociale des robots. Cette démarche apparaît dangereuse et pourrait conduire, à terme, à un rejet de la robotique. Une piste plus appropriée pour assurer une meilleure acceptabilité sociale des robots a été suggérée : celle de la co-conception qui consiste à associer très en amont les futurs utilisateurs au développement des nouveaux produits.

La présence croissante des robots dans la société pose également la question du respect de la vie privée dans un monde où la captation des données - comme cela vient d'être évoqué avec la CNIL - deviendrait permanente et multiforme, ainsi que du contrôle de l'usage de ces données; c'est une question transverse puisqu'elle concerne aussi les objets connectés. Des millions de capteurs, de caméras et de scanners vont générer des flux, dont on n'imagine pas aujourd'hui le volume et tous les usages. Par exemple, comme l'a mis en lumière M. Jean-Pierre Merlet, responsable scientifique du projet HEPHAISTOS, les robots utilisés à domicile pour l'assistance à la personne produiront en permanence un très grand nombre de données sensorielles, dont pourront être extraits des indicateurs médicaux et comportementaux. D'où des interrogations sur l'identité des propriétaires des données, l'accès à celles-ci et la nature de leur protection.

Comme pour d'autres technologies, un renforcement de la culture scientifique et technique des citoyens apparaît aujourd'hui nécessaire pour préserver la capacité de la société à intégrer les innovations dans le respect des libertés publiques. L'apprentissage d'un langage de programmation et la possibilité de s'initier à la logique de construction des robots en utilisant des « briques » élémentaires pourraient permettre une meilleure appropriation de ces nouvelles technologies. Par ailleurs, l'utilisation des robots eux-mêmes à des fins pédagogiques pourrait constituer une piste pour renforcer, dès le plus jeune âge, la capacité à maîtriser les outils du numérique.

La dernière table ronde a mis en évidence deux approches opposées pour l'encadrement législatif du développement de la robotique. La première approche considère le robot comme un objet radicalement nouveau, nécessitant la création d'un cadre juridique spécifique, tout comme cela avait été proposé au début de son développement pour l'Internet. Un tel cadre viserait notamment à mieux prendre en compte, sur le plan juridique, l'autonomie de décision des robots. Toutefois, les robots actuels ne sont pas dotés d'une telle autonomie et rien n'indique qu'ils pourront l'être à l'avenir. Qui plus est, la diversité des applications de la robotique - qui a conduit l'un des intervenants à la qualifier de « caméléon juridique » - soumettra les robots à des contraintes légales elles-mêmes très diversifiées qu'il serait difficile de toutes intégrer.

La deuxième approche conduit, au contraire, à considérer que la législation existante permettra, éventuellement au prix d'aménagements limités, de prendre en compte les conséquences de l'intrusion de la robotique dans ses divers domaines d'application. Ce point de vue a été notamment défendu par M. Stéphane Pénet, directeur des assurances de biens et de responsabilité de la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA), qui a montré dans quelles conditions les dispositions existantes pourraient permettre d'assurer les futurs véhicules autonomes, en imposant des contraintes réglementaires complémentaires, en termes de normalisation des produits, de formation des utilisateurs et de traçabilité des accidents et des incidents. De telles réflexions pourraient être menées, domaine par domaine, dès lors que la perspective de déploiement de solutions robotique se précise.

À cet égard, l'autonomie de décision du robot, même si elle reste limitée, posera dans de nombreuses applications de nouvelles difficultés pour l'identification des responsabilités des différents acteurs concernés : concepteur, fabricant, vendeur, opérateur, utilisateur ou bénéficiaire. Comme l'a souligné M. Thierry Daubs, maître de conférences à l'université de Rennes, une personne physique ou morale devra nécessairement être responsable d'un robot, pour en couvrir, le cas échéant, les dommages. Il conviendra, pour chaque application, de trouver un équilibre de répartition de responsabilités adapté.

En conclusion, l'audition publique du 10 décembre 2015 a permis de mieux cerner les contours des technologies robotiques, de comprendre les circonstances de leur émergence et les potentialités des développements en cours. La capacité de cette nouvelle génération de robots à interagir avec les hommes et leur environnement leur ouvre un champ considérable d'applications.

Dans les prochaines années, tout au plus dix ans, plusieurs secteurs vont être profondément affectés par l'introduction de solutions robotiques inédites. Leurs impacts sur l'économie et l'ensemble de la société nécessite de préparer la transition vers cette situation.

À cette fin, l'Office parlementaire propose les orientations suivantes :

1. À la suite de cette audition publique, qui répond à une demande de la commission des lois de l'Assemblée nationale, l'Office engagera une étude approfondie sur la question de l'intelligence artificielle, dont elle vient d'être saisie par la commission des affaires économiques du Sénat.

