Mercredi 30 novembre 2022

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Proposition de loi visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée - Procédure de législation en commission - Examen du rapport et du texte de la commission (deuxième lecture)

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous examinons aujourd'hui, en deuxième lecture, la proposition de loi visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée, dont notre collègue Jean-Noël Cardoux est l'auteur.

Cet examen intervient selon la procédure de législation en commission (LEC), prévue par les articles 47 ter à 47 quinquies du Règlement du Sénat, conformément à la décision prise en ce sens par la Conférence des Présidents.

Je rappelle que, selon cette procédure, le droit d'amendement des sénateurs et du Gouvernement s'exerce uniquement en commission, la séance plénière étant centrée sur les explications de vote et le vote du texte.

Je précise que notre réunion est ouverte à l'ensemble des sénateurs. Si chacun d'entre nous peut donc s'exprimer à l'occasion de l'examen des articles et des amendements, seuls les membres de notre commission peuvent voter.

Je signale également que notre réunion est ouverte au public. Elle fait ainsi l'objet d'une captation vidéo, retransmise en direct sur le site Internet du Sénat.

M. Laurent Somon, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui en deuxième lecture, dans le cadre de la procédure de législation en commission, la proposition de loi de M. Jean-Noël Cardoux visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée.

Je tiens en premier lieu à remercier à nouveau Jean-Noël Cardoux pour son travail sur cette proposition de loi. Ce texte, très complet, qui s'attaque au fléau de l'engrillagement des espaces naturels, a reçu l'approbation unanime du Sénat, le 10 janvier 2022, et de l'Assemblée nationale, le 6 octobre dernier. C'est suffisamment rare pour être souligné.

Je tiens aussi à remercier le député Richard Ramos, rapporteur du texte à l'Assemblée nationale, qui a cherché le consensus autour de ce texte transmis par le Sénat, en étant à l'écoute des différentes sensibilités de l'Assemblée nationale et en approfondissant les dispositions du texte. Les modifications adoptées par l'Assemblée sont significatives, mais correspondent à l'esprit de nos travaux et maintiennent l'équilibre voulu par le Sénat.

Je voudrais enfin vous remercier, madame la ministre, ainsi que vos services, pour votre écoute et votre disponibilité à améliorer cette proposition parlementaire.

Afin de vous éclairer pour cette deuxième lecture, je vais vous présenter les principaux apports de l'Assemblée nationale qui n'appellent qu'un seul amendement de ma part, à l'article 5.

L'Assemblée nationale a ajouté deux articles le 1er ter A et le 5. Un article, le 1er quater, a été adopté conforme et la suppression de l'article 3 a été confirmée. Neuf articles sont donc à examiner aujourd'hui dont deux pour la première fois.

L'Assemblée nationale n'a pas modifié la nouvelle norme des clôtures adoptée par le Sénat en première lecture : hauteur limitée à 1,20 mètre, libre passage de 30 centimètres au-dessus du sol, ne constituant pas un piège ou un danger pour la faune et composées de matériaux naturels.

Mais l'Assemblée a adopté quatre modifications importantes.

Tout d'abord, le Sénat avait retenu que la loi s'appliquerait dans les trames vertes dans l'esprit de provoquer son extension à toutes les zones naturelles. L'Assemblée nationale a concrétisé l'intention en prévoyant que la loi s'appliquera dans toutes les zones naturelles ou forestières telles que répertoriées par les plans locaux d'urbanismes (PLU).

Ensuite, l'Assemblée nationale a étendu la rétroactivité de la loi à trente ans, soit à compter de 1993, retenant la prescription trentenaire, là où le Sénat avait retenu 2005 et mis en place les mécanismes devant engendrer et accompagner un désengrillagement plus large. La prescription trentenaire est une référence juridique solide qui correspond bien à l'intention de parvenir à un démontage effectif du plus grand nombre de grillages.

De plus, l'Assemblée nationale a réduit le délai de mise en conformité de sept à quatre ans, ce qui paraît suffisant notamment pour réguler les animaux qui pourraient être relâchés.

Enfin, l'Assemblée a étendu et précisé juridiquement les exceptions, ce qui est logique compte tenu des extensions précédemment énumérées.

Un article 1er ter A a été inséré, sur proposition de M. François Cormier-Bouligeon, afin de soumettre à une obligation de déclaration toute opération d'effacement de clôtures qui pourrait donner lieu à des dégradations environnementales.

À l'article 1er sexies, l'Assemblée nationale a confirmé et accru l'extension des pouvoirs de contrôle des agents de développement assermentés des fédérations de chasse en supprimant le droit d'opposition des propriétaires. C'était une demande très forte de la Fédération nationale des chasseurs qui déplorait que, depuis la loi de 2019, des chasseurs puissent se soustraire à la police de la chasse de proximité.

À l'article 2, le Sénat avait retenu une contravention de 5e classe pour toute pénétration non autorisée dans une propriété. L'Assemblée a retenu la 4e classe correspondant à une sanction forfaitaire d'un montant de 750 euros. Elle sera encourue dès lors que les limites de la propriété seront matérialisées par un panneau, une clôture ou une haie, évitant toute infraction involontaire. Cette solution permet de maintenir un équilibre entre abaissement des clôtures et protection de la propriété privée et évitera le passage devant le tribunal de police.

À l'article 4, l'Assemblée nationale a prolongé les dispositions que nous avions adoptées en conditionnant l'utilisation du fonds biodiversité à l'implantation de haies bénéfiques à la biodiversité locale pour le remplacement des clôtures.

Enfin a été créé un article 5 interdisant l'agrainage et l'affouragement dans les espaces clos définis à l'article 1er de la proposition de loi, à l'exception des enclos scientifiques. À mon sens, cette interdiction générale est illogique puisqu'elle s'appliquerait aussi bien aux espaces clos de manière étanche qu'à ceux ouverts à la faune. Ces derniers doivent être soumis au droit commun de la chasse comme le reste des espaces complètement ouverts pour éviter les dégâts aux cultures. Je vous propose donc un amendement modifiant cet article afin d'interdire ces pratiques uniquement dans les espaces hermétiquement clos, laissant à la ministre chargée de l'environnement le soin de préciser les possibles exceptions.

En conclusion, je souhaite que notre vote d'aujourd'hui permette à cette proposition d'aboutir très rapidement à l'Assemblée nationale dès le début de l'année prochaine afin de mettre un terme à « l'emprisonnement de la nature » auquel nous avons assisté et contre lequel Jean-Noël Cardoux et plusieurs autres parlementaires, mais aussi des associations et des citoyens, se sont engagés depuis de nombreuses années. Ils voient aujourd'hui leurs efforts récompensés.

Je suis heureux que ce soit un chasseur qui en soit à l'origine montrant le caractère étymologiquement écologique de cette pratique lorsqu'elle est vécue avec éthique et amour de la nature. Je suis également heureux que le Sénat ait pu en être le creuset illustrant à nouveau son souci des territoires, sa capacité à travailler de manière collégiale et transpartisane, y compris avec les députés et le Gouvernement, et sa volonté de trouver des compromis constructifs dans l'intérêt général et la magie romantique de nos forêts.

Permettez-moi pour l'illustrer de terminer par quelques vers de jeunesse de l'un de nos illustres prédécesseurs au Palais du Luxembourg, François-René de Chateaubriand, qui dans son poème « Forêt » issu ses Tableaux de la nature écrivait :

« Forêt silencieuse, aimable solitude,

Que j'aime à parcourir votre ombrage ignoré !

Dans vos sombres détours, en rêvant égaré,

J'éprouve un sentiment libre d'inquiétude ! (...)

Forêts, dans vos abris gardez mes voeux offerts !

À quel amant jamais serez-vous aussi chères ?

D'autres vous rediront des amours étrangères ;

Moi de vos charmes seuls j'entretiens vos déserts. »

M. Jean-Noël Cardoux, auteur de la proposition de loi. - Je tiens à remercier notre rapporteur qui a cherché à améliorer le texte de la proposition de loi. Je rends aussi hommage à M. Richard Ramos, le rapporteur de l'Assemblée nationale, qui m'avait proposé d'inscrire ce texte à l'ordre du jour dans une niche de son parti. Grâce à ses talents de conciliateur, de médiateur et de pédagogue, le vote a été unanime à l'AN : il n'est pas si fréquent de voir une proposition de loi recueillir l'unanimité des deux chambres en première lecture !

Nous avions discuté en amont avec M. Ramos. Avec notre rapporteur, nous avons accepté de réduire le délai de mise en conformité à quatre ans, ou plus exactement à partir du 1er janvier 2027 ; de retenir une contravention de 4e classe, et non de 5e classe, pour toute pénétration non autorisée dans une propriété.

Concernant la rétroactivité de la loi, le président de la Fédération nationale des chasseurs voulait maintenir la date de 2005 ; la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale préférait 1985 ; finalement, en accord avec la ministre, que je remercie, la date de 1992 a été retenue, qui correspond à la prescription trentenaire existant dans le droit civil. Nous avons donc été guidés par des motifs juridiques. Nous avons demandé à Mme Anne Levade, éminente constitutionnaliste, son analyse : elle a validé ce choix, indiquant que les autres dates envisagées présentaient des risques juridiques.

La seconde difficulté avait trait à l'agrainage. La rédaction de l'Assemblée nationale était ambiguë, car elle créait une inégalité entre les territoires ouverts à la faune, après avoir été mis en conformité avec la proposition de loi, et les territoires ouverts à la faune depuis longtemps, où l'agrainage est encadré par les règles fixées par la loi de 2019, portant création de l'Office français de la biodiversité, modifiant les missions des fédérations des chasseurs et renforçant la police de l'environnement. Mais il n'y a pas de raison que tous les territoires ouverts ne puissent pas bénéficier du même régime. La difficulté tenait à la notion de territoire ouvert : un territoire clos de manière non étanche, après mise en conformité avec le texte, constituait selon moi un espace ouvert, tandis que le Gouvernement y voyait avant tout un espace clos sur lequel la faune peut circuler. Mais finalement, cela revient au même ! Nous avons trouvé une rédaction qui met les territoires sur un pied d'égalité et qui prévoit la possibilité d'agrainer dans tous les territoires ouverts dans les conditions fixées par le schéma départemental de gestion cynégétique (SGDC).

En outre, l'Assemblée nationale souhaitait interdire tout agrainage dans les territoires entièrement clos, sauf pour des raisons scientifiques, mais un grand territoire clos peut abriter des exploitations agricoles et celles-ci doivent pouvoir être protégées aussi par un agrainage dissuasif. La rédaction proposée et travaillée avec le Gouvernement me semble pertinente : le principe est donc l'interdiction, avec des exceptions qui seront inscrites dans le schéma départemental cynégétique, conformément à un décret.

Martine Berthet avait posé la question de la protection des troupeaux en zones de montagne face au loup. La rédaction est protectrice dans la mesure où les territoires sont assimilés à des exploitations agricoles. Les éleveurs étaient néanmoins inquiets. Mme  Berthet envisageait de déposer un amendement, qui aurait été parfaitement recevable en première lecture, mais qui présentait l'inconvénient de rouvrir la discussion sur l'article 1er à l'Assemblée nationale. La ministre nous promet de régler le problème par le biais d'une circulaire, et je remercie Mme Berthet d'avoir retiré son amendement.

Si vous votez conformes les autres articles, seul l'article 5 repartira à l'Assemblée nationale. C'est pour trouver une rédaction commune que nous avons négocié en amont avec le Gouvernement et les députés. Richard Ramos a obtenu l'accord des différents groupes de l'Assemblée nationale. Dès lors si nous adoptons ce texte et que celui-ci est inscrit rapidement à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, on peut raisonnablement espérer que la proposition de loi entre en vigueur début 2023.

M. Gilbert Favreau. - Je voudrais évoquer la difficulté de recourir à la notion de prescription acquisitive trentenaire car l'article 647 du code civil autorise tout propriétaire à clore sa propriété. Si cette proposition de loi est adoptée, il faut s'attendre à des contentieux. Certains propriétaires voudront conserver leurs droits sur leurs propriétés. On ne peut pas empêcher un propriétaire de clôturer sa propriété et d'y faire ce qu'il veut. La prescription acquisitive, c'est autre chose : elle vise le cas d'une personne qui n'a pas de titre de propriété, mais qui revendique la propriété en raison d'un usage non équivoque trentenaire.

M. Jean-Paul Prince. - Solognot, je connais bien le problème des enclos et je remercie M. Cardoux pour sa proposition de loi. J'avais déposé deux amendements à l'article 5 sur l'affouragement et l'agrainage, mais je les retire au profit de l'amendement de notre rapporteur.

M. Daniel Salmon. - Cette proposition de loi, si elle est adoptée, permettra la circulation de la faune et soulagera de nombreux promeneurs qui avaient l'impression d'être emprisonnés lorsqu'ils se promènent dans certains espaces naturels. N'oublions pas la dimension paysagère de la forêt. Les apports de l'Assemblée nationale vont dans le bon sens ; nous nous abstiendrons sur l'article 5, car le contrôle de l'agrainage ne se fait pas correctement.

Mme Martine Berthet. - Cette proposition de loi est très importante. Je veux insister sur le pastoralisme dans les espaces et parcs naturels : les éleveurs ont besoin de pouvoir déployer des clôtures mobiles pour protéger les troupeaux ; ils doivent aussi mettre en place ces structures de protection s'ils veulent être indemnisés le cas échéant.

M. Franck Menonville. - Je souhaite à mon tour saluer cette proposition de loi, qui est le fruit de deux années de concertation. Mon groupe votera ce texte et l'amendement du rapporteur. Face à la prolifération des clôtures dans les espaces naturels, et pas qu'en Sologne, il était nécessaire de se saisir du sujet. Le texte concilie liberté de circulation et droit de propriété, tout en apportant des garanties en matière de biodiversité. Il contribue aussi à développer la chasse éthique. Nous avions besoin d'un débat apaisé sur le sujet.

Mme Patricia Schillinger. - Je tiens à saluer l'esprit de coconstruction : le Gouvernement et les deux chambres ont travaillé ensemble, en accord avec l'auteur de la proposition de loi et avec notre rapporteur. Nous ne déposerons pas d'amendement sur article 5 pour que le texte soit adopté rapidement.

M. Christian Redon-Sarrazy. - Mon groupe salue le travail réalisé sur ce sujet sensible. Ce texte constitue une avancée. L'engrillagement s'est fortement développé dans certains territoires. Il est important de mettre un terme à ces évolutions. Nous voterons ce texte. Mais nous nous interrogeons sur la suite et la mise en conformité des clôtures existante : quid du contrôle ? Les propriétaires auront-ils les moyens de se mettre en conformité ? Quelles seront les sanctions ? On s'interroge aussi sur les exceptions. Quelle est la définition d'un « parc d'entraînement » de chiens de chasse par exemple ? J'espère que le décret apportera des précisions.

Mme Bérangère Couillard, secrétaire d'État auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargée de l'écologie. - Je suis heureuse de vous retrouver ce matin pour examiner la proposition de loi visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée. Il s'agit d'un texte important qui vise à mettre la biodiversité au coeur de notre action publique, un objectif qui m'est cher. Cette proposition de loi est la concrétisation d'un bel exemple de coconstruction législative entre le Sénat, l'Assemblée nationale et le Gouvernement. Que la politique est belle quand elle nous réunit ainsi pour l'intérêt général ! Je suis fière d'avoir mené avec vous ce travail collectif, preuve qu'ensemble, dans l'écoute et le débat, nous pouvons aboutir à des consensus et faire bouger les lignes au profit de nos territoires et pour les Français.

Ce format de législation en commission montre d'ailleurs que nous pouvons aller très vite sur ce sujet. Je crois que c'est positif, tant nos concitoyens reprochent trop souvent sa lenteur à l'appareil législatif. L'examen de la proposition de loi a commencé ici, au Sénat, sous la précédente législature. M. Jean-Noël Cardoux, en est à l'initiative, et je veux saluer son engagement sincère sur ce sujet important pour votre belle Sologne.

Un même objectif nous anime : préserver la richesse des paysages et de la biodiversité. Or, ces dernières années, la pratique de l'engrillagement n'a cessé de croître et son impact est néfaste pour notre environnement. Je sais que vous souhaitez vous mobiliser, comme moi, pour lutter contre les dégâts de cette pratique. Ces dégâts sont très concrets. Je pense notamment aux ruptures des continuités écologiques ou encore à la défiguration des paysages. L'engrillagement impacte aussi notre capacité à lutter contre les incendies. Il entrave la circulation des engins de secours et ne garantit pas les conditions d'une intervention rapide et efficace.

L'article 1er est la clé de voûte de ce texte. Il prévoit une obligation de mise en conformité des clôtures hermétiques en s'appuyant sur le règlement du plan local d'urbanisme. Celui-ci délimite clairement les zones naturelles ou forestières.

La lecture à l'Assemblée nationale est venue préciser certains points. Parmi les avancées significatives figure la modification de la date de construction des clôtures à partir de laquelle elles devront être mises en conformité avec le texte. Nous sommes passés d'une période de 17 à 30 ans. J'avais personnellement plaidé pour cet allongement. C'est une avancée que je souhaite souligner et qui, j'en suis convaincue, recueillera également votre accord au regard des attentes des élus locaux. À cette occasion, je tiens à saluer le travail réalisé par le rapporteur Richard Ramos.

L'Assemblée nationale a également introduit un nouvel article, l'article 5. Il prévoit une interdiction d'agrainage et d'affouragement dans les espaces clos définis à l'article L.372-1 du code de l'environnement. Il prévoit également une exception dans le cas d'un cadre scientifique. Je suis favorable à ce principe de l'interdiction d'agrainage dans les espaces clos étanches. Vous proposez aujourd'hui une clarification de la rédaction afin de définir clairement les espaces étanches dans lesquels l'agrainage est interdit. Cette loi ne doit pas empêcher l'agrainage dissuasif qui serait nécessaire pour la protection des cultures. Je soutiens cet ajustement, et j'espère que nous parviendrons à nous accorder afin de mettre en oeuvre au plus vite cette nouvelle réglementation. Je suis persuadée que cette proposition de loi apportera une contribution réellement significative en faveur de la biodiversité. C'est le sens de mon engagement au sein du Gouvernement.

Monsieur Favreau, il est possible en effet que l'application de cette loi donne lieu à des contentieux. Clôturer est un droit certes, mais ce droit n'implique pas automatiquement de clore de manière étanche, car l'intérêt général peut imposer le respect de certaines prescriptions.

Madame Berthet, j'entends votre inquiétude quant au pastoralisme et à la protection des troupeaux. L'exception prévue à l'article 1er vous donne satisfaction. Je rédigerai aussi une circulaire pour lever toute ambiguïté.

En ce qui concerne les parcs d'entraînement de chiens de chasse, sujet sur lequel le président de la Fédération nationale des chasseurs (FNC), notamment, m'a déjà alertée, l'arrêté du 21 janvier 2005 fixant certaines conditions de réalisation des entraînements, concours et épreuves de chiens de chasse sera revu.

M. Laurent Somon, rapporteur. - Le texte n'interdit pas les clôtures étanches qui resteront possibles à moins de 150 mètres autour d'une propriété.

Si l'article 647 du code civil énonce le droit de se clore, celui-ci n'est pas absolu et peut être limité par des motifs d'intérêt général : lutte contre les incendies, protection des milieux naturels, de la faune et de la flore ; développement du tourisme rural, etc. Nous avons consulté des constitutionnalistes qui ont estimé que cette proposition de loi était conforme à la Constitution.

Le pastoralisme est inclus dans les exceptions prévues à l'article 1er : l'alinéa 14 vise ainsi les « clôtures posées autour des parcelles sur lesquelles est exercée une activité agricole définie à l'article L. 311-1 du code rural et de la pêche maritime », tout au plus l'alinéa 18 dispose-t-il que « l'implantation de clôtures dans les espaces naturels et les zones naturelles ou forestières délimitées par le règlement du plan local d'urbanisme (...) est soumise à déclaration ». Il suffira donc de faire une déclaration, ce qui ne constitue qu'une contrainte légère.

En ce qui concerne l'agrainage et l'affouragement, on en revient au droit commun en soumettant tous les espaces ouverts, avec ou sans clôture, aux mêmes règles. Quant aux contrôles, outre les agents de l'OFB, ils pourront dorénavant être réalisés par les agents des fédérations de chasse.

Il conviendra aussi de préciser la notion d'enclos pour entraînement des chiens de chasse. J'en profite pour aborder aussi la question des clôtures à des fins de reforestation, la question n'est pas encore totalement résolue : l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) mène des recherches pour trouver des clôtures dont l'impact sur le milieu sera minimisé. Mais cette question demeure, car ces clôtures ne sont souvent enlevées que lorsque la parcelle entre en exploitation, soit plusieurs années plus tard.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Je regrette les propos de la secrétaire d'État : il est grave qu'un membre du Gouvernement entretienne le discours selon lequel nos concitoyens trouveraient que la procédure législative est trop longue. Les lois ne seraient pas adoptées rapidement parce que les parlementaires multiplieraient les procédures. Ce discours contribue à l'antiparlementarisme. Si l'exécutif rédigeait mieux ses textes et consultait davantage en amont, nous gagnerions beaucoup de temps ! Oui, la démocratie nécessite du temps et de la réflexion.

Mme Bérangère Couillard, secrétaire d'État. - Ayant été députée de Gironde, je respecte le travail du Parlement ! Je soulignais simplement que lorsqu'un texte recueillait l'unanimité dans les deux chambres, le recours à la procédure de LEC était bienvenu. Je ne remettais pas en cause l'intérêt de la navette parlementaire en tant que telle. Ayant moi-même déposé une proposition de loi, je sais que le processus est plus rapide si le travail mené en amont est de qualité. Mais, en aucun cas, vous ne me ferez dire que le travail gouvernemental n'est pas de qualité !

M. Rémy Pointereau. - Les routes passantes, départementales ou communales, sont parfois bordées de clôtures pour protéger les automobilistes des traversées de gibier ou pour éviter que des chiens ne traversent pendant une chasse. Les propriétaires pourront-ils garder les clôtures dans ce cas ?

M. Daniel Gremillet. - L'Inrae réfléchit à de nouvelles clôtures en sylviculture, mais celles-ci ne durent pas longtemps : on sait qu'au-delà de 5 ou 10 ans, les clôtures ne sont plus justifiées. Nous devons relever le défi forestier et protéger les plantations forestières. Enfin, ce n'est pas parce que les clôtures disparaissent que la forêt devient un bien commun... Mais je me réjouis de la disparition des clôtures.

Mme Bérangère Couillard, secrétaire d'État. - En ce qui concerne les clôtures le long des routes, j'indique que l'article 1er prévoit des exceptions pour les clôtures nécessaires à la sécurité publique. Enfin, évidemment, ce n'est pas parce qu'il n'y aura plus de clôture que les forêts ne constitueront pas une propriété privée.

M. Laurent Somon, rapporteur. - Il suffit à cet égard de relire le titre de la proposition de loi qui vise aussi à « protéger la propriété privée » !

EXAMEN DES ARTICLES
SELON LA PROCÉDURE DE LÉGISLATION EN COMMISSION

Article 1er

L'article 1er est adopté sans modification.

Article 1er bis

L'article  1er bis est adopté sans modification.

Article 1er ter A (nouveau)

L'article  1er ter A est adopté sans modification.

Article 1er ter

L'article 1er ter est adopté sans modification.

Article 1er quinquies

L'article 1er quinquies est adopté sans modification.

Article 1er sexies

L'article 1er sexies est adopté sans modification.

Article 2

L'article 2 est adopté sans modification.

Article 4

L'article 4 est adopté sans modification.

Article 5 (nouveau)

Les amendements COM-2 et COM-3 sont retirés.

M. Laurent Somon, rapporteur- Comme je l'indiquais, la rédaction de l'article 5 issue de l'Assemblée est apparue perfectible, car elle englobe tous les enclos, qu'ils laissent passer la faune sauvage ou non. C'est pourquoi nous avons travaillé avec Jean-Noël Cardoux, le député Richard Ramos et le Gouvernement à une rédaction de compromis qui permette d'aboutir à un vote conforme à l'Assemblée nationale.

Mon amendement COM-1 permet à la fois de confirmer le principe de l'interdiction d'agrainage dans les enclos hermétiques, souhaitée par l'Assemblée nationale, tout en ménageant les exceptions nécessaires qui seront encadrées nationalement par un décret du ministre et localement par les préfets à travers les schémas départementaux de gestion cynégétiques (SDGC).

Les espaces qui laissent circuler la faune sauvage et lui permettent de se nourrir librement, mais aussi de faire des dégâts aux cultures, seront quant à eux soumis aux règles renforcées de la loi de 2019 et du décret de 2022.

À cet égard, je souhaite rappeler que, depuis 2019, la loi et donc les SDGC interdisent déjà le nourrissage en vue de concentrer les sangliers et n'autorisent l'agrainage dissuasif qu'en fonction des spécificités locales, notamment l'appétence des cultures, pour prévenir les dégâts. De plus, l'article 10 du décret du 19 octobre 2022 portant diverses dispositions pour la maîtrise des populations de grand gibier punit d'une contravention de 4e classe le nourrissage des sangliers en vue de les concentrer.

