Mercredi 29 mars 2023

- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -

La réunion est ouverte à 09 h 30.

Enjeux philosophiques de la fin de vie - Audition de Mme Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS, membre du Comité consultatif national d'éthique, MM. Bernard-Marie Dupont, médecin, juriste, professeur d'éthique médicale, André Comte-Sponville, philosophe, essayiste, et Jacques Ricot, philosophe, chercheur associé au département de philosophie de l'université de Nantes

Mme Catherine Deroche, présidente. - Mes chers collègues, nous commençons nos travaux de ce jour par une audition sur les enjeux philosophiques de la fin de vie.

Comme vous le savez, notre commission, après avoir entendu le président et les rapporteurs du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), a lancé sa propre mission d'information relative à l'évolution de la législation relative à la fin de vie dans la perspective de l'examen éventuel du projet de loi qui pourrait être déposé à l'issue des travaux de la convention citoyenne qui travaille sur cette thématique.

Les rapporteures Christine Bonfanti-Dossat, Corinne Imbert et Michelle Meunier ont déjà organisé plusieurs auditions, ainsi que deux déplacements, l'un à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière et l'autre, ce lundi même, en Belgique.

Au regard de l'importance du sujet, il me semblait important que nous organisions également un cycle d'auditions en séance plénière. C'est dans ce cadre que nous avons le plaisir d'accueillir Mme Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS et membre du CCNE, M. Bernard-Marie Dupont, médecin, juriste et professeur d'éthique médicale, M. André Comte-Sponville, philosophe et essayiste et M. Jacques Ricot, philosophe, chercheur associé au département de philosophie de l'université de Nantes.

Mme Monique Canto Sperber, directrice de recherche au CNRS, membre du Comité consultatif national d'éthique. - À dire vrai, je ne traiterai que d'un point, celui de l'ambiguïté morale de la notion d'aide active à mourir.

La loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016 prévoit une sédation profonde et continue jusqu'au décès des malades qui en font la demande et qui présentent une affection grave et incurable, causant des souffrances réfractaires aux traitements, avec un pronostic vital engagé à court terme. Elle reconnaît ainsi implicitement le droit du malade en fin de vie à recourir à une aide à mourir sous supervision médicale.

Toutefois, la loi Claeys-Leonetti ne s'applique pas aux personnes qui souffrent de maladies graves ou incurables, mais dont le pronostic vital n'est engagé qu'à moyen terme. Elle ne concerne pas non plus les malades dépendant d'un traitement vital, qui ne le supportent plus et veulent l'arrêter, au risque d'une survenue certaine du décès, mais seulement au bout de quelques mois et souvent dans de grandes souffrances.

Il arrive que ces personnes, dans les deux cas que je viens de rappeler, demandent de façon répétée qu'on les aide à mourir en dépit de l'accès aux soins palliatifs dont elles pourraient bénéficier. Ce sont là deux cas de fin de vie qui devraient justifier une évolution de la législation actuelle.

En effet, la sédation profonde et continue que prévoit la loi Claeys-Leonetti n'est envisageable que pour un malade qui se trouve dans les derniers moments de sa vie. Il s'agit alors, si l'on peut dire, de hâter la mort qui surviendrait de toute façon à brève échéance. À l'inverse, le type d'aide à mourir, dont il est question dans les débats actuels, correspond à une aide active, pour reprendre le terme couramment employé - et qui ne l'est pas à bon escient à mon sens, car la sédation n'a déjà rien d'une aide passive.

Cette aide active à mourir, dont la convention citoyenne, la société et différentes instances, y compris cette assemblée, débattent aujourd'hui, a pour but, non pas de hâter, mais de provoquer la mort d'un malade, qui n'est pas encore à proprement parler au terme de sa vie.

Les raisons pour lesquelles une personne peut vouloir abréger sa vie quand la maladie ne lui laisse aucun espoir de survie n'appartiennent qu'à elle. En revanche, la question de savoir si, dans de tels cas, une aide pour mourir peut être permise par la loi ne peut faire abstraction du système juridique qui est le nôtre, des principes moraux sur lesquels ce système est fondé et de la déontologie médicale. C'est un tout indissociable, le socle d'une société libérale.

Dans la mesure où une loi à venir sur l'aide active à mourir toucherait à une situation humaine à laquelle de nombreux Français ont déjà été confrontés dans leur entourage, familial ou amical, et à laquelle ils ont sans doute déjà réfléchi, il incombe au législateur, me semble-t-il, de justifier sa décision aussi rigoureusement que possible, et pas seulement en se référant au vote d'une assemblée représentative de la population française.

Deux formes d'aide à mourir sont en cause dans ce que je viens de dire.

Il y a tout d'abord l'assistance au suicide ou suicide assisté - je n'aime pas du tout cette expression, car il va de soi qu'il s'agit de malades qui voudraient vivre. Il s'agit d'aider une personne à mettre fin à sa vie sans souffrance, en lui fournissant les moyens de le faire. Concrètement, cela prendre la forme d'un breuvage à avaler - c'est le cas par exemple en Suisse - ou d'une sonde intestinale à activer - ce qui se pratique en Oregon - lorsque les malades en phase terminale ou à un stade avancé de la maladie ne parviennent plus à avaler.

Il reste que, dans les cas que je viens d'évoquer, le malade, jusqu'au dernier moment, c'est-à-dire jusqu'au moment où la mort devient irréversible, reste souverain. Il peut donc exprimer sa volonté d'utiliser ces moyens, mais également celle d'y renoncer in extremis.

Par contraste avec ce que je viens de décrire, l'euthanasie consiste dans le fait qu'un tiers donne la mort à une personne qui le lui a demandé, ce tiers étant le plus souvent un médecin administrant une injection, acte qui intervient dans la majorité des cas alors que la personne est inconsciente et, donc, plus en mesure d'exprimer sa volonté au moment où s'enclenche le processus final et irréversible.

La différence entre ces deux types d'aide tient à ce que, pour le suicide assisté, la personne se reconnaît libre de ce qu'elle fait d'elle-même jusqu'au moment ultime et que, par ailleurs, elle se reconnaît souveraine de ce qu'elle fait elle-même jusqu'au dernier moment. En outre, l'aide qui lui est apportée et qui conduira à sa mort volontaire est une aide indirecte, c'est-à-dire que l'on donne à la personne les moyens de mettre fin à ses jours, moyens qu'elle peut utiliser ou pas jusqu'au dernier instant.

Dans de nombreux cas, la substance létale n'est pas administrée, les malades préférant différer ce moment ou tout simplement y renoncer.

En revanche, pour ce qui est de l'euthanasie, il en va tout autrement, ne serait-ce que parce que l'on peut imaginer qu'une euthanasie soit pratiquée sur une personne encore consciente, qui ne peut simplement plus du tout faire un geste. C'est un cas qu'il faudrait certes traiter à part.

Lorsque l'euthanasie concerne une personne inconsciente, ce qui correspond à la situation traitée dans le rapport du Comité consultatif national d'éthique, il est clair que le malade ne peut plus, au moment du processus final, exprimer sa volonté, qui est d'une certaine manière, le dernier espace de sa liberté, le fondement de l'intégrité de la personne humaine, de sa possibilité d'être souverain sur ce qu'il s'impose à lui-même.

Par ailleurs, l'intervention du tiers est directe : il s'agit d'administrer la mort.

Les problèmes juridiques que pose une éventuelle évolution de la loi sur ces deux points, aussi bien pour l'euthanasie que pour le suicide assisté, sont considérables.

Pour l'euthanasie, c'est évident : le fait d'administrer la mort est considéré dans notre code pénal comme un assassinat, même si la personne qui meurt est consentante, puisque cela ne constitue pas un fait justificatif.

Les fondements de notre code pénal, ainsi que les principes fondamentaux sur lesquels ce code est établi, à savoir la prohibition de tuer, sont issus de prescriptions religieuses qui, dans le cas qui nous intéresse, sont totalement laïcisées. Il reste que cette prohibition de tuer est au fondement de la notion d'intégrité personnelle et de respect de la personne humaine, qui est elle-même au coeur de notre conception libérale. Je ne peux pas imaginer une société libre qui apporte la moindre nuance à ce principe absolu et fondamental pour la dignité humaine.

Dans nos sociétés, le consentement et l'expression ultime de la volonté constituent aussi un principe fondamental, que l'euthanasie, telle que je l'ai décrite, lorsqu'il s'agit d'administrer la mort à une personne inconsciente, tend à bafouer.

Les choses ne sont pas si simples que cela pour le suicide assisté. Le fait de procurer à une personne les moyens de mettre fin à ses jours fait l'objet d'une jurisprudence qui tend à considérer cet agissement comme un crime. Incontestablement, le fait de ne pas empêcher une personne de se servir des moyens de mettre fin à sa vie est un cas caractérisé de non-assistance à personne en danger.

Mais, au moins dans le cas de l'assistance au suicide, est préservée la souveraineté, la volonté de la personne, cet ultime espace de liberté, qui lui laisse au dernier moment la possibilité de se servir ou pas des moyens de mettre fin à ses jours.

Les raisons qui poussent une personne à le faire n'appartiennent qu'à elle et ne peuvent pas être jugées. Je ne prononcerai donc pas le moindre jugement moral là-dessus, car cela a trait à la sphère la plus intime, la plus personnelle de l'être humain.

En revanche, il me semble essentiel de préserver l'intégrité du choix du malade à ce moment ultime, décision dont nous sommes collectivement responsables, dont nos sociétés sont responsables. Or j'ai le sentiment que ce principe pourrait être en partie violé par une loi prévoyant d'étendre l'euthanasie.

Pour finir, je citerai deux exemples.

