Mardi 25 janvier 2022

- Présidence de M. Stéphane Piednoir, président -

Audition de Madame Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes

M. Stéphane Piednoir, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui nos auditions sur les problématiques éducatives de notre sujet avec Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes, que je remercie en notre nom à tous pour sa disponibilité.

Pour l'information de Souâd Ayada, je précise que notre mission s'est mise en place dans le cadre du « droit de tirage des groupes », à l'initiative du groupe RDSE, et que notre collègue Henri Cabanel, membre de ce groupe, en est le rapporteur.

J'indique également que notre mission est composée de 21 sénateurs issus de tous les groupes politiques, et que notre rapport, assorti de recommandations, devrait être rendu public au début du mois de juin 2022.

Je rappelle aussi que cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport et que sa captation vidéo permet de la suivre en ce moment même sur le site Internet du Sénat et sur Facebook ; cet enregistrement sera disponible par la suite en vidéo à la demande.

Ce cycle d'auditions sur les aspects éducatifs de la formation des futurs citoyens nous a permis jusqu'à présent d'entendre Jean-Pierre Obin sur la formation des enseignants aux valeurs de la République, Nathalie Mons, responsable du Centre national d'études du système scolaire (Cnesco) et Édouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire. D'autres échanges sont prévus avec la directrice générale du Réseau Canopé, puis avec le ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports.

Avant de vous donner la parole, Henri Cabanel, rapporteur, va vous poser quelques questions pour situer les attentes de cette mission d'information. Puis nous aurons un temps d'échanges avec nos collègues présents dans cette salle ou connectés à distance.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, je remercie également Souâd Ayada de s'être rendue disponible pour nous.

La plupart de mes questions concernent l'enseignement moral et civique (EMC). Pouvez-vous revenir sur les modifications successives des programmes d'enseignement moral et civique depuis 2015 ? Comment ces programmes ont-ils été élaborés ? Quels sont les principaux axes par cycle scolaire ?

Quelles ont été les conséquences de la réforme du bac sur cet enseignement ?

Quel est votre point de vue sur la diversification des objectifs de l'EMC fixés par l'article L. 312-15 du code de l'éducation ? Faut-il selon vous définir des priorités ? Serait-il pertinent selon vous de procéder à un recentrage de l'EMC ? Estimez-vous que la place de la présentation et la découverte des institutions et du fonctionnement de la vie démocratique dans l'EMC est suffisante en termes de formation des nouveaux citoyens ?

Quel regard portez-vous sur les outils pédagogiques mis à la disposition des enseignants pour l'EMC : manuels, ressources numériques du ministère ? Les manuels traduisent-ils à votre connaissance des conceptions différentes de l'EMC, en fonction par exemple de la place attribuée aux connaissances relevant de l'ancienne instruction civique ?

Au-delà de l'EMC, comment l'institution scolaire participe-t-elle au développement d'une culture citoyenne ?

En dehors de l'institution scolaire, quels sont, selon vous, les autres vecteurs pour permettre le développement d'une culture citoyenne ?

Enfin, avez-vous des préconisations pour renforcer la culture citoyenne des futurs citoyens, qu'il s'agisse de la promotion de l'engagement des jeunes ou de la participation à la vie démocratique de la Nation ?

Mme Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes. - Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je vous remercie pour cette introduction, ainsi que pour votre invitation.

Mon intervention se concentrera surtout sur mon domaine d'expertise principal, à savoir les programmes scolaires, et ceux, plus précisément, concernant l'enseignement moral et civique (EMC). Je concentrerai mon propos sur les programmes du collège et du lycée général et technologique.

Les programmes du collège ont été élaborés en 2015, et ont subi certains ajustements en 2018. Le ministre avait alors demandé de clarifier les programmes des enseignements de mathématiques, de français et de l'EMC des cycles 2 (classes de CP, CE1, CE2), 3 (classes de CM1, CM2, sixième) et 4 (classes de cinquième, quatrième, troisième). Les demandes du ministre étaient à la fois précises et limitées, puisqu'il s'agissait de faire place à un vocabulaire plus explicite sans pour autant remettre en question la structure et la finalité des programmes en place. Ainsi, les ajustements auxquels il a été procédé sont restés modestes dans leur ensemble. Le seul élément significatif introduit - mais en dehors des programmes - a consisté en l'intégration de repères de progression, pour qu'à l'enseignement correspondent des repères annuels. En effet, les programmes fonctionnent en cycle de trois ans. Ces repères indiquent aux professeurs les priorités à enseigner chaque année.

Une nouvelle phase de modifications est ensuite intervenue, en 2020. À la demande du ministre, nous avons introduit dans chaque enseignement des enjeux concernant le développement durable, le changement climatique et la biodiversité.

Tout d'abord, il s'agit de rappeler que l'EMC n'est pas un enseignement dévolu à un professeur en particulier, tout particulièrement au lycée. Au cycle 2, l'EMC correspond à une enveloppe annuelle de trente-six heures, que le maître devrait dispenser. Au cycle 3, en classe de sixième, l'EMC est enseigné à hauteur d'une demi-heure par semaine. En cycle 4, rien n'étant spécifiquement indiqué, l'EMC est intégré aux trois heures par semaine dévolues à l'histoire-géographie. De même, en classe de troisième, l'EMC est intégré aux trois heures trente par semaine dévolues à l'histoire-géographie. Les trente minutes par semaine dédiées à l'EMC constituent un équilibre à viser.

Le programme poursuit trois finalités : respecter autrui, acquérir et partager les valeurs de la République et, enfin, construire une culture civique. Ces trois finalités, qui couvrent les programmes des cycles 2, 3 et 4, sont présentées dans un préambule commun au programme de l'école élémentaire et du collège. Au cycle 4, ces trois finalités sont approfondies par rapport aux cycles précédents. On invite les élèves à prendre de la distance à l'égard de leurs émotions et à exercer leur jugement moral dans le cadre de discussions régulées. On les invite à développer leurs aptitudes au discernement. La connaissance des valeurs et des principes de la République devient plus fine. La notion de nation est introduite, dans les termes suivants : « la notion de nation et la diversité des appartenances sont abordées ». S'agissant de la culture civique, les élèves doivent progressivement en appréhender les aspects fondamentaux et doivent comprendre « le sens de la responsabilité lié à l'engagement dans une société », selon le programme.

Dans le cadre de cette audition, il s'agit également de revenir sur deux notions telles qu'elles apparaissent dans le programme :

La notion de République, d'une part. Celle-ci est toujours abordée par rapport à ses valeurs, ses principes, ses symboles et aux débats dont elle se nourrit. Ainsi, le programme insiste sur le fait que les valeurs de la République peuvent « entrer en tension », et il invite les élèves à appréhender ces « situations de mises en tension des valeurs de la République ». Les élèves sont aussi amenés à comprendre « la diversité des sentiments d'appartenance civiques, sociaux, culturels et religieux ».

La notion de laïcité, d'autre part. Cette dernière est présentée comme « ce qui permet de respecter les convictions philosophiques et religieuses d'autrui ». Elle fait partie « des valeurs et principes majeurs de la République française ». C'est « l'expression des convictions philosophiques et religieuses ».

Les programmes du lycée général et technologique ont été élaborés dans le cadre de la réforme du baccalauréat et du lycée. Ceux des classes de seconde et de première de la voie générale et technologique ont été publiés en janvier 2019 et sont entrés en vigueur à la rentrée 2019, tandis que celui des classes de terminale a été publié le 25 juillet 2019 et appliqué à la rentrée 2020. En classes de seconde, première et terminale, dix-huit heures par an sont dévolues à l'EMC. Si au collège, les professeurs d'histoire-géographie se chargent de cet enseignement, au lycée, d'autres enseignants peuvent prétendre le dispenser. Il n'est pas rare - et c'est bienvenu - de voir les professeurs de philosophie ou les professeurs de sciences économiques et sociales (SES) s'en charger.

Pour information, au lycée professionnel, l'EMC est inclus en classe de seconde dans les 105 heures dévolues au français et à l'histoire-géographie, qui deviennent 84 heures en première puis 78 heures en terminale.

L'EMC s'articule au lycée général autour d'un programme intitulé « Liberté - Égalité - Fraternité ». En seconde, le programme s'organise autour d'un axe pédagogique intitulé « La liberté, les libertés ». En première, celui-ci s'intitule « La société, les sociétés », tandis que les classes de terminale travaillent sur l'axe « La démocratie, les démocraties ».

Le Conseil supérieur des programmes réfléchit actuellement afin de mieux articuler les programmes du collège et du nouveau lycée. Pour tous les enseignements, dont l'EMC, la marche semble un peu trop haute entre la troisième et la seconde. Cette réflexion s'est encore davantage imposée après l'assassinat de Samuel Paty, qui nous a conduits à réévaluer les programmes de collège. Nous nous sommes alors aperçus que sur nombre de points (la laïcité, les principes et valeurs de la République), ce programme d'EMC pouvait prêter à des malentendus et susciter des incompréhensions. Ainsi, nous prévoyons de proposer au ministre quelques pistes pour mieux articuler ces programmes, notamment afin de nourrir ceux qui vont être amenés à revoir les programmes de collège à l'avenir.

La première piste de travail que nous formulons au sein de ce travail de réflexion conduit au Conseil supérieur des programmes, consiste en la clarification des attendus de fin de collège. Nous proposons également de simplifier la structuration du programme, afin de mieux mettre en évidence ses contenus fondamentaux. En effet, les programmes tels qu'ils sont articulés actuellement présentent de nombreuses strates, qui ne facilitent ni son appréhension ni son traitement. Une rédaction trop détaillée donne l'impression d'un empilement d'objectifs, d'un éparpillement des contenus voire de nombreuses répétitions. Il semble peu aisé pour les enseignants de l'enseigner et pour les élèves de se l'approprier.

Il conviendrait de rédiger de manière moins abstraite les attendus de fin de cycle 4, afin que ceux-ci s'articulent davantage aux enseignements concrets conduits dans d'autres classes.

Il faudrait également faire apparaître explicitement les connaissances et les savoir-faire que les élèves devront avoir acquis au terme de leur scolarité au collège.

Nous proposons également que les attendus soient moins nombreux, et davantage centrés sur ce qui est essentiel dans cette formation. En effet, cet enseignement donne le sentiment d'une exhaustivité des connaissances, qui n'est pas de mise à ce niveau, ni même dans un cadre scolaire. Il faudrait reconsidérer la pertinence des groupements thématiques dans lesquels se distribuent les connaissances et les objets d'enseignement. De même, il s'agirait de réduire le nombre de connaissances et de compétences. Surtout, il s'agit de définir plus rigoureusement les notions fondamentales mises à l'étude.

Comme deuxième piste proposée, nous suggérons d'introduire les repères de progression qui permettent de distribuer l'année sur un cycle, et donc de connaître les objectifs fixés au terme de chaque année scolaire du cycle 4. Aujourd'hui, ces repères existent seulement dans un texte intitulé « Repères annuels de progression pour l'Enseignement moral et civique - cycle 4 » disponible sur la plateforme « Eduscol ». Or ce document semble avoir toute sa place dans le programme, et aiderait grandement les professeurs à conduire leur enseignement.