Enfin, je souligne que grâce à la présente proposition de loi, les enclos ne bénéficieront plus d'exception en matière de chasse et le non-respect des règles d'agrainage sera renforcé par l'article 1er quinquies, le permis de chasser pouvant notamment être retiré.

Mme Bérangère Couillard, secrétaire d'État. - Avis favorable à cet amendement qui fait consensus.

L'amendement COM-1 est adopté.

L'article 5 est adopté dans la rédaction de la commission.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Les sorts de la commission sont repris dans le tableau ci-dessous :

Article 5 (nouveau)

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

M. PRINCE

2

Suppression de l'article 5 interdisant l'agrainage et l'affouragement dans les enclos

Retiré

M. SOMON, rapporteur

1

Interdiction d'agrainage dans les enclos hermétiques soumise à des exceptions encadrées par décret et les SDGC et soumission des espaces non clos au droit commun

Adopté

M. PRINCE

3

Autoriser l'agrainage et l'affouragement dans les enclos de plus trente ans.

Retiré

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de loi visant à régulariser le PLUi de la Communauté de communes du Bas-Chablais - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Martine Berthet rapporteure sur la proposition de loi n° 28 (2022-2023) visant à régulariser le plan local d'urbanisme intercommunal (PLUi) de la Communauté de communes du Bas-Chablais.

Audition de Mme Christel Heydemann, directrice générale du groupe Orange

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui Mme Christel Heydemann, nouvelle directrice générale du groupe Orange, accompagnée de M. Nicolas Guérin, secrétaire général du groupe. Madame, vous avez pris vos fonctions au mois d'avril dernier, après le départ de M. Stéphane Richard, et je tiens à souligner que vous êtes la première femme à diriger le groupe Orange et la deuxième femme à diriger une entreprise du CAC 40.

Si Orange est avant tout connu pour ses activités d'opérateur d'infrastructures et de réseaux de télécommunications, le groupe est désormais multiservice, développant des activités de services financiers, bancaires et numériques à destination des particuliers et des entreprises. Avec un chiffre d'affaires estimé à 42,5 milliards d'euros en 2022 et 271 millions de clients présents dans vingt-six pays, la croissance nouvelle du groupe est désormais davantage soutenue par ses activités dans d'autres pays européens, en Afrique et au Moyen-Orient.

Alors que le groupe poursuit la diversification de ses activités et son expansion géographique, il semble pourtant que le temps soit venu pour Orange de se recentrer sur son coeur d'activité, à savoir son rôle d'opérateur de réseaux en France.

Le secteur des télécommunications est aujourd'hui à une période charnière avec l'extinction programmée, à l'horizon 2030, du réseau cuivre, dont Orange est l'opérateur historique, et l'accélération du développement des réseaux de fibre optique dont la généralisation est prévue sur l'ensemble du territoire d'ici à 2025, c'est-à-dire « demain ».

Dans cette période transitoire, les inquiétudes et les mécontentements des usagers, des entreprises et des élus locaux sont multiples. Alors que plus de 20 millions de personnes utilisent encore le réseau cuivre en France, principalement pour la téléphonie fixe et l'ADSL dans les zones peu denses, mais également pour le traitement des appels d'urgence, cette transition représente un triple défi industriel, technologique et social pour notre pays.

D'ici à 2025, on estime que 670 000 foyers ne disposeront pas de la fibre optique en raison de la complexité de leur raccordement aux réseaux, alors même que l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) a fixé un critère de 100 % de locaux raccordables à la fibre optique sur le territoire d'une commune pour pouvoir fermer le réseau cuivre. Quelles seront les précautions et les mesures concrètes prises par Orange pour effectuer les raccordements complexes nécessaires et bien informer ses abonnés du coût financier réel de ces raccordements, une partie pouvant être à la charge directe des particuliers ? La transition numérique ne doit laisser personne de côté et, au Sénat, nous sommes particulièrement soucieux d'assurer une connectivité « jusqu'au dernier mètre » et « jusqu'au dernier abonné ».

La période actuelle exacerbe également les rivalités et les tensions entre opérateurs, parfois au détriment de la qualité de service et du déploiement des réseaux, mais aussi d'une juste concurrence dans le secteur des télécommunications.

Les autres opérateurs ont d'ores et déjà fait part de leurs craintes que la fermeture du réseau cuivre constitue un avantage concurrentiel permettant à Orange de proposer ses propres offres commerciales. Quelles sont les garanties apportées par Orange pour maintenir un juste niveau de concurrence lors du déploiement de la fibre optique ?

Les autres opérateurs contestent également les perspectives de hausse des tarifs de dégroupage qu'ils versent à Orange pour l'utilisation de son réseau cuivre, dont l'entretien doit quand même être maintenu annuellement malgré un démantèlement du réseau prévu à partir de 2030. L'opérateur Bouygues Télécom a même récemment porté plainte contre Orange à ce sujet. Comment justifier la hausse des tarifs de dégroupage et garantir un minimum d'entretien et de qualité du réseau en cuivre pour les autres opérateurs qui l'utilisent, dans un souci d'assurer une concurrence juste et équitable ?

En parlant d'équité, il y a un autre sujet sur lequel le secteur des télécommunications nous semble défavorisé, celui de la contribution des plateformes au déploiement des réseaux de télécommunications.

En 2020, les opérateurs d'infrastructures avaient investi 12,6 milliards d'euros, essentiellement pour assurer le déploiement des réseaux très haut débit, de la fibre optique et des premières installations 5G. Or, plus de 50 % du trafic internet provient de cinq entreprises, principaux fournisseurs et diffuseurs de contenus.

Le montant annuel d'investissements supplémentaires que devront réaliser les opérateurs d'ici à 2030 pour s'adapter à la hausse du trafic est estimé à 10 milliards d'euros. Ce besoin croissant d'investissements soulève des enjeux de souveraineté, dans la mesure où les grandes entreprises américaines du numérique sont les principales bénéficiaires de ces investissements auxquels elles ne contribuent pas financièrement. De surcroît, cet investissement privé est largement soutenu par des investissements publics nationaux et européens.

Dans ce contexte, la commission des affaires économiques du Sénat s'est exprimée en faveur de l'instauration d'une juste contribution des plateformes numériques au financement des réseaux de télécommunications, dans le cadre de notre récent rapport d'information sur la souveraineté numérique dont j'étais rapporteur avec mes collègues Amel Gacquerre et Franck Montaugé. Depuis, l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece), tout comme plusieurs régulateurs nationaux, s'est exprimé en défaveur de l'instauration d'une telle contribution, notamment au regard du respect de la neutralité d'internet. Nous serions curieux de vous entendre également sur ce point.

Mme Christel Heydemann, directrice générale du groupe Orange  - Je vous remercie de me recevoir pour vous présenter les grandes réalisations d'Orange et vous présenter les défis importants qui sont encore devant nous collectivement.

Cette audition est pour moi une première, un peu plus de six mois après m'être vu confier par le conseil d'administration d'Orange l'éminente mission de piloter le premier opérateur français.

La France peut être fière de son opérateur historique, car parmi les opérateurs de cette catégorie seuls trois sont encore leaders en Europe : Deutsche Telekom en Allemagne, Telefónica en Espagne et Orange en France.

Fort de ses 136 500 salariés dans le monde, dont 75 000 en France, Orange est aujourd'hui présent dans vingt-six pays, huit en Europe et dix-huit en Afrique et au Moyen-Orient. Nous y opérons au service de 286 millions de clients particuliers. En outre, notre filiale Orange Business Services accompagne nos entreprises clientes partout dans le monde. En 2021, nos activités ont généré un chiffre d'affaires de 42,5 milliards d'euros, en très légère croissance de 0,5 % par rapport à 2020.

Avant de prendre le temps de répondre à vos questions, je souhaiterais dans un premier temps revenir sur les difficultés que nous rencontrons en tant qu'opérateur télécom face aux contraintes réglementaires, au niveau européen comme au niveau national. Je vous exposerai ensuite en quoi Orange, « opérateur citoyen » et locomotive de l'aménagement numérique du territoire en France, se trouve aujourd'hui dans une situation intenable face aux injonctions contradictoires auxquelles nous devons faire face.

En dépit d'une grande résilience du secteur qui n'est plus à démontrer, les disruptions majeures que nous avons connues et le retard des régulateurs européens et français pour s'adapter à ce nouvel environnement nous placent désormais à la croisée des chemins.

Les trente dernières années ont été marquées par une succession de disruptions majeures dans le secteur des télécoms, de l'ouverture à la concurrence jusqu'à la naissance, puis la croissance ultrarapide d'internet et de nouveaux services dits over the top (OTT).

Les besoins en matière de connectivité connaissent aussi une révolution sur le marché à destination des entreprises. Quels que soient leur taille et le secteur d'activité, nos clients se détournent des solutions traditionnelles de téléphonie au profit de nouveaux services, soutenus par des logiciels et des solutions informatiques, utilisant l'infrastructure réseau sans en supporter les investissements nécessaires.

La régulation ne semble pas avoir suffisamment pris en compte ces différentes lames de fond et leurs impacts irréversibles sur les télécoms liés à l'explosion de l'économie numérique. Elle continue de se concentrer sur les opérateurs, ignorant les transferts de valeur qui s'opèrent vers de nouveaux acteurs.

Bien sûr, l'innovation est la première raison du succès fulgurant de ces services. Ils se sont cependant aussi imposés à la faveur d'un modèle abusivement dit « de gratuité », très rémunérateur pour les services OTT et les grandes plateformes, assis sur deux piliers : le transfert et l'exploitation des données personnelles des utilisateurs finaux, ainsi que le transfert des coûts de distribution des services des OTT vers les opérateurs.

Les impacts pour notre activité sont doubles. Commercialement, nous devons résister à l'arrivée sur le marché de nouvelles offres agressives et consommatrices de réseau, tandis que nous en supportons par ailleurs financièrement une partie des coûts. Le résultat est une situation structurellement déséquilibrée entre les opérateurs et les fournisseurs de services numériques qui offrent les mêmes services sans être soumis aux mêmes règles.

Alors que nos réseaux n'ont jamais été aussi vitaux, nous nous retrouvons aujourd'hui dans une situation paradoxale qui met en péril l'investissement dans les infrastructures et la qualité de service.

Permettez-moi de revenir plus en détail sur l'équation financière du groupe Orange en France.

Nous partageons avec vous l'objectif ambitieux d'apporter à toutes les Françaises et tous les Français une connexion à des réseaux à très haut débit (THD) modernes, avec une qualité de service adéquat. Nos réseaux THD sont sans équivalent en Europe, je crois qu'il faut le dire et que nous pouvons collectivement être fiers de la tâche accomplie.

Chez Orange, la mobilisation des équipes sur la question de la fibre optique est exceptionnelle partout en France depuis plusieurs années. Nous déploierons dans quelques semaines notre 20 millionième prise sur les 33 millions que compte notre pays. Ainsi, 60 % des prises déployées en France l'ont été par nos équipes et avec nos partenaires industriels, essentiellement sur fonds propres et à nos risques. Si le plan France Très Haut Débit a rempli ses promesses, le groupe Orange n'y est pas étranger -  il en est même la locomotive !

Nous sommes conscients qu'il reste beaucoup à faire pour atteindre l'objectif d'une généralisation de la fibre optique en 2025, c'est-à-dire demain. Et les prises encore à déployer ne sont pas les plus simples. Dans le même temps, nous sommes encore confrontés au défi de l'entretien et de la maintenance simultanés de deux réseaux filaires, le réseau de cuivre historique et le nouveau réseau de fibre optique jusqu'au domicile (FttH - Fiber to the Home).

Nous devons par ailleurs investir chaque année des centaines de millions d'euros pour absorber la croissance du trafic mobile d'environ 35 % par an, principalement soutenue par les services de cinq fournisseurs de contenus principaux qui représentent 80 % de la bande passante, et s'arrogent ainsi la valeur de nos investissements sans y contribuer.

Dernières étapes du déploiement de la fibre, la fermeture du réseau cuivre, l'entretien et la maintenance des réseaux : tels sont les défis que les politiques publiques doivent relever. Pour cela, il convient de se pencher sur l'équation économique des infrastructures, qui est de plus en plus complexe.

Après un âge d'or de la filière télécom en France, intégrée et solidaire, pilotée par une politique industrielle appuyée sur une vision globale, nous connaissons désormais un fonctionnement en silo des politiques publiques. D'un côté, des autorités administratives indépendantes ont entre leurs mains une partie de l'équation ; de l'autre, le Gouvernement et le législateur mènent les politiques publiques sans avoir les outils à leur main.

Personne n'apparaît encore capable d'avoir une vision sur l'équation économique générale, la définition des priorités stratégiques, l'évolution du secteur ou encore les questions de souveraineté soulevées par l'explosion des nouvelles technologies. Il est pourtant impératif d'apporter une réponse complète, articulée entre les priorités définies et les leviers à actionner pour les atteindre.

Les interrogations sont nombreuses, et les défis de taille. Quand la valeur générée par les réseaux en France s'écroule de près de 46 % en dix ans, comment investir dans les infrastructures de demain, dans la virtualisation des réseaux ou encore le cloud ?

Nous sommes d'abord étonnés face aux menaces de sanctions pour non-respect des engagements définis à l'article L.33-13 du code des postes et communications électroniques (CPCE), qui concerne les zones à appel à manifestation d'intention d'investissement (Amii).

La France est, je le répète, le pays le plus fibré d'Europe. Il faut prendre le temps de mesurer la prouesse industrielle et technologique que cela représente. En seulement cinq ans, entre 2017 et 2022, 20 millions de locaux supplémentaires sont devenus éligibles à la fibre. C'est une augmentation de 230 %. Dans les territoires les moins denses des réseaux d'initiative publique (RIP), 7 millions de locaux supplémentaires sont devenus éligibles à la fibre, soit une augmentation de 717 %. Enfin, depuis 2017, le très haut débit compte 11 millions d'abonnés supplémentaires, pour atteindre le chiffre de 17,5 millions d'abonnés, soit plus de la moitié du nombre total d'abonnements à internet en France.

L'effort est collectif, nous le partageons avec tous les acteurs de la filière. Néanmoins, avec un investissement de près de 9 milliards d'euros et plus de 80 % des prises déployées entre 2011 et 2017, Orange est le principal artisan de ce succès.

C'est aussi Orange qui, conscient de sa place au sein de la filière, a décidé seul et sans contreparties de financer les surcoûts de ses partenaires liés aux règles sanitaires en temps de covid. Nous avons augmenté la rémunération à l'acte de nos partenaires jusqu'à 30 %, et concédé des avances de trésorerie à hauteur de 375 millions d'euros pour la seule année 2020. Ce choix a permis de maintenir le rythme des déploiements au pire de la crise, et avec 6 millions de prises FttH déployées, 2020 fut même une année record !

Nous aurions pourtant pu faire un tout autre choix, celui de nous délier sur le plan juridique de nos obligations réglementaires et de nos engagements à la faveur de l'état d'urgence sanitaire. Nous avons fait le choix strictement inverse, celui de maintenir les déploiements quoiqu'il en coûte.

Aujourd'hui encore, nous continuons de protéger financièrement nos partenaires en augmentant la rémunération de ceux qui interviennent sur les réseaux en considération de l'inflation.

Toutes ces raisons et ces chiffres expliquent ma surprise lorsque l'on m'a informée de menaces de nous sanctionner pour des retards de déploiements allégués.

Prenons le temps de nous comparer à nos voisins. En Allemagne comme au Royaume-Uni, la pénétration de la fibre optique n'atteint pas 30 %. En France, elle est de plus de 80 %. Même si nous étions en retard sur nos engagements - ce que nous contestons - de quelques dizaines de milliers de prises, serait-ce juste, raisonnable, ou encore utile de sanctionner l'opérateur qui a fait de la France le pays le plus fibré d'Europe, qui a investi à hauteur de 9 milliards d'euros, qui a soutenu la filière pendant l'état d'urgence sanitaire ?

Je tiens à saluer particulièrement nos techniciennes et nos techniciens, qui ont brillé et brillent encore par leur courage et leur expertise au service du plus grand nombre. Plutôt que de perdre notre temps à regarder dans le rétroviseur, je vous appelle à regarder vers demain et à préparer ensemble l'avenir.

Comment généraliser l'accès au THD d'ici à 2025 ? Comment garantir partout la qualité de service, y compris sur le réseau cuivre historique encore essentiel à des millions de Français ?

Assurer l'universalité d'un accès THD avec une qualité de service adéquate nécessite d'adresser dès maintenant plusieurs chantiers fondamentaux : le reste à faire en termes de déploiements des réseaux FttH et son financement ; la fermeture du cuivre, dont le calendrier est adossé à celui de la généralisation de la fibre. Cela implique aussi de traiter financièrement la question de la qualité de service sur le réseau cuivre qui, pour quelques années encore, sera celui sur lequel quelques millions de nos concitoyens accéderont à l'internet fixe. Enfin, cela implique de prendre des mesures de facilitation de la migration vers la fibre.

À trois ans de l'échéance, les moyens nécessaires à la généralisation de la fibre ne sont toujours pas identifiés. L'échéance du plan France Très Haut Débit, c'est la fin de cette année. L'objectif d'un THD pour tous dont 80 % en FttH était clair. Il est atteint. L'objectif d'une généralisation de la fibre optique l'est beaucoup moins car nous savons toutes et tous que cela ne peut vouloir dire 100 % de fibre sur le territoire. Donc, nous posons la question suivante : quel est l'objectif ? Et quels sont les mécanismes de financement ?

Généraliser la fibre optique implique de définir et financer au moins deux outils.

Le premier a trait au financement des raccordements dits complexes, longs, coûteux. Une première enveloppe de subventionnement a été décidée début 2022, dotée par l'État de 150 millions d'euros seulement, et à la condition d'engagement des collectivités sur un même montant. Alors même que seuls les RIP sont éligibles à cette enveloppe, ce qui crée une asymétrie de traitement que rien ne justifie, le taux de subvention par local est de seulement 12,5 % des coûts éligibles pour un plafond moyen de 625 euros par local raccordable, alors que les coûts de raccordement sont, en l'espèce, parfois supérieurs à 5000 euros. Aucun opérateur commercial ne raccordera un client s'il doit supporter un tel coût de raccordement ; et il est illusoire d'imaginer l'y contraindre. II est tout aussi illusoire d'imaginer contraindre l'opérateur d'infrastructures sur les zones déployées sur fonds propres, c'est-à-dire pour 80 % des locaux, de contraindre Orange à subventionner les opérateurs commerciaux.

Le second outil est un guichet vers lequel nos concitoyens, au moins ceux dont les revenus sont les plus faibles, pourraient se tourner pour obtenir une aide financière quand des travaux de génie civil sont nécessaires sur leur terrain pour les raccorder à la fibre. C'est aussi la question d'un service universel abordable. Ces travaux ne sont pas réalisés par les opérateurs, et ils n'ont pas vocation à l'être. Ce n'est pas seulement une question de coûts, c'est surtout que ce n'est pas le métier des techniciennes et des techniciens. Ce guichet existe déjà, il s'agit du guichet Cohésion numérique des territoires. Nous recommandons de l'ouvrir au raccordement FttH, pour les cas où le propriétaire doit prendre en charge des frais de génie civil sur son terrain.

À celles et ceux qui répètent qu'Orange n'a qu'à payer - et je sais qu'ils ne sont pas dans cet hémicycle ! -, j'aimerais rappeler certains chiffres : le marché européen des télécoms est fragmenté et ultra-concurrentiel. On y compte en effet plus de 100 opérateurs, quand on en dénombre 3 aux États-Unis et en Chine. Cela a une conséquence directe sur le revenu moyen par utilisateur (Arpu - Average Revenue Per User -), trois fois plus faible en Europe (14 dollars) qu'aux États-Unis (45 dollars). Le contexte sectoriel en France est encore plus difficile : en dix ans, sur un indice 100 en 2011, le prix des services télécoms s'établit à 54, l'inflation à 108, les transports ferroviaires à 110, l'énergie à 141 en 2021, et les services postaux à 156 ; le tarif moyen des offres fixes s'établissait en 2021 en France à 22 euros, contre 25 euros en Italie, 31 euros en Espagne, 35 euros au Royaume-Uni, 45 euros en Allemagne, et 108 euros aux États-Unis. En outre, Orange se prépare à une évolution majeure de business model : l'accélération de la transition du cuivre vers la fibre entraîne à la fois une baisse de nos revenus annuels sur le marché de gros, estimée à 1 milliard d'euros après 2025, et une hausse de nos coûts, estimée à 500 millions d'euros par an pour la location du réseau fibre où Orange n'est pas opérateur d'infrastructures. Dans ce contexte, avec ce trou d'air de 1,5 milliard d'euros par an dès 2025, nous avons un autre défi à adresser : celui de la qualité de service.

Le défi principal est celui de la qualité de service sur le réseau cuivre historique, qui constitue encore le seul moyen d'accès à internet de nombreux foyers. Il se vide depuis dix ans, mais supporte encore 16,5 millions d'accès et subit des dégradations en forte augmentation, liées entre autres à l'augmentation des aléas climatiques ou aux vols de câbles.

Je veux dire ici avec force que, au contraire de ce que nous pouvons entendre parfois, Orange n'abandonne pas le cuivre. C'est même tout le contraire. Nous continuons d'investir et de consacrer à son entretien et à sa maintenance près de 500 millions d'euros chaque année.

Avec le Premier ministre Jean Castex, nous avons bâti un plan d'action pour améliorer sensiblement la qualité du réseau et accompagner nos clients en cas de panne. L'ensemble des actions annoncées par Orange ont été mises en oeuvre, notamment la mise à disposition sous vingt-quatre heures d'une solution transitoire d'accès aux réseaux en cas de dérangement d'une ligne principale ; le maintien au catalogue des offres héritées du service universel téléphonique ; le recrutement de techniciens supplémentaires ; le renfort ciblé de la maintenance préventive et le renforcement de la coopération au niveau local.

Nous devons aujourd'hui entretenir deux réseaux filaires en parallèle, ce qui est intenable sur le long terme. La meilleure façon d'améliorer la qualité de service du cuivre, c'est de fermer le réseau ! C'est pourquoi nous avons présenté un plan de fermeture ambitieux, largement consulté et amendé par toutes les parties prenantes. Son calendrier est construit autour de l'objectif de généralisation du FttH en 2025. La première urgence est d'aligner le cadre réglementaire avec le calendrier de fermeture du cuivre. La seconde urgence, c'est de traiter l'équation économique du réseau cuivre. Je vais tâcher d'être précise sur ce sujet, car il y a derrière cette équation le sujet essentiel de la qualité de service du cuivre, primordiale pour quelques années encore.

La vétusté du réseau commande que nous redoublions d'efforts pour assurer sa maintenance. Les charges d'exploitation du réseau cuivre, son entretien et sa maintenance sont essentiellement des coûts fixes. Assurer la qualité de service que nous devons à nos clients et à nos concitoyens, c'est mécaniquement augmenter le coût de l'entretien et de la maintenance à la ligne active. Pourquoi rapporter ces coûts à la ligne active ? Parce que seules les lignes actives rémunèrent le réseau ; c'est l'Arcep qui décide de la rémunération du réseau cuivre, en fixant les tarifs d'accès facturés aux opérateurs commerciaux pour le dégroupage et le génie civil. La décroissance du parc s'accélère. Il a baissé de 15 % en 2021, et cette tendance se confirme pour 2022. Les coûts de maintenance, eux, ne baissent pas proportionnellement.

Ainsi, en quatre ans, de 2018 à 2021, le coût d'entretien à la ligne cuivre a augmenté de 37 %, et cette hausse va s'amplifier à mesure de l'accélération de la bascule vers la fibre. C'est précisément à ce moment charnière que l'Arcep a décidé de changer le modèle tarifaire. Historiquement, le modèle était celui de l'orientation des tarifs vers les coûts. En 2020, l'Arcep a décidé de changer de modèle pour déterminer les tarifs 2021-2023. Était-ce le bon moment ? La question mérite d'être posée.

Le nouveau modèle tarifaire, fondé sur la modélisation d'un réseau FttH théorique, comporte, de plus, des erreurs. La modélisation ne prend pas en compte tous les éléments du réseau, ce qui conduit pour 2023 à une sous-évaluation du tarif de 1,84 euro par mois. S'ajoute à cela une sous-évaluation de la fiscalité, ce que l'Arcep semble reconnaître. Cela conduit Orange à régler une partie de la fiscalité de ses concurrents.

En outre, en raison d'une incohérence de calcul, depuis début 2021, Orange ne recouvre plus la totalité de ses coûts de génie civil. La non-couverture des coûts s'élève à 175 millions d'euros sur la période 2021-2022, et s'élèvera à 79 millions d'euros en 2023.

Entre le dégroupage et le génie civil, si le régulateur ne prend pas les décisions qui s'imposent, ce sont 228 millions d'euros de recettes essentielles pour maintenir l'infrastructure que nous ne percevrons pas et qui resteront dans les caisses des opérateurs commerciaux. Pour vous donner une illustration concrète, cela correspond à accueillir gratuitement l'un des trois grands opérateurs commerciaux sur notre réseau.