Le premier concerne ces personnes qui veulent se marier au dernier moment, pas tellement dans la perspective d'une vie commune, bien sûr, mais simplement parce que, symboliquement, il est important pour elles de contracter une union dans les derniers instants. Il est inimaginable qu'une telle union puisse être enregistrée ou officialisée, voire reçue, indépendamment du prononcé d'une volonté : on ne peut donc pas imaginer qu'une telle union soit actée si l'une des deux personnes est inconsciente.

Second exemple, celui d'une personne qui, devenue inconsciente, a demandé à mourir, volonté que l'équipe médicale, confrontée à cette situation, déciderait d'accomplir. Dans ce cas, il est incontestable que la responsabilité médicale des médecins serait engagée  -je ne vois pas comment une loi pourrait faire abstraction de cette dimension. Il faudrait alors définir des critères précis, comme la demande maintes fois exprimée par le patient de mourir ou le fait qu'il était impossible de faire autrement que de donner la mort selon l'équipe médicale.

Ainsi, le risque que des décisions arbitraires soient prises serait écarté : ce ne serait plus la volonté d'un seul médecin ou soignant qui influerait sur la mort du malade, mais une délibération conduite en commun au sein d'une équipe médicale. Il reste que cet acte ne peut pas être considéré comme allant de soi.

J'ai confiance en la sagacité des juges pour donner, dans ce type de cas, des instructions particulières, sans pour autant prononcer des poursuites ou des sanctions pénales : il s'agit de signaler clairement qu'il y a là un type d'actes qu'aucune loi ne peut légaliser.

Il est inutile d'adopter une loi sur l'euthanasie pour reconnaître et simplifier ce type de procès ou de situation, dont la fréquence est nettement moindre, reconnaissons-le, que les cas dont on vient de parler de suicide assisté ou même d'euthanasie d'une personne consciente.

M. Bernard-Marie Dupont, médecin, juriste, professeur d'éthique médicale. - C'est un plaisir de pouvoir débattre de manière contradictoire et sereine sur un sujet éminemment complexe.

J'affirme d'emblée qu'il ne faut pas légaliser ni dépénaliser, tout en précisant que je ne roule pour aucune chapelle et aucun parti politique. Je suis médecin hématologue et professeur d'université. J'ai eu la chance d'apprendre à connaître les soins palliatifs en Angleterre, puis en France et au Canada.

Dans une société binaire, on oppose trop facilement les bons et les méchants, ceux qui font de la technique et ceux qui font de l'humain, les pro-euthanasie et les pro-soins palliatifs. En réalité, ce sujet est éminemment complexe et mérite que l'on s'attarde sur sa dimension médicale.

J'ai longtemps été professeur de philosophie dans l'enseignement secondaire et supérieur : les questions de la vérité, de la limite, du franchissement, de l'autonomie du sujet ou de son indépendance m'ont toujours posé problème. Je suis kantien, c'est-à-dire que je défends une morale déontologique, exigeante, qui n'a pas forcément bonne presse aujourd'hui.

Pour en finir avec mon parcours, je suis également avocat, spécialiste des dommages corporels. La dimension juridique est également importante à cet égard.

Ce qui me frappe dans tous ces débats, qui ont le mérite d'exister en dépit de leur complexité, c'est que très souvent, trop souvent, on se contente d'à-propos, d'approximations ou de comparaisons hâtives avec les expériences menées à l'étranger. En réalité, ce n'est pas si simple.

Je constate hélas que les médecins sont souvent mis en difficulté, parce qu'on leur demande tout et son contraire.

Prenons le phénomène du « mourir », il fut un temps où l'unité de lieu, de temps et d'action dans la mort était saine : soit le patient était en en vie, soit on faisait le constat de son décès. Par définition, la mort était d'origine cardiovasculaire. Cet instant complexe du passage de la vie à la mort, qui est une énigme encore aujourd'hui, était mis de côté. On se contentait de constater la mort.

Or tout a basculé en 1959, lorsque deux internes français, Pierre Mollaret et Maurice Goulon, au cours d'un débat international, ont rapporté les premiers cas de patients qu'ils avaient « maintenus » en vie grâce à une ventilation mécanique, c'est-à-dire un appareillage extérieur, à une époque où ce type de système n'existait pas encore. Ces jeunes médecins ont ainsi prouvé que la mort n'était pas un phénomène aussi simple qu'on le pensait.

Aujourd'hui, il est possible de maintenir un patient en vie ou, en tout cas, en survie au moyen d'un appareillage basique - c'est le principe du défibrillateur par exemple. De fait, on a assisté en moins de soixante-dix ans à une révolution de la définition de la mort : on est ainsi passé d'une définition qui, pendant des siècles, a correspondu à une mort cardiovasculaire, à celle d'une mort cérébrale. Le coeur n'est plus qu'accessoire.

Mollaret et Goulon, sans le savoir d'ailleurs, ont donné naissance à la réanimation médicale telle que nous la connaissons. Cette spécialité médicale extrêmement récente contribue certes à bien des progrès, mais elle a aussi abouti à des situations médicales auxquelles on n'avait pas l'habitude d'être confrontés. C'est ce que j'appelle moi-même un « purgatoire laïc » ou un no man's land, le cas de ces personnes qui ne sont pas vraiment mortes, mais qui sont silencieuses pour certaines, qui sont parfois simplement victimes de paralysie, d'hémiplégie, de tétraplégie, ou qui, pour d'autres, sont plus ou moins conscientes, avec des altérations plus ou moins graves et plus ou moins étagées du tronc cérébral et du tronc cérébelleux.

Il faut avoir conscience que les médecins ont été mis devant ce fait accompli, l'émergence de progrès technologiques qui permettent tous les jours de soigner et de sauver nos proches, avec comme corollaire des situations extrêmement complexes - qu'elles soient anonymes ou médiatisées, comme les affaires Vincent Humbert et Vincent Lambert, par exemple.

Je veux rappeler une donnée importante, qui est tout autant médicale que philosophique : en maintenant en vie - ou en survie, je ne sais pas comment le dire - certaines personnes, au moins artificiellement, on a remplacé le temps de la mort par la durée, qui est souvent aussi celle de l'agonie. La mort n'est plus ce passage tragique et angoissant : elle est vécue comme un moment délayé, y compris dans les unités de soins palliatifs.

La science, pendant ce temps-là, a progressé. On est parvenu à rendre chroniques un certain nombre de pathologies, qui étaient jusqu'à une époque très récente immédiatement mortelles. C'est le cas du cancer lorsque, comme souvent, il est pris en charge suffisamment tôt.

J'insiste aussi sur le fait que, dans notre société occidentale, la mort s'est déplacée soit vers les hôpitaux, soit vers les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), soit vers les plateaux techniques. En France, près de trois personnes sur quatre risquent de décéder dans une structure de type hospitalier, et pas à leur domicile. Aussi seront-ils confrontés à un univers difficile, froid et quelque peu déshumanisant.

Autre remarque importante, je trouve un peu curieux qu'en France on applaudisse la médecine quand elle permet d'obtenir des résultats - on demande aux médecins de guérir, de vacciner, de découvrir toujours plus -, mais qu'on lui reproche certaines innovations qu'elle a contribué à introduire, comme la réanimation médicale, qui peut tout et son contraire. Les médecins seraient « jupitériens », verticaux, fermés à tout débat et à toute collégialité. Alors, il faut reconnaître que le paternalisme médical a existé et que nous gardons certains réflexes par moment, mais je répondrai aussi que la culture médicale est un fait à prendre en compte : en France, pays plus latin que ne le sont les pays anglophones, règne en effet dans nos hôpitaux ce principe de verticalité, ce qui n'est pas pour autant irrémédiable.

Aujourd'hui, les patients en fin de vie bénéficient de nombreux traitements. Cette dimension médicale est essentielle, j'y insiste. À chaque fois que l'on apporte des soins à ces malades, au travers d'une sédation par exemple, je peux vous garantir que la frontière est extrêmement étroite entre la prescription à visée antalgique et celle qui ne l'est pas. Il est souvent extrêmement difficile de trouver le point de rupture entre une décision prise en vue d'une sédation, comme le prévoit la loi Leonetti, et l'euthanasie qui, je le rappelle, suppose un accord au moins tacite entre le malade et une autre personne.

Autrement dit, il est extrêmement facile de franchir cette limite, sans que l'on puisse réellement démontrer, le cas échéant, les intentions homicides parfois réelles de certains soignants.

Confronté à l'euthanasie en tant qu'acteur et praticien de soins palliatifs, je peux vous dire que j'ai presque toujours décelé, parmi les dizaines, voire les centaines de personnes que j'ai pu assister, une souffrance existentielle, c'est-à-dire philosophique. L'angoisse devant la fin de vie est réelle.

Aujourd'hui, d'une certaine manière, on demande aux soignants une réponse médicale à une question philosophique. Or le problème n'est d'abord ni médical ni juridique, mais existentiel : le sens de la vie, du passage, l'instant de la mort dépassent largement le seul cadre du droit ou de la médecine.

Que l'on soit du côté des personnes qui militent pour le droit à mourir ou du côté des personnes favorables aux soins palliatifs, il faut admettre que l'on ne parviendra pas à résoudre le problème seul dans son coin. Il convient par conséquent de sortir de cette opposition binaire.

Pour terminer, je paraphraserai un passage du fascicule numéro 70 du Jurisclasseur civil relatif à la mort du doyen Bernard Beignier, professeur de droit civil à Toulouse : la mort en tant que telle doit rester un phénomène a-juridique. 