Enfin, nous proposons de délimiter les domaines des finalités poursuivies. Comme précédemment évoqué, du cycle 2 au cycle 4, trois finalités ont été identifiées (respecter autrui, acquérir et partager les valeurs de la République, construire une culture civique). Celles-ci sont intimement liées les unes aux autres et donnent ainsi lieu à de nombreuses redondances. Cela ne permet pas de cerner les différents concepts, jusqu'à les confondre les uns avec les autres et créer une profonde confusion parmi les élèves. En outre, il faudrait s'entendre sur ce que recouvre le terme « moral » au sein de cet « enseignement moral et civique ». Ce terme a été ajouté en 2015. Avant cela, on parlait « d'éducation civique ». De quelle morale s'agit-il ? Que peut enseigner l'école en termes de morale, sans se mettre en rivalité avec d'autres discours censés porter la morale ? Il s'agirait donc de délimiter le champ propre de la morale enseignée et de justifier la pertinence de l'État à se prononcer sur celle-ci. De même, il est essentiel de veiller à définir les termes et les contenus qui s'y réfèrent.

En outre, si on se penche plus en détail sur la deuxième finalité du programme (acquérir et partager les valeurs de la République), on se rend compte que celle-ci s'appuie sur une définition indéterminée de la République. Les principes et les valeurs ne sont pas suffisamment appréhendés dans leur aspect politique pour en saisir le contenu concret. Ils sont abordés au même titre que les symboles de la République, dans une perspective qui rapporte la citoyenneté française à la citoyenneté européenne. En l'état actuel, il semble excessivement difficile de distinguer les concepts de République, démocratie ou nation : ces notions ne sont pas définies, et sont principalement délimitées dans la relation qu'elles entretiennent les unes avec les autres. La République est à la fois tout et rien de bien précis. Il conviendrait de circonscrire le périmètre d'un enseignement de la République et de déterminer ses contenus.

La troisième finalité du programme (construire une culture civique) a un statut particulier dans le programme. Selon ce dernier, elle irrigue « l'ensemble des enseignements et s'articule à quatre cultures : la culture de la sensibilité, la culture de la règle et du droit, la culture du jugement et la culture de l'engagement ». Ce schéma apparaît quelque peu complexe. Surtout, on s'aperçoit que l'engagement, sans que la notion soit précisée, est décrit comme le coeur de la culture civique. Il s'agirait d'élargir l'enseignement du civisme à tous ces aspects. De même, il faudrait reconsidérer l'EMC à l'aune de la priorité de dispenser une instruction civique digne de ce nom.

Notre quatrième piste de travail, pour ceux qui élaboreront les futurs programmes, s'articule autour du fait de dispenser un enseignement structuré de la République, ancré dans l'histoire des institutions politiques de la France, et ainsi inscrire les principes et les valeurs de la République dans le mouvement concret de leur affirmation.

Au collège, l'appréhension de la République fait l'objet de propos abstraits qui ne restituent pas le mouvement de sa genèse. Les programmes ne semblent pas viser des connaissances précises sur ce sujet. Au collège, l'étude des valeurs de la République prend le pas sur celle de ses principes. Elle est menée selon une double perspective, celle que dessinent les droits de l'individu et du citoyen et celle que constitue l'égalité, présentée non pas comme une réalité, mais « comme une promesse républicaine ». Les perspectives juridiques, politiques et historiques sont écartées, au profit d'une approche sociétale, ancrée dans des enjeux contemporains.

On a l'impression qu'au collège les valeurs de la République désignent tout ce qui se rattache à la démocratie, à l'État, à la nation, à la loi, à la cohésion sociale et nationale, à la laïcité, sans que ces différents niveaux soient distingués. Ces valeurs véhiculent inévitablement une certaine confusion, que renforce le caractère indéterminé de la notion de valeur. Rien de ce qui fait la singularité du civisme républicain n'est explicité. Les aspects constitutifs de la citoyenneté républicaine mériteraient d'être précisés en cycle 4, notamment à travers l'explicitation de la notion de « vivre ensemble républicain », au sens que nous donnons à l'appartenance à la nation, ou à des expressions comme « République une et indivisible », ou de « communauté de destins », qui devraient faire l'objet d'un traitement approfondi.

Il conviendrait de dispenser un enseignement de la République dans ses dimensions politiques, historiques et institutionnelles, de mieux déterminer le sens que nous donnons aux valeurs de la République, et de faire une place aux principes de la République. De même, il s'agirait d'établir clairement ce qui distingue les principes de la République de ses valeurs.

Enfin, nous avons proposé une cinquième piste pour les programmes à venir. Elle invite à appréhender la laïcité de manière plus explicite, pour en proposer une définition élémentaire, propice aux approfondissements du lycée. Dans les programmes du collège, la laïcité ne fait que rarement l'objet d'un traitement spécifique, elle est toujours reliée à des notions connexes. Dès le préambule du programme, elle figure parmi les quatre valeurs et principes de la République et est présentée comme ce qui permet « l'expression et le respect des convictions philosophiques et religieuses ». Plus loin, elle apparaît dans des situations très variées : quand il s'agit d'identifier « les formes de discrimination », quand il s'agit d'appréhender « les situations de mise en tension des valeurs de la République ». Elle apparaît également quand il s'agit de comprendre la « diversité des sentiments d'appartenance » - j'insiste sur le pluriel qui n'est pas sans nous poser des difficultés. La laïcité est « ce qui préserve la liberté de conscience et l'égalité des citoyens ». Ainsi, il n'existe pas à ce jour dans les programmes de traitement spécifique de la notion de laïcité, qui subit au contraire un traitement marginal. Quand celle-ci apparaît dans les manuels, on parle des « enjeux de la laïcité » ou des « principes de la laïcité » plutôt que « du principe de laïcité » (au singulier). Les lois scolaires, la loi de 1905, la loi de 2004 sont à peine évoquées. Ainsi, il apparaît qu'au collège, la laïcité est abordée, bien plus qu'elle n'est enseignée. L'angle de la liberté de conscience (légitime, mais réducteur) est privilégié et, parfois, réduit à du ressenti. La laïcité apparaît d'abord comme un droit, qui assure à l'individu une liberté de conscience, et semble subrepticement se confondre avec la liberté religieuse. Par conséquent, ce traitement partiel ne permet pas de montrer qu'elle constitue un principe en soi sur lequel est basée la République. Le traitement du concept apparaît partiel et unilatéral. Les manques sont nombreux : au plan juridique (les lois qui la fondent sont à peine évoquées), les questions du prosélytisme ou du cadre légal du culte ne sont même pas citées... De même, la reconnaissance et l'obéissance à la loi ne sont pas mises en avant. On valorise l'intérêt particulier pour le rattacher, dans un second temps, à l'intérêt général.

Il conviendrait donc d'inscrire la compréhension de la notion de laïcité dans les finalités poursuivies par l'EMC, et de proposer une définition claire, qui s'appuie sur la liberté de conscience, sans faire l'impasse sur la séparation de l'Église et de l'État et sur la relation de celle-ci à l'exercice de la citoyenneté républicaine. De même, il paraît crucial d'appréhender la laïcité, inscrite dans la Constitution, comme un principe d'organisation de la République. Il s'agirait d'accorder une place privilégiée à la perspective historique et à la genèse et au contenu de la loi de 1905. Il faudrait enfin construire, tout au long du cycle 4, un enseignement progressif de la laïcité, en lien avec les autres enseignements reçus.

M. Stéphane Piednoir, président. - Je vous remercie, Madame la Présidente. Nous entendons qu'il y a des failles dans les programmes tels qu'ils sont construits aujourd'hui. Nous comprenons qu'ils nécessitent, sans doute, une nouvelle clarification.

Mme Souâd Ayada. - Effectivement, le travail réalisé en 2018 n'était pas suffisant. Les programmes d'EMC appellent à une refonte globale !

Mme Laure Darcos. - Madame la Présidente, je vous remercie pour cette intervention éclairante. Vous avez mentionné le besoin de revenir davantage sur la loi de 1905 avec les élèves. Pour ma part, je suis également favorable à apprentissage plus en amont, dès le premier cycle, du fait religieux (les trois monothéismes). En effet, une meilleure connaissance du fait religieux permettrait, me semble-t-il, de faire évoluer les mentalités pour un meilleur vivre ensemble. Ceci n'empêcherait pas, par la suite, de revenir plus en profondeur sur la séparation de l'Église et de l'État.

Je souhaiterais également évoquer l'apprentissage du sens critique. Nos enfants, adolescents et jeunes adultes ne regardent pas la télévision et ne lisent plus les journaux : ils s'informent par des vidéos sur les réseaux sociaux. Ils deviennent ainsi la cible de théories complotistes. Sans la capacité d'en discuter dans le cadre familial ou avec des proches pour prendre du recul, ces jeunes peuvent être livrés à eux-mêmes, dans la confusion absolue.

J'en ai notamment discuté avec Pierre Assouline, qui serait ravi d'effectuer un travail avec l'Éducation nationale sur ce point, ainsi qu'avec l'association Renaissance numérique, qui apprend aux jeunes lycéens à développer leur sens critique. À ce sujet, j'ai récemment été invitée à intervenir auprès de lycéens. Ils m'ont expliqué avoir été marqués par le niveau d'abstention des dernières élections, et me questionnaient sur cet aspect, ainsi que sur des sujets de société variés. Leurs remarques participaient d'un même sentiment : ils ne comprenaient pas pourquoi ils devaient voter, pourquoi parfois ils devaient se déterminer par rapport aux candidats en place, ou comment eux, jeunes adultes, pouvaient s'exprimer. Ces jeunes semblent prêts à recevoir ces enseignements civiques, quand des professeurs le leur inculquent, en dehors de tout antagonisme.

Mme Souâd Ayada. - L'enseignement laïc du fait religieux a sans doute toute sa place dans les programmes, et nous sommes en droit d'en attendre des bénéfices, notamment pour faire comprendre que la laïcité n'est pas en guerre contre les religions, et qu'au contraire, elle peut constituer une chance pour ramener la religion à sa sphère propre, privée. Ce point suscite néanmoins quelques craintes. D'une part, je ne suis pas certaine que la société française, telle qu'elle est aujourd'hui, soit en mesure de conduire un tel enseignement ni que nos professeurs soient correctement formés pour mener cette tâche à bien. D'autre part, les programmes poursuivent déjà de très nombreux objectifs : est-il pertinent d'en ajouter un de plus ? Il est urgent de revenir à une instruction civique précise et simple.

Concernant votre intervention sur le sens critique, je comprends votre inquiétude, étant philosophe de formation, mais j'émets néanmoins quelques réserves face à l'inflation actuelle des expressions telles que « sens critique » ou « esprit critique »... Au risque de provoquer, j'ajoute que j'aimerais sans doute davantage de connaissances et d'instruction, et moins de « sens critique ».

M. Stéphane Piednoir, président. - J'aimerais prolonger ce point, Madame la Présidente. Je suis professeur de mathématiques et je partage l'opinion selon laquelle le sens critique peut s'acquérir ailleurs qu'au sein de l'enseignement civique. En tant qu'enseignant, j'ai vécu de près la confrontation à l'inflation des textes, et j'admets que l'on s'y perd. Je partage donc votre point de vue concernant la nécessité d'une simplification des enseignements, avec des objectifs définis.