Cette tendance, nous l'observons dans les indicateurs financiers. La rentabilité opérationnelle d'Orange en France baisse, par exemple, de 1 % depuis 2018, alors que celle de nos concurrents est en croissance : + 2,9 % pour Altice, + 8,3 % pour Bouygues Télécom, + 6,5 % pour Iliad.

Ainsi, la régulation tarifaire par l'Arcep conduit à un transfert de valeur depuis l'opérateur d'infrastructures vers les opérateurs commerciaux, mettant Orange dans une situation économique inacceptable. Ce qui se produit aujourd'hui pour le cuivre pourrait se produire demain pour le FttH ; il en irait alors de la capacité des RIP et donc des collectivités à entretenir leur réseau.

Fin 2020, il y a eu un deal entre Orange et l'Arcep. Orange n'a pas attaqué la décision de l'Arcep en contrepartie d'un accord pour revoir le tarif du dégroupage, dès lors qu'Orange aura présenté un plan de fermeture du cuivre concret et ambitieux. Nous avons tenu nos engagements et demandons donc naturellement que les tarifs du dégroupage soient revus. Je refuse de croire que le régulateur traite ce sujet avec lenteur. Mais force est de constater que le temps passe, que les coûts s'accumulent et qu'à rebours de son engagement l'Arcep n'a pas révisé les tarifs d'accès pour 2022 et 2023. Elle n'a rien fait alors que tout était prévu et annoncé - hausse des tarifs de gros - dans la précédente analyse de marché.

C'est pourquoi nous nous préparons à introduire de lourds contentieux contre les décisions de l'Arcep de ne pas revoir le tarif du dégroupage. Il s'agit de défendre non pas une prétendue rente, mais la qualité de service à laquelle nos concitoyens ont droit. Il s'agit aussi de défendre l'emploi, de rémunérer toute la chaîne de valeur, notamment nos partenaires qui interviennent sur le réseau. Enfin, il s'agit de défendre une politique publique, de garantir à toutes et à tous l'universalité d'un accès THD avec une qualité de service adéquate. Par essence, les autorités administratives indépendantes (AAI) sont indépendantes, mais elles sont placées sous le contrôle du Parlement, et ont donc des comptes à rendre. Quand elles ont entre leurs mains une partie de l'équation économique d'une politique publique, elles ne devraient pas la capturer. L'équation économique de l'universalité de l'accès à un THD de qualité ne doit pas échapper au Parlement.

Avant de répondre à vos questions et d'aborder sans doute les nombreux sujets que je n'ai pas évoqués ici, qu'il s'agisse de notre empreinte environnementale, de la sobriété énergétique, des risques de délestage, de la cybersécurité, de câbles sous-marins ou encore, entre autres, de nos innovations, je veux dire avec force qu'il est grand temps que le politique prenne toute sa place.

Je vous rappelle notre réalité et les nombreuses tensions sur les infrastructures télécom. La filière souffre de l'inflation. Le prix de la matière première, la fibre, a été multiplié par deux en Europe depuis le début de cette année. Le coût de l'énergie a explosé. Les baux sont indexés sur l'inflation. Les impositions forfaitaires sur les entreprises de réseaux (Ifer) sont indexées sur l'inflation. Mais les tarifs, eux, sur le gros comme au détail, ne sont pas indexés sur l'inflation. La structure des marchés ne permet pas à la filière d'absorber les surcoûts auxquels elle doit faire face, ce qui n'est pas sans impact en matière d'attractivité et d'emploi. Il manque aujourd'hui sur le marché 2 000 techniciens d'intervention qualifiés. Quand on parle de qualité des interventions, on doit aussi évoquer ces questions.

Soyons lucides, la période que nous traversons est compliquée, et la route ne sera pas toujours facile. Mais nous sommes riches d'une certitude : la dimension vitale de notre mission est la richesse de notre collaboration. Nos réseaux sont la colonne vertébrale de tout l'écosystème numérique et ce dernier continuera de croître dans les années à venir de façon exponentielle. Je veux vous dire ma conviction que nous avons toutes les clés en main pour prendre les meilleures décisions et écrire, ensemble, la suite du chemin. Je souhaite m'inscrire avec toutes les parties prenantes dans la construction d'une vision ambitieuse et résolument optimiste. J'ai confiance dans notre capacité collective à rénover notre écosystème ; ne craignons pas de le bousculer. Ça bouge en Europe ; le commissaire Thierry Breton a une vive conscience des lacunes institutionnelles et des asymétries réglementaires, et des États membres ont pris des décisions structurantes pour favoriser l'investissement des opérateurs d'infrastructures, pour accélérer les déploiements de la fibre optique. En France aussi il y a beaucoup à faire. Pour faire face aux défis de cette décennie, nous devrons travailler et penser différemment, et moderniser une régulation en décalage avec les évolutions du secteur.

La priorité pour l'avenir, ce sera le financement des infrastructures. Je n'ai aucun doute sur notre capacité à y répondre ensemble. Et vous pouvez compter sur moi pour ne pas me dérober.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie, Madame la directrice générale, pour la clarté de vos propos. J'en profite pour vous annoncer que nous allons programmer assez rapidement une audition de l'Arcep.

M. Patrick Chaize. - Je tiens à vous remercier pour votre propos précis, vous vous exprimez sans langue de bois. Je tiens à vous rassurer, le politique, au Sénat, prendra toute sa place. Je vous entends sur les aspects positifs du déploiement, sur la place de notre pays en Europe, et je rejoins ce positivisme. Néanmoins, je voudrais revenir sur plusieurs points.

Vous paraissez surprise du risque de sanctions qui pourraient être prises par l'Arcep, conséquence des engagements non tenus par votre entreprise. Même si sur le fond, on peut s'interroger, je tiens à dire que la temporalité de ces menaces n'est pas la bonne. Le secteur des télécommunications est aujourd'hui bousculé de toutes parts : la qualité des raccordements, la propriété des infrastructures passives, la résilience des réseaux, la fiscalité incontrôlée, les outils de péréquation inexistants, le service universel en sommeil, la fin programmée de la couverture cuivre, le tarif controversé du dégroupage, le fair share, etc. Ne croyez-vous pas qu'il serait temps de mettre en place un New Deal ou Good Deal des réseaux fixes ? Car, pris indépendamment des uns des autres, tous ces sujets me paraissent insolubles.

Concernant l'extinction du cuivre, que pensez-vous de l'idée d'une gouvernance nationale à laquelle les collectivités seraient associées ?

Il y a deux ans, une très grosse panne avait impacté les appels d'urgence. Avez-vous tiré les enseignements de cet événement et pouvez-vous nous garantir qu'une telle panne ne pourra pas se reproduire ?

Les services de télécommunications ne sont pas considérés a priori comme prioritaires, notamment par rapport à l'alimentation en énergie électrique. Que se passera-t-il en cas de délestage, sachant que les réseaux fibre sont dépendants de l'énergie ? Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'Orange n'a qu'à payer, mais Orange doit pouvoir jouer un rôle déterminant dans le numérique en France. Pouvez-vous nous éclairer sur votre vision à terme de votre entreprise ?

Enfin, vous avez formulé plusieurs interrogations, voire des critiques, concernant le régulateur. Le rôle de l'Arcep est-il, selon vous, en inadéquation avec l'écosystème ? Faut-il réformer son fonctionnement pour qu'il soit plus en cohérence avec la politique gouvernementale ? Le Sénat avait proposé, dans un rapport, la présence d'un commissaire du gouvernement au sein de l'Arcep. Quelles sont vos suggestions en la matière ?

Mme Christel Heydemann. - Vos questions me permettent d'approfondir la question des investissements.

Concernant l'idée d'un New Deal fixe, on peut envisager une analogie avec notre New Deal mobile. Celui-ci avait pour objet de réduire la fracture territoriale en matière de couverture mobile, qui avait bousculé le paradigme des attributions de fréquences. Au lieu d'un outil de maximisation des recettes budgétaires de l'État, on en avait fait un outil de l'aménagement numérique du territoire. Quatre ans après, on peut reconnaître que le New Deal mobile a bien fonctionné.

Le New Deal fixe devrait viser à la généralisation de la fibre en 2025. Tout le secteur dresse le même constat : il est nécessaire de créer de nouveaux outils de financement pour faire de la Gigabit Society une réalité.

Je vous sais attaché à l'abondement d'un fonds d'aménagement numérique du territoire, et il ne m'a pas échappé que le Sénat a adopté, dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) pour 2023, un amendement visant à instaurer une taxe de 75 centimes par mois à la charge de nos concitoyens, que les opérateurs commerciaux seraient chargés de collecter. Il n'est pas souhaitable d'augmenter la charge fiscale, surtout pas la fiscalité sectorielle qui pèse encore davantage que la fiscalité d'entreprise à laquelle nous sommes assujettis, comme toute entreprise. Entre la taxe sur les services fournis par les opérateurs de communications électroniques (TOCE), la taxe sur les services de télévision -distributeurs (TSTD), l'Ifer et d'autres encore, ce sont près de 1,5 milliard d'euros qui sont ponctionnés sur les capacités d'investissement des opérateurs pour financer l'audiovisuel public, la création, le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Qui plus est, les Ifer sont saupoudrées entre les 36 000 communes, les intercommunalités et les départements, c'est-à-dire tout sauf l'aménagement numérique du territoire. C'est cette taxe qu'il conviendrait de revoir, avec 400 millions d'euros par an, nous aurions l'assurance que la fibre serait généralisée en 2025. Il revient aux collectivités d'engager un New Deal fixe en décidant de créer un fonds de péréquation numérique du territoire.

La gouvernance du décommissionnement du réseau fixe est un sujet critique puisque ce projet ne pourra aboutir, c'est un chantier titanesque, que dans un cadre de confiance où chacun jouera son rôle : nous, l'opérateur historique pilotant cette infrastructure ; les pouvoirs publics ; le régulateur et les collectivités locales. Depuis le début, nous avons la volonté d'engager le dialogue. Nous avons beaucoup appris de nos échanges sur le besoin d'inclure les collectivités, qui ont toute leur place. Nous avons défini les premiers pilotes du décommissionnement du cuivre en France et une liste de communes avec lesquelles nous allons travailler main dans la main en lien avec le régulateur, l'ensemble des opérateurs et de nos clients. Vous avez donc raison de souligner l'importance de l'engagement des collectivités dans ce projet - nous avons d'ailleurs fait une proposition au Gouvernement en ce sens.

La crise des numéros d'urgence a été une crise majeure pour Orange. À l'époque, je siégeais au conseil d'administration de l'entreprise et je puis vous assurer que nous avons tiré les enseignements de l'enquête que nous avions diligentée et que nous avons mis en oeuvre les mesures qui s'imposent. Toutefois, le risque d'une panne des réseaux existera toujours. D'ailleurs, et malheureusement pour cet hiver, comme vous l'avez souligné, les réseaux télécoms ne sont pas jugés comme des sites prioritaires.

Au sein des réseaux télécoms, il existe différents types de sites : certains d'entre eux sont priorisés dans les plans de prévention que nous mettons en oeuvre, mais les dizaines de milliers de sites mobiles n'en font pas partie, de même que nos clients et un certain nombre de nos sites critiques, équipés de générateurs et de batteries, alors qu'ils peuvent avoir un impact sur le réseau national. Des systèmes de secours permettront de prendre le relais ; néanmoins si les délestages se multiplient, on ne sait pas comment le réseau se comportera.

Pour les délestages régionaux, nous faisons des exercices de crise avec les opérateurs et Enedis. Orange et la Fédération des télécoms alertent le Gouvernement depuis le début de l'année 2022. Nous travaillons sur ce sujet, mais je crains que nos concitoyens ne découvrent que les réseaux télécoms dépendent de l'électricité. Il est illusoire d'imaginer, si tant est que ce soit finançable et compatible avec nos objectifs environnementaux, d'installer des batteries au pied de chacun des sites mobiles en France. On ne saura pas maintenir un service continu pour l'ensemble des Français en cas de délestage. Si les services mobiles sont éteints dans une zone géographique donnée pendant deux heures, les utilisateurs n'auront pas accès aux numéros d'urgence pendant ce laps de temps.

En tant qu'entreprise responsable, nous communiquerons auprès de l'ensemble de nos parties prenantes, des collectivités, qui sont nos partenaires, du Gouvernement et de nos clients sur les risques de délestage, comme nous nous y sommes engagés. Nous essayons d'éviter qu'une telle situation ne se produise au travers de notre plan de sobriété et d'opérations d'effacement sur notre réseau. C'est notre devoir de se préparer à une telle crise. Il pourrait y avoir des situations où l'électricité et la lumière fonctionnent dans un appartement mais où les télécoms mobiles ne fonctionnent pas parce que la tour est dans une zone qui est elle-même délestée. Ce serait une situation inédite. L'ensemble de nos techniciens aguerris à la gestion de crise sera sur le pont pour rétablir le service le plus rapidement possible.

Pour le moment, notre priorité est d'anticiper, en travaillant main dans la main avec les opérateurs. Aujourd'hui, nous serions informés d'un risque de délestage la veille seulement vers 17 heures. Disposer de l'information vingt-quatre auparavant nous permettrait d'avoir des techniciens sur le terrain prêts à répondre à la situation. Les opérateurs font des propositions pour préparer l'hiver 2023-2024, qui ne sera pas forcément plus simple d'un point de vue énergétique. La résilience par nature du réseau Orange est supérieure à celle de ses concurrents en raison de ses investissements. Mais, je le répète, il est illusoire d'imaginer que les réseaux fonctionneront s'il n'y a pas d'électricité.

Nous nous sommes engagés le 16 février 2022 à communiquer aux marchés financiers notre feuille de route financière et stratégique. Je suis convaincue qu'Orange possède des atouts indéniables. Il est l'un des trois opérateurs historiques et se classe onzième au niveau mondial. Nous avons investi massivement dans la fibre bien avant certains de nos concurrents européens ; nous sommes très fiers de la croissance de nos activités et du service que nous apportons dans de nombreux pays en Europe et en Afrique. Ce sont bien les zones « hors France » en Europe et en Afrique qui ont tiré la croissance du groupe. Notre meilleur atout demeure, d'une part, la qualité de nos experts. Par ailleurs, Orange n'est jamais aussi fort que quand il est mobilisé sur des projets ambitieux. L'entreprise a montré par le passé qu'elle sait affronter des défis et se transformer. Il est de notre responsabilité de continuer à innover pour apporter, au grand public comme aux entreprises, un service meilleur, enrichi grâce aux nombreuses innovations. La qualité des infrastructures d'Orange est l'une de ses forces : c'est le cas de la fibre, des câbles sous-marins et d'autres de nos activités.

La politique européenne doit prendre conscience qu'il est essentiel d'investir dans les infrastructures. Nous ne devons pas délaisser les investissements dans les infrastructures en Europe et nous devons éviter de nous réveiller dans quelques années en nous disant que nous avons laissé « partir la valeur ». Dans un contexte où la souveraineté n'a jamais fait autant partie des débats, il faut qu'il y ait une vraie prise de conscience collective. Tous les grands opérateurs européens en sont convaincus.

J'en suis convaincue, Orange a de nombreux atouts pour retrouver cet esprit de conquête qui est le sien.

M. Franck Menonville. - Je voudrais vous interroger sur le déploiement de la 5G dans un contexte de hausse de l'énergie qui n'épargne pas le secteur des télécoms. La problématique actuelle pourrait entraîner le ralentissement du rythme du déploiement de la 5G, notamment dans les territoires ruraux. Quelque 10 500 antennes sur l'ensemble du territoire, dont 20 % à 25 % dans les territoires ruraux, étaient prévues. Qu'en est-il ? La 5 G est absolument essentielle dans ces territoires ; elle est un outil d'aménagement du territoire et elle sert à développer l'économie.

Je reviens, par ailleurs, sur le sujet des câbles sous-marins. Au regard des tensions géopolitiques actuelles, quelles mesures prenez-vous face à ces risques émergents ?

M. Fabien Gay. - Je vous remercie pour vos propos introductifs et je pense qu'effectivement nous pourrions nous rejoindre sur le rôle de l'Arcep, mais permettez-moi de vous faire part d'un fait personnel.

Je suis client chez Orange depuis deux ans. Dans ma rue, à Blanc-Mesnil, la fibre a été posée par Orange. J'ai souscrit à l'offre en ligne en trois minutes et un SMS m'a été envoyé à vingt-et-une heures pour m'informer du passage d'un technicien. Le lendemain, à 8 heures, il était là. En discutant avec lui, j'ai appris qu'il était un sous-traitant et qu'eux-mêmes sous-traitaient les cas les plus difficiles, et ces derniers sous-traitants sont payés non pas à la journée, mais à la pièce.

La libéralisation des télécommunications, c'est formidable ! Oui, mais au prix de combien de destructions d'emplois ?

Trois heures après, s'est présenté à mon domicile un sous-traitant embauché par le sous-traitant d'Orange pour vérifier que tout va bien. J'ai même reçu le soir un SMS pour évaluer le sous-traitant. Je n'ai pas à évaluer les hommes et les femmes sur une application.

Le 10 juillet dernier, j'ai eu un problème internet. Joindre le service client a été complexe. Il aura fallu trois mois pour résoudre le problème. Des câbles avaient été arrachés dans un boîtier de ma rue. Comme les gens sont payés à la pièce, ils se fichent que le travail soit bien fait ; il faut aller vite, ils arrachent parfois les câbles des autres clients, ils se branchent dessus. Voilà ce qu'implique la sous-traitance ! Les usagers subissent aussi cela. La libéralisation a des conséquences sur l'emploi et le prix - même si le prix est élevé, je reconnais que le service est de qualité.

M. Jean-Claude Tissot. - Alors que le sujet de la sous-traitance semblait être l'une de vos principales priorités lors de votre arrivée à la tête du groupe Orange, que pouvez-vous nous dire aujourd'hui de la poursuite des contrats de sous-traitance avec la coopérative Scopelec, qui est en redressement judiciaire ? Constatez-vous des impacts sur la pose de la fibre et l'entretien du réseau cuivre ?

Concernant le délestage, outre les numéros d'urgence, n'oublions pas les personnes qui télétravaillent. Cette question mérite d'être soulevée.

Le maillage de l'ensemble du territoire doit être une priorité ; j'en suis un fervent défenseur, notamment pour réduire les inégalités d'accès au numérique entre les territoires ruraux et urbains. Toutefois, face à l'accroissement des réseaux renforcé par la 5G, les personnes électrosensibles ont de plus en plus de difficultés à trouver des espaces vivables, une problématique qui se pose dans mon département. Comment prenez-vous en compte cet enjeu dans le cadre de vos stratégies d'implantation et de développement du réseau ? Avez-vous des protocoles adaptés pour accompagner ces personnes ?

Enfin, à l'horizon de 2030, vous enlever le cuivre présent sur les poteaux. Quid de la maintenance des poteaux bois ou alu, surtout quand on voit qu'ils sont déjà très mal entretenus ?

Mme Amel Gacquerre. - Nous assistons à une prise de conscience des entreprises concernant le lieu d'hébergement et les règles de sauvegarde des données, et plus précisément de leur double sauvegarde. Nous avons tous en mémoire l'incendie survenu dans un bâtiment de l'entreprise OVH à Strasbourg.

Le renouveau de la téléphonie s'impose comme sujet d'importance pour les entreprises petites et moyennes, via la montée en puissance du télétravail accélérée par la crise sanitaire. On remplace les échanges téléphoniques standards, même en One to One ; or il est inconcevable de connecter son entreprise et ses collaborateurs à internet sans prendre en compte les questions de sécurité informatique. Je parle de la dématérialisation des télécoms et de la montée en puissance du cloud. Les conséquences économiques de ces évolutions vous placent devant une difficile équation puisque vous portez l'essentiel des investissements nécessaires à ces évolutions. Quelle est la vision d'Orange sur le cloud et la sécurité ? Quelle stratégie comptez-vous entreprendre ?

M. Bernard Buis. - Ma question porte sur l'entretien des réseaux fixes. Dans mon département, des fils traînent par terre, de nombreux poteaux ne tiennent plus que par les fils et, très souvent, les personnes en habitat éloigné sont victimes de pannes - parfois, la téléassistance ne fonctionne pas pendant trois, voire six mois.

Des engagements avaient été pris. Votre prédécesseur était venu dans la Drôme avec M. Castex, et un suivi avait été mis en place en préfecture. Depuis un an, nous n'avons plus de comité de suivi. Dans le même temps, nous connaissons des difficultés de branchement récurrentes.

Je vous ferai part moi aussi d'une situation personnelle. J'ai signalé à Orange au mois de juillet dernier le déménagement de ma permanence en plein centre-ville à Valence. On nous a d'abord dit qu'on garderait le même numéro de téléphone, puis on nous a dit le contraire en septembre dernier. Nous avons déménagé le 28 octobre, comme prévu. La fibre fonctionne très bien mais, aujourd'hui, nous n'avons toujours pas le téléphone. Je ne vous parlerai pas du nombre d'interlocuteurs que j'ai eus ! Si tout va bien, nous devrions avoir le téléphone demain !

Mme Martine Berthet. - Je reviendrai sur le délestage électrique. Vous nous dites que vous le saurez la veille à 17 heures, quand Enedis a parlé de 21 heures. Qu'en est-il ? Allez-vous prévenir vos clients ? Quid de vos services d'urgence, car les équipes tiendront un certain temps ?

Une expérimentation a lieu dans mon département : des véhicules de secours aux asphyxiés et aux blessés (VSAB) sont en coordination avec le service départemental d'incendie et de secours (Sdis) afin de répondre à la perte de connexion. Est-ce que cela se déploie ailleurs ? Comment l'évolution va-t-elle se faire ?

M. Jean-Marc Boyer. - Je souhaite vous interroger sur la transition entre le cuivre et la fibre. Comment Orange va-t-il permettre aux utilisateurs un passage en douceur pour tous, éviter les démarches frauduleuses qui se profilent et associer au mieux les collectivités dans leurs besoins ? Une communication nationale pourrait être mise en place, comme avec l'arrivée de la TNT, par exemple. Les mairies ont besoin d'abonnements multisites, en particulier pour les écoles et les services techniques. Comment les choses peuvent-elles s'organiser ?

Enfin, se pose le problème de la fibre souterraine pour les communes qui ont déjà accompli des efforts de mise en place sous terre de l'électricité et du téléphone. Aller remettre des poteaux dans la campagne pour poser la fibre, c'est quand même problématique ! Or apparemment, on ne peut pas passer la fibre dans les mêmes fourreaux que ceux des fils électriques et téléphoniques.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Le marché de la cybersécurité est en plein boom. Dans le sillage de l'augmentation continue des attaques informatiques contre les particuliers et les entreprises, je souhaite vous interroger sur la stratégie d'Orange en matière de cybersécurité, plus particulièrement au travers de votre filiale Orange Cyberdefense. L'ex- patron d'Orange avait envisagé de coter Orange Cyberdefense en bourse ; qu'en est-il aujourd'hui ? Dans ce domaine, si les grands groupes se sont préoccupés de cette menace depuis plusieurs années et semblent disposer de systèmes efficaces pour se protéger, il n'en est pas de même pour les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME). Entendez-vous leur proposer une protection plus particulière à destination ?

Mme Anne-Catherine Loisier. - Vous avez parlé de la fiscalité et du saupoudrage aux collectivités. Quels éléments concrets vous permettent de l'affirmer ? Soutenir les finances de nos collectivités pour aménager et entretenir l'accès au réseau, ce n'est pas forcément du saupoudrage.

S'agissant des câbles sous-marins, vous avez évoqué rapidement les perspectives pour votre groupe. Quel est votre engagement sur le volet satellitaire et sur le grand projet de constellation européenne de satellites ? Nous avons déjà en France plusieurs milliers d'abonnés Starlink. Sur le volet du transfert de la valeur que vous avez évoqué entre les opérateurs de réseaux, comment faire contribuer ceux qui sursollicitent les réseaux ? Cela pose aussi un certain nombre de questions en termes d'impact environnemental.

À propos du déploiement aérien du réseau fibre, nous sommes parfois inquiets de sa vulnérabilité, en ces temps d'aléas climatiques. Quelles garanties avons-nous ?

Participez-vous aux comités de concertation départementaux sur le cuivre ? Et plus globalement sur les objectifs et en matière de souveraineté, vendez-vous le cuivre et à qui ? À quoi servent les recettes ?

M. Christian Redon-Sarrazy. - Vous avez parlé de souveraineté. Le désengagement des opérateurs télécoms, des tours et des infrastructures terrestres se pose en termes de souveraineté : alors que l'actualité ne cesse de démontrer l'importance du numérique et que les télécoms sont classés opérateurs d'importance vitale, ils peuvent céder à loisir leurs actifs à des investisseurs étrangers. Outre que ces actifs ne seront plus gérés par les opérateurs, ils sont massivement utilisés par les grandes plateformes, on sait qu'en fin de journée, YouTube et Netflix représentent 70 % du trafic internet sans que ces plateformes rémunèrent les opérateurs. Elles facturent pourtant leur service de plus en plus cher. Les opérateurs, eux, doivent toujours investir dans leurs réseaux pour les moderniser, car il faut de plus en plus d'antennes pour absorber un trafic en croissance permanente. S'ils ne parviennent pas à valoriser leurs services, les opérateurs télécoms craignent de devenir de simples gestionnaires de tuyaux à l'heure où ils ne posséderont même plus lesdits tuyaux. On peut dès lors légitimement s'interroger sur la perte de souveraineté qu'entraînent cession et mutualisation des infrastructures.