En tant que praticien des soins palliatifs, ayant une vision concrète des choses, je pense qu'il faut apporter une réponse aux phénomènes récents que sont le manque de places dans les Ehpad, l'essor des maladies neurodégénératives, le vieillissement de la population. Nos concitoyens auront de plus en plus de mal à se faire soigner, à trouver des structures, des médecins, des hôpitaux dignes de ce nom. Que faire des personnes âgées ?

En dépit de la loi Leonetti, il est aujourd'hui extrêmement facile de faire disparaître quelqu'un sans même lui avoir demandé son avis. Je crains que, demain, si on légalise l'euthanasie, il n'y ait plus d'interdits.

Pour ma part, suivant en cela l'avis 63 du CCNE de janvier 2000, je suis favorable au maintien de l'interdit fondamental du « donner la mort » pour des raisons médicales. En revanche, je plaide pour la création d'une instance qui examinerait les exceptions à ce principe. Mais j'y insiste, ces exceptions ne feront que confirmer la règle.

Je suis en désaccord avec Mme Canto-Sperber sur un point : l'autonomie n'est pas l'indépendance. Le droit, ce sont des obligations qui engagent les deux parties. C'est une liberté fondamentale que de dire que l'on veut mourir ; en revanche, cette demande, ce choix engage la partie adverse, l'équipe soignante. Le patient n'est pas indépendant : il s'inscrit dans une histoire, une temporalité qui fait de lui un sujet autonome mais dépendant, c'est-à-dire en lien avec les uns avec les autres.

Il y a des droits de la mort, mais je ne pense pas qu'il y ait un droit à la mort. Il n'existe surtout pas un droit d'exiger des soignants qu'ils donnent la mort, parce qu'un patient aurait décidé de mourir.

M. André Comte-Sponville, philosophe, essayiste. - Merci de m'avoir invité. Je suis venu vous offrir un livre dont je suis l'auteur et qui s'intitule La clé des champs et autres impromptus. Le premier article de ce recueil concerne notre débat, puisqu'il porte sur l'euthanasie et le suicide assisté. Son titre est un clin d'oeil à Montaigne, la clé des champs signifiant le droit de s'en aller.

Je crois comme Montaigne, comme tous les Anciens, grecs et latins, et comme la plupart des penseurs non religieux aujourd'hui, que le droit de mourir, y compris volontairement, fait partie des droits de l'homme, même s'il est tout de même beaucoup moins important que le droit de vivre, et surtout beaucoup plus facile à assurer.

Le Sénat, lorsqu'il se préoccupe des moyens de vivre dignement de nos concitoyens, effectue un travail très compliqué. À côté, le droit de mourir est d'une assez grande simplicité, me semble-t-il.

J'ai été membre du Comité consultatif national d'éthique au début des années 2000. Je connais tous les arguments sur la fin de la vie, et je peux vous garantir qu'ils n'ont pas changé en vingt ans. En réalité, le sujet n'est pas si complexe que cela, même si juridiquement, il peut soulever un certain nombre de difficultés.

Le droit de vivre est plus important que le droit de mourir. La mort volontaire n'est pas du tout la liberté suprême, comme certains le prétendent, mais la liberté ultime. Dès lors que l'on aime la liberté, on a envie d'être libre jusqu'au bout, ce qui peut supposer, parfois, la mort volontaire.

Il ne s'agit pas du tout, malgré ce qu'en a dit notre Président de la République, du grand combat entre Éros et Thanatos, formule un peu inquiétante dans la bouche d'Emmanuel Macron, car cela laisserait entendre qu'il y a, comme l'avance Freud, d'un côté, la pulsion de vie et, de l'autre, la pulsion de mort. Évoquer à propos de la fin de vie un tel combat pourrait laisser croire qu'il y a, d'un côté, ceux qui sont pour la mort et qui sont donc favorables à l'euthanasie et, de l'autre, ceux qui sont pour la vie et qui y sont donc opposés.

Mais bien sûr que non ! Personne n'est pour la mort, tout le monde est pour la vie ! Nous sommes tous pour la vie et la liberté. La question de pouvoir mettre librement fin à sa propre vie est donc ouverte. Personnellement, je pense que le droit d'y mettre fin, je le répète, fait partie des droits de l'homme.

Ce que je connais de mieux en la matière est un alexandrin de Mallarmé, qui parle de ce « peu profond ruisseau calomnié la mort ». Cette dernière n'est pas un océan infini. En réalité, ce n'est même presque rien - surtout pour moi, qui suis athée -, voire moins que rien, comme le disait Lucrèce : c'est le néant. Je demande simplement à ce que chacun ait le droit de décider lui-même de sa mort dans certaines circonstances.

Souvenez-vous du cas Vincent Humbert, ce jeune homme de vingt ans, paralysé des quatre membres, aveugle, muet, ne pouvant plus bouger que le pouce de la main gauche, qui a supplié sa mère de l'aider à mourir. J'aurais fait comme lui et comme elle. Dès lors qu'il voulait mourir, de quel droit lui interdire de le faire ? Le jeune Vincent Humbert n'était pas en fin de vie. Autrement dit, il ne relevait pas de la loi Leonetti. Était-ce pour autant une raison pour l'empêcher de mourir ?

Mon ami Roland Jacquard, journaliste, et également mon premier éditeur, s'est suicidé à l'âge de 80 ans. Il n'était pas handicapé, mais il estimait qu'il avait assez vécu et a décidé d'en finir. Grâce à l'un de ses amis, il a pu mourir quand il l'a décidé. Tant mieux pour lui, mais tout le monde n'a pas la chance d'avoir un ami : on a donc parfois besoin de l'aide d'un médecin.

Il y a aussi le cas de la maladie d'Alzheimer. J'ai en tête l'exemple de mon père, qui souffrait de cette maladie, et à qui l'on a « offert » entre cinq et dix ans de vie supplémentaire au service de gérontologie de l'hôpital de Vaugirard. Personnellement, j'ai trois enfants : si je peux éviter à mes enfants le poids énorme, la souffrance, le souci d'avoir un père atteint d'Alzheimer pendant cinq ou dix ans, je le ferai en choisissant de mourir. C'est une question difficile, mais le droit au suicide fait partie des droits de l'homme, y compris quand on est atteint des premiers signes de cette maladie.

Ce droit suppose deux garanties.

D'abord, il faudra évidemment établir une clause de conscience, de telle sorte qu'aucun médecin, aucun soignant ne soit jamais obligé de donner la mort ni d'aider quiconque à mourir, si c'est contraire à ses valeurs morales ou religieuses. Une telle clause de conscience a été mise en place dans le cadre de la loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse (IVG). Bien loin d'en empêcher la légalisation, cette clause l'a rendue possible. Je ne vois pas pourquoi il en irait autrement de ce que j'appelle l'IVV, l'interruption volontaire de vie.

Ensuite, il faudra bien sûr distinguer - je rejoins en cela Monique Canto-Sperber - le suicide assisté et l'euthanasie. Le suicide assisté suppose que le patient prenne lui-même le comprimé, la substance ou le breuvage létal qui mettra fin à sa vie, ou qu'il appuie lui-même sur la pompe actionnant la perfusion qui lui enverra le produit létal dans les veines ; l'euthanasie, elle, implique qu'un tiers, le plus souvent un médecin, accomplisse l'acte létal.

Ce n'est pas du tout la même chose. Les médecins me disent souvent qu'ils n'ont pas fait ce métier pour tuer des gens. Je les comprends parfaitement, d'autant que nous ne sommes pas tous du même côté de la seringue, si je puis dire. Pour les patients, l'euthanasie ou, éventuellement, le suicide assisté correspond à un service que l'on demande. Pour le médecin, le soignant, ce n'est pas un service, mais un homicide, car c'est lui qui manipule la seringue ! Je comprends tout à fait que les médecins soient pour le moins réticents.

Dans tous les cas où le suicide assisté est possible, il faut bien sûr le préférer à l'euthanasie, parce qu'il évite de faire supporter à un tiers cet acte d'homicide. Or ce suicide assisté est presque toujours possible - probablement dans 90 % à 95 % des cas. Dans les quelques cas où cela ne l'est pas - celui du jeune Vincent Humbert, par exemple -, il faut que les patients puissent requérir légitimement l'euthanasie.

Je pense par conséquent qu'il faut légaliser à la fois le suicide assisté et l'euthanasie, tout en indiquant que, dans tous les cas où les deux modalités seraient techniquement possibles, il faut privilégier sans aucune hésitation le suicide assisté.

Je ne m'attends pas à ce qu'une loi sur le sujet soit consensuelle, parce que cela est impossible. Souvenez-vous de la loi Veil : le problème moral posé par l'avortement était alors infiniment plus grave que celui que soulève le suicide assisté, qui n'a trait qu'à sa propre personne, tout simplement. C'est d'ailleurs ce qu'écrit Montaigne dans ses Essais : en substance, on n'est pas un meurtrier quand on met fin à sa vie. C'est pourquoi la question du suicide fait partie des libertés, non pas suprêmes, encore une fois, mais ultimes.

Dès lors, ne cherchons pas un consensus, mais un apaisement. La loi Veil est très éclairante de ce point de vue. Rappelez-vous le climat de tension, de drame et d'injustice vis-à-vis de Mme Veil, dans lequel ce débat s'est déroulé. Certaines personnes fort respectables sont encore opposées aujourd'hui à l'avortement, à sa légalisation ou à sa dépénalisation, mais le débat est désormais serein.

Une loi légalisant l'euthanasie et le suicide assisté, loi qui, par définition, ne sera pas consensuelle quand elle sera votée, pourrait favoriser un apaisement que, pour ma part, j'appelle de mes voeux.