Comme Laure Darcos, je suis récemment intervenu dans mon ancien établissement, en classe préparatoire aux grandes écoles. J'ai été frappé par l'intervention d'un jeune homme de 18 ou 19 ans m'interrogeant à propos des fonctions du conseil municipal... Le programme mentionne des notions très abstraites, mais me semble faire l'impasse sur les notions élémentaires concernant nos institutions. Celles-ci échappent alors totalement à ces jeunes, qui n'ont pas conscience du pouvoir qui réside entre leurs mains. L'abstention est d'ailleurs nourrie par cette croyance que le bulletin de vote n'a pas d'impact. Il semble donc essentiel de simplifier les attendus de l'EMC et d'enseigner que nous vivons dans un beau pays, qu'il s'agit de chérir.

De même, l'expérience me confirme qu'en l'état, l'EMC est enseigné quand l'emploi du temps le permet et « sacrifié » s'il faut avancer sur d'autres points du programme sur lesquels nous aurions pris du retard...

Mme Catherine Belrhiti. - Ancienne professeure d'histoire-géographie, j'ai été quelque peu circonspecte lorsque le mot « moral » a été ajouté à l'enseignement civique. Face à des étudiants de milieux et de religions différentes, ce nouvel aspect est très délicat à enseigner. En outre, le programme donne lieu à différentes possibilités d'interprétations sur ce point. Comme l'expliquait Stéphane Piednoir, il est vrai que nous enseignons l'EMC seulement quand nous le pouvons. J'y accordais du temps du fait de ma fibre politique, et je l'enseignais en relation avec mes cours d'histoire. Or ce n'est pas nécessairement le cas : ces deux matières sont conçues séparément, alors qu'elles s'imbriquent. Les détacher, c'est la meilleure façon de faire l'impasse sur cet enseignement.

En outre, si l'on veut que cet enseignement ait de la valeur, il est nécessaire qu'il soit évalué sérieusement. Au-delà d'imbriquer cet enseignement à l'enseignement d'histoire, il conviendrait d'insister davantage sur les devoirs, plutôt que sur les droits qu'implique la République et, ainsi, de mettre en avant ce qu'il s'agit de faire en tant que citoyen, avant d'expliquer aux élèves ce qu'il est possible d'obtenir.

Enfin, il est beaucoup question de ramener les jeunes aux urnes. Autrefois, au sein de ce cours d'instruction civique, on invitait les élèves à se déplacer pour voter pour leurs délégués. Aujourd'hui, ils votent par Internet. Pourtant, mettre en scène ce moment du vote à l'école sensibilisait les élèves et sacralisait cet acte.

Mme Souâd Ayada. - Je souhaiterais revenir sur ce que disait M. le Président. Bien entendu, le rôle de l'école est d'aiguiser le sens critique, mais celui-ci s'aiguise par l'appropriation de connaissances.

Il a été question d'un enseignement des rouages de la démocratie et de nos institutions, mais, pour ce faire, il est nécessaire que la société prenne conscience du fait que l'école ne peut pas tout enseigner. Il faut une « critique scolaire de la société française » : se rappeler le devoir de l'école et oeuvrer à le préserver. On ne peut pas parler de tout.

Vous évoquiez, Madame la Sénatrice, la question de l'enseignement moral. Cette nouvelle appellation a soulevé des discussions en 2012 et 2013 et les difficultés à ce sujet n'ont pas été résolues. Il est très complexe de définir ce que nous entendons par morale civique. En 2012, nous avons voulu que ce soit un enseignement et non plus une instruction, ni une « éducation à », afin de redonner de la valeur à cet enseignement. Y sommes-nous parvenus ? Il ne me semble pas que ce soit le cas, tant le temps qui y est consacré reste modeste, celui-ci devenant la variable d'ajustement pour les enseignants, en fonction de leur niveau d'avancement sur le programme dans l'année.

Revenons sur la genèse de cet enseignement. Il est normal pour une République de proposer un enseignement civique. Cet enseignement était essentiel sous la Troisième République. Il était alors mené par les hussards de la République et pensé comme devant se déployer aussi de manière indirecte : les humanités avaient pour charge de dispenser cet enseignement civique. Aujourd'hui, la société française a changé depuis les années 1970 et 1980 ; on ne peut plus s'appuyer sur les voies d'un enseignement implicite et indirect pour créer cette adhésion à la République. D'où la décision de Jean-Pierre Chevènement de réintroduire l'enseignement civique en tant que tel. Notre devoir est de ne pas perdre de vue notre objectif d'aiguiser notre devoir à la République. Or, les manuels scolaires obéissent à une logique de déconstruction, à de l'éparpillement, avec peu de textes, peu d'idées et mises sur le même plan. Ils insistent sur le débat d'opinion et non sur la connaissance. Les éléments mis en valeur sont la démocratie participative, les discriminations, la liberté de moeurs et sexuelle, les droits des personnes homosexuelles, transgenres, les migrants, leurs droits...

Par ailleurs, les programmes ne sont pas tout : il y a ce qu'en font les professeurs, surtout quand ils laissent place à l'interprétation, et ce qu'en font les manuels scolaires.

M. Bernard Fialaire. - J'espère ne pas être trop en décalage, étant l'un des seuls de cette assemblée à ne pas être issu du monde de l'éducation. Je partage votre réflexion quant au fait de ne pas enseigner l'esprit critique, l'adolescence incarnant un esprit de contestation qui appelle en face une autorité de compétence et de connaissance à laquelle il faut se confronter pour se construire. Notre école doit incarner cette autorité pour former des citoyens. Cependant, le téléphone portable donnant accès à beaucoup de connaissances, il paraît important d'enseigner quelques méthodes de « mise en garde » à l'égard de l'information en ligne. Bien que je sois en phase avec l'idée consistant à revenir à une instruction plus concrète, l'éducation aux médias et à l'information me semble susceptible de contribuer à la construction de la société... Je crains que les jeunes puissent manquer de repères, et si l'école ne peut pas tout, nous devons néanmoins attendre beaucoup de celle-ci, puisque c'est elle qui permet de construire les futurs citoyens.

Mme Souâd Ayada. - Il est certain que nous devons attendre beaucoup de notre école : nous lui devons l'intégration républicaine ou l'ascension sociale, qui est un élément essentiel de la cohésion de la Nation. Cependant, il s'agit également de reconnaître que cette école n'est peut-être plus tout à fait en mesure de satisfaire toutes les attentes de la société d'aujourd'hui. En tant qu'institution, l'école n'occupe plus la place centrale d'antan. Les professeurs ont profondément changé, ce ne sont plus les hussards noirs de la République. Le corps professoral n'a plus de culture commune, comme cela pouvait être encore le cas dans les années 1960 et 1970. Il n'est pas certain que les enseignants partagent aujourd'hui la même vision de leur métier, tant les voies de recrutement ont été multipliées. Il existe toujours un concours externe, mais également interne (ce qui est une excellente chose). De même, nous faisons face à l'accroissement du nombre de contractuels dans l'Éducation nationale. Je ne porte pas de jugement mais je constate cette réalité.

Concernant l'apprentissage du sens critique, il me semble qu'à force de répéter sans cesse qu'il faut de l'esprit critique, nous en faisons un esprit dogmatique. C'est une contradiction : l'esprit critique doit advenir par lui-même. Nous devons lui donner les moyens de s'exprimer.

Il est vrai que le numérique a profondément modifié l'autorité de l'enseignant et la valeur de sa parole. On ne surmontera les difficultés que cela implique que si on accepte de réfléchir au fait qu'enseigner, ce n'est pas informer.

M. Stéphane Piednoir, président. - Madame la Présidente, je vous remercie pour ces informations sur cet enseignement qui doit, sans doute, revenir à des fondamentaux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Anne Muxel, sociologue, directrice de recherches en sociologie et en sciences politiques au CNRS (CEVIPOF-Sciences Po)

M. Stéphane Piednoir, président. - Mes chers collègues, nous entendons cet après-midi Anne Muxel, sociologue, directrice de recherches en sociologie et en sciences politiques au CNRS (CEVIPOF-Sciences Po), auteure entre autres titres de Politiquement jeune, une analyse particulièrement complète et éclairante de l'attitude de la jeunesse à l'égard de la vie politique, publiée en 2018 et tirant les conséquences des constats établis lors des élections de 2017.

Je remercie en notre nom à tous Mme Anne Muxel d'être présente parmi nous aujourd'hui et de contribuer ainsi au travail de notre mission d'information.

Les jeunes sont-ils dépolitisés ? Exercent-ils différemment leur citoyenneté ? Dans ce cas, comment leur donner envie de participer à la vie démocratique ? Ou bien sont-ils porteurs de nouvelles formes de politisation et de nouveaux usages de la citoyenneté auxquelles notre démocratie pourrait avoir à s'adapter ? Nous avons besoin de votre regard de sociologue pour enrichir notre réflexion sur la formation des futurs citoyens, qui est au coeur de notre sujet.

Pour l'information de Mme Anne Muxel, je précise que notre mission s'est mise en place dans le cadre du « droit de tirage des groupes », à l'initiative du groupe RDSE, et que notre collègue Henri Cabanel, membre de ce groupe, en est le rapporteur.

J'indique également que notre mission est composée de 21 sénateurs issus de tous les groupes politiques, et que notre rapport, assorti de recommandations, devrait être rendu public au début du mois de juin 2022.

Je rappelle aussi que cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport et que sa captation vidéo permet de la suivre en ce moment même sur le site Internet du Sénat ; cet enregistrement sera disponible par la suite en vidéo à la demande.

Avant de vous donner la parole, Henri Cabanel, rapporteur, va vous poser quelques questions pour situer les attentes de cette mission d'information. Puis nous aurons un temps d'échanges avec nos collègues présents dans cette salle ou connectés à distance.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, je remercie également Mme Muxel de s'être rendue disponible pour nous.

Une première série de questions vise à nous aider à dresser en quelque sorte un « portrait-type » de la génération des jeunes électeurs français et d'appréhender leur conception de la citoyenneté, s'agissant plus particulièrement de leur rapport à la vie démocratique.

Existe-t-il une rupture réelle aujourd'hui entre les jeunes et la vie politique ? Cette situation est-elle générationnelle, ou traduit-elle un rejet plus global de la part de l'ensemble de la population ? Si oui, l'attitude des jeunes à l'égard de la politique présente-t-elle des particularités par rapport à celle des autres générations ?

Cette évolution est-elle spécifique à la France ou la constate-t-on dans d'autres pays ? Y a-t-il des pays où l'éloignement des jeunes par rapport à la vie politique est moins marqué ? Si oui, quelles conclusions peut-on en tirer ?

Cette rupture touche-t-elle toutes les catégories de jeunes de la même manière (lycéens, étudiants, jeunes actifs...), notamment en matière électorale ? Quels sont les traits communs à cette génération s'agissant de la participation à la vie démocratique ?

Mes autres questions concernent les conséquences à tirer de ces constats.

L'abstention des jeunes est-elle réversible ? Comment réconcilier la jeunesse et la vie politique ? Quelles bonnes pratiques existantes pourraient à votre connaissance être mises en avant à cet effet ? Devrait-on à votre avis faire évoluer le fonctionnement de certaines institutions pour encourager nos jeunes concitoyens à y participer ?

Ensuite, pouvez-vous nous parler de l'attitude des jeunes à l'égard de l'engagement au service de la collectivité, par exemple à travers l'engagement associatif ou le service civique ?

Quelles conséquences faut-il en tirer sur les politiques publiques destinées à encourager l'engagement des futurs citoyens ?