Quelles sont les mesures de protection que vous envisagez à moyen et à long termes afin que les opérateurs ne soient pas rachetés et ne deviennent pas de simples gestionnaires d'un réseau qu'ils ne posséderont plus ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Le groupe Orange compte, comme vous l'avez dit tout à l'heure, plus de 140 000 collaborateurs dans le monde, dont 40 % hors de la France. En tant que sénateur des Français de l'étranger, je me préoccupe de l'intégration de celles qui suivent leurs conjoints expatriés et qui se voient proposer un poste à l'étranger. Orange est signataire d'une convention relative au conjoint salarié des expatriés, et lorsque les deux employeurs du couple sont signataires de cette même convention, le « conjoint suiveur » peut bénéficier d'une suspension de son contrat de travail en France jusqu'à son retour ; cela lui ouvre le droit, pendant une durée de cinq années maximum, d'exercer dans le pays de l'expatriation de son époux un poste de salarié. Je voudrais savoir si vous avez des données sur le succès de ces mesures destinées à aider les conjoints des expatriés ?

Enfin, au-delà des activités téléphoniques traditionnelles de votre groupe en Afrique et au Moyen-Orient, quelle place prend l'activité d'accompagnement dans l'innovation numérique en Afrique ?

M. Franck Montaugé. - J'ai parfois eu l'impression que vous parliez des déboires d'EDF... Je considère que l'État français, sous les gouvernements successifs, contribue à l'affaiblissement méthodique de ces grandes entreprises publiques historiques qui, dans le paysage de la concurrence libre et non faussée, alors qu'elles doivent être le socle du développement d'un service public moderne construit sur le principe de l'accès universel que vous avez rappelé plusieurs fois, et je vous en remercie. Une structure tarifaire adaptée à ce modèle de service public universel permettrait de répondre à l'enjeu de l'indispensable modèle économique, équilibré, que vous appelez de vos voeux. Par parallélisme avec les réseaux d'énergie, une structuration en trois points, avec l'accès au réseau, la contribution aux charges de service public et le prix de la bande passante ou de la donnée, a-t-elle votre faveur ? Sinon, sur quels principes de structuration envisagez-vous la rémunération de l'entreprise Orange pour qu'elle retrouve, dans la durée, un modèle économique équilibré ?

M. Rémi Cardon. - Au Sénat, nous avons publié il y a quelques mois déjà un rapport d'information sur la cybersécurité concernant notamment les TPE et les PME. Nous alertions des difficultés. Quelle est votre feuille de route en la matière ? Certes, le recrutement s'accélère, mais, concrètement, comment allez-vous vous positionner ? Allez-vous proposer un package, comme nous le préconisons, à destination des TPE et PME ?

M. Daniel Salmon. - Le numérique pèse aujourd'hui 1 600 millions de tonnes de CO2, soit quatre fois l'empreinte carbone de la France. Comment travaillez-vous pour réduire cette empreinte, sachant que votre directeur de l'innovation minimise largement cet impact ? Pouvez-vous nous donner des éléments sur le flex office qui vise à réduire les espaces de travail ? Favoriser le télétravail nous semble vertueux, mais l'imposer massivement pose question et il crée un mal-être chez certains de vos salariés.

Pouvez-vous nous donner également quelques éléments sur la 6 G, voire la 7 G puisqu'elles sont déjà à l'étude ?

Au moment où ces nouvelles technologies explosent, on observe également une explosion des troubles du comportement. Dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), travaillez-vous sur ce sujet, sachant que vous vendez du temps d'écran ?

Enfin, la masse salariale d'Orange a augmenté de 3 % : comment se répartit-elle ?

M. Daniel Gremillet. - Le délestage s'effectuera par zones géographiques. Mais dans le cadre industriel, si un site non délesté ne peut plus se mettre en lien avec le site principal délesté, tout s'arrête. C'est l'effet domino. Aussi, je suis très surpris que vous ne fassiez pas partie des opérateurs prioritaires. Nous n'avons pas mesuré les conséquences de l'effet domino.

Je vous ai trouvée timide à propos des investissements des collectivités. Si la région Grand Est, les départements et les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) n'avaient pas investi dans le déploiement, le retard pris serait encore plus grand, surtout dans les zones rurales. Cela me rappelle les défis de l'électrification si les collectivités n'avaient pas été là !

La France restera-t-elle à l'écart du développement de la communication satellitaire ?

Au sujet de la téléphonie, a-t-on diminué la puissance des relais ? Sincèrement, la téléphonie se dégrade dans nos territoires. Pourtant, on ne cesse d'ajouter des relais.

Mme Daphné Ract-Madoux. - Permettez-moi de revenir sur un problème évoqué par Fabien Gay, celui de l'arrachage des fils dans les armoires, qui a poussé des maires excédés à cadenasser celles-ci, contraignant les techniciens à s'adresser à la police municipale pour pouvoir y accéder. Cette démarche est plébiscitée par les intervenants, dans la mesure où elle permet de réguler les problèmes. Quels sont les moyens et les délais mis en oeuvre pour mettre à jour la cartographie des branchements en temps réel ? Cette cartographie est actuellement source d'erreurs en cascade.

Concernant la séparation des personnels de réseau et personnels commerciaux, on est confronté, dès qu'un cas de raccordement sort de l'ordinaire, au manque de technicité des agents commerciaux, ce qui entraîne des délais importants. Comment comptez-vous régler ces questions ?

Mme Françoise Férat. - Je rejoins les collègues qui ont partagé leurs difficultés sur le terrain : en zone rurale profonde, on coupe des branchements pour alimenter une habitation au détriment d'une autre.

Concernant la multiplicité de poteaux d'antenne ici et là, quid de l'itinérance, qui avait été une obligation il y a quelques années ? Est-elle toujours d'actualité ? Elle contraignait à bon escient plusieurs opérateurs à s'installer sur le même pylône. C'était préférable en termes de paysage.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous prie de m'en excuser, je suis obligée de vous quitter.

- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente -

Mme Christel Heydemann - Au sujet de la 5G, Orange n'est pas en retard sur les plans de déploiement que nous avions fixés. En France, nous sommes même les plus avancés. Nous avons priorisé les zones denses, afin d'améliorer la qualité de service pour nos clients. Aujourd'hui, 51 % du territoire est couvert en 5G. Nous ne prévoyons pas de modifier notre plan en fonction du contexte énergétique, mais la question du nombre de sites télécoms que l'on déploie est soulevée. En effet, ce qui consomme le plus, c'est non pas le trafic, mais le nombre de sites. Au sujet de l'empreinte environnementale d'Orange, le nombre de sites en France continue à augmenter, mais beaucoup moins qu'en Afrique. Notre premier enjeu pour atteindre la neutralité carbone sera donc le déploiement de nouveaux sites mobiles avec des solutions d'énergies renouvelables, pour nous inscrire dans des solutions durables et responsables sur le plan environnemental.

La 5G a d'abord été conçue pour des usages industriels et pour des enjeux d'aménagement de territoire visibles, par exemple, dans le port du Havre ou à Anvers. Orange a été précurseur, nous avons lancé des 5G Lab partout dans le monde. Nous travaillons avec des industriels et l'écosystème de la recherche pour créer les usages que la 5G permet d'imaginer au-delà des usages classiques des consommateurs. La 5G reste et restera donc pour de longues années un sujet de préoccupation. Nous n'en sommes pas à la 6G ou à la 7G, même si nos experts travaillent, au niveau mondial, sur les enjeux de standardisation de la 6G. Nous venons à peine de payer des licences de 5G, et nous sommes encore en train de déployer des réseaux, nous sommes loin du déploiement de la 6G. Dans le contexte économique et social actuel, notre priorité est de rentabiliser et d'utiliser au maximum les infrastructures déployées aujourd'hui.

J'aborde la question des câbles sous-marins, posée à la fois sous l'angle des perspectives stratégiques et des enjeux de sécurité. Nous sommes très fiers d'avoir de telles infrastructures au niveau mondial. Orange Marine nous permet d'effectuer pose et maintenance de câbles sous-marins, une activité très stratégique. Même si tout le monde imagine que les télécoms passent massivement par les satellites, 99 % du trafic passe en réalité par des câbles sous-marins. Ces réseaux sont redondants, sécurisés, mais nous avons pris la décision de renforcer la sécurité depuis quelques mois, en particulier sur les points d'amerrissage qui sont les endroits où les câbles sous-marins arrivent sur Terre, des noeuds critiques. De la même façon, nous sécurisons les câbles terrestres : des sabotages ont touché certains de nos concurrents. Nous travaillons main dans la main sur ces sujets avec l'ensemble de nos concurrents.

Globalement, concernant la qualité du déploiement de la fibre, ma première remarque en arrivant chez Orange avec mes réflexes d'industrielle a été d'observer le niveau d'échec, s'élevant parfois jusqu'à 20 % ou 30 % sur les raccordements d'entreprise, ce qui ne serait pas acceptable dans une entreprise. Le coût de la non-qualité pour Orange est colossal. L'expérience client est un sujet économique, créant de très grandes frustrations chez les techniciens d'Orange, qui ont le sentiment de savoir faire.

Au cours de mes visites de terrain, j'ai constaté que tout ce que vous avez dit est vrai. Nous avons pris des engagements forts, mais nous sommes, d'une certaine façon, victimes de la croissance : déployer la fibre en quinze ans était en soi un chantier titanesque. Je rappelle que le cuivre avait pris quarante ans, et quatre-vingts pour le réseau électrique.

Le besoin de main-d'oeuvre a largement dépassé la disponibilité et la formation du personnel. Un certain nombre de nos grands partenaires sous-traitent une partie de leur activité. Nous avons mis en place le 1er avril un nouveau contrat, RC Centric, qui vise à remettre la qualité au plus haut niveau et à lutter contre la sous-traitance de rang 2 ou 3. Le modèle est compliqué : il y a l'opérateur d'infrastructures, l'opérateur commercial, les travaux en zone privée pour le client. Concernant la formation des personnels commerciaux, convenons qu'il est difficile de résumer au client ce qui va se passer entre le poteau du réseau d'infrastructures où arrive la fibre, le point de mutualisation, le passage par les gaines pour arriver jusqu'au tableau où passe le cuivre. De plus, nous avons renforcé les mesures de prévention sur les points mutualisation, et procédé à des investissements. Certains de nos concurrents ont encore beaucoup à faire sur leurs infrastructures, mais il appartient au régulateur de réaliser un suivi.

La traçabilité évoquée est essentielle, il faut maintenir les cartes à jour, nous utilisons de nouvelles technologies avec des photos avant/après, des vidéos, l'intelligence artificielle : nous avons mis en oeuvre de nombreux outils. Une fois passée l'urgence du déploiement, toute la filière attache une attention particulière à cette question. Orange a eu l'habitude d'être l'opérateur de l'infrastructure, mais parfois les techniciens n'ont pas la main. Concernant la fibre, nous avons 60 % du déploiement fibre en France : 50 % en propre et 10 % avec nos réseaux d'initiative publique. Dans 40 % des cas, l'infrastructure n'est donc pas la propriété d'Orange mais, pour autant, nous devons gérer l'interaction entre l'opérateur commercial Orange et les opérateurs d'infrastructure : les processus se mettent en place et les acteurs apprennent encore à se connaître. Nous connaissons les points noirs et soyez assurés que nous mettons tout en oeuvre pour trouver des solutions. Nous sommes déterminés à mettre en place un réseau digne de ce nom, malgré la difficulté du raccordement du client, parfois plus complexe encore quand il s'agit d'entreprises.

Une procédure de redressement judiciaire de la Scopelec est en cours, mais elle a encore des contrats avec Orange. Certes, dans le nouveau contrat, elle a perdu des parts de marché, mais elle reste pour nous un partenaire important. Nous suivons de très près, sous l'égide du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI), la procédure.

Concernant le délestage, lors de nos exercices de crises, il s'agit de prévenir nos clients, de prévenir les salariés de toutes les entreprises confrontées à l'enjeu du télétravail. Certains clients ont des infrastructures critiques, des systèmes énergétiques et sont eux-mêmes en discussion avec Enedis ou RTE sur les solutions de secours ou pour éviter d'être délestés. Nous ne sommes pas sûrs que les solutions de communication fonctionneront partout en cas de délestage.

Le délestage devrait avoir lieu sur des plages horaires définies, et nous ferons le maximum pour communiquer en amont, que ce soit sur les pages Orange TV ou par SMS. C'est toute la logique de la campagne Écowatt, car si cette situation est très nouvelle en France, la situation de black-out existe déjà dans de nombreux pays. En Moldavie, pays massivement alimenté en électricité par l'Ukraine, nos réseaux tombent quand le réseau d'électricité tombe, et les solutions de back-up compensent. Au sein du groupe Orange, pour des raisons d'enjeux plutôt sécuritaires, on a l'habitude de gérer ce type de situation. La réponse réside principalement dans la communication. Il s'agit aussi d'un enjeu de responsabilité avec les numéros d'urgence et la continuité d'activité. Nous accompagnons les entreprises quand nous sommes leur fournisseur.

Sur la question des poteaux et de leur maintenance : le processus de décommissionnement du cuivre ne veut absolument pas dire qu'Orange se désintéresse de ses infrastructures de génie civil que sont les poteaux ou les gaines enterrées. Bien au contraire, nous poursuivons l'investissement dans cette infrastructure. C'est une infrastructure dont les tarifs sont réglementés, puisque certains de nos concurrents l'utilisent aussi.

Avoir de la fibre en aérien, est-ce plus résiliant qu'en souterrain ? On est confronté à tous les cas de figure. Le Japon déploie massivement en aérien. Lors des tremblements de terre, il est plus rapide de réparer les réseaux aériens. Mais a contrario, la tempête qui a touché la vallée de la Vésubie il y a deux ans nous a obligés à reconstruire tout le réseau souterrain. Nous examinons ces sujets au cas par cas. Les poteaux et les infrastructures de génie civil sont un enjeu clé.

S'agissant des enjeux de souveraineté et de cybersécurité, l'entreprise a investi dans ce domaine avec le regroupement de toutes nos activités au sein de la filiale Orange Cyberdefense au début de cette année. Elle atteindra 1 milliard de chiffre d'affaires en 2023. L'enjeu des PME est crucial, les chiffres le prouvent : plus d'une PME sur deux qui subit une attaque cyber met la clé sous la porte dans les six mois qui suivent. Il s'agit d'un enjeu économique majeur. Nous allons enrichir notre offre à destination des professionnels et des toutes petites structures. Il s'agit de proposer aux patrons de PME de réaliser un audit de situation, de sorte que nous puissions leur proposer des solutions le plus rapidement possible pour éviter la crise. L'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) fait un gros travail d'accompagnement et d'éducation en la matière. Plus de 350 000 postes sont vacants aujourd'hui au niveau mondial. Orange forme des collaborateurs en interne et travaille en partenariat avec les écoles en France et à l'étranger. Il s'agit de métiers porteurs, car le numérique induit un besoin de renforcer la cybersécurité.

Je reviens sur la question de l'heure à laquelle nous serons prévenus du délestage. Les premières annonces officielles indiquaient 21 heures. Nous travaillons à une anticipation. Enedis nous préviendrait quelques heures plus tôt, sachant qu'eux-mêmes sont prévenus par Réseau de transport d'électricité (RTE) deux ou trois jours auparavant. Tout cela reste aussi lié à des conditions météorologiques encore inconnues. Nous travaillons à favoriser la communication avec nos clients et mettre en place des modèles opérationnels afin de minimiser l'impact. Cela implique beaucoup de collaboration sur le terrain et c'est précisément l'objet des exercices de crise que nous réalisons au niveau national. Nous échangeons beaucoup avec le Gouvernement sur toutes les solutions itinérantes et sur les modalités de communication pour nous.

Au sujet du décommissionnement du cuivre, il y a eu en effet des abus. Le décommissionnement du cuivre s'inscrit dans le temps long, à l'horizon de 2030. Nous avons besoin d'une communication neutre qui ne vienne pas des opérateurs : les collectivités et le Gouvernement y auront toute leur place. Nous avons préparé des cahiers pédagogiques, qui ne sont que des supports de communication.

La question d'introduire notre activité de cybersécurité en bourse m'est souvent posée par des journalistes. Ce n'est pas un projet en soi. Notre enjeu est d'investir dans cette activité et de recruter 600 collaborateurs l'année prochaine en France. Jusqu'à présent, l'investissement s'est fait sur les fonds propres de l'entreprise, mais je n'exclus pas d'autres moyens pour accompagner la croissance de cette activité. Pour l'heure, ce n'est pas du tout un sujet d'actualité.

Starlink fait beaucoup parler parce qu'Elon Musk en est l'actionnaire. Il se trouve que la filiale Nordnet d'Orange propose des solutions d'accès THD par satellite. Le nombre de questions que nous recevons démontre a minima qu'Orange ne communique pas assez sur ces solutions. En ce qui concerne l'aménagement du territoire, il est évident que les solutions satellites sont totalement complémentaires des autres. Orange n'a rien à envier à Starlink. Nous utilisons des bandes passantes sur des satellites ; nous travaillons avec Eutelsat, nos partenariats sont européens. Nous n'avons pas vocation nous-mêmes à être opérateurs satellites, mais nous sommes favorables aux solutions satellites en complément.

Orange s'est engagé depuis des années sur la question absolument légitime de l'impact environnemental du numérique. Aujourd'hui, le numérique est un faible émetteur de carbone au niveau mondial par rapport à l'industrie, le bâtiment ou les transports. Néanmoins, si l'on n'y travaille pas activement, il va peser et le sujet est donc de notre responsabilité. Nos réseaux doivent être efficaces en énergie. Avec une croissance du trafic de 30 % tous les ans, parvenir à stabiliser nos émissions carbone est un combat du quotidien que mènent nos équipes. Cela implique de décommissionner des équipements énergivores obsolètes. À cet égard, la fibre est trois fois plus efficace d'un point de vue énergétique que le cuivre. Il en est de même pour la 2G et la 3G, qui seront décommissionnées dans les prochaines années afin d'améliorer notre empreinte environnementale. Le premier vecteur de consommation pour nous, c'est d'abord le nombre de sites, ensuite la puissance effective de ces sites, enfin le trafic. Il faut construire chaque site avec de l'énergie renouvelable. Par ailleurs, une grande partie de l'empreinte environnementale du numérique est due aux terminaux. Nous sommes très engagés dans la fabrication des terminaux et dans les solutions de reconditionnement. Nous avons un programme « reconditionnement », tout commence par la collecte, la vente de produits reconditionnés et, en bout de chaîne, le recyclage. Cela fait partie de notre feuille de route pour atteindre la neutralité carbone en 2040, soit dix ans avant le seuil fixé par les Accords de Paris.

À propos de l'innovation numérique en Afrique, notre engagement est fort et nous avons ouvert ce qu'on appelle des Orange Digital Centers. Nous sommes convaincus que le numérique est un grand facteur d'inclusion. Nous sommes attachés à la formation et à l'accès à l'emploi grâce au numérique, en particulier en Afrique.

Les solutions de paiement grâce au mobile sont vectrices de développement économique dans les pays d'Afrique. Notre filiale, Orange Money, permet à de tout petits points de vente de commercialiser ; nous leur reversons une commission, c'est notre activité d'opérateur économique. Orange Money est en elle-même une solution essentielle, par exemple dans le déploiement de kits solaires avec batterie dans certains villages. Orange est donc essentiel dans l'innovation du numérique en Afrique.

M. Franck Montaugé. - Pourriez-vous répondre à la question que je vous ai posée sur la structuration des recettes en trois pôles ?

Mme Christel Heydemann - Je suis d'autant plus sensible à l'histoire industrielle que j'ai travaillé chez Alcatel. Quand les modèles économiques ne fonctionnent pas, on est sur un très long cycle. Dans les télécoms, l'ouverture de la concurrence à marche forcée et la politique industrielle centrée sur le prix pour le consommateur ont mis une énorme pression sur le financement des infrastructures. Pendant la première décennie, la régulation visait l'ouverture des télécoms, et tout était fait pour favoriser l'adoption de l'ADSL, avec une montée en puissance de la vente de licences et la création de nouveaux opérateurs mobiles. La décennie 2010-2020 a vu, pour Orange, une division par deux des cash-flows générés par l'entreprise ; c'est le cas de tous les grands opérateurs historiques. Dans certains pays, des opérateurs cèdent leurs infrastructures. Vous ne m'entendrez pas dire que les infrastructures ne sont pas stratégiques pour un opérateur.

Telefónica en Espagne a vendu ses tours et ses data centers à des fonds. C'est le seul moyen, pour beaucoup d'opérateurs, de rembourser leurs dettes ou de financer la 5G ou la fibre. Nous devons en avoir de conscience, aujourd'hui, le modèle économique des télécoms ne favorise pas l'investissement dans les infrastructures. Le modèle ne tiendra pas dans la durée ou, en tout cas, ne permettra pas de garantir la souveraineté de ces infrastructures dans le temps, si l'on n'y prend pas garde. Le commissaire Thierry Breton en a conscience, mais cela nécessitera un changement de modèle. C'est une question nationale.

M. Franck Montaugé. - Dans quel sens ? Cette question européenne peut avoir un volet national.

Mme Christel Heydemann - La neutralité du net est une valeur critique en Europe ; en aucun cas il ne faut la remettre en cause, parce que cela détruirait certaines parties du monde. Mais il faut de l'équité. J'ai parlé du financement des infrastructures en cuivre et du tarif de dégroupage : c'est un exemple de tarification très morcelée. Dans le débat que nous menons avec les grands fournisseurs de contenus internationaux qui, aujourd'hui, captent plus de 50 %, voire 70 %, du trafic aux heures de pointe, leur modèle se base sur l'augmentation de trafic : plus les gens regardent leur contenu, plus ces fournisseurs se rémunèrent et plus nous-mêmes sommes condamnés à investir. Imaginez la situation pour les petits opérateurs, y compris nos concurrents français. Si l'Europe ne nous aide pas en définissant un cadre de négociations avec ces acteurs, l'enjeu est de savoir comment fixer la limite. Même des acteurs comme Microsoft pèsent peu dans le trafic. Nous sommes force de propositions sur ces sujets. La Commission européenne veut instruire le dossier, le commissaire Thierry Breton est motivé. Je ne sous-estime pas la capacité d'influence de ces cinq grands acteurs - tels Netflix, Meta - qui, eux-mêmes, créent des emplois et veulent défendre leur équation économique.

Je remets néanmoins au coeur du débat le sujet du financement et de la souveraineté des infrastructures par opposition à la politique qui a été jusqu'à présent essentiellement axée sur l'enjeu du prix pour le consommateur.

M. Daniel Salmon. - Je souhaite remettre l'humain au coeur de cette question. Je vous avais en effet posé une question sur la RSE : vous vendez d'une certaine manière du temps d'écran qui a beaucoup d'impacts sur la société. Pouvez-vous dire quelques mots sur ce sujet ?

Mme Christel Heydemann. - Vous avez parfaitement raison, nous sommes tout à fait conscients de la nécessité d'éduquer au « numérique responsable ». Ainsi, certaines de nos campagnes de publicité visent à inciter à l'activité plutôt qu'au visionnage d'un écran, à sensibiliser à la question du temps passé sur les écrans, à l'éducation des enfants, au droit à la déconnexion et au bon usage du numérique. Car si nous avons peu de recul sur les impacts du numérique sur l'humain de manière générale, nous en connaissons déjà certains sur les jeunes enfants.

Ces sujets sont fondamentaux pour nous et sont même inscrits dans les statuts de l'entreprise : notre but est de permettre à chacun d'être libre de ses choix.

M. Jean-Pierre Bansard. - Où en est-on depuis la création d'Orange Bank ?

Mme Christel Heydemann. - L'activité d'Orange Bank  constitue aujourd'hui un succès, avec plus de 1,4 million de clients en France, ce qui place Orange Bank au rang de troisième banque numérique et mobile en France, et deuxième par sa notoriété. Néanmoins, cette activité n'est pas rentable, ce qui suscite de nombreuses interrogations de la part de nos actionnaires. Cette situation pose donc la question de la capacité pour Orange à tout faire et à financer cette activité.

Dans le cadre de nos réflexions stratégiques, nous nous demandons en quoi Orange Bank diffère-t-elle d'une banque classique ? Le lancement d'Orange Bank a été perçu comme une idée de génie, en raison de la place du smartphone aujourd'hui. Son succès tient en effet à son adaptation aux spécificités de l'opérateur ; nous garderons cet aspect, même si cela ne signifie pas que nous devions tout faire nous-mêmes.