M. Jacques Ricot, philosophe, chercheur associé au département de philosophie de l'université de Nantes. - Je vous remercie de nous offrir la possibilité de dialoguer, parce que, finalement, ces occasions existent, mais ne se concrétisent pas comme il le faudrait. Je le dis parce qu'il m'est arrivé de croiser André Comte-Sponville lors de colloques au cours desquels nous avons traité, et l'un et l'autre, de la question du suicide, qu'il m'est arrivé également de lire Monique Canto-Sperber ou Bernard-Marie Dupont, mais que nous n'avons jamais vraiment eu la chance - c'est un vrai regret de ma part - d'échanger nos arguments de manière sereine et apaisée.

Je ne suis pas un soignant, et encore moins un législateur, mais un simple philosophe. Depuis plus de trente ans en outre, je fréquente de façon quasi hebdomadaire les services hospitaliers, les services de soins palliatifs - j'ai été pendant dix-sept ans membre du comité d'éthique du CHU de Nantes. Étant moi-même bénévole d'accompagnement, je rencontre les personnes en fin de vie, ainsi que beaucoup de soignants, et j'apprends énormément à leur contact.

Durant huit ans, je me suis interdit de prendre la parole publiquement ou d'écrire quoi que ce soit sur cette question, qui était déjà, dans les années 1990, fortement idéologisée. Il m'a fallu fréquenter les services, revêtir parfois la blouse blanche pour oser balbutier un certain nombre de réalités, que j'ai apprises à côté de ceux qui sont au contact régulier, quotidien, des personnes en fin de vie. Il m'a fallu huit ans pour entrer dans la complexité du sujet.

J'aimerais vraiment que tous ceux qui parlent aujourd'hui haut et fort de cette question fassent cette même expérience, j'allais dire, d'humilité, qui ne consiste pas seulement à examiner des arguments, mais à connaître de l'intérieur ce qui se joue dans cette alliance thérapeutique si singulière et étrange, et qui est, pour moi, et de loin, la source d'enrichissement et d'instruction la plus élevée.

Ce n'est pas la première fois que des parlementaires m'invitent à réfléchir avec eux. J'ai énormément appris aux côtés de deux d'entre eux, avec lesquels je suis resté en contact : d'une part, le député de droite Jean Leonetti ; d'autre part, le député communiste Michel Vaxès, mort en 2014. Nous étions en accord absolu sur ces questions, alors même que ce dernier parlait, s'agissant de la légalisation de donner la mort, de « rupture civilisationnelle ».

Je ne vois pas comment une société peut instituer un droit de l'homme qui serait le droit au suicide. Les bras m'en tombent, philosophiquement et juridiquement parlant. Bien entendu, c'est une liberté, que Montaigne honore par ses beaux textes sur la « clé des champs », une liberté individuelle comme le disent les juristes, mais cela n'est pas un droit.

J'ai beaucoup apprécié la différence éthique faite tout à l'heure entre le geste euthanasique et le geste qui consiste à fournir un poison mortel à quelqu'un. Il s'agit de deux choses bien différentes, et je suis bien content d'avoir entendu André Comte-Sponville le dire ainsi, d'autant que j'avais cru lire que, pour lui, l'euthanasie n'était qu'une assistance médicale au suicide. Ce n'est pas ce qu'il vient de déclarer, et je m'en réjouis.

La semaine dernière, j'étais en visioconférence avec des médecins autrichiens - l'Autriche a légalisé le suicide assisté il y a un an. Ils m'ont livré le témoignage, la preuve que le suicide assisté et l'euthanasie étaient deux choses bien distinctes. Aujourd'hui, ces médecins, comme la société autrichienne dans son ensemble, sont tout à fait hostiles à une légalisation de l'euthanasie. Ils admettent le suicide assisté, mais refusent l'euthanasie avec la dernière énergie, y compris dans ces cas extrêmes où le malade n'aurait pas les moyens de porter lui-même le poison mortel à la bouche.

C'est d'ailleurs ce qui se passe dans la dizaine d'États américains qui ont légalisé le suicide assisté : le médecin est épargné de ce genre de geste létal. S'il commettait cet acte, il serait sanctionné par les tribunaux.

L'euthanasie et le suicide assisté sont deux choses différentes. Dans un récent article, le juriste Yves-Marie Doublet indique que le suicide assisté concerne 0,6 % des cas de mort assistée dans l'État de l'Oregon, alors que dans les pays qui ont légalisé l'euthanasie
- Canada, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas et Espagne - la proportion d'euthanasies est quatre à cinq fois plus élevée que celle de suicides assistés, voire sept à huit fois plus, si l'on tient compte des euthanasies non déclarées. Selon les législations en vigueur, les dynamiques sont différentes.

D'abord, qu'est-ce que soigner veut dire ?

Je m'étonne d'entendre dire que l'euthanasie serait un soin. D'ailleurs, c'est non pas une affaire de dignité - il faut arrêter d'employer ce terme falsificateur, comme l'a rappelé M. Comte-Sponville -, mais de liberté.

Il nous faut trouver un consensus sur les termes employés. C'est une question d'ordre non seulement lexicographique, mais également d'éthique. Soigner, c'est guérir quand c'est possible et soulager toujours. Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), donner la mort n'est pas un soin. L'euthanasie n'est effectivement pas un soin, car elle ne complète pas l'accompagnement médical, mais l'arrête ; elle ne succède pas aux soins palliatifs, mais les interrompt ; elle ne soulage pas le patient, mais l'élimine. Soulager la souffrance, ce n'est pas faire disparaître le souffrant, comme l'écrivait déjà en 1938 Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune.

En février dernier, treize organisations, qui rassemblent quelque 800 000 soignants, notamment ceux qui se trouvent au contact régulier de la gestion de la fin de vie, ont appelé à « laisser le monde du soin à l'écart de toute implication dans une forme de mort administrée ». Une telle pratique contredit en effet le sens qu'ils essayent de donner à leur fonction. Toujours selon elles, « une légalisation d'une forme de mort médicalement administrée emporterait une modification essentielle de l'éthique soignante, en changeant le sens du mot soin ». Disciples de Socrate, philosophes ou non, nous devons être attentifs au sens des mots que nous utilisons. Puisse le législateur ne pas appeler « soin » un tel geste qui contredit le soin. Cela reviendrait à changer profondément le sens du métier de soignant, alors même qu'il est difficile de recruter, de former et d'accompagner.

J'apprécie que la clause de conscience spécifique soit envisagée, si l'évolution législative allait dans le sens que beaucoup de personnes souhaitent. Je précise que ce n'est pas la même chose que l'objection de conscience, que l'on trouve à l'article 47 du code de déontologie médicale. Sur le plan juridique, elles n'ont pas la même solennité : la première dépend du législateur, la seconde relève du règlement, qui est plus facilement modifiable. Du reste, personne ne semble contester l'idée d'instaurer cette clause de conscience.

À l'occasion d'une invitation à une conférence organisée par les responsables de quarante Ehpad et autres établissements médico-sociaux - ce ne sont ni des religieux ni des élus, mais des gens de terrain -, j'ai entendu leur souhait d'individualiser la clause de conscience et de la voir s'appliquer à leurs institutions. Selon eux, en effet, il leur appartient de dire à chaque patient, au travers d'une charte, que leur vie compte. D'ailleurs, il n'y a pas, semble-t-il, beaucoup de demandes persistantes d'euthanasie au sein de leurs établissements.

Selon le responsable de la maladie de Charcot à l'hôpital de Bordeaux, sur trois cent soixante malades, seule une personne a persisté à demander l'euthanasie. Je peux témoigner également de situations difficiles, mais beaucoup plus rares, à l'instar de celles dont les médias s'emparent. Le législateur doit-il pour autant se laisser impressionner par le discours médiatique, qui va dans le sens du spectacle et de l'émotion ?

J'en viens, ensuite, à ma seconde question : qu'est-ce qu'un législateur ? Je ne vous ferai pas la leçon - votre métier est noble et difficile -, mais j'exprimerai simplement plusieurs affirmations. Le droit pénal a non pas simplement une fonction répressive, mais également expressive et symbolique. À ce titre, il a pour objet de traduire les valeurs d'une société. Aussi, est-il bien utile de céder à la « fureur de légiférer », pour reprendre l'expression de M. Badinter ?

En effet, n'est-il pas tout aussi noble de dire que, dans certaines circonstances, le législateur doit s'abstenir, comme le suggérait le doyen Beignier ? La société n'a pas pour fonction de garantir les moyens de se suicider. Moi-même, je ne sais pas ce que je ferais dans une telle situation, peut-être céderais-je, par amour ou par amitié, à une telle sollicitation. Pour autant, je ne souhaite pas que la loi soit modifiée parce que je l'aurais transgressée. Si tel était le cas, il faudrait que je rendre compte de mon acte, qui serait, je l'espère, jugé avec indulgence par le tribunal civil et par celui de ma conscience. Du reste, pour Georges Canguilhem, médecin et philosophe, « en ces affaires compliquées, où quelquefois le médecin se trouve seul à seul avec son patient, il est nocif de légiférer ».

J'aimerais également mentionner une remarque de Portalis, selon laquelle, dans un siècle, seules trois ou quatre lois sont destinées à perdurer. Or il y a déjà eu quatre lois - le 9 juin 1999, le 4 mars 2002, le 22 avril 2005, et le 2 février 2016 -, en à peine dix-sept ans, et une cinquième est envisagée ; laquelle va perdurer ? « Ne légiférez qu'en tremblant », disait le doyen Carbonnier, un autre grand juriste. Le législateur doit aussi savoir se retenir.

La loi doit être générale, ainsi que l'a démontré Aristote. Si elle entre dans les détails, ce n'est plus une loi. Fallait-il aller plus loin que la formulation initiale de l'article 1er de loi Claeys-Leonetti, selon laquelle les actes médicaux « ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable » ? Le législateur l'a cru bon, en ajoutant, lorsque les traitements « apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie ». Ainsi rédigé, l'article de loi ne permet pas le jugement déontologique du médecin ou judiciaire du juge. D'ailleurs, n'assistons-nous pas à une confusion entre le judiciaire et le juridique ? Il faut donner leur place aux jugements judiciaires, éthiques et médicaux.