2. L'Office estime que la multiplicité des applications des robots devrait conduire à adapter, au cas par cas, la législation existante, en fonction des problèmes spécifiques posés, plutôt que de tenter de légiférer de manière globale. Pour les applications les plus matures, telles que les véhicules autonomes, il convient d'identifier dès à présent, en lien avec les chercheurs et les organisations professionnelles, les adaptations nécessaires des codes et règlements.

3. Il est également souhaitable d'engager une réflexion sur la façon dont il serait possible d'autoriser, dans des délais réduits, en dérogeant exceptionnellement à la réglementation en vigueur, avec une ampleur et une durée limitée, certaines expérimentations en matière de robotique, et plus généralement de technologies numériques, pour prendre en compte les cycles d'innovation extrêmement brefs dans ce domaine. Le droit à l'expérimentation devrait être reconnu. Par exemple, dans le domaine des équipements biomédicaux, tous les fabricants sont contraints de réaliser leurs tests aux États-Unis d'Amérique car ce droit à l'expérimentation n'existe pas en France.

4. Le respect de la vie privée et de la protection des personnes, doivent être garanti. La question de la protection et de la propriété des données collectées, partout et en permanence, par les robots, doit être régie par des systèmes ouverts, permettant de préserver les droits de chacun des acteurs concernés, et la confidentialité des données.

5. Un effort particulier doit être engagé pour assurer le meilleur niveau de représentation des scientifiques et industriels français au sein des comités en charge de la normalisation des technologies du numérique, notamment celles contribuant au développement de la robotique, ainsi qu'au sein des instances de révision des traités internationaux impactant ces technologies. L'instance à mettre en place pour assurer cette vigilance reste à définir mais elle devra nécessairement s'appuyer sur un consortium des industriels du secteur. De façon générale, les liens sont plus ténus entre diplomates et chercheurs en France et en Europe, qu'aux États-Unis d'Amérique, où les experts sont beaucoup plus présents dans les négociations internationales.

6. Une réflexion approfondie sur l'éthique de la robotique doit être lancée sur des questions telles que la prise de décision autonome, l'effacement des frontières entre l'humain et la machine, la réversibilité de l'augmentation, etc. À cette fin, les attributions du comité consultatif national d'éthique (CCNE) pourraient être étendues au domaine des sciences du numérique, d'autant que leurs interactions, sur le plan éthique, avec les sciences de la vie et de la santé ne pourront que se renforcer dans les années à venir.

7. L'Office parlementaire préconise un soutien renforcé aux différentes disciplines concernées par le développement de la robotique. En 2015, l'Office avait demandé un soutien aux technologies de détection vidéo et audio des drones. Il insiste aujourd'hui sur l'effort particulier à accorder dans les domaines de la robotique industrielle, dans le cadre des programmées liés à l'usine du futur, des véhicule autonomes connectés, et de la robotique chirurgicale, notamment pour les programmes de formation des chirurgiens par des méthodes de simulation, proches de celles utilisées dans l'aviation.

8. Les convergences entre les disciplines doivent être soutenues par des programmes spécifiques de l'ANR, tout particulièrement les convergences entre la robotique et les sciences humaines et sociales. Les programmes des formations universitaires, scientifiques et technologiques, doivent intégrer des modules courts sur les questions d'éthique ainsi que de relations entre science et société, afin que les futurs ingénieurs et chercheurs disposent de moyens et d'instruments adaptés et soient formés à réfléchir par eux-mêmes sur ces sujets.

Voilà, mes chers collègues, les conclusions qui se sont imposées à la suite de cette audition.

Mme Dominique Gillot, sénatrice - Je pense que nous sommes au début d'une étude extrêmement importante, compte tenu de l'étendu du champ de réflexion abordé et de ses multiples ramifications. Ainsi, l'audition du mois de janvier 2016 sur les liens entre sciences humaines et sciences technologiques a révélé l'utilisation par Daesh, indifférent aux questions d'éthique, de robots empathiques pour répondre aux jeunes sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, en matière d'accessibilité des personnes handicapées, les universités d'Artois et de Lille mettent en oeuvre la détection émotionnelle, pour mieux guider les usagers dans l'accessibilité, le repérage dans l'espace, etc. Par conséquent, cette question de l'empathie des robots, évoquée dans les conclusions de cette audition fait, d'ores et déjà, l'objet d'expérimentations.

Dans le cadre de l'étude sur l'intelligence artificielle, il sera nécessaire d'inventorier toutes les recherches en cours, notamment dans le domaine de l'assistance aux personnes âgées. Ces développements pourraient apparaître vertigineux à certains éthiciens, compte tenu des questions posées à la suite de cette audition.