En conclusion, je continuerai à m'insurger contre l'idée qu'Orange Bank est un échec, l'activité n'est tout simplement pas encore rentable.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous vous remercions de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de loi visant à protéger les collectivités territoriales de la hausse des prix de l'énergie en leur permettant de bénéficier des tarifs réglementés de vente de l'énergie - Examen du rapport et du texte de la commission

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous examinons maintenant la proposition de loi visant à protéger les collectivités territoriales de la hausse des prix de l'énergie en leur permettant de bénéficier des tarifs réglementés de vente de l'énergie ; celle-ci a été déposée par notre collègue Fabien Gay et sera examinée en séance publique le mercredi 7 décembre.

Cette proposition de loi ayant été inscrite dans le cadre d'un espace réservé d'un groupe d'opposition, nous appliquons le gentlemen's agreement conclu en 2009, entre les présidents de groupe et de commission, validé par la Conférence des présidents : la commission ne peut pas modifier le texte au stade de son examen en commission, sauf accord du groupe l'ayant inscrit à l'ordre du jour. Elle ne peut que l'adopter ou le rejeter. Elle pourra toujours le modifier au stade de son examen en séance.

M. Laurent Somon, rapporteur. - Le sujet qui nous réunit aujourd'hui, celui de la hausse des prix de l'énergie et de la protection des collectivités territoriales, est crucial.

Les vingt interlocuteurs que j'ai auditionnés ou sollicités me l'ont bien rappelé. Je pense ici aux associations d'élus locaux, aux fournisseurs d'électricité et de gaz - dont EDF et Engie - à l'administration centrale, à la Commission de régulation de l'énergie (CRE) ou au Médiateur national de l'énergie (MNE). Mais ces interlocuteurs m'ont aussi indiqué que l'évolution proposée par ce texte n'est sans doute pas la bonne pour répondre à cette situation.

La proposition de loi poursuit l'objectif louable d'une plus grande régulation des marchés de l'électricité et du gaz, en suggérant à cette fin deux évolutions.

L'article 1er vise à appliquer les tarifs réglementés de vente de l'électricité (TRVE) à l'ensemble des collectivités territoriales.

Depuis la loi « Énergie-Climat » du 8 novembre 2019, ces tarifs bénéficient aux collectivités territoriales dont la puissance souscrite est inférieure à 36 kilovoltampères (kVA), le nombre d'employés à 10 équivalents temps plein (ETP) et les recettes annuelles à 2 millions d'euros.

Les TRVE couvrent actuellement 22,2 millions de sites résidentiels et 1,5 million de sites professionnels, ce qui représente 28 % de la consommation nationale d'électricité, selon la CRE. Parmi leurs bénéficiaires, on dénombre 13 500 communes, soit 106 000 sites et une consommation de 0,6 térawattheure (TWh), pour le groupe EDF.

L'article 2 entend maintenir les tarifs réglementés de vente du gaz (TRVG), notamment pour les collectivités territoriales.

En effet, la loi « Énergie-Climat » a supprimé ces tarifs, à partir du 1er décembre 2020, pour les consommateurs finals non domestiques consommant moins de 30 000 kilowattheures (kWh) par an, et à partir du 1er juillet 2023, pour les consommateurs finals domestiques ainsi que les propriétaires d'immeubles d'habilitation dont la consommation est inférieure à ce niveau.

À ce jour, les TRVG englobent 3 millions de sites résidentiels, soit 7,5 % de la consommation nationale de gaz, selon la CRE. Pour autant, plus de 25 000 communes ne sont desservies par aucun réseau de distribution de gaz naturel, pour l'Association française du gaz (AFG).

L'impact de la hausse des prix de l'énergie sur les consommateurs d'énergie, et notamment les collectivités territoriales, est un sujet de préoccupation légitime. Je le répète.

Dans le cadre des dernières lois de finances initiales ou rectificatives, plusieurs dispositifs de soutien budgétaires et fiscaux ont d'ailleurs été appliqués aux collectivités territoriales notamment : un blocage des TRVG, du 1er janvier au 30 juin 2023 ; une compensation des TRVE, du 1er février au 31 décembre 2023 ; un amortisseur électricité pour les collectivités territoriales non éligibles aux TRVE, pour un montant de 3 milliards d'euros. Mais aussi un filet de sécurité pour celles connaissant une baisse de 25 % de leur épargne et une hausse de 60 % de leurs coûts, pour un montant 2 milliards d'euros, ces critères ayant été amendés par le Sénat il y a quelques jours, pour rendre éligibles d'autres collectivités ; une baisse de la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE), au minimum européen de 0,5 euro par mégawattheure (MWh) ; le relèvement du plafond de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) de 100 à 120 TWh, compensé par une hausse partielle de son prix de 42 à 46,2 euros par MWh.

Par la même occasion, un prix de référence du gaz, pour lequel la CRE doit remettre une proposition d'ici janvier prochain, a aussi été introduit.

Je rappelle que le coût de ces dispositifs de soutien budgétaires et fiscaux s'élève à 45 milliards d'euros au total et 20 milliards d'euros nets. Cela est important.

Notre commission a joué tout son rôle pour protéger les consommateurs d'énergie, et notamment les collectivités territoriales, dans le cadre de ses attributions législatives.

Lors de l'examen de la loi portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat d'août dernier, notre commission a fait adopter un rapport d'évaluation sur le niveau d'exposition des collectivités territoriales aux hausses des prix et l'opportunité de renforcer les mesures fiscales, budgétaires ou tarifaires, prises pour les accompagner.

Dans le cadre de l'examen de la loi de finances initiale pour 2023, elle a proposé des amendements, pour garantir l'éligibilité des collectivités territoriales à l'amortisseur électricité ou consolider la protection des consommateurs de gaz par le chèque énergie. Ils seront examinés ce vendredi en séance publique.

Dans ce contexte, très critique, la proposition de loi présente de lourdes difficultés, à commencer par sa contrariété avec le droit de l'Union européenne, qui rendent ses dispositions en définitive inapplicables.

S'agissant de l'article 1er, sur l'extension des TRVE, il est contraire au cadre européen. La directive du 5 juillet 2019 réserve en effet l'application des tarifs réglementés aux clients résidentiels et aux microentreprises, auxquelles sont assimilées les collectivités territoriales. Elle prévoit aussi une méthode non discriminatoire et une notification dans un délai d'un mois. Ce cadre a été assoupli, sans tout autoriser pour autant, par le règlement du 6 octobre 2022, qui permet d'appliquer ces tarifs réglementés aux PME. Il prévoit cependant une indemnisation des fournisseurs et un réexamen des mesures. Ces conditions précises d'éligibilités et de méthode ont été reprises par le Conseil d'État, dans un arrêt du 8 novembre 2019. Or, l'article ne respecte aucune de ces conditions, puisqu'il appliquerait les TRVE à l'ensemble des collectivités territoriales, sans indemnisation ni notification. Pire, il supprimerait la référence au dispositif de l'Arenh qui, s'il doit à terme être réformé, garantit actuellement la conformité du marché national de l'électricité avec le cadre juridique européen.

De plus, l'article ne répond pas aux besoins des collectivités territoriales. Tout d'abord, les TRVE ne sont pas, en eux-mêmes, protecteurs des hausses de prix, dans la mesure où leur niveau doit couvrir l'ensemble des coûts des fournisseurs. Les TRVE sont construits selon une méthode d'empilement des coûts, qui prend en compte, pour leur construction, tous les coûts d'un opérateur efficace, ce qui garantit leur contestabilité, soit la faculté pour un fournisseur alternatif de proposer des tarifs de marché égaux ou inférieurs aux TRVE. Ce sont donc plutôt les dispositifs tarifaires, budgétaires et fiscaux liés aux TRVE qui assurent aujourd'hui cette fonction protectrice. En outre, la moitié des collectivités territoriales a souscrit des offres de marché, souvent via des groupements d'achat proposés par leurs syndicats intercommunaux ou départementaux d'énergie. Une résiliation anticipée de ces offres les obligerait à indemniser leur fournisseur d'électricité, ce qui les fragiliserait contractuellement et les pénaliserait financièrement. Plus largement, appliquer aux collectivités territoriales des TRVE contraires au droit européen les exposerait à un risque de contentieux et de remboursement. Enfin, il n'est pas précisé si une telle application concernerait les services en délégation, comme ceux en régie, les zones non interconnectées, comme la France hexagonale, laissant ainsi augurer des différences de traitements peu opérationnelles et peu justifiables.

Outre les collectivités territoriales, l'article pénalise aussi les fournisseurs d'électricité. Le groupe EDF serait ainsi contraint d'acquérir des volumes non anticipés, dans des proportions importantes et des délais serrés, sur les marchés de l'électricité ou auprès d'autres fournisseurs. En l'absence de réservation préalable, cela l'exposerait à un risque financier très élevé. C'est la raison pour laquelle la dernière révision d'ampleur des TRVE, sur les tarifs « jaunes » et les tarifs « verts », avait été précédée d'un délai de cinq ans. Quant aux fournisseurs alternatifs, ils seraient évincés au profit du groupe EDF, qui peut seul commercialiser les TRVE, ce qui éroderait leurs clients et leurs recettes et les obligeraient à redimensionner leurs offres et leurs personnels. Le principe constitutionnel de libre concurrence s'en trouverait affaibli.

Concernant l'article 2, sur le maintien des TRVG, il est lui aussi contraire au droit européen. Dans son arrêt du 19 juillet 2017, le Conseil d'État a ainsi estimé que les TRVG ne respectaient pas la directrice du 13 juillet 2009, telle qu'interprétée par l'arrêt du 7 septembre 2016 de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Le droit européen requiert en effet la poursuite d'un intérêt économique général - le maintien de prix raisonnables, la cohésion territoriale, la sécurité d'approvisionnement - ainsi que le respect de critères de proportionnalité, de temporalité, de clarté, de transparence, de non-discrimination et de contrôle. Or, pour le Conseil d'État, les TRVG ne poursuivent pas d'intérêt économique général : ni la garantie des prix, car ils doivent couvrir les coûts des fournisseurs ; ni la cohérence territoriale, car le gaz n'est pas substituable, son prix est peu harmonisé et sa desserte peu étendue ; ni enfin la sécurité d'approvisionnement, qui n'entre pas dans les missions des fournisseurs de gaz. Le règlement du 6 octobre 2022 n'a rien changé à cet état de droit, car il n'autorise, pour le gaz, que la possibilité d'instituer une contribution de solidarité temporaire, et non des tarifs réglementés. En rétablissant les TRVG, l'article serait donc frontalement contraire à la jurisprudence du Conseil d'État et de la CJUE. C'est d'autant plus vrai qu'il ne viserait pas seulement à prolonger les actuels consommateurs éligibles à ces tarifs, mais plutôt à faire bénéficier tous les consommateurs de ces tarifs.

En outre, l'article ne répond pas non plus aux besoins des collectivités territoriales. Tout comme les TRVE, les TRVG ne protègent pas, en tant que tels, des hausses des prix, car leur niveau doit couvrir l'ensemble des coûts des fournisseurs. Et la généralisation des TRVG serait déstabilisatrice pour les offres de marché souscrites par les collectivités territoriales, avec un risque de pénalités, liées aux résiliations anticipées de ces offres, mais aussi de contentieux et de remboursement.

Enfin, l'article déstabilise les fournisseurs de gaz, en plus des collectivités territoriales. Tout d'abord, il remettrait en cause l'extinction des TRVG. Or, aucune nouvelle souscription n'est possible depuis 2019, la sortie des consommateurs non domestiques est réalisée depuis 2020 et celle des consommateurs domestiques doit l'être dans six mois. Du reste, le groupe Engie s'est déjà organisé en conséquence. Plus encore, le maintien des TRVG éroderait le signal-prix du gaz, qui reste une énergie fossile, dont la consommation doit être modérée et « verdie ». Enfin, ces tarifs réglementés ne sont plus nécessaires à l'application des dispositifs de soutien tarifaires, budgétaires ou fiscaux liés, qui reposeront désormais sur un prix de référence du gaz, fixé par la CRE, comme prévu par la loi de finances initiale pour 2023.

En définitive, si je ne suis pas hostile à une évolution des TRVE et des TRVG, j'estime qu'elle ne peut être réalisée que dans le strict respect du cadre constitutionnel et du droit européen, faute de quoi les consommateurs d'énergie, dont les collectivités territoriales, seraient exposés à un grave risque juridique et financier. Si une évolution doit être recherchée, c'est à l'échelle européenne, plutôt que nationale, et sur le marché de gros, outre celui de détail ; rappelons que la France n'a toujours pas obtenu un découplage du prix de l'électricité de celui du gaz, contrairement au Portugal ou à l'Espagne.

C'est pourquoi j'ai accueilli avec intérêt la position exprimée par la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), qui réunit les collectivités territoriales en tant qu'autorités organisatrices de la distribution d'énergie - je cite  : « la FNCCR est pleinement consciente que ces propositions se heurtent à un problème de conformité aux directives de l'Union européenne relatives à l'organisation des marchés intérieurs de l'électricité et du gaz, outre le fait qu'elles ne sont pas suffisantes pour garantir aux consommateurs finals un niveau de protection adéquat, ce qui plaide par conséquent en faveur d'une réforme structurelle de ces marchés ».

Constatant la non-conformité de ce texte avec le droit européen, ainsi que son coût pour le groupe EDF et ses effets de bord pour les collectivités territoriales, je suis contraint de proposer à notre commission son rejet.

Pour autant, je sais que notre commission continuera d'être très attentive à l'évolution de la régulation des marchés de l'énergie et des dispositifs de soutien aux collectivités territoriales, dans le cadre de ses travaux budgétaires, qui s'achèvent, et de ceux législatifs, qui s'annoncent, notamment en matière d'électricité nucléaire.

Conformément au vade-mecum sur l'application des irrecevabilités en application de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, il nous revient maintenant d'arrêter le périmètre indicatif de la proposition de loi.

Sont susceptibles de présenter un lien, même indirect, avec le texte déposé, les dispositions relatives aux modalités de détermination et d'application des TRVE et TRVG, et notamment à la prise en compte par ces tarifs des collectivités territoriales et de leurs groupements.

Il en est ainsi décidé.

M. Fabien Gay, auteur de la proposition de loi. - Je remercie le rapporteur avec qui nous avons étroitement échangé, même si je ne partage pas sa position.

Il existe des combats politiques que nous souhaitons porter en tant que groupe minoritaire et d'opposition. Ainsi, nous avons souhaité avec la proposition de loi déposée en 2019 portant sur la précarité énergétique faire avancer le débat. Mais nous savons que nous ne serons pas suivis, même si nos échanges nous nourrissent.

S'agissant de la présente proposition de loi, j'ai bien conscience que si nous l'avions déposée avant 2020, nous aurions été très minoritaires, si ce n'est seuls. Mais aujourd'hui, je pensais, peut-être naïvement, que nous aurions pu trouver un terrain d'entente. Je le pense toujours. Dans mon département de la Seine-Saint-Denis, les quarante collectivités, qu'elles soient de droite ou de gauche, font toutes face à cette même difficulté d'augmentation du coût de l'énergie, avec des hausses à l'année, de 600 000, 900 000 euros, et de plusieurs dizaines de millions d'euros pour le département. J'entends les arguments portant sur le droit européen, mais si on prend en compte l'amortisseur électricité, le filet de sécurité, la baisse des taxes, l'Arenh et l'indemnisation des acteurs alternatifs à hauteur de plus de 15 milliards d'euros, nous allons au-delà des 45 milliards d'euros !

Nous devons inventer un nouveau système ; la crise sera durable pour les collectivités, les entreprises, les commerçants. Comment le boulanger de ma rue pourra-t-il supporter un surcoût de 5 000 euros sur sa facture d'électricité ? Il faudrait qu'il vende sa baguette à 8 euros ? Ce n'est pas le seul. Il faut donc inventer, pour affronter ces trois ans de crise, car nous ne sommes pas au bout de nos peines ! Les critères des boucliers tarifaires sont incompréhensibles, et même la ministre a été incapable de m'expliquer les choses clairement.

Les tarifs réglementés représentent une solution qui a fonctionné pendant cinquante ans. Je suis ouvert au débat : doit-on les remettre en vigueur pendant trois ans dans le cadre d'un dialogue avec la Commission européenne ?

La situation bouge, les certitudes changent : permettre à nos entreprises de surmonter la crise grâce à des tarifs réglementés constitue non pas un horizon « communiste », mais tout simplement un horizon raisonnable. Il nous reste une semaine pour trouver un chemin ensemble et, quoi qu'il arrive, un signal politique envoyé de la part du Sénat serait de bon ton.

En outre, nous devons à un moment ou à un autre mettre nos paroles en acte. Nous avons eu un débat sur la souveraineté énergétique il y a deux mois, tous les groupes ont alors parlé des tarifs réglementés ! De même, j'ai écouté les propos du président Bruno Retailleau avec attention qui a également évoqué le sujet, et il a mentionné les tarifs réglementés. Je suis donc prêt à travailler avec vous sur cette proposition de loi.

M. Jean-Claude Tissot. - Cette proposition de loi va dans le bon sens pour les collectivités. En effet, si nous avons obtenu un élargissement du filet de sécurité lors de l'examen de la première partie du projet de loi de finances, les critères nouvellement définis ne nous permettent pas d'avoir une vraie visibilité sur les collectivités qui pourront être accompagnées. La création de l'amortisseur électricité pour les collectivités non éligibles aux tarifs réglementés, avec une prise en charge de 50 % du coût de l'électricité au-delà de 325 euros par MWh, constitue une bonne nouvelle, mais cela reste insuffisant pour accompagner correctement les collectivités.

Ainsi, cette PPL répond à deux problématiques qui me semblent majeures : l'élargissement du TRV à l'ensemble des collectivités et l'annulation de l'extinction définitive des TRV pour le gaz, qui est prévue pour le 30 juin 2023.

Bien sûr, il était nécessaire d'entendre les réserves du rapporteur sur ce texte, notamment sur les coûts engendrés et les problèmes d'application liés au droit européen, mais nous devons envoyer ce message de soutien aux collectivités face à l'incohérence du marché de l'énergie.

M. Daniel Gremillet. - Cette PPL traduit une nouvelle fois le fait que le sujet énergétique a été totalement abandonné par notre pays depuis quelques années et montre que le défi actuel ne permet pas au Parlement de légiférer dans le bon sens, je le dis très sérieusement. J'estime que votre PPL n'est pas inutile, au contraire, même si je soutiens totalement la position du rapporteur et plus largement de la commission.

Prenons un exemple concret, la hausse des prix en région Grand Est correspond à un coût de 100 millions d'euros supplémentaires entre 2022 et 2023, rien que pour les bâtiments appartenant à la région. À ce jour, les débats qui ont eu lieu au Sénat ne nous ont pas permis d'avoir une vision claire du bouclier ou de l'amortisseur électricité. De plus, sur le terrain, beaucoup d'acteurs passent à travers ces dispositifs.

Je soutiens la position du rapporteur pour deux raisons.

Premièrement, il faut rester prudent vis-à-vis de la législation européenne et la respecter. Néanmoins, cette PPL aura au moins le mérite d'alerter à l'échelle européenne. La France doit être plus présente et tenir des positions plus fermes au niveau européen. Cette PPL fait donc déjà bouger les lignes, car elle pousse à l'action.

Deuxièmement, cette PPL, même si elle n'est adoptée, n'aura pas été inutile. Si je prends l'exemple de la loi portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat, c'est bien le Sénat qui a ouvert le sujet de la précarité énergétique et des coupures d'électricité, puis qui l'a maintenu en commission mixte paritaire (CMP). Nous avons donc permis son aboutissement tous ensemble.

Je terminerai en citant Philippe Séguin, qui disait souvent qu'une bonne idée passe toujours par le stade minoritaire. Seul le travail commun lui permettra de devenir majoritaire. Je suis donc optimiste pour la suite.

M. Franck Montaugé. - Je souhaite dire au nom du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain que nous partageons totalement les objectifs et les présupposés de cette PPL. J'entends les arguments du rapporteur quant à la législation européenne et nous ne pouvons pas nous y soustraire : les tarifs relèvent de la législation européenne, tandis que la définition du mix énergétique est une compétence nationale.

Toutefois, je pense qu'il faut aider cette PPL à aller plus loin, quitte à la modifier ; un débat doit avoir lieu. Je souhaite néanmoins vous faire une proposition en réaction aux différentes interventions : parallèlement à l'examen de cette proposition de loi, nous devons entamer la rédaction d'une proposition de résolution européenne (PPRE). Et je partage les propos de Daniel Gremillet, car je pense qu'il faut que cette rédaction passe par le travail de co-rapporteurs issus de chaque groupe de notre assemblée.

Je terminerai sur la question du numérique en écho à l'audition de Mme Heydemann : nous devons également aboutir à une PPRE sur ce sujet, et rapidement.

M. Patrick Chauvet. - Je souhaite saluer le travail du rapporteur qui nous éclaire sur les risques de ce qui semble être à première vue une bonne idée, mais qui pourrait aboutir à un dispositif contraignant pour les collectivités.

Nous plaidons pour une réforme structurelle du marché de l'électricité. De nombreuses questions sont restées sans réponse, notamment la sortie de l'Espagne et du Portugal du mécanisme européen d'indexation du prix de l'électricité sur le gaz et ses conséquences, comme l'a souligné le rapporteur. Une telle évolution serait-elle favorable à la France ? Nous ne le savons pas.

Par ailleurs, nous n'avons pas assez creusé la question de la faible efficacité de nos centrales nucléaires. Même si la situation s'améliore, elles ne produisent qu'à hauteur de la moitié de leur capacité de production. Cette baisse s'est faite sous couvert de la crise de la Covid-19, or je rappelle que nos agriculteurs ont continué à nourrir nos concitoyens pendant la crise. Puis la guerre en Ukraine a éclaté.

J'ai bien entendu que l'auteur de la PPL était ouvert à modifier certains aspects, mais, en l'état, nous ne voterons pas cette proposition malgré le grand intérêt que nous lui marquons.

M. Daniel Salmon. - Nous arrivons effectivement au bout d'un cycle : nous avons vécu dans le mythe de l'énergie bon marché, ce qui nous a conduits à ne pas réaliser les investissements qui auraient permis de parvenir à davantage de sobriété et d'efficacité. Nous sommes donc dans une impasse et les collectivités vont payer le prix fort, à hauteur de ces coûts faramineux qui ont été évoqués.

Je souscris totalement aux objectifs et aux propositions de cette loi. Les collectivités ont besoin de lisibilité et de visibilité, au-delà de la juxtaposition de dispositifs proposée par le Gouvernement, même si comme l'a dit le rapporteur, la situation est complexe, car il faut tenir compte du droit européen.

Nous devons travailler sur ce sujet. Nous pouvons dans ce cadre appeler cette PPL, une PPL « d'appel », car elle a peu de chances de se concrétiser. Néanmoins, ce travail devra aboutir à un moment ; les collectivités territoriales nous attendent.

M. Fabien Gay. - Une précision : il ne s'agit pas d'instaurer une obligation pour les collectivités de reprendre un contrat sous tarif réglementé. Le but est simplement de permettre à celles qui n'ont pas la capacité de faire face à la hausse des prix de marché de pouvoir avoir accès, si elles le souhaitent, à des tarifs réglementés au moment de la renégociation de leurs contrats. Si c'est une PPL d'appel, tant mieux, nous n'avons qu'à l'adopter pour faire pression sur la Commission européenne.

M. Laurent Somon, rapporteur. - Je pense en effet que cette PPL est à considérer comme une PPL d'appel, par rapport à un fonctionnement à bout de souffle, ou plutôt comme une proposition de résolution (PPR) ou une PPRE en devenir.

L'objectif est de pouvoir peser sur les dysfonctionnements constatés, c'est-à-dire le fait que le coût de l'électricité soit basé sur le coût marginal de production, lui-même basé sur le coût du gaz. Tant que celui-ci n'était pas cher, le système satisfaisait tout le monde. Mais à partir du moment où la hausse de la demande internationale, avec la reprise post-Covid-19 et la crise en Ukraine, a amené le prix du gaz à flamber, le coût marginal a explosé.

J'entends donc la demande d'un calcul différent du prix de l'électricité suggéré par la PPL. La lecture de son titre met d'ailleurs tout le monde d'accord, à l'image de l'étiquette de présentation d'un produit. Mais à y regarder de plus près, la liste des ingrédients en détail laisse appréhender une réalité plus complexe. Dans ce cadre, aboutir à un texte finalisé sur des sujets aussi complexes en huit jours me paraît un peu illusoire.

Néanmoins, je suis prêt à travailler sur un texte démontrant la volonté du Sénat de faire évoluer le prix de l'électricité, comme du gaz, pour les collectivités et les entreprises. Quant à la réponse immédiate, la proposition du Sénat sur le filet de sécurité me semble appropriée. Nous sommes tous d'accord sur le principe et les objectifs. Seule la voie diffère, mais j'espère que nous en trouverons une, peut-être à travers une PPR ou une PPRE, dans un esprit de consensus.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Venons-en au vote de cette proposition de loi. Je vous rappelle que son éventuel rejet n'empêchera pas qu'elle soit discutée le mercredi 7 décembre en séance, sur la base de sa rédaction initiale.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er 

L'article 1er n'est pas adopté.

Article 2

L'article 2 n'est pas adopté.

La proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément, au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposé sur le Bureau du Sénat.