Paul Ricoeur est, à ma connaissance, le seul grand philosophe de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle à avoir cherché à connaître de l'intérieur la problématique de la fin de vie - il a encadré des thèses sur les soins palliatifs. Ce débat semble opposer la revendication autonomiste d'individus à la difficulté de l'entendre, alors qu'il faut toujours que tel soit le cas.

L'article L. 1111-4 du code de la santé publique, issu de la loi du 4 mars 2002, indique que « toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu'il lui fournit, les décisions concernant sa santé ». C'est bien la personne qui, ultimement, doit consentir à ce qui lui est proposé, qu'il s'agisse d'examens diagnostics ou de traitements. Tel est, selon moi, le point le plus important du code de la santé publique.

L'important est non pas de dire que l'on est passé d'un paternalisme médical à un consumérisme médical, où le patient déciderait souverainement de ce qui est bon pour lui, mais d'affirmer que nous sommes dans une alliance thérapeutique, comme en témoigne le texte rédigé par les treize organisations, auquel j'ai fait précédemment référence. Lorsque la culture palliative est bien avancée, lorsque la formation est bien faite, seulement 0,3 % des personnes concernées, selon la seule étude chiffrée que je connaisse, persistent à demander l'euthanasie. Certes, près de 90 % des bien portants sont en faveur de la légalisation de l'euthanasie, mais seuls 0,3 % de ceux qui sont dans cette situation la réclament.

Interdire, ce n'est pas empêcher. Il ne faut pas que la loi se mêle de trop de choses. Il faut laisser faire la conscience morale et le jugement du juge.

Ma boussole est la citation suivante de Paul Ricoeur : « S'il faut avouer que les pratiques clandestines d'euthanasie active sont inéradicables et si l'éthique de détresse est confrontée à des situations où le choix n'est pas entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire, même alors le législateur ne saurait donner sa caution. » Je précise auparavant qu'il y a plus d'euthanasies clandestines en Belgique qu'en France proportionnellement à la population. Paul Ricoeur ajoute : « A-t-on oublié la réflexion d'Aristote sur l'équité confiée au sage lorsque la loi, trop abstraite et trop générale, ne peut plus prononcer une parole de justice dans une situation concrète marquée par l'urgence et la détresse ? »

Enfin, je citerai les propos écrits par Chesterton - j'ai placé cette citation en épigraphe de ma préface au livre Euthanasie, l'envers du décor - dans un livre sur l'eugénisme, paru en 1922 : « une loi produit toujours des fruits, bien au-delà de ce qu'elle avait cru circonscrire au départ ». Cela pourrait s'appliquer aujourd'hui.

En répondant à une demande qui émane du corps social et non pas de la majorité des personnes confrontées à une telle situation, on crée une offre. Comment pourrais-je continuer à donner le goût de vivre à ma mère, qui lit la presse, et ainsi faire mon devoir de fils, en lui montrant toute mon affection ? Je crains que la normalisation des esprits, qui est en cours au Canada en particulier, où 7 % des décès sont pratiqués par euthanasie, ou en Belgique, où les restrictions au départ sont levées les unes après les autres, nous fasse entrer dans une civilisation qui n'est pas celle que Michel Vaxès - un athée de gauche - appelait de ses voeux. Il faut faire attention à l'imaginaire que nous sommes en train de mettre en place et aux modifications de nos représentations.

Mme Brigitte Micouleau. - Monsieur Comte-Sponville, vous avez récemment écrit que dans certaines circonstances le droit au suicide devrait être garanti. Aussi, comment établir clairement les situations dans lesquelles le suicide assisté pourrait devenir légal ?

Une grande majorité de nos concitoyens serait favorable à l'euthanasie, mais est-ce également le cas du corps médical et des enseignants ? Si notre législation évolue, vous estimez que la clause de conscience serait indispensable, mais ne sera-t-elle pas invoquée par une majorité de soignants ?

M. Philippe Mouiller. - Qui dit droit à mourir dit obligations. Quelles sont donc les obligations qui pèseraient sur l'État, voire sur les sociétés privées, en matière d'organisation, de formation - je pense à l'accompagnement psychologique des médecins -, d'assurance, et de risque contentieux ? Il faut imaginer l'ensemble des scénarios qui découlent de la légalisation du droit à mourir, dont l'interprétation peut varier, entre ce qui est écrit dans la loi et ce qu'ont précisé les services administratifs. Jusqu'où irons-nous ?

Les partisans de ce droit illustrent souvent leur propos à partir de cas extrêmes, qui ne représentent que peu de personnes. Deux expressions reviennent toujours : souffrir et être une charge pour la famille. Premièrement, nous comprenons la souffrance physique d'une personne en fin de vie, mais la souffrance psychologique, qui existe, soulève la question de la motivation : à quoi renvoie cette souffrance ? De qui est-ce la souffrance ?

Deuxièmement, la légalisation d'un tel droit reviendrait à modifier les principes juridiques et fondamentaux de notre société, pour que la personne qui vieillit ne se considère plus comme une charge pour sa famille ! D'ailleurs, de quelle nature serait cette charge ? Morale, matérielle, et pourquoi pas financière ? Instaurer un droit de ne plus être une charge soulève des questions fondamentales pour notre société. Si tel était le cas, ce serait plutôt effrayant.

Mme Victoire Jasmin. - Dans les conditions actuelles de fonctionnement des hôpitaux - les moyens humains et matériels sont quasiment inexistants -, les démarches s'apparentent quelquefois à des maltraitances sanitaires - je pense à l'utilisation du Rivotril ou aux sédations permises en dehors de tout protocole.

Aujourd'hui, il est très difficile de prendre des décisions en la matière et d'appliquer des procédures dans les hôpitaux. Or je m'interroge, car dans mon département la population est de plus en plus vieillissante ; est-ce que les personnes concernées ont véritablement d'autres choix que ceux que vous préconisez ?

Mme Jocelyne Guidez. - Que pensez-vous de l'accompagnement actuel des familles au moment où l'un de leurs membres est sur le point de les quitter ?

Quelque vingt-quatre départements sont dépourvus d'une unité de soins palliatifs. Par conséquent, une personne qui a perdu sa tête ne peut pas partir en toute dignité. Pour les familles, c'est désastreux. Aussi, comment pourrait-on garantir l'accès de chacun à un accompagnement à la fin de vie, quels que soient leur pathologie et leur lieu de vie ?

Ne faudrait-il pas être capable de faire respecter la loi Claeys-Leonetti avant d'envisager de légaliser l'euthanasie ?

Mme Catherine Deroche, présidente. - Restons-en à l'aspect philosophique. Des tables rondes de juristes et de médecins auront lieu par la suite.

Mme Laurence Cohen. - Le sujet est délicat, car nous intervenons en tant que législateurs sur une question qui relève de l'intime. Au sein du groupe CRCE, et c'est sans doute aussi le cas dans les autres groupes politiques, notre position ne peut être que plurielle. L'enjeu n'est pas idéologique, mais religieux dans une certaine mesure ou de conviction lorsqu'on est athée.

Faut-il vraiment légiférer sur ce sujet ? On légifère de plus en plus et je m'interroge sur le bien-fondé de cette tendance. Toutefois, il est vrai qu'il faut un cadre si l'on veut éviter les dérives. En outre, il peut arriver que l'on doive accompagner un proche et que l'on se trouve confronté à la situation douloureuse de ne pas pouvoir répondre à ce qui est en réalité un appel à l'aide.

Je souscris aux propos de Victoire Jasmin sur l'insuffisance des moyens pour les soins palliatifs. Quand une personne demande à mourir et qu'on ne peut lui répondre qu'en adoucissant sa fin, mais en faisant perdurer ce temps perçu par elle comme extrêmement long, le sentiment d'impuissance est terrible pour ceux qui l'accompagnent et la douleur est bien plus forte encore pour la personne qui va partir.

Il faut donc légiférer. Il s'agit d'une liberté que nous devons laisser à chacun, tout en veillant à créer les conditions de l'égalité face à elle : telle est ma conviction.

D'après mon expérience sur le terrain, la loi Claeys-Leonetti est particulièrement peu connue. Elle n'est pas appliquée et cela pose problème.

M. Laurent Burgoa. - En tant que législateurs, nous devons garder à l'esprit que la loi est générale. La fin de vie est un sujet qui relève de l'intime et qui ne recouvre que des cas particuliers sur lesquels on ne peut pas généraliser.

Dans notre société, on a tendance à confondre la loi et la morale, ce qui me conduit à poser deux questions : toutes les lois sont-elles morales ? La morale doit-elle toujours être légalisée ?

M. Alain Milon. - Les parlementaires sont indemnisés pour faire la loi et pas pour multiplier les textes : je souscris à ce qui vient d'être dit. Le premier article de la loi Claeys-Leonetti, issu d'un amendement présenté au Sénat, prévoit que l'on installe des services de soins palliatifs sur tout le territoire national. Or il se trouve que, si ces services se déploient désormais un peu partout, les soins palliatifs ne sont pas mis en place comme il le faudrait : en effet, ils devraient intervenir dans l'accompagnement du patient depuis le début de sa maladie et non pas simplement à la fin de sa vie. Si c'était le cas, on éviterait sans doute les problèmes qui se posent aujourd'hui sur l'euthanasie et la fin de vie.

Vous avez différencié à juste raison le suicide assisté et l'euthanasie. Toutefois, comment être certain que le demandeur dispose de la plénitude de ses moyens intellectuels ?