Enfin, vous évoquez dans votre livre l'attirance des jeunes générations pour les fake news et les théories complotistes en vous appuyant sur une enquête de la Fondation Jean Jaurès de 2017. Vous estimez que cette incapacité à « départager ce qui relève du savoir et de la croyance » n'est pas sans conséquence sur la façon dont les jeunes envisagent la citoyenneté ; vous soulignez le rôle des réseaux sociaux dans cette évolution selon moi très préoccupante. Ce constat s'est-il, à votre connaissance, aggravé avec la crise sanitaire ?

Y a-t-il des pistes à explorer pour contrer l'influence des réseaux sociaux et leur rôle dans la prolifération des fake news qui empoisonnent la vie démocratique ?

Mme Anne Muxel, sociologue, directrice de recherches en sociologie et en sciences politiques au CNRS (CEVIPOF-Sciences Po). - Bonjour à tous. Je vais m'efforcer de répondre à cette série de questions importantes qui m'ont été adressées, et qui touchent à des sujets fondamentaux, ayant trait à la fabrique de la citoyenneté dans le renouvellement générationnel.

Je partirai de votre première question qui interroge l'idée d'une rupture entre les jeunes et la vie politique. Je souhaite d'abord revenir sur cette notion de « rupture », qui semble judicieuse en termes de problématique, mais qui nécessite, à mon sens, d'être modérée. En effet, il n'y a jamais, dans le processus de socialisation politique, de changement absolu. Il n'est pas non plus possible de faire fi d'un héritage ou d'une transmission de culture politique. Le mot « rupture » est donc un peu fort, et je vous propose de raisonner dans le cadre d'un repérage des éléments de continuité et de discontinuité, de changements, voire d'incompatibilité, dans une culture référentielle commune.

Ainsi, je poserai la question en ces termes : existe-t-il toujours une culture politique référentielle commune entre les jeunes générations et leurs aînés, à partir de laquelle s'enracine la fabrique des citoyens dans la France contemporaine ? Nous y répondrons en gardant à l'esprit la dialectique entre persistance et changement, reproduction et nouveauté.

On éprouve une difficulté à saisir la spécificité générationnelle du rapport à la politique. Bien sûr, durant certaines périodes de notre Histoire, nous avons pu repérer des générations politiques au sens propre du terme, c'est-à-dire au sens qu'en donne par exemple Karl Mannheim, supposant une unité générationnelle. Ainsi, cela implique un événement politique fédérateur suffisamment fort pour constituer des attitudes et des comportements convergents, qui conditionnent les comportements politiques d'une même génération. On a ainsi parlé de la « Génération 1968 » ou de la « Génération Mitterrand ». Actuellement, on évoque également la « Génération Covid » pour désigner ceux qui subissent cette crise à leur entrée dans la vie sociale. Pourtant, mai 68 n'a pas nécessairement formaté toute la jeunesse de la même façon, et il en va de même pour ceux qu'on nomme la « génération Mitterrand ». Il semble donc difficile de qualifier la spécificité générationnelle du rapport à la politique. Aujourd'hui, il semble donc plus prudent de repérer les traits dominants du rapport des jeunes à la politique, tout en gardant en tête le fait que la jeune génération ne peut être considérée comme un segment de population univoque. Il y a des façons différentes d'être en politique et la jeunesse n'est pas une exception à cette règle.

Il y a un temps d'inertie nécessaire avant d'être en mesure d'accomplir ses tâches de citoyen actif. Celui-ci est propre aux années de jeunesse car on met un certain temps à entrer dans la vie citoyenne. En effet, la jeunesse est un temps davantage marqué par l'inconstance des choix. Il s'agit d'une période durant laquelle les difficultés d'insertion professionnelle peuvent détourner les jeunes de la participation politique. C'est également une période de mobilité géographique qui entame la participation électorale. La jeunesse a certes quelques caractéristiques structurelles en commun dans son rapport à la politique, mais témoigne aussi de grands clivages, qui correspondent à des expériences diversifiées.

Pour appréhender la façon d'être en politique des jeunes générations, il est nécessaire de comprendre que la socialisation des jeunes se fait dans une double dynamique : celle de l'héritage d'une part, et celle de l'expérimentation d'autre part.

En effet, la famille demeure un creuset essentiel dans la construction des identités politiques. C'est d'abord au sein de la cellule familiale que se construit l'héritage d'une culture politique. Deux tiers des Français disent s'inscrire dans la continuité des orientations idéologiques de leurs parents : c'est au sein de la famille qu'on discute le plus de la politique, et c'est encore dans les interactions affectives que se forgent les choix des individus. La famille reste donc un facteur important de continuité politique dans cette dynamique générationnelle.

Un autre vecteur important de l'héritage est l'école. Celle-ci continue de jouer un rôle crucial, au travers des enseignements de l'histoire-géographie et de l'enseignement moral et civique (EMC), mais également du fait des débats qui s'y déroulent et qui réfractent la réalité du monde politique et du rôle de citoyen que chaque individu doit remplir. L'école véhicule, au travers d'un environnement social et culturel et de produits culturels (BD, séries...) qui s'y diffusent, bon nombre de représentations politiques de la société actuelle. Il serait donc incorrect d'énoncer qu'il n'y a plus d'héritage.

L'expérimentation est l'autre dynamique qui forge les orientations de la jeunesse. Cette expérimentation est le fruit de nouveaux univers d'expériences auxquels sont confrontés les jeunes à travers leur formation, leurs premières expériences professionnelles, les relations amicales et amoureuses.

L'expérimentation, en tant que socialisation secondaire de l'individu, va entrer en interaction avec son héritage, en tant que socialisation primaire.

S'ajoute à cette dynamique la rencontre avec une époque, qui entre en interaction avec ces différents éléments.

Ainsi, le processus politique dans le temps de la jeunesse est un processus complexe qui se développe sur un temps long.

De même, il est nécessaire de penser les effets de génération, dans le contexte plus large des « effets de périodes » qui façonnent l'entrée en politique. Ces effets de période influencent les conditions d'entrée en politique des jeunes générations. Or, aujourd'hui, la défiance à l'égard de la représentation politique est à son point le plus haut. En effet, les résultats de la vague 13 du Baromètre de la confiance politique, que nous menons au CEVIPOF, ont été présentés ce matin, illustrant un niveau très élevé de défiance des Français à l'égard des responsables et des institutions politiques, témoignant ainsi d'une défiance plus générale à l'égard de la démocratie représentative. Ce contexte, dans lequel les jeunes entrent en politique, a une incidence sur leurs attitudes. On observe donc ici, non pas une rupture entre les jeunes et leurs aînés, mais une amplification de ce phénomène dans la jeunesse. Il est aisé d'imaginer que ces phénomènes vont façonner la citoyenneté ultérieure de cette jeunesse socialisée dans ce temps de malaise démocratique et de changement du comportement électoral.

Par ailleurs, les jeunes ont intériorisé la nécessité de s'adapter à de multiples défis. Ils sont les enfants de nombreuses crises : crises sociales, économiques, politiques, sanitaires, environnementales... Les jeunes d'aujourd'hui se considèrent comme les « enfants des crises ». De nombreuses études ont montré que la jeunesse actuelle se considère comme la « génération sacrifiée ». De même, il ne fait plus de doute aujourd'hui que la crise sanitaire aura des conséquences durables sur cette génération, d'un point de vue psychologique, mais également en termes d'accumulation de retard dans leur parcours étudiant ou professionnel.

Or on observe que cette jeunesse, au-delà de la crise sanitaire, a intériorisé ces crises et fait preuve d'une certaine débrouillardise. Ainsi, les jeunes réclament davantage de reconnaissance, et cherchent à être considérés comme utiles à la société. Ils réclament la possibilité d'accéder à leur autonomie, mais aussi de pouvoir exprimer leurs compétences, montrer leur savoir-faire et souhaitent s'intégrer dans la société. J'insiste sur ce point, car la France, par rapport à d'autres pays du nord de l'Europe, pèche, sans doute, par cette absence de confiance souvent ressentie par les jeunes quant aux possibilités qu'on peut leur donner d'exercer pleinement leurs compétences dans la société.

Pourtant, ces jeunes qui affichent une défiance importante vis-à-vis de la société témoignent, paradoxalement, d'une confiance dans leur destinée : ce pessimisme collectif laisse place à un optimisme individuel. Il y a là, sans doute, une collusion entre ces deux sentiments qui favorise une certaine dynamique d'engagement, voire qui renforce leur engagement. En effet, l'engagement des jeunes générations n'est pas en berne, mais plutôt en accroissement depuis quelques années.

J'en viens à présent à la question à propos des différences de réponse et d'impact que ces changements auraient sur la jeunesse en fonction d'un certain nombre de facteurs sociaux, géographiques, scolaires. Avant d'en venir à ces différences, il s'agit de constituer le cadre d'expression de la citoyenneté au sein duquel les jeunes générations se font entendre et participent à la vie de la Cité. Il repose sur un triptyque : défiance, intermittence du vote et protestation. La défiance conditionne, de fait, un rapport plus critique aux institutions et aux responsables politiques, donnant ainsi naissance à un profil de citoyens plus exigeants et plus protestataires.

De plus, l'intermittence du vote constitue un changement considérable du comportement électoral. Constatée dans toutes les générations (sauf chez les plus de 65 ans), l'intermittence du vote est devenue la norme du comportement citoyen. L'abstention, autrefois considérée comme un comportement dissident voire déviant, est aujourd'hui légitime politiquement. Cette abstention touche tous les modes de scrutin, y compris l'élection présidentielle : un tiers des jeunes étudiants sont restés en retrait des scrutins au premier tour, en 2017. Ainsi, on note la fin du vote par devoir, du vote constant. Cette discontinuité par rapport aux comportements antérieurs est telle que cela peut constituer une rupture.

Enfin, la protestation est amplifiée chez les jeunes, mais est présente chez leurs aînés, également. La culture de la protestation leur est familière : ils y ont souvent été confrontés dans des protestations et manifestations lycéennes, devenues des expériences assez banales de la socialisation lycéenne. Dans le cadre de l'Observatoire de la génération Z mis en place pour le compte du ministère des armées l'an passé, Olivier Galland et moi-même avons mené une enquête sur plus de 3 000 jeunes âgés de 16 à 18 ans, représentatifs de la population française. Il en ressort qu'un tiers de ces jeunes a déjà participé à une protestation et un sur cinq à une marche pour le climat. Cet élément de la fabrique de la citoyenneté n'est pas en rupture, mais apparaît comme un trait bien affirmé de la politisation des jeunes. Cette culture protestataire, qui jadis était plutôt l'apanage de la gauche, touche maintenant tous les univers et toutes les familles politiques.

Par ailleurs, il est légitime de s'interroger sur la porosité de la frontière entre protestation et radicalité et donc sur la reconnaissance de la violence comme un outil pour se faire entendre en démocratie. On constate une porosité des comportements politiques qui peuvent glisser de la protestation vers des actes violents. Dans le cadre de l'enquête menée avec Olivier Galland, nous avons constaté qu'un lycéen sur cinq avait déjà usé ou été en passe d'user de la violence à des fins politiques. Si nous pouvons constater une rupture, il s'agit alors de l'envisager dans cette éventuelle tentation de la radicalité, qui s'exprime également par des choix électoraux pour des forces protestataires, voire pour des leaderships autoritaires et populistes.