La réunion est close à 12 h 15.

Jeudi 1er décembre 2022

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Énergie, climat, transports - « Le marché de l'électricité dans l'Union européenne : quelle réforme ? » - Audition

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le président, mesdames et messieurs, mes chers collègues, découplage du prix du gaz et de l'électricité, plafonnement du prix du gaz, extension du mécanisme ibérique, réforme du marché européen de l'électricité : l'Union européenne est divisée sur les moyens à mettre en oeuvre pour parvenir à limiter la hausse des prix de l'électricité en Europe, une hausse qui a débuté en 2021, avec la reprise économique qui a suivi la pandémie, et qui s'est accentuée en 2022, avec la guerre en Ukraine, car le prix de l'électricité grimpe avec ceux du gaz et du pétrole : ainsi, le prix de l'électricité sur le marché européen de gros avait déjà plus que doublé au dernier trimestre 2021, et il s'est maintenu en 2022 à un niveau très élevé, atteignant un pic inédit, fin août, à plus de 1 100 euros par MWh.

La France a été largement épargnée grâce au bouclier tarifaire, même si la Première ministre a annoncé, pour début 2023, une hausse des prix de l'électricité de 15 %. Plusieurs États membres, dont la France, appellent, depuis le début de la crise énergétique, à une réforme substantielle du marché pour décorréler les prix de l'électricité et des énergies fossiles, tandis que d'autres se montrent très réservés envers une évolution des mécanismes.

Les réunions du Conseil européen et du Conseil de l'Union européenne se succèdent pour tenter d'apporter des réponses au moins temporaires à cette situation, mais les positions restent figées. Certains États considèrent que les propositions de la Commission européenne manquent d'ambition et réclament des évolutions structurelles ; d'autres mettent en avant les effets de bord des mesures envisagées, craignant en particulier pour l'approvisionnement énergétique de l'Europe.

L'envolée des prix de l'électricité à des niveaux parfois stratosphériques, comme en août, a suscité des interrogations et des inquiétudes sur l'efficacité du marché européen de l'électricité et le bien-fondé de sa conception actuelle. À ce titre, le mécanisme de fixation des prix sur le marché de gros, largement considéré comme responsable de la flambée des prix de l'électricité, est au centre des critiques.

Alors qu'en avril dernier, un rapport de l'Agence européenne de coopération des régulateurs de l'énergie plaidait pour conserver le mécanisme actuel, la Commission européenne a depuis infléchi sa position. La présidente Ursula von der Leyen a ainsi promis « une intervention d'urgence et une réforme structurelle du marché de l'électricité ». Une proposition législative est attendue pour début 2023.

En attendant, la Commission européenne a proposé des mesures d'urgence et de nouveaux mécanismes de solidarité pour maîtriser, à très court terme, la flambée des prix de l'énergie dans l'Union. Trois règlements ont déjà été adoptés dans le cadre de la procédure accélérée prévue par l'article 122 du traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

La dernière proposition de la Commission européenne - un plafonnement des prix du gaz sur la bourse néerlandaise TTF - mise sur la table lors de la réunion des ministres de l'énergie, le 24 novembre dernier, a déçu les États partisans d'un mécanisme de plafonnement et d'un découplage des prix du gaz et de l'électricité, mais a aussi fortement inquiété ceux qui s'opposent à toute mesure de cette nature, reflétant l'antagonisme des positions française et allemande.

C'est dans ce contexte que nous avons tenu à solliciter votre expertise sur le fonctionnement du marché de l'électricité pour envisager les diverses options qui permettraient de sortir de la crise actuelle.

M. Franck Montaugé, président. - Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, n'a pu être parmi nous ce matin pour des raisons personnelles. Elle m'a demandé de la suppléer pour ouvrir cette table ronde sur le thème de la réforme du marché européen de l'électricité, ce que je fais avec plaisir.

C'est la quatrième fois que nous échangeons ensemble sur l'énergie, après une première table ronde sur les enjeux stratégiques de l'énergie pour l'Union européenne, mais aussi nos travaux au long cours sur la taxonomie verte européenne et le paquet « Ajustement à l'objectif 55 ». Je remercie le Président Rapin de ces échanges fructueux.

Notre commission est très engagée en faveur de la réforme du marché européen de l'électricité. Nous avons en effet demandé une révision du principe du coût marginal, qui lie le prix de l'électricité à celui du gaz sur le marché de gros de l'électricité, comme l'une des cinq mesures que nous avons proposées pour sortir de la dépendance au gaz russe, le 28 février dernier, quelques jours après le début de l'invasion russe en Ukraine, mais aussi par le biais de nos rapports d'information sur le volet « Énergie » du paquet « Ajustement à l'objectif 55 », en mars dernier, et sur le nucléaire et l'hydrogène, en juillet dernier. Quel est votre avis sur la crise énergétique actuelle ? Selon vous, est-elle due à des facteurs conjoncturels ou structurels ? Un consensus émerge-t-il en Europe pour découpler le prix du gaz de celui de l'électricité, comme l'a demandé la France, ou a minima pour plafonner le prix du gaz, comme cela a été obtenu par le Portugal et l'Espagne ?

Notre commission est aussi très impliquée dans la mise en oeuvre du plan « RePowerEU », qui doit permettre à l'Union européenne de sortir de sa dépendance aux hydrocarbures russes d'ici 2030. Bien consciente de la nécessité et de la difficulté de cet exercice, j'ai proposé au nom de notre commission une déclaration forte sur ce sujet aux parlementaires des 27 États membres, qui participaient à la réunion interparlementaire que nous avons organisée au Sénat sur l'autonomie stratégique économique européenne le 14 mars dernier, dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE). Depuis lors, le règlement du 6 octobre 2022, qui autorise une intervention d'urgence pour atténuer les effets des prix élevés de l'énergie, a été adopté.

Est-il à la hauteur des enjeux, car il nous semble que le volet lié à l'électricité est plus étoffé que celui lié au gaz ? Que pensez-vous des mesures visant à réduire la consommation, plafonner les recettes ou appliquer des tarifs réglementés aux PME ? De nombreux pays européens s'en sont-ils servi ? Est-ce une réponse adaptée et pérenne ?

Notre commission est aussi très investie dans la mise en oeuvre du paquet « Ajustement à l'objectif 55 », qui doit permettre à l'Union européenne de réduire de 55 % ses émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030. Parce que la décarbonation de notre économie nécessite de doubler la production d'électricité, notre commission a contribué à l'adoption d'une résolution européenne sur ce paquet, élaborée en commun avec la commission des affaires européennes et celle du développement durable. Ce texte souligne notamment la nécessité de garantir une neutralité technologique entre les différentes énergies décarbonées, l'énergie nucléaire comme les énergies renouvelables.

Il nous semble en effet que les projets de directives sur la taxation de l'énergie et les énergies renouvelables, mais aussi les projets de règlements sur le paquet gazier, les carburants aériens et les carburants maritimes durables défavorisent l'énergie nucléaire par rapport aux énergies renouvelables. Quel est votre point de vue ? Ne doit-on pas faire davantage pour cette source d'énergie décarbonée ?

Je vous remercie des éléments que vous pourrez apporter sur ces sujets majeurs et forme le voeu que la réforme du marché européen de l'électricité soit l'occasion, pour l'Union européenne, de sortir de sa dépendance aux énergies fossiles et de valoriser toutes les formes d'énergies décarbonées, nucléaire comme renouvelables.

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Glachant, selon vous, quelles sont les limites du fonctionnement actuel du marché européen de l'électricité ? Quel bilan tirez-vous de l'ouverture à la concurrence du secteur de l'électricité ? Nous serions très intéressés que vous puissiez introduire votre propos par une présentation de l'organisation du marché et de l'évolution des prix de l'électricité en Europe.

M. Jean-Michel Glachant, délégué à l'Institut universitaire européen (EUI) de Florence, président de l'Association internationale pour l'économie de l'énergie. - Je suis très honoré par la demande que vous m'avez faite de réaliser, en salle Médicis, un tour d'horizon des marchés européens vu de la ville des Médicis, Florence.

Je suis professeur des universités, délégué à l'Institut universitaire européen (EUI) de Florence, et j'ai été élu par mes pairs président de l'Association internationale pour l'économie de l'énergie, fonction que je dois prendre le 16 décembre à Philadelphie, aux États-Unis.

Le modèle européen du marché de l'électricité est un modèle léger. Il s'oppose au modèle lourd et organisé anglo-saxon, le pool britannique ou le pool de Pennsylvanie-New-Jersey-Maryland.

Ce modèle lourd organisé réalise un dispatch de toutes les unités de production, unité par unité, pour chaque demi-heure. Personne ne peut produire sans l'ordre du dispatch central. Le modèle Pennsylvanie-New-Jersey-Maryland ajoute un calcul nodal des prix. Chaque noeud du réseau a son prix. Il y a jusqu'à plusieurs centaines de noeuds et de prix.

Notre modèle léger européen n'a aucun dispatch central. Chaque offreur gère lui-même son portefeuille d'unités, nos prix sont zonaux, une zone pouvant même être un pays de la taille de la France.

Ce modèle européen n'a jamais été dicté par la Commission, c'est un résultat empirique national. Les résultats nationaux ont été réutilisés par les transporteurs français, belges et néerlandais pour coupler tous nos marchés nationaux en un seul marché européen. Comment ? Par un calcul de capacités garanties de transport transfrontalier. C'est le couplage des marchés nationaux qui est le coeur des échanges européens et qui a été enrichi d'un grand nombre de codes européens de réseaux conçus par l'Association européenne des transporteurs, en dialogue avec l'Agence européenne de coopération des régulateurs de l'énergie. Ce mode de fonctionnement est pragmatique et empirique. Il a été élaboré sur plus de dix ans et ce travail se poursuit.

Le modèle européen est unique au monde. Ni les États-Unis, ni le Canada, ni l'Australie n'y sont parvenus. Certes, c'est un modèle léger, mais, soutenu par le couplage de tous nos marchés nationaux et par des codes communs de réseau, il ouvre chaque système électrique national à tous les autres et permet d'optimiser le fonctionnement de tout le parc électrique européen, soit des milliers d'unités, et même des centaines de milliers avec le renouvelable. C'est incroyablement efficace et cela fonctionne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 à l'échelle européenne. Même la Chine s'y intéresse dans sa réflexion nationale sur le couplage des marchés régionaux chinois.

Ce modèle européen ouvert a permis un succès industriel mondial dans les éoliennes. Les deux premières entreprises mondiales de fabrication d'éoliennes sont européennes. La danoise Vestas est numéro un mondial et numéro un aux États-Unis. La germano-espagnole Siemens Gamesa est numéro un mondial en éolien maritime. Le Danemark prépare des plates-formes maritimes géantes, des hubs de 10 GW à 20 GW. L'objectif européen général en maritime est de 60 GW en 2030 - c'est la taille de tout le parc nucléaire français. 340 GW en 2050, c'est deux fois et demie la puissance installée en France, sans parler de l'apparition de géants de l'électricité renouvelable Enel, EDP, Iberdrola, mais aussi venant du gaz et du pétrole, comme TotalEnergies ou BP.

Notre modèle européen ouvert est-il antinucléaire ? Il est tout à fait vrai que les centrales au gaz ne présentent pas de risque de prix de marché puisqu'elles forment celui-ci. Ce n'est pas le cas du nucléaire. Regardons le cas britannique : Hinkley Point est en cours de construction et Sizewell est un projet de centrale à deux réacteurs EPR. Comment ? Pragmatique, le gouvernement britannique garantit par des contrats de long terme le prix de vente du nucléaire jusqu'à 100 euros/MWh, soit plus de deux fois l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH). Ce sont des contrats pour différence (CFD), auparavant approuvés par la Commission européenne.

Quand les renouvelables sont venus baisser les revenus des centrales au gaz, on a étendu ce pragmatisme. Les centrales au gaz peuvent toucher des revenus de capacités sur le marché des capacités, en plus du prix de vente de l'énergie. Ceci a également été approuvé par la Commission européenne, mais soyons francs : ce modèle européen 2000-2010 est dépassé et il nous en faut un autre.

Premièrement, les investissements productifs ne sont plus basés sur les prix de marché de gros. Il faut en prendre acte et financer les investissements par des contrats de long terme, ces fameux contrats pour différence, ou bien par des contrats d'approvisionnement bilatéraux - en anglais « power purchase agreement » ou PPA -, tout en visant une planification souple des évolutions technologiques. Par exemple, il faut encourager l'éolien maritime flottant, pour lequel la France comme le Portugal disposent d'un véritable avantage.

Cette réorganisation des schémas d'investissement fournirait aussi une base solide à la stabilité à long terme des prix de gros. D'après les estimations de la Commission de régulation de l'énergie, le secteur des renouvelables français devrait reverser aux autorités publiques, en 2022-2023, une trentaine de milliards d'euros.

Deuxièmement, il faut favoriser plus d'investissements dans la résilience du système électrique en donnant à ces fameux marchés de capacité la mission d'accroître la flexibilité de la demande. Le Sénat pourrait, par exemple, s'intéresser au champion national en France, Schneider Electric.

Troisièmement, il faut aussi renforcer la stabilité des prix de gros en favorisant des marchés de couverture. En les alimentant par des obligations réglementaires de couverture des fournisseurs, on pourrait même, à l'échelle européenne, créer un marché de couverture des fournitures de base qui serait l'équivalent de notre définition française de service public garanti, - un nouveau modèle européen qu'on pourrait qualifier d'hybride -, avec plusieurs types de marchés et des politiques publiques fortes.

Après une sortie de l'épidémie de Covid désordonnée et inflationniste, il était parfaitement légitime de prolonger le « quoi qu'il en coûte » pour ne pas bloquer la reprise économique, en ciblant les ménages. Il existe beaucoup de manières de le faire. En Espagne, on est intervenu sur les prix de gros, ce qui peut sembler curieux pour changer les prix de détail, mais est typique de l'Espagne. En France, on est intervenu sur les prix de détail, ainsi qu'en Grande-Bretagne, mais avec des faillites de fournisseurs d'électricité. On peut également citer les aides directes aux ménages sans toucher au prix - formule allemande -, ou l'étalement pluriannuel des factures - formule danoise.

Notre bouclier tarifaire était au coeur de la réponse française. Les réponses nationales étaient alors parfaitement légitimes et appropriées. Une réponse européenne n'était pas nécessaire.

Le nouveau choc, à mes yeux, est le choc politique russe, apparu à partir de mars 2022. Avec la menace d'une coupure ou d'une pénurie de gaz, le sujet n'est plus le prix, mais le volume : il faut baisser les volumes consommés et trouver du gaz naturel liquéfié (GNL) ou du gaz de gazoduc un peu partout. Toutefois, il n'y aura pas de desserrement net de l'offre avant 2025 ou 2026. Il faut donc « serrer la vis » à la demande, donc aux consommations. Il n'y a pas d'échappatoire.

Le bouclier tarifaire national n'est plus au coeur des remèdes. C'est devenu un coupe-symptôme, une aspirine pendant la fièvre, mais ce n'est pas un remède qui agit sur les causes. Quand la demande européenne semble incontrôlée, les marchés peuvent bondir vers le prix de la défaillance jusqu'à 10 000 euros/MWh, ce qui devient un problème européen collectif et non plus national.

Il y a donc utilité à mettre en place une surveillance européenne des consommations et des achats européens groupés, mais vous constaterez, comme moi, que ceci n'apporte pas de réponse claire à la perte de compétitivité des gros exportateurs ou de zones industrielles électro-intensives.

Enfin, en matière de sobriété, deux modèles s'opposent. L'Allemagne a réduit de 100 TWh sa consommation de gaz. L'Espagne a réduit un peu la consommation des ménages et des professionnels, mais a augmenté de près de 25 TWh la consommation de gaz pour produire de l'électricité. Choisissez votre modèle ! Je ne dirai rien de la France car, dans la salle Médicis, la France, ce n'est pas moi, c'est le Sénat !

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Ménard, du point de vue du régulateur français, quelle est votre analyse par rapport aux propos très intéressants qui viennent d'être tenus ?

M. Laurent Ménard, directeur des affaires économiques et financières de la Commission de régulation de l'énergie. - Directeur des affaires économiques et financières de la CRE depuis un peu plus de trois ans, j'ai eu le « bonheur » d'arriver au début de la crise énergétique ! Je voudrais souligner à quel point le modèle de marché tel qu'il a été mis en place en Europe est un modèle pragmatique, assez éloigné de modèles peut-être plus « purs », mis en place aux États-Unis ou au Royaume-Uni.

Si l'on considère le marché français de l'électricité, comme l'a dit M. Glachant, tout le pays est une seule zone de prix. Le prix de gros sur les marchés de gros est donc le même pour tout le territoire français.

Par ailleurs, le fonctionnement n'est pas celui d'un marché où chaque centrale est « dispatchée » par un organisme central. En fait, chaque producteur vient proposer chaque jour une offre de prix qui intègre l'ensemble de son parc de production et a donc la possibilité d'arbitrer entre les moyens de production et le prix qu'il propose sur le marché. C'est très différent du fonctionnement de certains marchés américains, où le coût marginal de chaque centrale est pris en compte par un dispatcheur central.

Un débat tout à fait légitime a eu lieu sur le principe du coût marginal. En réalité, dans leur fonctionnement concret, les prix proposés par les opérateurs reflètent leur stratégie de vente sur le marché, compte tenu de l'ensemble de leur parc de production. C'est un point extrêmement important.

S'agissant de l'emprise de ce marché sur l'ensemble des productions et des ventes d'électricité, il faut savoir que les transactions en France ne représentent qu'une petite partie des soutirages qu'on peut avoir sur une année, de l'ordre de 15 %. Cela ne signifie pas que le marché n'a pas d'influence sur les autres transactions.

On a, en effet, un système assez sophistiqué qui fait que les prix définis sur ce marché, qui couvre une petite partie des transactions, influencent les transactions réalisées sur les autres segments. Par exemple, l'ARENH, avec un prix fixé à 42 euros, représente plus en soutirage que la partie négociée sur le marché. Parmi les transactions intragroupes d'EDF, tous les consommateurs au tarif réglementé de vente (TRV) et clients d'EDF bénéficient de l'ARENH dans des conditions analogues à celles des fournisseurs alternatifs.

Le marché est un outil essentiellement dédié à l'organisation des échanges avec les autres pays. C'est le point majeur de l'exposé de M. Glachant : le marché européen a, d'abord, été bâti pour organiser au mieux les échanges entre pays européens, une grande latitude étant laissée à chaque pays pour s'organiser en interne. Ce n'est donc pas très contraignant.

Nous disposons d'un outil extrêmement sophistiqué qui permet de distinguer les marchés à terme où les opérateurs s'échangent de l'électricité. En France, la liquidité est limitée à trois ans. Cet horizon est un peu plus important en Allemagne, où il existe une vraie liquidité pour des échéances un peu plus lointaines, mais on n'observe pas de maturité conforme à ce que pourrait souhaiter un futur investisseur dans un moyen de production énergétique.

Si vous voulez investir dans une production d'électricité, que ce soit du renouvelable, du nucléaire ou même des moyens thermiques, vous avez besoin d'une visibilité des recettes que le marché à terme ne fournit pas aujourd'hui.

Il n'est pas possible de conclure sur le marché à terme de contrats qui permettraient de sécuriser ses recettes vis-à-vis de son banquier. Cette faiblesse est compensée par le développement, qui existe dans tous les pays européens, de contrats de long terme.

M. Glachant a cité les contrats pour différence, qui sont les plus répandus. Auparavant, en particulier en France, existait le régime des obligations d'achat, où l'on garantissait aux opérateurs d'énergies renouvelables l'achat de leur production par une branche d'EDF, à un prix fixé dans leur contrat. Cette insuffisance dans le temps du marché de gros actuel est donc compensée par les contrats de long terme. Le sujet, aujourd'hui, est sans doute d'élargir ces contrats de long terme à d'autres formes d'énergie que les seules énergies renouvelables.

Pourquoi ce sujet est-il à l'ordre du jour ? Tout d'abord, on a constaté que le marché à terme ne permettait pas de sécuriser les revenus des ceux qui avaient des projets d'investissements dans les moyens de production et que les dispositifs existants, en particulier en France, ont une date de péremption. L'ARENH, qui a organisé la vente de l'électricité nucléaire par EDF, à la fois à ses clients et à des fournisseurs alternatifs, doit de toute façon prendre fin en 2025. Ce terme est fixé par la loi. Il faut donc remplacer l'ARENH. Il s'agit, en France, d'organiser un futur pour la production nucléaire.

Au-delà de ce marché à terme, qui a des échéances lointaines, il existe des outils de très court terme qui permettent d'organiser au mieux l'équilibrage de la demande et de l'offre sur le marché électrique français. C'est ce qu'on appelle le marché spot ou marché infrajournalier. Je n'entrerai pas dans le détail de ces mécanismes extrêmement sophistiqués. Ils ont fait jusqu'à présent la preuve de leur efficacité, puisqu'on n'a pas eu de vraies crises d'équilibrage, même dans le cas de situations tendues.

La crise que nous traversons n'est pas financière au sens où il existerait un emballement des marchés sans aucune raison physique : la crise que l'on connaît, c'est d'abord une crise d'approvisionnement. En France, la crise d'approvisionnement est un peu différente de celle que connaît l'ensemble des pays européens.

On peut estimer, en 2022, à 800 TWh l'énergie qui ne vient plus des pipelines russes. Du fait de la guerre et de l'invasion de l'Ukraine, l'Europe est donc privée de 800 TWh de gaz.

La France a un problème très spécifique de disponibilité du parc nucléaire, qui a été révélé-, en décembre 2021, par le groupe EDF. Celui-ci a alors mentionné des difficultés de maintenance et la découverte du phénomène de corrosion sous contrainte. Si on considère l'ensemble de la production nucléaire de cette année, on peut estimer qu'il va manquer par rapport à une année normale entre 80 et 100 TWh de production nucléaire.

La France connaît ainsi deux crises d'approvisionnement, celle qu'elle partage avec tous les autres pays européens - qui la touche un peu moins parce qu'elle était moins dépendante qu'eux du gaz russe par pipeline -, et une crise d'approvisionnement liée aux difficultés rencontrées sur le parc nucléaire. La combinaison de ces deux éléments fait que c'est en France que les prix de l'électricité ont le plus augmenté : quand on regarde la carte du marché du prix à terme de l'électricité, on constate que c'est en France qu'on a dépassé les 1 000 euros/MWh pour 2023...

M. Laurent Duplomb. - On a fermé Fessenheim en mars !

M. Laurent Ménard. - La réponse en termes d'organisation globale incite malgré tout, pour la crise d'approvisionnement en gaz, à un certain optimisme. Pour l'électricité, c'est un petit peu plus discutable. Les gens sont raisonnablement exposés, en Europe, à la hausse des prix de marché du gaz. On constate aussi des afflux de GNL : nous estimons que, sur les 800 TWh de gaz manquants, 500 ont été compensés par le GNL. Les prix très élevés du gaz sur le marché ont permis d'attirer des cargaisons de GNL dans des proportions extrêmement importantes.

Par ailleurs, on observe une baisse de la consommation de gaz dans des proportions relativement importantes qui révèle sans doute des problèmes de compétitivité de l'industrie européenne, mais qui, sur le moment, a permis d'absorber la crise d'approvisionnement.

On observe la même chose s'agissant de l'électricité. RTE publie chaque semaine un tableau très précis de l'évolution de la consommation. On constate, surtout chez les industriels exposés au prix de marché de l'électricité, une forte baisse de la consommation électrique. Le marché a donc permis d'absorber dans d'assez bonnes conditions les chocs considérables que nous avons eu à affronter.

Le sujet qui est sur la table pour l'électricité est de lever les préventions qui existaient vis-à-vis des contrats de long terme, qui ont été prégnantes de la part de la Commission européenne. Je pense que c'est en bonne voie.

M. Jean-François Rapin, président. - On reviendra peut-être sur le sujet de la responsabilisation. Les entreprises ont exercé une forme d'autorégulation responsable. En va-t-il de même chez les particuliers ?

M. Laurent Ménard. - Oui, en partie.

M. Franck Montaugé, président. - Vous n'avez pas abordé le market design. Vous dites que les choses vont rentrer dans l'ordre : nous nous posons une question fondamentale quant à la structuration, notamment tarifaire, de l'organisation du marché. Dans quelle direction faut-il aller si, d'aventure, les choses se reproduisaient, pour être plus résiliant dans l'intérêt général, à la fois sur le plan national et sur le plan européen ?

M. Laurent Ménard. - Le point aujourd'hui à l'ordre du jour en matière de market design est le développement de contrats de long terme, qui permettent aux investisseurs de financer des projets dans la production d'énergie.

M. Franck Montaugé, président. - Nous aimerions, par ailleurs, connaître votre position sur la question du découplage des prix de l'électricité et du gaz, au-delà de la mise en place de contrats de long terme.

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Percebois, pouvez-vous nous dire, au-delà des dysfonctionnements du marché, quel est l'impact des mesures d'urgence proposées par la Commission européenne, et présenter les pistes de réformes que vous suggérez, notamment pour protéger les consommateurs ?