Il me semble que nous sommes en train de subir la « dictature » de la philosophie, même si le terme est sans doute un peu fort. Pourquoi opposer la dignité et la liberté ? En tant que médecins, nous avons la liberté de tuer, mais en avons-nous la dignité ?

M. Olivier Henno. - Lors de l'examen de la loi bioéthique, j'avais été bouleversé par le propos du professeur Delfraissy selon lequel on meurt mal en France. La question des soins palliatifs se pose, en particulier à domicile.

S'il faut prendre en compte les enjeux de la souffrance et de la charge, il ne faut pas non plus négliger ceux de la dignité et de l'autonomie. Le regard que nous portons sur la mort semble évoluer : on en arrive à craindre moins la mort que la vie sans autonomie et sans dignité. La loi Claeys-Leonetti permet à certains malades de partir dans la dignité : celui qui souffre d'une insuffisance respiratoire pourra demander que l'on arrête le respirateur, mais cela ne sera pas forcément possible dans d'autres situations. D'où la décision que prennent certains de se rendre en Belgique ou en Suisse : c'est alors la question de l'égalité qui se pose, car tout le monde n'a pas les moyens de faire ce choix.

En tant que philosophes, considérez-vous que notre regard sur la mort est devenu plus tranquille ? N'y a-t-il pas un changement anthropologique qui est à l'oeuvre, certaines personnes préférant la mort tranquille non pas pour éviter la souffrance ou la charge, mais pour préserver leur dignité et leur autonomie ?

Mme Annick Jacquemet. - Je suis élue du département du Doubs, celui de la députée Paulette Guinchard, qui a toujours été opposée à l'aide active à mourir et au suicide assisté. Toutefois, quand elle a elle-même été confrontée à la maladie, elle a choisi de partir à l'étranger pour qu'on l'aide à finir ses jours dans les conditions qu'elle avait choisies. Il me semble, comme l'a dit M. Comte-Sponville, qu'il s'agit d'une « liberté » et d'un choix que l'on peut donner à certaines personnes qui souhaitent partir comme elles l'entendent.

Les personnes dépendantes peuvent sentir qu'elles sont une charge pour leur famille ou leur entourage. Comment les médecins parviennent-ils à distinguer ce qui relève d'un souhait réel de mourir et la volonté de ne pas être une charge pour la famille et la société ?

À Bruxelles, une jeune fille de 23 ans a demandé une aide à mourir à la suite d'un fort choc émotionnel qui lui a causé des problèmes psychologiques. Comment éviter les dérives, alors que les souffrances psychiques sont sans doute plus difficiles à identifier que les souffrances physiques ?

Mme Monique Canto-Sperber. - Le cadre de mon intervention était défini très précisément : il s'agissait de savoir si la loi Leonetti pouvait être complétée ou reprise dans le cas spécifique de personnes affectées par des maladies graves et incurables et qui ne sont pas au terme de leur vie, de sorte que l'application d'une sédation profonde ne peut pas valoir. Si ces personnes souhaitent arrêter leur traitement avec un pronostic fatal à court terme ou bien si elles souhaitent être aidées dans une démarche finale, cela s'inscrit clairement dans un accompagnement de fin de vie pour raison médicale.

Certes, la question des souffrances psychologiques, tout comme celles de l'accompagnement des familles ou des soins palliatifs, est très intéressante. Mais je me suis placée dans l'hypothèse selon laquelle les personnes concernées par mon propos avaient accès aux soins palliatifs. Tel est donc le cadre de notre réflexion sur la nécessité d'une proposition de loi.

J'ai été très sensible aux remarques que vous avez faites, en tant que législateurs, sur l'obligation de minimalisme en matière de loi. En effet, quand les textes sont trop nombreux, cela contribue à rendre la loi impuissante et maximise le risque de contradiction. En outre, il faut éviter de proposer un autre texte, alors qu'une loi existe déjà et n'est pas appliquée. Quoi qu'il en soit, si un nouveau texte devait être examiné, il est certain que sa cohérence avec l'ensemble des principes du système législatif devra être considérée.

J'ai tenté d'apporter un éclairage philosophique pour contribuer à mieux définir ce que pourrait être la portée d'une loi. Cet éclairage est nécessaire, car les principes moraux sont à la base des systèmes légaux et les inspirent, du moins dans les sociétés démocratiques. On peut donc difficilement envisager une évolution de la loi qui y porterait atteinte.

On ne peut pas remettre en question la différence qui existe entre un droit et une liberté, le droit créant une obligation d'exécution. Qu'il y ait un droit au suicide selon lequel une personne pourrait exiger qu'on lui donne les moyens d'accomplir sa volonté reste difficile à envisager. En revanche, personne ne conteste la liberté de se suicider, si l'on s'en tient au monde de l'immanence. La liberté est donc acquise quand le droit est en question.

Cela est d'autant plus vrai qu'il ne s'agit pas d'inscrire dans la loi un droit qui s'appliquerait aux malades, mais de permettre aux soignants, sans poursuite pénale, de laisser la personne se suicider. Le terme de « dépénalisation » serait donc plus justifié que celui de « légalisation » au sens propre. Dans cette perspective, la souveraineté de la personne qui exprime sa volonté de se suicider est une valeur essentielle, et cela jusqu'au moment où elle accomplit l'acte.

Dès lors, l'objection que vous avez exprimée sur l'impossibilité de toute certitude quant au fait que la personne dispose de tous ses moyens intellectuels et est pleinement souveraine de sa décision est parfaitement justifiée. Toutefois, dans laquelle de nos décisions humaines peut-on garantir que la raison l'emporte et que les passions, des sentiments passés ou des attachements variés n'interfèrent pas ? Une décision humaine résulte toujours de la conjonction de multiples facteurs, de sorte qu'il est quasiment impossible qu'elle découle, dans une pureté absolue, uniquement de la lucidité de la personne qui la prend et de la possession qu'elle a de ses moyens intellectuels. Dans les pays qui ont dépénalisé ou légalisé l'assistance au suicide, le processus prévoit une évaluation non pas pour remettre en cause la liberté de la personne d'exprimer sa volonté, mais pour tenter de l'éclairer afin qu'elle puisse pleinement se l'approprier.

Un principe fondamental sur lequel je veux insister est celui de la liberté de la personne, souveraine sur ce qui lui arrive, principe qu'a notamment reconnu la loi de 2012. Par ailleurs, il est également essentiel de respecter le principe de la non-intrusion d'autrui, l'aide devant rester indirecte. En effet, une loi qui légaliserait la possibilité de donner la mort serait contradictoire avec nos principes moraux et avec l'architecture même de notre code pénal. Je suis donc tout à fait opposée à une légalisation de l'euthanasie et même à sa dépénalisation.

Néanmoins, on ne peut pas ignorer le cas d'une personne qui demanderait à mourir de manière répétée et dont l'entourage pourrait attester la détermination. Le médecin se trouve alors responsable de sa décision, comme cela se passe aujourd'hui : si l'équipe médicale donne à la personne un moyen de mettre un terme à sa vie, sa responsabilité est engagée. C'est absolument inévitable, car l'acte découle forcément d'une décision humaine de donner la mort. Il peut ne pas y avoir de poursuites pénales et l'instruction peut être rapide, dès lors que l'équipe médicale présente des éléments justifiant sa décision au regard de la situation du patient et de l'accord de la famille. Cela est tout à fait possible, mais il ne s'agit pas d'une dépénalisation de l'acte qui consiste à fournir à autrui ce qui lui permettra de mettre un terme à sa vie.

M. André Comte-Sponville. - Premièrement, il ne s'agit pas d'opposer la dignité et la liberté et il me semble que l'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) se trompe sur le vocabulaire. Il s'agissait de dire que certains de nos compatriotes meurent dans des conditions indignes, mais il va de soi que tous les êtres humains étant égaux en droit et en dignité, le mourant, même s'il souffre atrocement, a exactement la même dignité que ceux qui sont en bonne santé. La question n'est donc pas de dignité, mais de liberté.

Deuxièmement, il n'y a pas de vide juridique ni de silence de la loi. La mort n'est pas en dehors du droit, puisque l'homicide est interdit, de sorte que le médecin qui la donne est coupable. Certes, il faut légiférer le moins possible, mais parfois il faut le faire.

Troisièmement, il n'y a pas à choisir entre les soins palliatifs et l'euthanasie. On ne peut être que favorable au développement des soins palliatifs, d'autant que selon les médecins, mieux ils s'appliquent, plus la demande d'euthanasie recule.

Quatrièmement, dans quelles conditions peut-on rendre l'assistance au suicide légale ? Robert Badinter, constatant que le suicide n'était pas considéré en France comme un délit, se demandait pourquoi l'assistance au suicide en serait un. Il y a certes un paradoxe, mais il faut établir des limites et l'assistance médicale au suicide ne peut être autorisée que dans certains cas, qui sont selon moi le handicap très lourd, la maladie grave et incurable et l'extrême vieillesse. Il ne s'agit pas d'autoriser l'assistance au suicide dans n'importe quelle circonstance.

D'où la question du « droit de mourir », qui doit être distingué du « droit à mourir ». Les droits-libertés - « droit de » - sont définis par des interdits, alors que les droits-créance - « droit à » - le sont par des obligations. Si j'ai le droit de vivre, personne n'a le droit de me tuer ; si j'ai le droit à vivre, il faut que l'on m'assure les moyens de vivre. La notion est la même dans le cas du droit opposable au logement, qui implique que quelqu'un a l'obligation de me loger, en l'occurrence l'État. Par conséquent, je ne revendique pas un droit à la mort, mais le droit de mourir, non pas un droit-créance, mais un droit-liberté qui ne suppose aucune obligation, mais un interdit : personne n'a le droit de m'empêcher de mourir, si je veux le faire pour des raisons qu'une évaluation médicale a établies comme légitimes.