En fonctions des segments de la jeunesse observés, des différences dans les façons d'être en politique s'expriment selon plusieurs variables.

D'abord, les diplômes : le niveau de diplôme est la variable la plus discriminante des facteurs explicatifs des formes de politisation. Il y a là, sans doute, des efforts à mener en direction des jeunes sortis précocement du système scolaire. On observe une importance certaine de l'école pour oeuvrer à la formation de citoyens informés. Les jeunes peu ou pas diplômés apparaissent plus en retrait de la vie politique. Quand ils participent à la vie de la Cité, ils expriment des réponses plus radicales. C'est un vote qui peut nourrir l'extrême droite ou se manifester par des violences de rue.

Pendant longtemps, le genre a été une variable en matière de participation dans les jeunes générations. Aujourd'hui, nous n'observons plus d'écart de participation entre les garçons et les filles. Il n'y a plus, non plus, de différence au niveau de la participation non conventionnelle (manifestations, mobilisations). En revanche, on observe un retrait plus marqué s'agissant de l'intérêt des filles pour la politique. Ici, les traces anthropologiques de la mise à l'écart des femmes de la sphère politique demeurent, mais elles sont en train d'être corrigées.

Les territoires reflètent les différences liées aux effets sociodémographiques dans lesquels les jeunes évoluent.

Enfin, on observe des différences entre les jeunes étudiants et les jeunes actifs. Les étudiants ont tendance à être plus à gauche (moins toutefois que dans le passé) et plus participationnistes, tandis que les actifs se situent moins à gauche et sont moins participationnistes - notamment parmi les jeunes peu diplômés.

Le vote protestataire est très marqué chez les jeunes : lors du premier tour de la présidentielle de 2017, un jeune sur deux, parmi les 18-24 ans, a usé d'un vote protestataire. 23 % d'entre eux ont voté pour Marine Le Pen et 28 % pour Jean-Luc Mélenchon. Quand les jeunes s'expriment, c'est d'abord par un vote aux extrêmes. Les partis classiques sont à la traîne et le vote des 18-24 ans pour Emmanuel Macron était équivalent à celui du reste de la population (autour de 22-23 %). Ce climat protestataire demeure donc la donne à travers laquelle se déclinent toutes les façons qu'ont les jeunes de se faire entendre.

Comme je l'ai indiqué précédemment, l'engagement n'est pourtant pas à la peine chez les jeunes générations. Nombre d'études font état de leur engagement politique, associatif ou civique, comme en témoigne la demande d'engagement dans le cadre du service civique, qui est en augmentation régulière. De même, quatre jeunes sur dix se disent disponibles pour rejoindre les armées. Les partis et syndicats sont un peu moins rejetés par les jeunes que par leurs aînés. Les questions environnementales constituent un socle important d'enjeu de politisation pour les jeunes. Ceux-ci sont les plus actifs également dans l'engagement de proximité, notamment dans un contexte de crise sanitaire. Malgré un tropisme protestataire, l'engagement est donc très important pour la jeune génération.

Concernant la spécificité de la France par rapport à d'autres États, il convient de souligner que beaucoup des éléments évoqués se retrouvent dans nombre de nos démocraties occidentales, qui sont confrontées aujourd'hui à ce défi de la désillusion des citoyens. Ceux-ci se montrent, du reste, de plus en plus ouverts à d'autres types de régimes, notamment à un leadership autoritaire, créant ainsi un nouveau risque de rupture. Au travers de ce changement du rapport au vote et de cette persistance de la défiance envers les institutions, on observe un risque d'attractivité pour d'autres régimes et une appétence pour d'autres solutions que la démocratie de la part des jeunes générations. Les résultats CEVIPOF du Baromètre de confiance politique attirent l'attention à cet égard : 39 % des Français disent qu'il vaudrait mieux avoir à la tête de l'État un homme fort qui se passe d'élections, et 27 % considèrent qu'il faudrait faire appel à l'armée pour gouverner le pays. Cela témoigne d'un malaise et d'une lassitude certaine vis-à-vis de la démocratie. Chez les jeunes, cette tendance est plus marquée que dans les générations plus âgées.

Je finirai sur la question du numérique, ce nouvel espace d'expression démocratique, et du taux de pénétration des idées complotistes et des fake news chez les jeunes : 40 % des lycéens pensent que les attentats du 11 septembre 2001 ont été organisés par la CIA et non par Al-Qaïda. On se demande comment une proportion aussi importante de jeunes, qui par ailleurs sont informés et instruits, peuvent être réceptifs à des théories de cette ampleur.

Enfin, l'écologie s'ajoute à ce contexte. L'« écoanxiété » touche beaucoup les jeunes générations. D'après une étude menée par la revue The Lancet Planetary Health sur un ensemble très large de jeunes à travers la planète, 75 % des jeunes déclarent avoir peur de l'avenir. Cette écoanxiété habite les jeunes et conditionne leur citoyenneté.

Pour conclure, si l'on parvient à articuler la représentation politique avec une certaine forme de démocratie directe, répondant au besoin exprimé de se faire entendre sans qu'intervienne la médiation d'organisations politiques traditionnelles, nous pourrons faire face à de futurs citoyens « hyperdémocratiques » qui useraient, à bon escient, de leur vigilance démocratique. À l'inverse, si la représentation politique est de plus en plus mise à mal, si la défiance se creuse davantage, nous pourrons tout aussi bien faire face à des citoyens « hypodémocratiques », indifférents et absents, qu'à des jeunes souhaitant s'en remettre à des régimes autoritaires, au motif d'une demande de retour d'ordre et d'efficacité.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Je vous remercie pour cet exposé passionnant. Vous avez évoqué le vote contestataire de la jeunesse et le fait que notamment 51 % des 18-24 ans aient donné leurs voix à Jean-Luc Mélenchon ou à Marine Le Pen. Vous n'évoquez pas le parti écologiste, alors que j'ai eu l'impression, lors des dernières élections, d'un soutien de la jeunesse envers Les Verts. De même, il me semblait que la jeunesse qui a fait des études avait vu en Emmanuel Macron quelqu'un qui apportait un nouveau regard. Ces chiffres me semblent donc étonnants...

Mme Martine Filleul. - Je vous remercie pour cette intervention. J'aurais aimé en savoir davantage quant à votre opinion sur le droit de vote à l'âge de 16 ans. Pensez-vous que ce vote est de nature à améliorer la participation de la jeune génération ?

Mme Anne Muxel. - Je vous remercie pour vos questions.

En effet, je n'ai pas évoqué le vote écologiste en 2017 car Yannick Jadot s'était alors rallié au Parti socialiste. Cependant, s'il est vrai qu'aux élections européennes 18 % des jeunes ont voté pour Les Verts, rappelons surtout qu'ils ont été très peu nombreux à voter. Concernant les intentions de vote pour les prochaines élections présidentielles, bien qu'il s'agisse de rester prudent, on observe que, si les jeunes sont susceptibles de voter en plus grand nombre pour le candidat écologiste, les intentions de vote sont toujours bien plus importantes en faveur de Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. On constate, d'une manière générale, un défaut d'articulation entre la sensibilité écologiste, très répandue, et le vote écologiste. Quant à Emmanuel Macron, je partage votre étonnement. Il réunissait beaucoup de paramètres qui auraient pu davantage séduire la jeunesse, mais nous n'avons pas observé d'effets d'âge le concernant.

La seconde question me permet de développer certaines de mes recommandations, que je n'ai pas eu le temps d'exposer. Je suis favorable à l'abaissement du droit de vote à 16 ans qui permettrait, sans doute, de renforcer l'acquisition de la responsabilité que suppose la citoyenneté. J'y suis d'autant plus favorable dans ce contexte délétère et en cette période de défiance majeure.

En propos liminaire, j'ai évoqué l'importance de la famille et de l'école, qui demeurent des matrices de la personnalité politique et de la fabrique de la citoyenneté. Or, à 16 ans, les jeunes sont encore dans ce cadre. Ils ont donc des points d'appui pour développer leurs premiers actes de vote. Toutes les études ont par ailleurs montré que plus on participe de façon précoce à la vie électorale, plus nos chances de contribuer durablement à la vie politique sont grandes.

Mme Sabine Drexler. - Vous avez évoqué une augmentation de la débrouillardise chez les jeunes. J'ai le sentiment que cette caractéristique touche également les personnes plus âgées. En effet, on constate actuellement de nombreuses démissions ou la création de plus en plus d'autoentreprises... Ce phénomène me paraît donc global.

En outre, vous avez souligné la nécessité de travailler, très jeune, ce qui a trait à la citoyenneté. Nous devons aujourd'hui mettre en oeuvre tous les moyens à notre disposition pour qu'à l'école, ce sujet devienne une priorité. J'étais enseignante, et je dois admettre qu'actuellement, malheureusement, ce n'est pas le cas. Nous n'avons pas le temps, à l'école, d'enseigner ces sujets de manière suffisante. Or c'est devenu un enjeu très fort : l'avenir démocratique de notre pays se joue.

Pour conclure, je vous remercie pour le travail important que vous menez.

Mme Catherine Belrhiti. - Je ne partage pas votre opinion en faveur de l'acquisition du droit de vote à l'âge de 16 ans. J'étais également enseignante, et lorsqu'il m'est arrivé d'évoquer ce sujet avec les lycéens, eux-mêmes disaient ne pas s'en sentir capables. En effet, sont-ils en mesure, à cet âge, d'appréhender un programme politique ? Comme vous l'avez évoqué, étant sous l'influence de leur famille, n'encourent-ils pas le risque de voter par mimétisme ? Enfin, et comme vous l'avez rappelé, ils peuvent également être sous l'influence des réseaux sociaux, et ainsi de certaines forces qui les entraînent vers des mouvements extrêmes...

Mme Anne Muxel. - J'entends ce que vous dites et c'est important de l'avoir à l'esprit, mais justement, à mes yeux, le rôle de la famille et de l'école est de préparer les jeunes le plus tôt possible à cette autonomie. Je pense qu'à l'école, il faut ouvrir davantage d'espaces de débat, et ne pas craindre que la controverse politique puisse y trouver sa place. Y faire vivre le débat démocratique pourrait permettre aux jeunes de disposer d'autres sources d'information que celles qu'ils trouvent sur les réseaux sociaux. Il me semble que la famille et l'école constituent des matrices qui doivent permettre au jeune de trouver son autonomie. Or, à 18 ans déjà, il est plus difficile de toucher les jeunes dans des cadres de socialisation instituée. Aussi, je pense qu'il serait intéressant de donner cet accès entre 16 et 18 ans. Par ailleurs, les électeurs restent soumis à de multiples influences après 18 ans et malgré tout, ils votent quand même.

M. Stéphane Piednoir, président. - Pour votre information, nous avons auditionné plus tôt Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes, qui faisait état à la fois de lacunes au sein de l'enseignement moral et civique, tout autant que d'une profusion de bonnes intentions et d'une dilution d'objectifs pédagogiques identifiés. On perçoit qu'il s'agit de recentrer et de simplifier cet enseignement pour qu'il s'ancre davantage dans le socle de connaissances des élèves.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Jeudi 27 janvier 2022

- Présidence de M. Stéphane Piednoir, président -

Audition de Mme Florence Gérard-Chalet, directrice générale de l'Établissement pour l'insertion dans l'emploi (ÉPIDE), et M. François-Xavier Pourchet, directeur général adjoint

M. Stéphane Piednoir, président. - Nous accueillons Mme Florence Gérard-Chalet, directrice générale de l'Établissement pour l'insertion dans l'emploi (ÉPIDE), et M. François-Xavier Pourchet, directeur général adjoint, que je remercie pour leur disponibilité.