Vous avez récemment publié un article remarqué dans lequel vous proposez une réforme du système.

M. Jacques Percebois, professeur émérite à l'université de Montpellier et directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (Creden). - La situation actuelle résulte de deux phénomènes principaux, d'une part, la hausse du prix du gaz, qui fait que les centrales appelées en fonction du merit order coûtent plus cher en fonctionnement, le coût du combustible jouant un rôle important et, d'autre part, un manque de capacités qui s'explique par le fait qu'on a fermé en Europe beaucoup de capacités disponibles depuis une quinzaine d'années, notamment pilotables. C'est vrai pour les centrales à gaz, pour le nucléaire en Allemagne, et même pour le nucléaire en France. On manque donc de capacités dans un contexte où l'on pensait que la demande d'électricité n'allait pas augmenter. Ce manque de capacités est aujourd'hui une contrainte forte sur les marchés européens.

On constate cependant que le prix d'équilibre sur le marché de gros est souvent supérieur au coût marginal de la centrale à gaz. Il y a donc, à la fois, une prime de risque et quelques spéculations. Il est très difficile de savoir quelle est la part qui relève de ces deux observations, mais le prix de l'électricité, corrélé au prix du gaz, est souvent très supérieur au coût marginal, ce qui explique que le prix de gros, en France, soit supérieur à ce qu'on trouve dans d'autres pays, notamment en Allemagne.

Je rappelle que le prix de gros n'est qu'une partie du prix de détail. Au départ, il représente un tiers de l'ensemble du prix de détail si l'on considère le TRV, sans parler des taxes ou du coût des réseaux. Aujourd'hui, c'est même davantage : le coût des fournitures ayant augmenté, on est plus proche de 40 à 45 %, y compris en France.

Il faut dissocier les solutions de court terme et les solutions de long terme. La première solution à laquelle on peut penser, qui a d'ailleurs fait ses preuves tout en maintenant le système, c'est la réduction de la demande d'électricité. Le prix augmentant, cela favorise l'efficacité au niveau des usages. La baisse de la demande, qui est relativement importante - RTE parlant de 6 à 7 %, ce qui n'est pas négligeable -, peut paraître une bonne chose, mais elle peut aussi cacher des faillites d'entreprises, des arrêts de production ou, pire, des délocalisations. Certaines entreprises européennes annoncent déjà qu'elles iront s'implanter aux États-Unis. Il faut donc être très prudent sur la façon dont on analyse la baisse de la demande.

Une deuxième solution qui a pu être évoquée, mais qui, à mon sens, n'est pas efficace, est de considérer que, dans le système actuel, le prix d'équilibre s'applique à tout le monde, même si le marché de gros ne représente qu'une faible part des transactions. C'est la logique du marché. Il existe donc des rentes inframarginales qui sont aujourd'hui très importantes, le prix de gros étant très élevé.

Certains pensent qu'il faudrait faire des enchères non à prix limite, comme c'est le cas aujourd'hui, mais à prix demandé, c'est-à-dire à la hollandaise et non à la française, ce que l'État utilise, par exemple, pour les obligations assimilables du Trésor. Ce système peut fonctionner dans un contexte où l'offre est excédentaire, mais non dans un contexte de pénurie ou d'offre insuffisante, chacun anticipant le prix d'équilibre. Aucun opérateur ne fera de propositions en deçà d'un prix relativement élevé.

La troisième solution est une solution que j'ai étudiée avec un collègue du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) : elle est un peu académique et consiste à proposer la moyenne des coûts marginaux, avec compensation marginale pour la centrale. L'avantage est que cela fait fortement baisser le prix d'équilibre. Évidemment, les centrales qui sont au-dessus de la moyenne ne couvrent pas leurs coûts variables, mais ce n'est pas gênant : on leur donne une compensation et, comme cela fait beaucoup baisser le prix d'équilibre, la rente inframarginale baisse fortement.

Ce système n'est valide que dans un contexte où le coût marginal est extrêmement élevé par rapport aux autres. Les centrales renouvelables ou les centrales nucléaires sont, par exemple, très en deçà. Cela fait donc baisser la moyenne. C'est très efficace en France, mais cela ne le serait pas nécessairement dans un autre contexte ou dans un pays où ce ne serait pas le cas.

Une autre solution, que je trouve très séduisante, a été évoquée : c'est la solution qu'on appelle « ibérique », consistant à subventionner le gaz utilisé dans la production d'électricité. Cela a fait baisser le prix de l'électricité en Espagne. Il est vrai que le poids du gaz en Espagne est relativement élevé dans la production d'électricité, mais les prix de gros sur le marché espagnol sont au minimum deux fois moindres que dans le reste de l'Europe.

Ce système comporte des effets pervers : si cela a relancé un peu la demande de gaz, c'est parce que les interconnexions entre l'Espagne et le Portugal, d'un côté, et le reste de l'Europe, de l'autre, ne sont pas très importantes. Il n'y a donc pas trop de fuites, mais il y en a eu quand même, certains opérateurs espagnols ayant préféré vendre sur le marché français, beaucoup plus rémunérateur. Cette solution à court terme me paraît néanmoins extrêmement séduisante, même si cela peut relancer la demande de gaz et ne résout pas le problème des industriels qui utilisent du gaz pour d'autres raisons. Je pense pour ma part qu'à court terme, si l'on veut éteindre l'incendie, c'est une solution tout à fait justifiée.

Les Allemands n'en veulent pas, car ils pensent que cela leur coûterait trop cher et subventionnerait le consommateur français. Ils nous vendent, en effet, beaucoup d'électricité thermique, notamment durant les heures pleines. Ils ont donc le sentiment qu'il reviendrait au consommateur allemand de financer le consommateur français.

Une autre solution consisterait à taxer la rente inframarginale sur le marché électrique en totalité au-delà de 180 euros/MWh. C'est ce qui a été évoqué. Pourquoi pas ? Que faire de cette rente ? On peut soit l'utiliser pour aider les centrales à gaz, c'est-à-dire revenir à la solution précédente, soit pour aider les consommateurs domestiques ou industriels. C'est une solution séduisante. C'est visiblement celle que préfèrent les Allemands.

En France, il ne faut pas perdre de vue que cette rente inframarginale serait probablement moins élevée. Notre pays vend, en effet, beaucoup d'électricité à un prix régulé. On a cité le nucléaire, qui est très largement vendu à un prix régulé grâce à l'ARENH, dont profitent évidemment les alternatifs, mais on retrouve également l'ARENH dans le TRV. Il s'agit de l'effet miroir évoqué tout à l'heure. En fait, une grande partie de l'électricité nucléaire française est vendue à un prix régulé, proche des 42 euros/MWh.

Les énergies renouvelables sont également vendues à un prix régulé, puisqu'il s'agit soit de prix d'achat garanti sur une certaine période, soit d'un système de complément de rémunération. Le complément de rémunération était séduisant pour les producteurs d'énergies renouvelables tant que le prix de gros était peu élevé et inférieur en tout cas au coût de production. Ils bénéficiaient, en effet, d'un complément de rémunération, mais celui-ci est aujourd'hui devenu négatif. Comme cela a été dit, on estime que, pour l'année 2022-2023, ceci devrait rapporter plus de 30 milliards - on parle même de 38 milliards d'euros à l'État. On peut donc avoir un complément négatif.

Un prix plafond pour le gaz, oui, à condition que les vendeurs de gaz acceptent la négociation à ce prix plafond. Pourquoi pas ?

Une autre solution me paraît aussi très séduisante. Elle est plutôt orientée vers le moyen ou le long terme. Il s'agit de ce que certains appellent le « système grec », qui consiste à faire deux compartiments sur le marché de gros, un compartiment avec les centrales à forte proportion de coûts fixes, d'un côté, c'est-à-dire essentiellement les renouvelables et le nucléaire et, de l'autre, un second compartiment où le prix serait fixé par merit order fondé sur les coûts marginaux, c'est-à-dire le coût variable. C'est le cas des centrales à charbon, mais surtout des centrales à gaz. L'avantage de ce système réside dans un prix fixé par appel d'offres, sur la base du coût moyen, pour les centrales renouvelables et nucléaires et, sur la base du coût marginal, c'est-à-dire les coûts variables, pour les centrales fossiles. Le consommateur paierait un prix qui serait une moyenne pondérée des deux. À court terme, cela peut régler une partie du problème, même si le système est un peu compliqué à mettre en oeuvre. L'avantage, c'est qu'il est pérenne sur le long terme. En effet, le système peut continuer à fonctionner au fur et à mesure que les centrales fossiles disparaissent. C'est la frontière entre les deux compartiments qui est modifiée. À terme, le prix serait calé sur le coût moyen des centrales à fort coût fixe ; j'estime que c'est un bon système.

Ceci m'amène à une solution que je privilégie personnellement pour le long terme : la solution proche de l'acheteur unique, c'est-à-dire un système que la France avait proposé au début de la libéralisation du marché de l'électricité. Aujourd'hui, ce serait probablement incompatible avec les textes européens, mais il s'agit d'un système très séduisant, parce que cela signifie qu'en faisant appel aux différentes centrales, il est possible de proposer des contrats à long terme avec les producteurs retenus. Le prix serait donc aligné sur le coût moyen sur le long terme.

Je ne parlerai pas de la dernière solution que certains évoquent, qui consiste à supprimer le marché et à revenir au monopole public intégré. Je considère que le marché a un atout : même avec le système d'un acheteur unique, peuvent co-exister un marché sur le très court terme et un marché au niveau des frontières. Le marché est incitatif, il envoie de bons signaux de court terme et non des signaux de long terme. De toute façon, il faudra faire une réforme sur le long terme, pour une raison simple : si nous avons demain un mix uniquement constitué de nucléaire et de renouvelables, ce qui caractérisera ces centrales sera le fait que la part des coûts fixes est très importante et la part des coûts variables très faible. Le prix devra donc être fixé sur le coût moyen.

On peut donc, dès aujourd'hui, avec le système dit « grec », se diriger vers un système où, avec des contrats à long terme et un prix fixé sur le coût moyen, le signal envoyé fait que le prix est relativement stable et couvre les coûts complets des centrales.

M. Kristian Ruby, secrétaire général de l'Association européenne des énergéticiens (Eurelectric). - Le secteur de l'industrie électrique est fermement engagé dans la transition énergétique. Son objectif est d'atteindre une fourniture d'électricité neutre en carbone d'ici 2045.

L'industrie électrique vise à être un acteur central de la décarbonation de nos sociétés, grâce à une électrification directe et indirecte des usages dans les secteurs clés de l'économie, tels que les transports, le bâtiment, les déchets. Nos membres sont les associations nationales qui représentent l'industrie électrique. Nous regroupons 3 500 entreprises dont, en France, Interfluence Energies (IFE).

Le marché intérieur de l'électricité a pour finalité d'offrir une réelle liberté de choix à tous les consommateurs de l'Union et d'intensifier les échanges transfrontaliers de manière à réaliser des progrès en termes d'efficacité et à atteindre des prix compétitifs. Il est important, lorsqu'on parle des réformes, de comprendre que le marché intérieur de l'électricité a tenu ses promesses : il a renforcé la concurrence et permis aux consommateurs d'économiser environ 34 milliards d'euros en 2021.

Même pendant la crise énergétique, le marché intérieur a prouvé sa robustesse face à la flambée des prix de l'énergie. Nous ne pouvons toutefois pas ignorer l'impact de la flambée des prix pour les consommateurs finaux, ménages et industriels. C'est la raison pour laquelle on doit maintenant se préoccuper des consommateurs vulnérables et prendre des mesures en faveur de réformes structurelles en s'orientant vers des objectifs à long terme en Europe.

Eurelectric a besoin d'une évolution du marché, non d'une révolution. On doit investir environ 100 milliards d'euros chaque année jusqu'en 2050. La confiance des investisseurs est donc très importante.

La réforme du marché intérieur de l'électricité, annoncée par la Commission, doit donc protéger les principes fondamentaux actuels et poursuivre les efforts d'intégration des marchés à court terme. Que faire pour les investissements ? Nous sommes dans une situation où on a besoin de signaux de long terme. Pour Eurelectric, il est donc important de s'assurer que les consommateurs bénéficient davantage des investissements dans les technologies renouvelables et bas carbone à bas coût.

Pour cela, Eurelectric recommande que la réforme du marché de l'électricité s'appuie sur le modèle existant du marché intérieur de l'énergie et y ajoute trois éléments essentiels : un cadre contractuel amélioré en faveur des consommateurs permettant de couvrir suffisamment de contrats à long terme, des investissements afin d'atteindre les objectifs de décarbonation, notamment pour les technologies à forte intensité de capital, et un cadre facilitant l'amplification et la coordination des besoins du système électrique pour garantir l'adéquation et la sécurité de l'approvisionnement, tout en répondant à l'évolution des besoins des systèmes. Pour l'instant, Eurelectric finalise une étude en ce sens.

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur Holleaux, quelle est la vision des acteurs du gaz dans le contexte actuel ?

M. Didier Holleaux, président de l'Union européenne de l'industrie du gaz naturel (Eurogas). - Il existe en fait, selon nous, deux crises de l'énergie, une de l'électricité et une autre du gaz, très largement corrélées par moments et, à d'autres moments, assez fortement décorrélées suivant les endroits.

Contrairement à ce que certaines expressions peuvent laisser entendre de temps à autre, ce n'est pas le gaz qui est responsable du prix de l'électricité, mais très largement aussi le prix de l'électricité qui est responsable du prix du gaz.

La demande de gaz a fait monter les prix à partir de 2021. Elle est liée en partie à des facteurs propres au gaz : l'hiver a été froid, et il fallait donc remplir les stockages qui étaient vides à l'issue. Elle est toutefois également liée à d'autres phénomènes, et en particulier à la sécheresse en Amérique du Sud, qui fait que le Brésil importe du GNL comme il ne l'a jamais fait, de même que le Chili, pour compenser, avec les centrales à gaz, l'absence de production hydraulique.

Cette demande supplémentaire est un des facteurs importants de la hausse des prix du gaz en 2021, avant que la Russie ne l'accentue en ne proposant pas de gaz sur le marché à court terme, un certain nombre d'autres phénomènes venant l'amplifier. Je rappellerais ainsi que, ce même été 2021, la faiblesse du vent en Europe fait que les centrales éoliennes produisent moins. On fait donc tourner des centrales à gaz en période d'été, ce qui est relativement rare. Normalement, l'été, les centrales à gaz sont très largement inutilisées. Cette demande supplémentaire de gaz contribue à la montée des prix durant toute l'année 2021.

Deuxième élément : aujourd'hui, les marchés forward de la France, mais aussi, dans une certaine mesure, de la Belgique ou de l'Allemagne, etc. - ce qu'on appelle le Clean Sparks Spread, c'est-à-dire la différence de coût marginal entre le prix de l'électricité et le coût du gaz que l'on met dans une centrale à gaz est très largement positif sur ces marchés. Au vu des marchés à terme pour l'année 2023 de l'électricité et du gaz - été ou hiver -, on a intérêt à vendre son électricité à terme et à acheter son gaz à terme, ce qui fait monter le prix du gaz.

Autre preuve de l'indépendance des crises, soulignée par M. Ménard : les prix du gaz et de l'électricité sont inversés entre la France et l'Allemagne. Depuis le début de la crise, le prix du gaz est plus faible en France qu'en Allemagne - de l'ordre de 20 à 40 euros par MWh -, et les prix de l'électricité sont plus élevés en France qu'en Allemagne - de l'ordre de 70 jusqu'à 200 euros. Au moment où les prix étaient au-dessus de 1 000 euros en France, ils étaient à environ 800 euros en Allemagne. Le fait qu'il y ait une certaine corrélation entre les prix ne veut pas dire qu'il n'existe pas deux crises séparées.

Je reviens sur ce qu'ont dit MM. Ménard et Percebois : les prix sur les marchés du gaz et de l'électricité sont aujourd'hui assez largement supérieurs à ce que serait le prix qui assure l'équilibre entre l'offre et la demande. Pourquoi ? Il existe un manque de confiance et une très faible liquidité du marché : les gens ne croient plus aux fondamentaux. Il faut le dire : certains finissent par garder l'électricité qu'ils ont en plus plutôt que de la vendre, ne sachant pas ce qu'il va se passer. Il en va de même concernant le gaz. Ce manque de confiance dans la liquidité du marché génère une prime de risque. Les gens ont peur, ils ont d'autant plus raison que s'ils se retrouvent trop courts sur le marché, ils peuvent faire faillite, comme Uniper, qui a perdu 40 milliards d'euros. Il faut en être conscient.

Enfin, tout le monde affirme que la demande s'est ajustée. En tant que gazier, nous faisons une distinction entre ce que l'on appelle la réduction de la demande et la destruction de la demande. La réduction de la demande est saine : on fait un effort pour moins chauffer chez soi et moins consommer partout où l'on peut. La destruction de la demande, c'est lorsque nos clients s'arrêtent de fonctionner parce qu'ils ne le peuvent plus, les prix étant trop élevés.

On me rétorquera que le marché fonctionne et s'est équilibré : si les clients ne peuvent plus payer le prix, peut-on considérer que le marché fonctionne ? La question doit rester ouverte.

Sur le long terme, le gaz est un facteur important pour éviter les défauts de production d'électricité et fournir de l'énergie lorsqu'on en a besoin. Les centrales à gaz fournissent la pointe ultime d'électricité ; je rappelle qu'avec des dispositifs comme les réseaux de chaleur, qui ont un certain choix en matière d'énergie, ou les pompes à chaleur hybrides, il existe des outils qui permettent, lorsqu'on est très proche de la pointe de demande électrique, de basculer sur le gaz, qui peut se stocker, ce qui permet un effet modérateur sur les prix marginaux de l'électricité.

Quant à la réforme des prix, pour Eurogas, le mécanisme ibérique est beaucoup plus cher qu'il n'y paraît. Il a pu fonctionner dans le contexte ibérique parce que les échanges tant de gaz que d'électricité avec le reste du marché sont limités. Il serait très difficile à appliquer à l'échelle européenne, et on n'en connaît pas très bien l'impact sur les prix. Nous le considérons donc avec une extrême prudence, à cause de ses effets de bord et de son coût, qui serait probablement très élevé pour l'État.

Pour ce qui est de la réduction de prix pour les clients vulnérables, il s'agit d'une évidence. La réduction de prix pour les entreprises, on le sait, induit des distorsions d'un pays à l'autre. Elle soulève aussi des questions de coûts, et nous insistons surtout sur le fait que ce ne sont pas les entreprises gazières qui peuvent la financer. Vendre à perte, d'une part, est illégal et, d'autre part, conduit les entreprises à la faillite. Encore une fois, l'exemple Uniper le montre.

Il faut donc vraiment réfléchir à des systèmes qui ne distordent pas trop la concurrence entre pays et dont le coût budgétaire est relativement maîtrisé. Dans ces conditions, les entreprises gazières peuvent bien entendu y contribuer. C'est ce que nous faisons aujourd'hui avec le bouclier tarifaire puisque, de fait, ce sont les fournisseurs gaziers qui avancent la différence de prix. On achète sur le marché de gros et on vend au prix fixé par le bouclier tarifaire, avec la promesse que l'État compensera à un moment donné.

Je souligne néanmoins que ceci représente un effort de trésorerie tout à fait conséquent pour ces entreprises. À peu près tous les régimes de soutien aux prix payés par les consommateurs ont un impact de trésorerie très important pour les entreprises, à un moment où leurs interventions sur le marché les appellent à avoir des appels de marge qui se chiffrent en milliards d'euros, voire en dizaines de milliards.

Cette situation de marché conduit les entreprises énergétiques, notamment gazières, à avoir d'énormes besoins de liquidités, qu'il s'agisse des appels de marge, du fonds de roulement ou du financement de dispositifs comme le bouclier tarifaire. Quand on parle de profit, il ne faut pas négliger les risques économiques qui y sont associés.

S'agissant de la rente inframarginale, Eurogas n'est pas très enthousiaste à l'idée de sa captation, mais, dans une situation de crise comme celle que nous connaissons aujourd'hui, il est assez logique de demander un effort sur les moyens de production qui offrent des coûts très inférieurs à ceux actuellement sur le marché.

Pour ce qui est des moyens de production recourant au gaz, comme l'a dit M. Glachant, il est bien souvent nécessaire de compléter le mécanisme de marché par des mécanismes de financement de capacités. L'appel des centrales à gaz, selon les scénarios, est en effet trop aléatoire pour permettre une rémunération raisonnable de l'investissement. Dans certains de nos scénarios, les centrales à gaz perdent de l'argent les sept premières années et n'en gagnent que la huitième année. Elles en gagnent beaucoup lorsque c'est le cas. Cela devrait donc normalement s'équilibrer, mais je ne connais pas d'investisseurs qui investissent sur un tel business model.

En conclusion, il s'agit de deux crises indépendantes, même si elles sont corrélées. Pour changer de système de rémunération, il faut laisser aux entreprises le temps de s'adapter et considérer qu'elles ont investi dans un certain cadre réglementaire. Si on en change complètement, il faut tenir compte des conséquences économiques sur celles-ci.

Mme Catharina Sikow-Magny, directrice Transition verte et intégration du système énergétique à la direction générale de l'énergie de la Commission européenne. - Les termes de crise, d'urgence, de réforme sont très utilisés aujourd'hui.

En effet, le secteur de l'énergie est aujourd'hui fortement bouleversé par plusieurs facteurs, comme nous l'avons entendu : retour de la croissance post-Covid, perturbations de la chaîne d'approvisionnement, été très sec affectant la production hydroénergétique, indisponibilité du nucléaire, aussi bien en France qu'en Finlande et, bien sûr, guerre en Ukraine, qui impacte fortement le marché du gaz et, par ricochet, celui de l'électricité. Les prix ont augmenté et l'approvisionnement en énergie semble menacé cet hiver.

Ces défis se font sentir dans l'ensemble de l'Union européenne, et une réponse rapide et coordonnée à cette échelle est nécessaire. Les mesures nationales différentes qui impactent le fonctionnement des marchés peuvent donc avoir une incidence négative sur la sécurité.

En octobre, à la suite de la proposition de la Commission européenne, le Conseil a adopté un règlement relatif à une intervention d'urgence pour faire face aux prix élevés de l'énergie. Ce règlement temporaire, qui s'applique à partir d'aujourd'hui, vise à réduire la demande d'électricité et à atténuer les prix élevés de l'énergie, ceci via l'introduction d'un plafond applicable aux revenus inframarginaux de 180 euros, d'une contribution de solidarité sur les bénéfices excédentaires des secteurs du pétrole, du gaz, du charbon et des raffineries, et d'une redistribution de ces revenus pour soutenir les consommateurs finaux, aussi bien les ménages que les entreprises.

Ces mesures contribueront à rendre l'électricité plus abordable, et constituent un premier pas vers les travaux complémentaires en cours qui tendent à améliorer l'organisation à long terme du marché de l'électricité.

En effet, la crise que nous traversons rend d'autant plus urgente la nécessité de décarboner et d'accélérer l'utilisation de sources d'énergie renouvelables et à faible émission de carbone. C'est la clé du découplage. Lorsqu'une grande partie de l'électricité ne proviendra plus des énergies fossiles ou du gaz, nous l'aurons atteint.

À côté de ces mesures d'urgence, la Commission poursuit ses travaux sur l'optimisation du fonctionnement du marché européen.

Le marché de l'électricité a prouvé durant ces dernières décennies son efficacité en matière de fourniture fiable et de prix bas. Les discussions se sont d'ailleurs focalisées sur le problème des revenus trop bas des producteurs - en anglais, on utilise le terme de « missing money ». Aujourd'hui, on constate que la France, l'un des grands exportateurs d'électricité au niveau européen, est devenue un pays importateur, grâce au marché de l'Union européenne et au découplage des marchés nationaux.

Entre-temps, la crise énergétique, dont nous connaissons tous l'ampleur, a révélé d'autres questions qui méritent d'être abordées, en complément et en relais des mesures d'urgence.

Cette réforme, envisagée pour le début de l'année 2023, et sur laquelle nous réfléchissons aujourd'hui, devra être ciblée afin de pouvoir être mise en oeuvre rapidement. Cette réforme pourrait se concentrer sur quatre aspects.

Premièrement, les producteurs d'énergie renouvelable, mais aussi nucléaire, doivent bénéficier d'un revenu prévisible, stable, afin d'encourager les investissements nécessaires, y compris en matière de flexibilité. Cela permettrait aussi de stabiliser les prix et d'éviter une trop forte volatilité pour le consommateur. L'amélioration de la liquidité des marchés à terme est un élément clé, ainsi que la contractualisation des nouveaux projets d'énergie via des contrats stables. Les intervenants précédents ont déjà mentionné les contrats pour différence et les PPA, deux outils très utiles.

Deuxièmement, la réforme devrait contribuer à dissocier autant que possible les factures d'électricité des ménages et des entreprises des prix du gaz. Les contrats pour différence et les PPA contribuent certainement à cet objectif, mais il existe d'autres pistes, que nous étudions actuellement.