C'est pourquoi la clause de conscience pour le soignant est essentielle. Il est exclu de forcer un soignant à pratiquer une euthanasie ou à aider quelqu'un à se suicider si c'est contraire à ses valeurs morales ou religieuses.

Je suis un libéral : de quel droit la République prétend-elle limiter ma liberté quand celle-ci ne nuit aucunement à celle d'autrui ? Dès lors que l'on aime et la vie et la liberté, on ne peut que souhaiter que la vie soit libre jusqu'au bout.

M. Bernard-Marie Dupont. - Monsieur Comte-Sponville, il y a une différence entre l'IVG et l'euthanasie. Je suis un praticien à la fois de la médecine et du droit. Dans l'IVG, on peut identifier le geste et le calibrer, mais il est beaucoup plus compliqué de le faire en ce qui concerne l'euthanasie. La pratique quotidienne en est la preuve et je ne parle pas des affaires très médiatisées, traitées souvent de manière caricaturale.

Vous avez parlé du grand âge, mais celui-ci a été créé de toutes pièces, en grande partie par les médecins. Pourquoi considérer qu'il faut en finir avec le grand âge, parce qu'il coûte cher, qu'il ne sert à rien ou qu'on y aurait perdu sa dignité ? Au quotidien, malgré mon expérience, je peux passer des heures sur un dossier et être incapable de décider s'il y a eu une intention d'euthanasie ou pas. C'est une question extrêmement compliquée et je vous mets en garde sur cette grande différence.

La demande d'IVG repose sur un constat simple - le nombre de semaines d'aménorrhée - et sur des examens qui confirment l'existence d'une grossesse. Pour ce qui est de la fin de vie, il est très facile pour un médecin de faire partir quelqu'un sans être poursuivi, et c'est bien là le problème.

Vous invoquez la clause de conscience, mais selon moi elle n'est pas du tout satisfaisante. Si l'on me demande un acte d'euthanasie, je ne me déroberai pas et je verrai si je peux et dois y répondre. Et si je commets un acte d'euthanasie, je souhaite qu'il soit porté à la connaissance du parquet pour que, en vertu du droit, l'on décide ou non de me poursuivre ou de classer l'affaire. En effet, au nom de quoi les médecins seraient-ils autorisés à commettre des gestes qu'ils ne maîtrisent pas ?

Est-on jamais sûr de savoir si un patient est libre ou éclairé ? Je ne suis pas d'accord avec la réponse de Mme Canto-Sperber. Certains traitements de cancérologie ont pour effet secondaire d'induire une dépression. Faut-il la considérer comme un effet secondaire du médicament et la combattre par anticipation grâce à un antidépresseur ; ou bien faut-il considérer la demande d'aide à mourir qui découle de cette dépression comme l'expression libre d'une conscience éclairée et informée ? À ce stade de mon expérience médicale, je suis incapable de répondre.

Certes, il faut disserter, mais comment faire au quotidien quand un dossier médical de sept cents pages, sur le fondement duquel une personne risque de se retrouver devant le tribunal, finit par se résumer en une seule phrase ? Il est extrêmement dangereux de se reposer sur le fait qu'il y aura toujours une clause de conscience. Pour moi, l'opportunité d'une telle clause est un faux problème ; l'essentiel est de savoir à quoi et à qui j'ai affaire et quelle a été la nature de la demande.

Dans toute ma carrière, je n'ai jamais rencontré qu'une seule personne pour laquelle je suis certain que la décision était fondée, libre et éclairée. Pour le reste, je suis entièrement d'accord avec les propos d'Agnès Buzyn dans Le Monde du 17 mars dernier sur les dérives possibles. Nous sommes trop souvent dans un discours de bien portants.

J'ai connu Paulette Guinchard et j'ai eu l'occasion de travailler avec elle : elle était admirable et connaissait bien le monde de l'hôpital. Ce que montre son exemple, c'est que l'on peut changer d'avis selon la situation où l'on se trouve. On pourrait aussi citer le cas d'Henri Caillavet et de bien d'autres. Il faut laisser ouverte la possibilité de mourir. Je suis très inquiet à l'idée que l'on risque de ne pas tenir compte des détails internes au processus, qu'il s'agisse de la prescription, de la prise en charge ou de la nature de la demande. Un patient demande-t-il vraiment à mourir ou cherche-t-il surtout à ne pas être un poids ou une charge pour son entourage ?

En outre, qu'est-ce que le très grand âge ? Et au nom de quoi ceux qui ont atteint ce stade devraient-ils partir ? Où placera-t-on le curseur, à 90 ans, avant ou après ?

M. André Comte-Sponville. - Je n'ai parlé que de personnes qui demandaient à mourir. Personne ne va les tuer.

M. Bernard-Marie Dupont. - Je ne suis pas d'accord avec vous. Je suis un rural, originaire du Pas-de-Calais et j'ai bien vu ce que l'on faisait parfois des personnes âgées : parfois, on n'a rien d'autre à leur offrir que des Ehpad qui sont des mouroirs. N'y a-t-il pas dès lors une indignité dans notre comportement de bien portants, lorsque nous disons qu'il faut répondre à leur demande si elles disent qu'elles veulent partir ?

Le combat que nous devons mener est pour une vie digne et il doit inclure la possibilité d'une fin digne. Pour le reste, les frontières sont très floues et les dossiers auxquels sont confrontés les procureurs ou les juges sont éminemment complexes.

Quant aux conséquences sur le droit, on pourrait prendre l'exemple du secteur assurantiel. Les contrats d'assurance-vie ou d'assurance automobile évoluent dès lors que la personne est sous traitement médical. Les conséquences sur le droit seront énormes si l'on choisit de légaliser.

Pour ce qui est de mourir dans sa famille, une prise en charge existe déjà, mais qui reste très insuffisante.

Toutes les lois sont-elles morales ? Bien évidemment, non. Une dictature ne vit pas sans lois, bien au contraire. Le nazisme, par exemple, est un système éminemment juridique.

Ce qui m'obsède - et ce n'est pas une posture idéologique -, c'est que dans les pays où l'euthanasie a été dépénalisée ou légalisée, on n'a jamais pu maîtriser les dérives.

Vous parlez d'un choix individuel : certes, la question de la liberté est fondamentale, mais faut-il pour autant que, au nom de raisons idéologiques, politiques ou raciales, on choisisse à ma place sans que je sois informé ni d'accord ? Or, en dépit de la protection qu'offre la loi Leonetti et malgré l'existence de formations sur le sujet, qui restent insuffisantes, je peux vous assurer qu'il y a déjà des dérives, volontaires ou involontaires. La question de la liberté de choisir le moment de sa mort est certainement la question philosophique par excellence ; mais dans la pratique, elle est très compliquée à mettre en oeuvre et j'attire votre attention sur l'impossibilité de maîtriser les dérives.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je précise que les rapporteures ne se sont pas exprimées, car elles souhaitaient laisser les intervenants poser le débat sans raccourcir le temps de la discussion.

M. Jacques Ricot. - J'ai envoyé une contribution écrite qui complétera mes propos.

Les questions majeures auxquelles les soignants sont confrontés sont, plus que l'euthanasie, celles de l'obstination déraisonnable, du soulagement de la souffrance et de l'absence totale de culture palliative dans les études médicales et paramédicales. C'est là qu'est l'urgence.

Paulette Guinchard n'a jamais varié dans ses positions : elle a toujours été en faveur du suicide assisté et hostile à l'euthanasie. Elle n'a donc pas changé d'avis en allant finir ses jours en Suisse.

Quant à l'inégalité, elle vaut dans tous les compartiments de l'existence. Faut-il prévoir des mécanismes compensatoires pour ceux qui ne peuvent pas aller en Suisse ou en Belgique ? Il conviendrait d'abord de résoudre la question de savoir si la société trouve normal que les gens se suicident. Quand quelqu'un est suicidaire, les soignants font tout leur possible pour l'aider à retrouver goût à la vie sans penser d'emblée à l'envoyer en Suisse.

En ce qui concerne Henri Caillavet, même si je suis très hostile à la dépénalisation du suicide assisté et à la légalisation de l'euthanasie, j'étais son ami. Toute sa vie, il est resté encombré par le fait d'avoir tué son père qui n'était ni en fin de vie ni malade, et cela alors que celui-ci s'était montré tyrannique toute sa vie. Il faut être attentif à l'arrière-fond des situations.

En ce qui concerne Vincent Humbert, le tableau clinique qu'a dressé M. Comte-Sponville ne correspond pas à la réalité médicale. Son kinésithérapeute, son ergothérapeute et son médecin n'ont jamais eu le même discours que celui qui a été médiatiquement imposé et selon lequel il voulait mourir. Les médecins disent exactement le contraire. Combien de fois les choses se produisent-elles ainsi ?

J'étais l'ami de Guy Goureaux, qui était le bras droit de Jean-Marc Ayrault quand celui-ci dirigeait sa première municipalité. Il était atteint d'une maladie incurable, de sorte que les médecins disaient qu'il mourrait enfant. Il a survécu et n'est mort qu'à 85 ans après une vie bien remplie. Son fils disait qu'il avait été « en soins palliatifs toute sa vie ». Autrement dit, on peut être atteint d'un mal incurable et être soigné, ce qui n'est pas la même chose que d'en guérir.