Pour l'information de nos interlocuteurs, je précise que notre mission s'est mise en place dans le cadre du « droit de tirage des groupes », à l'initiative du groupe RDSE, et que notre collègue Guy Cabanel, membre de ce groupe, en est le rapporteur.

J'indique également que notre mission est composée de 21 sénateurs issus de tous les groupes politiques, et que notre rapport, assorti de recommandations, devrait être rendu public au début du mois de juin 2022.

Je rappelle aussi que cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport et que sa captation vidéo permet de la suivre en ce moment même sur le site Internet du Sénat ainsi que sur Facebook ; cet enregistrement sera disponible par la suite en vidéo à la demande.

L'ÉPIDE intéresse tout particulièrement notre mission parce que ce dispositif d'insertion sociale et professionnelle s'appuie sur un maillage de centres présents dans de nombreux territoires, en cohérence avec les préoccupations du Sénat, mais aussi parce que la formation qui y est dispensée aux jeunes comporte un « parcours citoyen » venant en complément de l'accompagnement des jeunes vers l'autonomie.

Avant de vous donner la parole, Henri Cabanel, rapporteur, va vous poser quelques questions pour situer les attentes de cette mission d'information.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Je remercie également Mme Gérard-Chalet et M. Pourchet de s'être rendus disponibles.

Mes premières questions concernent l'activité de l'ÉPIDE.

Quel est le parcours des jeunes accompagnés par l'établissement ? Comment se déroule le parcours citoyen suivi par les volontaires de l'ÉPIDE ? Cette formation citoyenne fait-elle l'objet d'une validation, comme c'est le cas dans le cadre du service militaire adapté (SMA), où l'attestation de formation citoyenne est nécessaire à l'obtention du certificat d'aptitude personnelle à l'insertion ?

Quel est le degré d'autonomie des vingt centres d'accueil répartis sur le territoire, en particulier dans les parcours d'accompagnement qu'ils proposent ?

Combien de volontaires ont-ils été accompagnés par l'ÉPIDE en 2021 ? Ce nombre pourrait-il augmenter ? Comment ont évolué les effectifs de l'ÉPIDE depuis sa création ?

Quelle est la proportion de jeunes filles bénéficiant du dispositif ? Quels sont les leviers pour assurer l'égal accès du dispositif à l'ensemble des jeunes ?

Disposez-vous d'indicateurs relatifs à l'insertion des anciens volontaires au sein des forces armées ou des autres corps en uniforme - police et gendarmerie nationale notamment ?

Dans un rapport publié en mai 2021 à la demande de la commission des finances de l'Assemblée nationale, la Cour des comptes évoque des pistes pour renforcer l'attractivité de l'ÉPIDE, les centres affichant un taux d'occupation de 71 %. L'hébergement des jeunes sept jours sur sept figure parmi ces pistes pour une meilleure prise en charge des jeunes logés de manière précaire. Qu'en pensez-vous ? Envisagez-vous une telle évolution ? Comment communiquez-vous avec les diverses institutions qui travaillent à l'insertion des jeunes ?

Mes autres questions ont trait à l'articulation entre l'activité de l'ÉPIDE et d'autres dispositifs d'insertion. Quelles sont les spécificités de l'accompagnement proposé par l'ÉPIDE au regard du service militaire volontaire (SMV) et du réseau des écoles de la deuxième chance (E2C) ? Quelles sont les principales différences entre les publics accueillis par ces trois dispositifs ?

Estimez-vous que l'articulation actuelle entre ces trois dispositifs permet une orientation efficace des jeunes ayant besoin d'un accompagnement en matière d'insertion sociale et professionnelle ?

Enfin, pourriez-vous nous donner votre appréciation sur le rôle du ministère des armées dans le pilotage de l'ÉPIDE ? Quelles seraient les conséquences d'un retrait définitif du ministère des armées de sa gouvernance ?

Mme Florence Gérard-Chalet, directrice générale de l'Établissement pour l'insertion dans l'emploi (ÉPIDE). - Nous allons tenter de répondre dans le délai imparti et nous pourrons vous envoyer des éléments complémentaires si vous le jugez utile.

Je vous remercie pour votre invitation, d'autant plus que l'éducation à la citoyenneté est l'une de nos missions importantes mais qu'elle n'est pas toujours perçue comme telle, parce que nous sommes un opérateur spécialisé dans l'insertion sociale et professionnelle, alors que la citoyenneté est un socle sur lequel s'appuie cette insertion. À la suite du rapport que la Cour des comptes a consacré à l'ÉPIDE l'an passé, mais aussi du rapport d'information du Sénat L'égalité des chances, jalon des politiques de jeunesse, notre établissement s'est engagé dans une démarche stratégique avec ses 1 100 agents. Nous avons ouvert une plateforme citoyenne sur laquelle chacun pouvait proposer ses idées d'améliorations, notamment pour accueillir et insérer davantage de jeunes. Plus de 85 % des personnels ont participé et nous en avons tiré une feuille de route 2022-2024, dont nous espérons qu'elle aboutira sous la forme d'un contrat d'objectifs et de performance avec nos autorités de tutelle.

De fait, des arbitrages ont été rendus pour répondre à certaines des recommandations formulées par la Cour des comptes, et l'ÉPIDE vit une transformation profonde, portée par ses agents, pour répondre aux besoins des jeunes et des territoires. Vous nous offrez l'une des toutes premières occasions de le dire publiquement et je vous en remercie.

L'ÉPIDE est un établissement récent, qui existe seulement depuis une quinzaine d'années. Nous sommes spécialisés dans l'insertion sociale et professionnelle des jeunes de 17 à 25 ans, avec un accompagnement intensif et un hébergement continu. Nous les accompagnons dans l'emploi, avec une réussite importante - la Cour des comptes estime que, compte tenu des profils des jeunes que nous accueillons, nos résultats d'insertion sont « probants ».

Nous suivons principalement des jeunes sans diplômes, mais nous sommes également habilités à accompagner des jeunes diplômés en voie de marginalisation. Ce qui fait notre singularité, comme l'a relevé la Cour des comptes, c'est que les jeunes que nous accueillons sont ceux qui cumulent le plus de fragilités, comme nous le voyons dans l'enquête « Profils » que nous confions régulièrement à un prestataire. Les jeunes que nous accueillons cumulent les fragilités : ils ont des fragilités sociales, ils ont des problèmes de ressources, ils sont souvent en rupture familiale, ils ont des difficultés de santé, des fragilités psycho-sociales, ils sont souvent fâchés avec la société, ils ont perdu leurs repères, en particulier temporels. Toutes ces difficultés font qu'ils ne pourront pas, en quelques semaines seulement, retrouver les capacités requises pour un stage en entreprise : le fait de respecter un horaire, de savoir se présenter et se tenir... C'est pourquoi il faut, pour ces jeunes, un cadre qui réinstalle quelque chose, un accompagnement intensif bien différent de celui qu'offrent, par exemple, la garantie « jeunes » ou même le service militaire volontaire (SMV). Notre accompagnement, justement, est intensif. Le taux de professionnels par personne suivie est comparable à celui d'un service de réanimation : un professionnel pour 2,5 jeunes, quand c'est un pour cinquante dans le cadre de la garantie « jeunes ».

L'encadrement que nous avons mis en place comprend des personnels aux compétences pluridisciplinaires, pour une prise en charge des jeunes à 360 degrés, qui comprend un diagnostic social, un diagnostic psychologique, un diagnostic en santé, un diagnostic en matière d'insertion professionnelle et sur le comportement. Nous avons des formateurs en sport, des conseillers en éducation et citoyenneté. La palette est très large. Notre méthode consiste à prendre en charge l'ensemble des problèmes dans une unité de temps et de lieu. Les premières semaines sont centrées sur une pédagogie collective, pour que chaque jeune volontaire trouve ses marques dans le collectif et prenne confiance en lui. C'est à nous de lui donner l'idée de ses capacités : nous sommes convaincus qu'un jeune a toujours des capacités, qu'il faut les faire valoir et que c'est ensuite seulement que l'on peut construire un parcours individualisé, où le jeune sera acteur de son parcours. Nous l'accompagnons alors jusqu'à la sortie vers un emploi ou une formation qualifiante.

La comparaison entre les dispositifs montre que nous sommes les seuls à nous adresser aux jeunes cumulant autant de difficultés et à leur accorder autant de moyens d'accompagnement. Je dirais qu'il n'y a pas de concurrence entre dispositifs : nous avons des relations, des contacts, qu'il pourrait être intéressant de formaliser au niveau national ; enfin nous rencontrons des difficultés communes - par exemple, continuer notre action malgré la crise sanitaire ou encore numériser en partie nos formations. Je crois qu'il y a surtout un besoin de bien positionner chacun de ces dispositifs et de rendre l'ensemble lisible aux prescripteurs, aux jeunes, aux familles, pour bien souligner les spécificités de chacun et ce qu'il peut apporter.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Y a-t-il des passages de jeunes d'un dispositif à l'autre, par exemple des sorties de l'ÉPIDE vers d'autres dispositifs ?

Mme Florence Gérard-Chalet. - Notre intervention est fondée sur le volontariat, que nous vérifions auprès du jeune tout au long de notre intervention. Nous tâchons de rendre lisible ce que nous proposons, pour que le jeune sache ce qu'il en sera avant de s'engager. Nous voulons éviter le risque que le jeune vive un changement de dispositif comme un échec supplémentaire dans des parcours qui sont souvent déjà bien chaotiques. Nous individualisons la réponse autant que nous le pouvons. C'est un élément très important de notre méthode.

Dans notre réflexion stratégique, nous avons proposé de renforcer notre positionnement, cette intervention auprès des plus éloignés de l'emploi, avec des moyens renforcés et individualisés. Nous avons certes des faiblesses. La Cour des comptes en a identifiées l'an passé, que nous avons déjà commencé à combler.

Je veux d'abord évoquer la question du niveau de l'allocation des volontaires, qui était jusqu'à la fin de l'année 2021 de 210 euros mensuels - plus 90 euros mensuels capitalisés et donnés au volontaire à la fin de son parcours. Un décret du 26 décembre dernier l'a portée à 500 euros mensuels à partir du 1er janvier 2022, ce qui correspond à ce que les jeunes perçoivent avec la garantie « jeunes » ou en stage de formation professionnelle. Ce relèvement de l'allocation est décisif quand on connait la situation des jeunes suivis par l'ÉPIDE : dans une enquête, 37 % nous ont dit que la difficulté majeure qu'ils rencontraient pour suivre leur formation était de se nourrir correctement et de prendre soin d'eux le week-end. Des jeunes n'entraient pas à l'ÉPIDE parce que l'allocation y était trop faible, ce qui est paradoxal puisque nous visons les jeunes les plus en difficulté. Nous avons amélioré ce point.