Troisièmement, il est important de préserver une utilisation efficace des ressources à travers l'Europe, afin de garantir que l'électricité nécessaire est toujours produite par la technologie la moins chère disponible et que l'offre et la demande sont maintenues en équilibre à tout moment. Il est cependant important de développer davantage la flexibilité, et notamment les effacements de consommation et le stockage. Ceci pourrait avoir un impact direct sur la consommation de gaz, ainsi que sur le prix de l'électricité.

Enfin, les consommateurs doivent être mieux protégés. Ils devraient disposer d'un éventail d'offres, y compris des contrats à prix fixe, de davantage de possibilités d'investir directement dans la production d'énergies renouvelables pour leur propre usage et de plus de possibilités de participation active sur le marché. La protection des consommateurs vulnérables est particulièrement importante, et nous sommes en train d'analyser comment définir une consommation minimum qui devrait être garantie à tout consommateur à un prix abordable.

Dans ce cadre, et plus généralement, nous devons être sûrs que le marché fonctionne d'une manière transparente et qu'il existe une surveillance quotidienne. Nous sommes également en train d'étudier comment améliorer le règlement pour la transparence et la surveillance (REMIT).

En conclusion, la première étape consistera pour la Commission européenne à publier un document de consultation avant Noël. Nous attendons avec grand intérêt les contributions françaises et autres. Nous avons aussi travaillé sur un document de travail qui explique les choix de la Commission, avant de présenter une proposition législative, début 2023. La date n'a pas été fixée, mais ce sera certainement avant le Conseil européen qui aura lieu dans la deuxième moitié du mois de mars.

En fonction des colégislateurs, de telles modifications ciblées de l'organisation des marchés peuvent être proposées et mises en oeuvre rapidement. Elles apporteraient une solution permanente à la dépendance excessive des factures d'électricité européennes au marché du gaz naturel, hautement volatile aujourd'hui, et fourniraient aux consommateurs des avantages grâce à des coûts plus bas des énergies renouvelables et de l'énergie nucléaire, en fonction de leur part dans le bouquet électrique.

M. Jean-François Rapin, président. - J'ai bien noté qu'une consultation allait être lancée juste avant Noël. Il va nous falloir y être attentifs pour y répondre éventuellement.

M. Franck Montaugé, président. - Nous avons eu hier une discussion en commission qui nous a amenés à envisager la rédaction d'une proposition de résolution européenne, qui trouverait tout son intérêt dans le cadre du calendrier qui a été évoqué.

M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Je remercie l'ensemble des intervenants pour la clarté de leur intervention.

La moitié des États membres disposent d'un parc nucléaire de deuxième génération et un quart est engagé dans la construction de réacteurs de troisième génération. Or la taxonomie européenne est défavorable à l'énergie nucléaire, assimilée à une activité de transition, comme le gaz, et non à une activité durable, comme les autres énergies décarbonées.

Par ailleurs, les délais imposés pour accompagner la relance du nucléaire en France sont impossibles à tenir. Ne devrait-on pas lever ces verrous ?

Le financement des nouveaux réacteurs en Europe est aussi très hétérogène, avec le regroupement d'entreprises énergo-intensives dans un consortium en Finlande, des prêts étatiques ou interétatiques en République tchèque, des fonds propres en contrepartie d'un prix de long terme fixe ou régulé au Royaume-Uni. Avez-vous identifié un mode de financement préférentiel ?

Je pense que les Français auront du mal à comprendre que la France soit condamnée à payer plusieurs centaines de millions d'euros d'amende pour son retard en matière d'énergies renouvelables, alors que notre pays est largement en tête de tous les pays de l'Union européenne pour ce qui est de l'énergie décarbonée. Nous étions, en effet, il y a quelques dizaines d'années, à 88 % dans ce domaine.

S'agissant de la « grande hydroélectricité », la France est sous le coup d'un contentieux avec la Commission européenne qui dure depuis plusieurs dizaines d'années. Elle n'est pas la seule dans cette situation, puisque sept autres pays européens sont concernés, dont l'Allemagne et l'Italie. 400 concessions échues ont été placées, en France, sous le régime transitoire des « délais glissants » : elles ont été prolongées aux conditions antérieures, sous réserve de l'application d'une redevance.

La crise énergétique actuelle ne devrait-elle pas conduire sur ce sujet à une appréhension moins stricte du principe de concurrence ? Ne faudrait-il pas réviser à terme la directive concession du 26 février 2014 pour en exclure les concessions hydroélectriques ?

Quant à la « petite hydroélectricité », elle pourrait ne plus être considérée comme une énergie renouvelable subventionnable dans la directive sur les énergies renouvelables en cours de négociation. N'est-ce pas perdre ici un levier de décarbonation très ancré dans nos territoires ?

S'agissant du stockage de l'électricité, les énergies renouvelables pèchent toujours par leur intermittence. Vous l'avez dit, la crise énergétique n'a pas démarré avec la guerre en Ukraine, mais en 2021, pour des raisons de compensation de la production des énergies renouvelables, que l'on a vécue en France.

Il faut garantir une neutralité technologique entre tous les modes de stockage. Or l'hydrogène bas-carbone issu de l'énergie nucléaire est encore trop peu pris en compte par le paquet « Ajustement à l'objectif 55 » par rapport à l'hydrogène renouvelable, alors qu'il est au fondement de la stratégie française pour un hydrogène décarboné. Ne doit-on pas corriger le tir ?

Par ailleurs, il faut consolider les projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC). Il manque 1,6 milliard en France pour le financement du PIIEC hydrogène. Ne peut-on faire davantage ?

Enfin, vous venez tous de nous confirmer que le dossier énergétique va être déterminant en matière de positionnement des activités industrielles et économiques sur nos territoires. Nous sommes, en Europe, dans une situation de grande fragilité concernant l'énergie, que la France n'a jamais connue et à laquelle personne n'a été préparé.

M. Pierre Ouzoulias. - En tant que sénateur de la commission de la culture, j'ai particulièrement goûté vos propos, qui me donnent l'illusion d'avoir compris quelque chose, ce qui est très précieux.

J'ai surtout apprécié votre mise en perspective sur le long terme. Je crois qu'elle est fondamentale. Jusqu'à présent, le marché européen a fonctionné de façon à répartir l'énergie produite en trop. On change aujourd'hui complètement de perspectives et l'Europe - et singulièrement la France - doivent faire face à deux enjeux extrêmement importants et historiques. Le premier enjeu est de développer une production énergétique permettant d'assurer notre souveraineté et de retenir des entreprises susceptibles de partir à l'étranger, où le prix de l'énergie est moins élevé. C'est le jeu des États-Unis. Le deuxième enjeu est de décarboner ces industries, ce qui nous redonnerait des marges de compétitivité pour assurer ensuite la transition énergétique.

Vous l'avez dit très justement, et la commission des affaires culturelles le constate dans tous les dossiers : il faut réintroduire de grands principes géostratégiques. Ce qui a mis à mal notre stabilité relative, c'est la déflagration due à la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine, qui nous oblige à abandonner l'illusion d'une Europe éternellement en paix et à protéger nos industries pour des raisons géostratégiques. C'est pourquoi les idées liées à la planification reviennent de façon très forte. C'est là un paradoxe incroyable : la guerre que mène la Russie nous oblige à revenir au Gosplan !

À travers vos propos, on comprend qu'il est impérieux de planifier les choses sur le temps long. Les États membres, comme la France, peuvent-ils le faire seuls ou, au contraire, la seule échelle pour mener à bien ces politiques est-elle l'échelle européenne ?

M. Patrick Chauvet. - Le Sénat examine actuellement le projet de loi d'accélération des énergies renouvelables, dont je suis rapporteur. Dans ce cadre, notre commission a veillé à consolider les modes de financement privés des énergies décarbonées. Nous avons ainsi institué des contrats de long terme pour l'énergie nucléaire et des contrats d'achat direct pour l'électricité renouvelable.

Ces nouveaux modes de financement privé ne doivent-ils pas être davantage encouragés dans le cadre de la réforme du marché européen de l'électricité ? Ils ne sont même pas mentionnés dans le règlement du Conseil du 6 octobre 2022, pas plus que dans le plan RePowerEU ou le paquet « Ajustement à l'objectif 55 ».

M. Serge Mérillou. - Le mot le plus utilisé ce matin au sujet de l'énergie est celui de « marché ». L'électricité est aujourd'hui un bien soumis aux lois du marché, alors que je considère que c'est un bien commun, qui doit échapper au marché. Celui-ci est, en effet, en faillite totale et rien ne justifie, pour un certain nombre d'industriels électro-intensifs, des coûts de renouvellement de contrat multipliés par deux, trois ou quatre. Si c'est cela le marché, cela signifie qu'il est défaillant. C'est, selon moi, davantage une question politique qu'une question technique.

Je m'inquiète réellement des impacts de la désindustrialisation. Certaines entreprises ne font plus appel à des intérimaires, d'autres ne tournent plus que trois jours par semaine, non seulement parce que l'énergie est chère, mais aussi parce que leur marché est en train de s'effondrer, compte tenu des prix auxquels elles doivent vendre.

Un point de détail concernant le stockage de l'électricité : EDF avait un certain nombre de projets en matière d'hydroélectricité dont celui, lors des périodes de faible demande d'électricité, de remonter l'eau vers les lacs situés au-dessus des barrages pour l'utiliser plusieurs fois. Ce projet fonctionne techniquement dans la vallée de la Dordogne, mais n'avance pas. Il y a là des idées à creuser au niveau du stockage de l'électricité, notamment en matière hydraulique.

M. Jean-François Rapin, président. - On pourrait presque enchaîner sur une nouvelle table ronde pour s'interroger, de façon simpliste, sur le fait de savoir si le marché a protégé ou aggravé la situation. En écoutant nos interlocuteurs, je me dis qu'on a peut-être évité le pire.

Pour le reste, nous sommes d'accord avec nos intervenants sur la façon de stocker et la façon de produire de l'énergie.

Je ne cherche à prendre la défense de personne, mais ce qu'on a connu n'était probablement pas prévu ni intégré dans les modèles de marché tels qu'ils ont été établis ni dans nos modes de consommation. Si l'industrie doit réduire aujourd'hui sa consommation, c'est peut-être parce qu'elle est allée un peu loin. Il faut donc réfléchir avant de se prononcer, mais il serait intéressant de se poser la question.

M. Jean-Michel Glachant. - Je suis universitaire. Je n'ai donc de compte à rendre qu'à moi-même. Pour l'instant, je pense que nous n'avons pas connu le pire, mais celui-ci est toujours possible. Le pire, ce serait la rupture de l'approvisionnement en électricité, avec des coupures tournantes et des ruptures d'approvisionnement en gaz, dont le risque reste à craindre, puisque nous dépendons de la température et n'avons pas de certitudes à ce sujet.

En tant qu'universitaire, je suis extrêmement déçu que les Américains nous abandonnent au pire moment. Peut-être est-ce normal ? Plusieurs d'entre vous l'ont dit : on assiste à une rupture géopolitique, alors qu'on était sincèrement persuadé d'avoir trouvé un deal avec les Russes. Ils sont insupportables, font la guerre à quelqu'un tous les quatre ans, mais on pensait que cela allait passer. Or cela n'est malheureusement pas le cas. Ils sont engagés dans une rupture mondiale, et on ne sait pas trop comment en sortir.

Je suis d'accord avec le fait qu'on peut connaître une nouvelle vague de désindustrialisation massive dans les grandes industries exportatrices et chez les grands consommateurs d'énergie. J'ai été choqué que la moitié de la sidérurgie s'arrête à Fos-sur-Mer - mais c'est normal -, que la moitié de la production d'aluminium s'arrête, que l'industrie papetière française ne produise plus qu'aux trois quarts de sa capacité, et ce grâce à l'ARENH, sans laquelle ils ne produiraient plus du tout.

Je comprends que nous protégions les consommateurs pour des raisons sociales, étant moi-même issu d'une famille très pauvre. Il est, en effet, important de ne pas abandonner toute une fraction de la population de notre pays, mais quid de notre industrie ? La question industrielle monte en importance, et je n'ai pas de solution.

Je suis également déçu, comme tout le monde ici, par le fait que notre énergie nucléaire a connu les défaillances qu'elle a dû affronter. Le secteur s'en sortira évidemment, mais on ne sait pas quand. Quoi qu'il en soit, nous n'aurons pas de nouvelles centrales avant 2035, et seules les centrales existantes vont continuer à fonctionner.

M. Laurent Ménard. - Je ne suis pas exactement dans la même situation que M. Glachant pour ce qui est de ma liberté de parole.

On a structuré les institutions que nous connaissons aujourd'hui en période d'abondance. Certains pensaient même que les moyens de production d'énergie électrique disponibles étaient trop importants. On découvre d'un seul coup qu'il n'y a plus abondance et qu'on manque de moyens de production électrique. Pour moi, c'est la leçon à tirer de cette crise.

On a bâti des institutions pour gérer ce qui était considéré comme une suraccumulation de capital. Le parc nucléaire français était trop important, les centrales à gaz ont été mises sous capuchon au début des années 2010, etc. On n'est plus du tout dans cette situation.

Ceci explique probablement les faiblesses les plus criantes du système de marché actuel. On n'a pas fait attention à envoyer de bons signaux de long terme aux investisseurs puisque, de toute façon, on estimait être en surcapacité. On n'est plus du tout dans ce cas et, d'une certaine façon, le travail qu'on doit réaliser maintenant n'a pas été fait.

On a besoin de capacités de production électrique supplémentaires pour plusieurs raisons : la raison essentielle est que tous les pays d'Europe se sont engagés dans une réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre qui passe inévitablement par une électrification d'un certain nombre d'usages. On a donc besoin de davantage d'électricité. Il faut passer de la gestion de surcapacités à la gestion d'investissements nouveaux.

Cela implique un certain nombre de changements. Je vous ai parlé de la défiance de la Commission européenne envers les contrats de long terme. Je considère que le changement profond que nous venons de subir est une excellente raison de revenir sur cette défiance.

Par ailleurs, s'agissant des modalités de financement des nouvelles installations nucléaires, il existe aujourd'hui un panel de solutions utilisées par différents États membres. Pour revenir sur la présentation de M. Glachant, le modèle développé au Royaume-Uni attire aujourd'hui l'attention. Avec Sizewell C, on est en particulier face à un système de rémunération qui prévoit que, pendant la phase de construction, une rémunération est apportée au porteur du projet afin de lui permettre de financer ledit projet. Je n'entrerai pas ici dans la technique, mais ce modèle, qui est encore en discussion, paraît extrêmement intéressant.

M. Jacques Percebois. - Je partage l'avis qui a été exprimé à l'instant sur le nucléaire. Je pense en effet que l'acte délégué sur la taxonomie est un compromis politique qui n'est absolument pas favorable à la France. Pour y inclure le nucléaire, il a fallu faire des concessions aux Allemands, et les dates limites de 2040-2045 sont préjudiciables à la relance du nucléaire en Europe.

Quant au financement, je pense qu'il faut aujourd'hui s'orienter vers les trois solutions qui, à l'échelle mondiale, semblent retenir l'attention : le système Hinkley Point du contrat pour différence, qui a beaucoup de vertus, le système de la base d'actifs régulés de Sizewell, qui permet notamment une rémunération de l'opérateur au fil de la construction, et le système des PPA. Les Japonais semblent intéressés par un projet de centrale nucléaire qui serait financé par ce biais, avec des appels au financement, les financeurs profitant de droits de tirage sur la production nucléaire. Je rappelle que c'est le système qui a été mis en place à Fessenheim, où une compagnie allemande et une compagnie suisse détenaient des droits de tirage et ont participé au financement.

Tout cela est un problème de partage du risque. Le partage des risques n'est pas le même entre l'opérateur, l'État, donc le contribuable, et le consommateur. Chaque système a ses vertus et ses inconvénients.

Concernant l'hydraulique, je rappelle qu'au moment de la commission Champsaur, il était prévu de parler non de l'ARENH, mais de l'accès régulé à la base (ARB). Il était envisagé non seulement que le nucléaire de base soit soumis à ce système de rétrocession aux concurrents, mais également l'hydraulique de base. Le Gouvernement a mis à ce moment-là les concessions hydrauliques aux enchères. C'est pourquoi l'ARB est devenu l'ARENH.

Fort heureusement, les concessions n'ont pas été vendues. La Commission européenne a d'ailleurs utilisé ce prétexte pour empêcher un décret d'application de la loi de 2010 concernant la révision périodique prévue. Il ne faut surtout pas mettre ces concessions en vente, car elles constituent un atout important. L'hydraulique est un cas un peu particulier, parce qu'il est multiusage. C'est un atout pour la France. Je rappelle qu'en 1960, la moitié de la production d'électricité française était d'origine hydraulique. Aujourd'hui, elle n'est que de 12 % parce que la consommation a fortement grimpé entre-temps, mais c'est une pépite nationale qu'il faut absolument conserver.

Pour ce qui est du stockage de l'électricité, on veut absolument mettre des couleurs sur l'hydrogène - jaune pour le nucléaire, pour montrer qu'il n'est pas tout à fait vert. Pourquoi pas ? J'observe que les écologistes allemands sont prêts à recourir à de l'hydrogène produit à partir du nucléaire, ce qui est plutôt un bon signal envoyé à la communauté internationale et européenne.

Je pense, en effet, qu'il y a beaucoup à faire du côté de l'hydrogène en matière de stockage. On peut utiliser l'hydrogène comme combustible, par le biais de l'électrolyse de l'eau, et repasser ensuite à la production d'électricité. Il est vrai qu'aujourd'hui, avec les technologies disponibles et les coûts actuels, le rendement global est de l'ordre de 30 %. On fonde des espoirs sur des systèmes beaucoup plus performants pour demain. Il faut étudier ce qui peut être fait.

Concernant la planification et le marché, la question n'est pas tant de savoir si c'est le plan ou l'État ou bien le plan ou le marché. Ce sont les deux, le problème étant la frontière. On peut avoir un service public avec des contraintes de marché. Le rapport de Simon Nora de 1967 estimait qu'il convenait de pratiquer une tarification sur la base de la vérité des prix pour les services publics, en particulier l'électricité, et la généraliser à l'ensemble des services publics. Cela se défend tout à fait. La consommation d'électricité est identifiable. On sait qui consomme. Ce n'est pas comme les biens collectifs purs qui correspondent aux fonctions régaliennes de l'État. Il est tout à fait légitime que le consommateur paye. Certes, il faut aider ceux qui sont en situation de précarité énergétique, mais le marché a un rôle à jouer. Le marché est incitatif. Le rôle du marché est de supprimer les rentes indues et d'inciter à l'innovation. Ce sont ses deux grands mérites. Il faut en profiter.

Un État performant peut, sur le long terme, faire les bons choix. S'il n'est pas performant, il peut aussi faire de mauvais choix. L'avantage du marché, c'est que la sanction tombe à un moment ou un autre. De ce point de vue, c'est une bonne chose.

M. Didier Holleaux. - Je rappelle que, parmi les énergies nouvelles et renouvelables, il en existe une parfaitement stockable, le biométhane ou le biogaz. Son potentiel est loin d'être négligeable. On estime qu'en France, cela représentera 40 TWh en 2030, et de l'ordre de 150 TWh en 2050. En Europe, les chiffres sont équivalents. L'European biogas association (EBA) annonce 41 milliards de m3, soit environ 450 TWh en 2030 et 151 milliards de m3, soit 1 700 TWh en 2050.

Une des priorités de la crise actuelle doit être d'accélérer le développement de la production de biométhane en créant des conditions favorables, qui figurent en partie dans le projet de loi d'accélération des énergies renouvelables. On peut aussi le faire en ajustant les tarifs, l'inflation touchant aussi la construction des installations de biométhane, afin de permettre que la dynamique se prolonge.

S'agissant des difficultés à long terme dans l'approvisionnement en gaz, qui ont un impact sur le marché de l'électricité, je rappelle que l'une d'entre elles résulte du fait que, avec la création du marché européen, plus personne n'était en charge de la sécurité de cet approvisionnement. Il se trouve qu'en France, par tradition, les principes de sécurité d'approvisionnement, donc de diversification des sources, ont été préservés - en partie d'ailleurs parce que les acteurs étaient plus concentrés.

Même si EDF s'y est joint, on comptait également historiquement Engie et Total. En Allemagne, du fait de la diversité des opérateurs et de la dilution des responsabilités, ce souci de diversification s'est perdu et est à l'origine de la crise.

Aujourd'hui, on pourrait à nouveau proposer des contrats à long terme ayant d'autres origines que la Russie - on pense en particulier aux États-Unis, au Qatar, plus marginalement au gazoduc avec le Turkménistan ou quelques autres pays, éventuellement l'Algérie, l'Est méditerranéen, le Mozambique, etc. Ce qui manque aujourd'hui, c'est la capacité pour les opérateurs d'établir des contrats à long terme indexés sur autre chose que sur le prix à court terme du marché du gaz européen.

Si les contrats à long terme sont indexés sur le Title Transfert Facility (TTF), qui régit le prix du gaz sur le marché spot aux Pays-Bas, cela ne couvre pas le problème d'exposition au risque. En revanche, si on diversifie ses approvisionnements en prenant du gaz américain indexé sur le prix directeur américain, du gaz qatari indexé sur le prix du pétrole et une partie de TTF ou sur d'autres indices, on introduit un nouveau principe de diversification : on n'achète jamais au moins cher des prix marginaux, mais jamais au plus cher non plus.

Aujourd'hui, le cadre n'est pas propice. Pourquoi, malgré la guerre en Ukraine, très peu de nouveaux contrats à long terme sont-ils signés par des entreprises européennes ? Cela s'explique par le fait que les Américains voudraient signer sur leur propre base et les Qataris sur la base du brent et que les acteurs du gaz européen ont intérêt à refléter dans nos contrats d'approvisionnement le prix du marché de gros européen et de tout faire porter sur le même indice TTF, qui présente un risque élevé de volatilité. Cela a évidemment un impact à long terme sur le prix de l'électricité, mais créer les conditions pour qu'un mix de prix diversifiés du gaz serve au moins à fournir l'électricité marginale produite à partir du gaz en Europe permettrait de trouver des solutions qui nous préserveraient d'un certain nombre de pics de prix et d'effets négatifs dus à la volatilité.

M. Kristian Ruby. - La transition énergétique est un processus de long terme et, comme l'a dit M. Ménard, les investisseurs ont besoin de signaux de long terme, tout comme les consommateurs. Si on avait une meilleure mixité des signaux de court et long termes en matière de prix, on connaîtrait une situation très différente aujourd'hui. C'est le sujet que la réforme doit apprécier.

Par ailleurs, un nouveau système est nécessaire pour identifier et coordonner les besoins. La transition énergétique est aussi un processus de changement et de décentralisation qui va modifier les besoins. On doit bien comprendre ce changement et réaliser des investissements adéquats. Ce sont là les éléments clés de cette réforme.

Mme Catharina Sikow-Magny. - Premièrement, il nous faut analyser en profondeur la façon de protéger les consommateurs, surtout les plus vulnérables, et les entreprises. Quel est ici le rôle du secteur public et quelles sont les responsabilités propres à chacun ? Il faut trouver le bon équilibre.

Deuxièmement, je pense qu'il faut souligner l'efficacité des échanges au niveau européen si l'on veut s'assurer que les modes de production les moins coûteux soient utilisés avant les plus coûteux. Nous le voyons en France aujourd'hui : sans les importations en provenance des pays voisins, la situation serait beaucoup plus difficile. Il faut donc préserver l'efficacité des échanges et le marché européen.

Enfin, concernant les investissements pour l'avenir, il nous faut prendre le temps et bien réfléchir au rôle de la planification. Personnellement, je pense qu'il en faut davantage, car les États sont très différents les uns des autres. Certains, comme la France, fondent leur mix de production électrique sur le nucléaire, d'autres recourent encore largement au charbon et doivent accélérer leur transition.

Comment faire en sorte que les différents mix européens soient planifiés de telle façon que nous ayons toujours de l'électricité à moindre coût ? Ceci a déjà été évoqué aujourd'hui et est lié aux mécanismes de marché, aux incitations à investir, à la flexibilité de stockage. Ce modèle nécessite selon moi une réflexion à long terme, le délai qui s'impose à nous pour faire une proposition étant fixé au 10 mars.

M. Didier Holleaux. - Eurogas soutient fortement le développement de l'hydrogène et de toutes les formes bas-carbone, considérant qu'il s'agit d'une partie de la solution au problème énergétique.

Je suis en léger désaccord avec M. Percebois : en utilisant des technologies d'électrolyse, du type de celle développée par le CEA avec Genvia, et des piles à combustible couplées à un réseau de chaleur, on peut arriver à des rendements de cycle de l'ordre de 80 %. L'hydrogène pour répondre à la pointe électrique est loin d'être absurde, à partir du moment où on intègre les nouvelles technologies et le fait qu'il existe des réseaux suffisants pour connecter des cavités salines, qui permettent le stockage de l'hydrogène à des coûts peu élevés, aux lieux de production d'électricité par pile à combustible.

M. Franck Montaugé, président. - Merci pour vos contributions. Votre apport nous sera très utile dans les travaux que nous allons poursuivre.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci. On pourrait, comme je l'ai dit, avoir une réflexion bien plus approfondie sur le fait de savoir si le marché protège ou non.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 heures 05.