Autre difficulté, 14 % des jeunes en parcours nous disent ne pas avoir de logement, alors que c'est une condition évidente pour réussir. Nous avons donc décidé d'ouvrir des places d'hébergement le week-end pour accueillir les volontaires qui en ont besoin. Dans la loi de finances initiale pour 2022, près de dix millions d'euros ont été fléchés pour cet hébergement. Nous avons aussi levé la condition du certificat d'hébergement pour entrer à l'ÉPIDE - cette condition aussi était un paradoxe, car elle nous conduisait à écarter des jeunes qui étaient le plus dans le besoin. Nous avançons. Certains centres logent jusqu'à 25 % des jeunes le week-end. Tous les centres n'ont pas encore pu ouvrir leur hébergement en fin de semaine, et il nous faut trouver les partenaires pour l'hébergement. Cette nouvelle possibilité d'accueil en continu va probablement accroître le nombre de bénéficiaires. Nous allons aussi pouvoir mieux accueillir des jeunes qui, hébergés en foyer d'hébergement d'urgence ou en centre d'accueil pour demandeurs d'asile, risquaient de perdre leur place d'hébergement s'ils entraient à l'ÉPIDE, sans pour autant trouver de solution de logement en fin de semaine ; aujourd'hui, nous pouvons les accueillir et leur offrir une prise en charge sociale et professionnelle, mais aussi citoyenne. Je pense aux jeunes demandeurs d'asile, que nous pouvons ainsi acculturer aux valeurs de la République et à qui l'on peut montrer ce qu'est la France et comme on y vit bien. Nous sommes heureux, dans les circonstances actuelles, d'apporter une réponse complète à ces jeunes.

Autre amélioration, alors que nous avions au départ fixé l'âge minimal à 18 ans, nous avons expérimenté l'accueil à partir de 17 ans dans une dizaine de nos centres, constatant que les ruptures familiales sont de plus en plus précoces et qu'il y a un besoin d'intervention avant la majorité. L'expérience s'est révélée concluante : les jeunes de 17 ans que nous avons accueillis se retrouvent dans notre offre. Nous allons donc généraliser cet accueil dès 17 ans à l'ensemble des centres.

De même, constatant que les fragilités psychosociales des jeunes que nous accueillons s'accentuent ces dernières années, nous avons décidé de faire un effort pour que les volontaires, qui bénéficient tous d'un bilan de santé en entrant dans nos centres, bénéficient également d'un bilan psychologique. Nous avons besoin d'un psychologue dans chaque centre au moins un jour par semaine. Nous avons commencé par une demi-journée de présence, et nous avons prévu les crédits pour ce faire. Nous allons mettre en place ce suivi psychosocial progressivement.

Dernière évolution, nous avons élargi l'accueil aux jeunes diplômés en voie de précarité et de marginalisation, alors que nous ne visions au départ que les non-diplômés. Nous avons constaté que de jeunes bacheliers pouvaient avoir connu une rupture et être en voie de marginalisation, par exemple parce que « Parcoursup » ne leur avait pas ouvert une place dans la formation qu'ils demandaient. Nous avons d'abord expérimenté cet accueil des diplômés et constaté son utilité, puis nous l'avons généralisé.

L'ÉPIDE était il y a quelques mois un établissement d'insertion sociale et professionnelle de jeunes majeurs jusqu'à 25 ans, avec un hébergement de semaine. Il est devenu un opérateur spécialisé dans l'accompagnement intensif des jeunes les plus éloignés de l'emploi, à partir de 17 ans, qu'ils aient ou non un diplôme, en offrant un hébergement toute la semaine. Nous avons tenu compte de la réalité et nous nous sommes articulés avec les autres dispositifs - je ne crois pas qu'il y ait de concurrence à proprement parler.

Nous croyons beaucoup à l'expérimentation. Depuis 2020, notre activité a été réduite du fait de la crise sanitaire. Chaque centre a défini son protocole pour remplir au mieux ses missions dans des conditions de sécurité sanitaire pour les volontaires et les personnels - certains des centres ont été occupés à 80 %, d'autres à 40 %. Au total, selon l'indicateur de file active, 4 583 jeunes différents ont été à l'ÉPIDE au moins pendant un jour en 2021, certains sont restés quelques semaines, quand d'autres vont au bout du parcours. Tous ont bénéficié d'un accueil. Enfin, nous constatons une accélération sur le dernier trimestre grâce à la motivation de nos équipes.

Nous avons aussi lancé une démarche pour territorialiser davantage notre action, en demandant aux centres de mobiliser les équipes pour les projeter sur les territoires auprès de leurs interlocuteurs : les collectivités locales, les missions locales, les associations, les acteurs de la politique de la ville. Nous avons aussi simplifié nos procédures, en suspendant toutes celles qui ne contribuent pas à l'insertion des jeunes. Beaucoup de règles sont donc réévaluées. Notre procédure d'admission, par exemple, était précautionneuse et elle n'était ouverte que tous les deux mois ; nous avons décidé de laisser à chaque centre le soin de décider du bon rythme, pourvu que l'admission ait lieu au moins une fois par mois, y compris en décembre - il est important, pour des jeunes, de savoir, en fin d'année, qu'ils rejoindront un projet en janvier. Certains centres ont mis en place une admission mensuelle, d'autres le font tous les quinze jours et d'autres encore en continu. Les commissions ne sont plus obligatoires, la seule obligation étant d'effectuer une vérification du respect, par les jeunes accueillis, des conditions juridiques d'accès à l'ÉPIDE.

Toutes ces évolutions sont positives. Nous avons terminé l'année fatigués, mais satisfaits, comme je l'ai dit aux agents. Les résultats sont là : au cours des derniers mois de l'année les admissions ont progressé de 25 % par rapport à 2020 et nous avons fini l'année avec autant de jeunes qu'en 2019. Nous avons effacé l'impact de la crise. Certes, la crise sanitaire a encore un effet sur nos chiffres, mais la tendance est à la hausse : alors qu'au mois d'août 2020 huit centres affichaient un taux d'occupation de moins de 55 %, il n'y en a plus qu'un seul aujourd'hui, et huit de nos centres affichent désormais un taux d'occupation supérieur à 75 %. Face à la cinquième vague, nous faisons de la pédagogie pour que les jeunes se vaccinent, avec un certain succès.

Notre activité s'améliore. Notre enjeu, pour cette année, est de la rendre plus lisible, d'installer notre nouveau positionnement, de nous faire mieux connaître. Un vingtième centre va bientôt ouvrir à Alès, améliorant notre desserte territoriale, laquelle reste un point faible car si nous offrons, par exemple, 660 places dans les Hauts-de-France, nous n'en avons que 210 en Provence-Alpes-Côte d'Azur et 150 en Nouvelle Aquitaine. Notre maillage est lié aux implantations des casernes militaires et du patrimoine immobilier que nous utilisons, mais la Cour des comptes a bien noté l'inégale répartition des volontaires selon leurs origines géographiques. Une dizaine de départements nous ont envoyé moins de cinq jeunes en cinq ans, ce qui tient à notre maillage encore trop faible et aux problèmes de desserte dans les territoires concernés. La mission sénatoriale sur l'égalité des chances a conclu qu'il fallait une masse critique sur les territoires pour que l'offre de l'ÉPIDE soit lisible et bien identifiée. C'est une réflexion à avoir, qui peut peser sur certains publics.

M. Stéphane Piednoir, président. - Quelle proportion de jeunes filles accueillez-vous parmi les volontaires ?

Mme Florence Gérard-Chalet. - L'ÉPIDE a vocation à accueillir les femmes au même titre que les hommes. Nous avons 1 008 places identifiées comme pouvant accueillir des femmes, soit 32 % de nos capacités, et 29 % de volontaires sont des femmes. Je crois donc que, si l'on veut augmenter le nombre de femmes volontaires à l'ÉPIDE, il faut leur réserver davantage de places dans les centres.

Nous avons aussi des actions comme l'accompagnement de la grossesse, avec ce que nous avons appelé « l'internat éclaté » : une jeune femme peut suspendre sa participation à l'ÉPIDE quand elle est enceinte, puis être accueillie en centre maternel avec son enfant le soir, tout en poursuivant sa participation à l'ÉPIDE pendant la journée. Le nombre de jeunes femmes concernées n'est pas considérable, mais le symbole est là. Nous montrons que nous les accueillons. Nous avons réuni des jeunes femmes en ateliers pour leur demander ce qui pouvait freiner la venue d'autres jeunes femmes : leur réponse a beaucoup porté sur les conditions d'accueil, sur le manque de places réservées aux femmes.

M. Stéphane Piednoir, président. - Les femmes représentent 29 % des volontaires pour 32 % des places : les chiffres paraissent coïncider.

Mme Florence Gérard-Chalet. - Il y a une tension, mais comme nous ne faisons pas de liste d'attente, je ne peux pas savoir si des jeunes femmes sont refusées par manque de places.

Mme Martine Filleul. - Un grand bravo pour ce travail, qui suscite notre admiration.

J'aimerais en savoir davantage sur les jeunes que vous recevez, sur leur parcours antérieur : quelle est, en particulier, la proportion de ceux qui étaient suivis par l'aide sociale à l'enfance ?

Vous évoquez une méthode d'intervention globale, avec des professionnels venus de nombreuses disciplines : pouvez-vous détailler davantage cette méthode ?

Rencontrez-vous des difficultés de recrutement pour constituer et maintenir vos équipes ?

Je m'étonne que vous n'ayez pas parlé de l'Éducation nationale, alors que c'est bien à l'école qu'on repère les décrochages et que les établissements scolaires ont des places en internat. Enfin, quelle est la dimension citoyenne de l'accompagnement proposé par l'ÉPIDE ?

M. Philippe Folliot. - Je suis partagé sur votre propos. Pour avoir été de ceux qui ont soutenu le dispositif « Défense deuxième chance », je ne peux que vous féliciter pour votre travail. Cependant, sur le plan quantitatif, nous sommes encore bien loin de l'objectif initial, qui était de 20 000 jeunes par an. Que vous paraît-il manquer, en moyens et en organisation, pour atteindre cet objectif ?

Il faut dire, ensuite, que l'ÉPIDE s'inspire du SMA tel qu'il a fonctionné outre-mer. C'est même l'un des exemples d'une expérimentation qui y réussit et qui est ensuite transposée dans l'Hexagone : avez-vous des échanges d'expériences et de méthodes ? Comment prenez-vous en compte et valorisez-vous cette filiation avec le SMA ?

Mme Florence Gérard-Chalet. - Nous vous communiquerons des chiffres actualisés sur les jeunes que nous accompagnons.

Rencontrons-nous des difficultés à recruter ? Je veux souligner que nous investissons beaucoup dans la formation et l'intégration des personnels. Un nouveau centre ouvre ces jours-ci à Alès. Nous en avons recruté les personnels début décembre et nous les formons depuis un mois, sur site et dans d'autres centres. Chacun dispose d'un parrain qui travaille déjà chez nous et qui va l'accompagner. Ensuite, nous avons conclu avec les organisations syndicales un accord-cadre sur l'accompagnement social de la transformation, avec un effort tout particulier sur la formation des personnels : nous avons augmenté de 50 % l'effort de formation à destination des personnels pour les faire monter en compétences sur les nouveaux besoins et le nouveau public. Nous veillons à la qualité de vie au travail de notre personnel.

Cependant, comme la Cour des comptes l'a souligné, nous rencontrons des difficultés liées au fait que certains métiers sont en tension, par exemple celui d'infirmière, pour lequel nous sommes concurrencés par d'autres secteurs. Il y a aussi le fait que 93 % de nos personnels sont contractuels. Nous allons définir, cette année, les conditions pour pouvoir signer des CDI avec nos agents. La Cour des comptes considère que c'est envisageable ; ce sera un élément de progrès. Elle nous a fait savoir que nos agents étaient globalement moins bien rémunérés que dans d'autres postes équivalents. Nous nous sommes engagés à examiner ce point sur la base d'éléments objectifs.

Nous avons des liens avec l'Éducation nationale, qui est membre de notre conseil d'administration. Son approche est cependant différente : elle identifie les décrocheurs de façon précoce pour essayer de les faire revenir dans le système scolaire, quand l'ÉPIDE les reçoit bien plus tard. Nous devons néanmoins renforcer nos liens, en travaillant particulièrement sur les bacheliers en voie de marginalisation - ceux qui n'ont aucune perspective après leur baccalauréat.

L'éducation à la citoyenneté est pour nous un élément capital, comme en témoigne la présence de trois conseillers éducation citoyenneté dans l'équipe de sept personnes à qui l'on confie l'encadrement quotidien d'une section de trente volontaires.

Les employeurs recrutent des jeunes sortis de l'ÉPIDE pour leur fiabilité, leur ponctualité, leur maîtrise des codes du bien vivre ensemble et leur capacité à se situer dans une équipe par rapport à leurs collègues et à leurs responsables. Or ces compétences sont acquises dans le cadre du parcours citoyen. Ce dernier comporte deux aspects. Dans un premier temps, nous disons au jeune qui nous rejoint qu'il a sa place dans la République. C'est le sens du paquetage qu'il reçoit. Tous, cadres et volontaires, sont, en effet, habillés de la même façon, en uniforme. Leur dire qu'ils ont leur place dans la République est une démarche essentielle. C'est le premier message qu'ils reçoivent en arrivant à l'ÉPIDE. Nous leur disons que nous représentons la République et que la République ne veut laisser personne au bord du chemin. Le message que je leur transmets au nom de la République est qu'ils ont des capacités, que nous leur faisons confiance et que ce sont eux qui construiront la société de demain.

Par le biais de l'uniforme, ils prennent leur place dans le collectif, en tant que citoyens, et apprennent à marcher au pas aux côtés des autres volontaires, pour aller ensemble vers un but commun. Nous leur disons de relever le menton et d'être fiers, car ils font partie de notre communauté. En quinze jours, cela change un homme ou une femme !

Par la suite, une cérémonie est organisée dans les centres ÉPIDE, au cours de laquelle on effectue la levée des couleurs au son de La Marseillaise. À cette occasion, les volontaires sont valorisés. Le volontaire à l'insertion Dupond s'entend dire : « Volontaire à l'insertion Dupond, sortez des rangs. Vous avez réussi votre attestation de parcours citoyen et je suis heureux de vous la remettre, au nom de l'ÉPIDE et de la République. Bravo pour ce que vous avez fait. » Les autres volontaires peuvent alors se dire qu'un jour aussi ils seront appelés. La participation à un événement comme celui-là a une importance considérable.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Les jeunes se sentent ainsi considérés.

Mme Florence Gérard-Chalet. - Il est important de nouer avec eux une relation de confiance. Ils signent également un contrat de volontaire à l'insertion, comportant des droits et des devoirs, notamment l'obligation de respecter le cadre de vie collectif dans lequel ils s'insèrent. Les volontaires déclarent apprécier ce cadre, car il est strict, mais bienveillant. Le rôle des encadrants est d'en rappeler les limites, avec fermeté et bienveillance, lorsqu'ils essaient de les franchir, mais, à l'intérieur de ce cadre de vie, les volontaires gagnent progressivement en autonomie. Nous valorisons ce qu'il y a à valoriser mais nous disons aussi ce qui ne va pas, en organisant lorsque cela est nécessaire un entretien d'aide pour expliquer ce qui ne va pas. Ils nous disent alors que c'est la première fois que l'on s'occupe d'eux.

C'est une démarche éducative, d'apprentissage. Au bout d'un certain temps, si cette démarche ne suffit pas, des sanctions peuvent aussi s'appliquer, pouvant aller jusqu'à l'exclusion définitive. Mais tout cela est gradué, dans une logique éducative.

L'éducation à la citoyenneté se définit ainsi : accueillir, faire confiance, donner de la reconnaissance et donner un cadre. Ce dernier est donné à la fois par les agents de l'ÉPIDE et par les autres volontaires. Au bout de quinze jours, un jeune qui vivait plus ou moins avachi sur son canapé se tient droit, le menton levé, marche avec ses camarades et se lève quand vous l'interrogez, les mains derrière le dos, pour se présenter : « Je suis le volontaire à l'insertion Dupond, section «x», promotion «y», j'ai tel projet, je sais qui je suis et où je vais. »

Le parcours citoyen comporte également une explication sur les institutions de la République. Dans ce cadre, les jeunes peuvent être amenés, à l'invitation de l'un d'entre vous, à visiter le Sénat. Ils visitent plus fréquemment la mairie ou la préfecture la plus proche.

Ils ont, en outre, des compétences citoyennes à acquérir et des actions citoyennes à réaliser auprès d'associations : lutte contre la pauvreté, préservation de l'environnement, appui aux personnes en situation de handicap. L'idée est qu'ils soient des citoyens engagés au service des autres.

Tout cela est valorisé par l'attestation de parcours citoyen. Nous avons un travail à mener dans les trois ans à venir pour améliorer la lisibilité de cette attestation pour les entreprises. En effet, les compétences développées dans le cadre de ce parcours sont transférables dans le monde de l'entreprise. Ces compétences représentent déjà une des raisons principales de l'embauche de nos jeunes par les entreprises.

Nous avons des liens avec le SMA, qui sont certainement à renforcer. Nous pourrions, par exemple, réfléchir à un accueil des jeunes du SMA dans les centres ÉPIDE, à condition de pouvoir les héberger le week-end.

M. Stéphane Piednoir, président. - Je vais malheureusement devoir vous quitter et confier la présidence à Mme Martine Filleul. Je vous remercie pour votre participation.

- Présidence de Mme Martine Filleul, vice-présidente -

M. François-Xavier Pourchet, directeur général adjoint de l'Établissement pour l'insertion dans l'emploi. - Il existe, entre le SMA et l'ÉPIDE, une forte filiation. Nous étions ainsi invités récemment aux 60 ans du SMA. Certains de nos agents et de nos chefs de service viennent, en outre, du SMA. Le SMV constitue cependant davantage que l'ÉPIDE sa transposition métropolitaine. Nos liens avec le SMA mériteraient néanmoins d'être approfondis.

Mme Florence Gérard-Chalet. - Un questionnaire que nous avons diffusé au cours du deuxième confinement pour connaître l'impact de la crise sur nos jeunes a montré que 98 % de nos volontaires avaient pour projet, pour l'avenir, « d'être utile », et que 58 % d'entre eux avaient des projets professionnels en lien avec les services à la population, les métiers en uniforme, la santé, le social, ou l'aide à la personne. La citoyenneté qui leur est transmise chez nous est donc un élément très fort.

Cette transmission s'effectue de façon très pratique, au moyen de la construction d'un jeu de l'oie sur les discriminations, par exemple, ou de discussions sur les violences faites aux femmes et les difficultés qui en découlent pour les enfants qui en sont témoins et peuvent craindre de les reproduire eux-mêmes par la suite. Arriver à ce niveau de confiance avec nos volontaires est remarquable.

M. François-Xavier Pourchet. - Nous réalisons régulièrement des enquêtes sur les trajectoires de nos jeunes. La dernière est parue en novembre dernier, la précédente datait de 2017. Selon ces enquêtes, 13 % des volontaires ayant quitté l'ÉPIDE depuis deux ans et demi ont rejoint les métiers en uniforme - armée, gendarmerie, police, services publics -, contre 12 % en 2021. En outre, 4 % d'entre eux sont allés vers la sécurité privée. Ces pourcentages sont assez stables.

Il arrive également que des jeunes ayant rejoint l'ÉPIDE avec le projet d'entrer dans l'armée - projet motivé par son caractère structurant - bifurquent en cours de route. Nous leur demandons toujours, par principe, de formuler deux projets.

Mme Florence Gérard-Chalet. - Comment faire pour parvenir à 20 000 jeunes par an ? En 2019, nous avions pour but de remplir nos centres, qui n'étaient alors pleins qu'à 71 %, pour occuper pleinement nos capacités. Le premier objectif est donc d'arriver à occuper nos centres à 100 %. Notre réflexion stratégique est tournée vers la nécessité de mettre en cohérence nos moyens et les besoins actuels des jeunes. Une fois les centres pleins, ce qui est en bonne voie, il faudra en construire de nouveaux.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Si les centres étaient pleins, combien de personnes accueilleraient-ils ?

Mme Florence Gérard-Chalet. - Nos centres présentent une capacité totale de 3 030 places, pour un parcours théorique d'une durée moyenne de huit mois. Compte tenu de cette durée moyenne, il faut multiplier ce nombre par 1,5 pour obtenir le nombre de séjours pleins. On est donc encore loin d'une cible de 20 000 jeunes par an ! Il faudrait multiplier les capacités. L'hypothèse selon laquelle il serait possible de raccourcir ce parcours à deux mois n'est pas envisageable, compte tenu du degré d'éloignement de nos jeunes à l'égard de la société et de l'emploi. Nous nous adressons en effet à eux dans ce qu'ils ont de plus profond, en organisant, par exemple, des ateliers consacrés à la gestion des émotions. Réduire la durée des séjours n'est pas souhaitable si nous voulons en maintenir la qualité. Le remplissage intégral de nos centres fait donc partie de nos objectifs et il nous semble à notre portée. Nous avons aussi quelques projets en cours pour l'ouverture de nouveaux centres.

Une réflexion sur le modèle de nos centres serait également bienvenue. Les centres de 150 ou 250 places que nous construisons aujourd'hui - dont nous sommes les maîtres d'ouvrage, moyennant un financement intégral par l'État - demandent beaucoup de place et sont donc souvent mal desservis, car situés en dehors des centres-villes. Ces projets prennent, en outre, beaucoup de temps.

Nous pourrions réfléchir à d'autres modèles, visant à conserver le même projet pédagogique, mais dans des centres de plus petite taille, via une collaboration avec les collectivités locales. Celles-ci sont en effet souvent demandeuses de l'installation d'un centre ÉPIDE et proposent des infrastructures qui se trouvent sans affectation. Or nous peinons à répondre à leurs sollicitations, compte tenu de la nature actuelle de notre modèle de gouvernance et de financement. Il y a là une réflexion collective à mener, pour gagner en agilité, et rendre ce dispositif accessible à un plus grand nombre de personnes. Nous sommes tout à fait prêts à y réfléchir.

M. François-Xavier Pourchet. - Un important travail de structuration de l'offre de service de l'ÉPIDE a été mené en 2015-2016, et reste d'actualité. Chaque agent doit pouvoir se l'approprier. Notre offre de service est robuste et documentée.

Mme Martine Filleul, présidente. - Merci à tous les deux. Votre présentation était passionnante et vous nous avez appris beaucoup.

Mme Florence Gérard-Chalet. - Merci à vous, et bienvenue par avance à ceux d'entre vous qui souhaiteront visiter nos centres ÉPIDE.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.