Je suis pour une société qui développe l'éthique de l'autonomie et je suis un fervent partisan de la liberté - il ne faut pas empêcher juridiquement les gens de se suicider -, mais je considère aussi qu'une société digne de ce nom est celle qui reconfigure l'éthique de l'autonomie par une éthique de la vulnérabilité : elle doit prendre en compte la fragilité et la faiblesse de l'être humain, et plus largement le tragique de la condition humaine, qui reste immuable, quelles que soient les lois que vous pourrez voter.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous vous remercions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de loi relative à la maîtrise de l'organisation algorithmique du travail - Examen du rapport et du texte de la commission

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous en venons à l'examen du rapport de notre collègue Cathy Apourceau-Poly et du texte de la commission sur la proposition de loi de M. Pascal Savoldelli relative à la maîtrise de l'organisation algorithmique du travail.

Ce texte est inscrit à l'ordre du jour au sein de l'espace réservé du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) le jeudi 6 avril prochain.

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - La proposition de loi de notre collègue Pascal Savoldelli aborde une réalité déjà bien présente et pourtant ignorée de notre droit du travail : l'utilisation de l'intelligence artificielle pour l'organisation du travail et la gestion de la main d'oeuvre.

Notre commission s'est déjà penchée à plusieurs reprises sur la situation des travailleurs qui ont recours, pour l'exercice de leur activité, à des plateformes numériques. L'apparition de ces plateformes n'a pas seulement entraîné une rupture technologique en permettant à une multitude d'acteurs d'être mis en relation en temps réel par l'intermédiaire d'une application. Elle a aussi initié un bouleversement des relations de travail du fait du recours à des algorithmes pour organiser le travail humain.

Ces plateformes sont organisées selon des modèles très divers, notamment au regard de la relation qu'elles entretiennent avec les travailleurs et avec leurs clients. Dans certains secteurs, notamment ceux de la conduite de véhicule de transport avec chauffeur (VTC) et de la livraison de marchandises en véhicule à deux roues, les travailleurs, quoique formellement indépendants, sont soumis à un degré élevé de contrôle et à une nouvelle forme de dépendance. Même s'ils peuvent choisir de se connecter ou non à l'application et à quel moment ils le font, ils sont en réalité privés d'autonomie dans la réalisation de leur prestation.

Ces travailleurs, souvent précaires et contraints de recourir à ces formes d'emploi, cumulent les fragilités : de faibles revenus, une protection sociale incomplète, une absence de garanties en matière de temps de travail et de droit au repos, une forte exposition aux risques professionnels... Isolés, ils sont de surcroît mis en compétition permanente par les algorithmes. Ces derniers apparaissent dès lors comme des « boîtes noires » sur lesquelles les travailleurs n'ont aucune prise ni aucune visibilité.

Le Bureau international du travail distingue cinq éléments constitutifs du management algorithmique : la surveillance constante, l'évaluation permanente des performances, l'application automatique des décisions sans intervention humaine, l'interaction des travailleurs avec un système et la faible transparence des algorithmes.

Ce modèle n'est plus concentré dans quelques secteurs : cette « plateformisation » a vocation à se généraliser à l'ensemble du monde du travail. En effet, les algorithmes sont déjà de plus en plus utilisés pour gérer les ressources humaines au sein des entreprises. L'intelligence artificielle peut ainsi intervenir dans les processus de recrutement, la gestion des évolutions de carrière ou l'évaluation des salariés. Des logiciels sont par exemple proposés aux entreprises pour analyser et comparer les comportements des candidats à un poste lors des entretiens de recrutement.

Si elle permet des gains de productivité, cette gestion algorithmique du travail est porteuse de risques pour les travailleurs : un risque de surveillance abusive et généralisée, rendue possible par le déploiement de puissants outils de collecte et de traitement des données ; un risque de perte d'autonomie, lorsque les travailleurs voient leur travail déterminé par des processus informatiques qu'ils ne maîtrisent pas ; un risque de discriminations accrues du fait de l'opacité des critères de décision des algorithmes, ceux-ci reproduisant et amplifiant, malgré une apparente neutralité, les préjugés et les biais déjà présents dans le monde du travail ; des risques psychosociaux découlant du sentiment d'aliénation qui peut gagner les travailleurs.

En outre, cette gestion algorithmique tend à déresponsabiliser les employeurs et à priver les acteurs du dialogue social de leur rôle en matière de détermination des conditions de travail.

Les risques sont d'autant plus importants que le fonctionnement des algorithmes peut échapper aux employeurs eux-mêmes, qui ont souvent recours à des solutions technologiques développées en externe.

Dans son rapport d'information du 29 septembre 2021 sur l'ubérisation de la société, Pascal Savoldelli a considéré qu'un algorithme n'était pas seulement une suite d'opérations permettant de traiter des volumes importants de données, mais bien une « chaîne de responsabilité humaine » : quel que soit son degré d'automatisation, la gestion algorithmique engage la responsabilité de personnes auxquelles il devrait être possible de se référer. Il a ainsi préconisé de lancer une réflexion pour adapter le droit du travail aux spécificités du management algorithmique et à ses conséquences sur les conditions de travail.

La proposition de loi que nous examinons a pour objet de donner corps à cette conviction et de prévoir des solutions pour reprendre le contrôle de l'intelligence artificielle au travail.

Certes, les algorithmes constituent une aide considérable pour améliorer l'organisation des entreprises et exonérer les travailleurs de tâches parfois répétitives et contraignantes. Lorsqu'ils sont utilisés à des fins d'organisation du travail, ils devraient toutefois être encadrés et contrôlés.

D'une part, les travailleurs devraient être informés de l'utilisation de ces outils et avoir accès à leurs modalités de fonctionnement, dès lors qu'ils affectent leurs conditions de travail.

D'autre part, l'utilisation d'algorithmes devrait être considérée comme un simple outil d'aide à la décision de l'employeur, qui doit demeurer entièrement responsable des décisions qu'il prend dans l'entreprise.

À cette fin, l'article 1er de la proposition de loi inscrit les décisions des employeurs prises à l'aide de moyens technologiques parmi celles relevant de leur pouvoir de direction. Il prévoit de renforcer l'accessibilité du contenu des décisions et d'informer le salarié des motivations des décisions le concernant. Il permet au salarié de demander qu'une nouvelle décision soit prise par un être humain à la suite d'un recours contre une décision résultant de l'utilisation d'algorithmes.

Par ailleurs, l'article 2 vise à assurer le respect du principe de non-discrimination dans l'utilisation des algorithmes.

En effet, les algorithmes ayant pour but d'opérer des tris de données et de proposer des recommandations en fonction d'un ensemble de données, ils peuvent conduire à des discriminations des travailleurs contraires à la loi. Les discriminations induites par l'usage des algorithmes peuvent résulter des critères fixés dès la construction de l'algorithme, mais aussi du traitement des données opéré par l'algorithme pour formuler un tri ou une recommandation.

Une telle situation peut notamment se produire en matière de recrutement : en 2017, l'entreprise Amazon a dû renoncer à l'utilisation d'un algorithme pour le recrutement de salariés, car il induisait une discrimination à l'embauche en privilégiant les hommes aux femmes. Le logiciel s'appuyait sur une base de données recensant les curriculum vitae (CV) reçus par l'entreprise depuis dix ans. Cette base comprenant une grande majorité de CV d'hommes, l'algorithme en a déduit que les candidats masculins étaient préférables et rejetait les candidatures féminines.

Face à de tels risques, il est nécessaire que l'employeur soit responsable des outils technologiques sur lesquels il s'appuie pour le recrutement ou la gestion des salariés dans l'entreprise. La protection des travailleurs contre toutes les formes de discriminations au travail ne saurait être affaiblie par l'utilisation d'outils technologiques pour l'organisation des entreprises.

En conséquence, l'article 2 de la proposition de loi pose le principe selon lequel, en cas de litige portant sur une discrimination au travail, l'employeur doit apporter la preuve que les outils qu'il utilise ne sont pas source de discriminations. À cette fin, il étend la procédure contentieuse sur les discriminations au travail aux litiges portant sur les décisions des employeurs prises à l'aide de moyens technologiques.

La proposition de loi s'attache enfin à mettre en lumière la situation des travailleurs de plateformes, qui est le résultat le plus visible de l'influence des algorithmes sur le monde du travail.

Bien qu'elles se présentent comme de simples intermédiaires, mettant en relation des travailleurs indépendants avec des clients, certaines plateformes jouent un rôle essentiel dans l'organisation des prestations qu'elles proposent. C'est notamment le cas des plateformes exerçant dans les secteurs de la mobilité. Les travailleurs recourant à ces plateformes ne sont généralement pas en mesure de fixer le prix de leur prestation ni de définir les conditions de sa réalisation : ceux-ci sont déterminés par un algorithme dont ils ne connaissent pas les paramètres.

La question de la qualification juridique des travailleurs des plateformes est une question d'ordre public social. L'ambiguïté de leur situation donne lieu à un contentieux abondant, auquel la réponse des juridictions n'est pas univoque.

Plusieurs décisions de la Cour de cassation ont penché dans le sens de la requalification en salariés de livreurs à vélo ou de chauffeurs de VTC : les plus retentissantes sont celles du 28 novembre 2018 concernant l'ancienne plateforme de livraison Take Eat Easy et du 4 mars 2020 concernant Uber. Toutefois, ces décisions n'ont pas de portée plus générale que les circonstances de l'espèce. Intervenant avec plusieurs années de décalage par rapport aux faits, elles laissent le temps aux plateformes de modifier leurs algorithmes et leurs conditions d'utilisation afin d'échapper à un plus large mouvement de requalification.

À défaut de leur reconnaître le statut de salarié, le législateur a progressivement octroyé, depuis 2016, des droits spécifiques aux travailleurs de plateformes en prévoyant que, lorsqu'une plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service et fixe son prix, elle a une responsabilité sociale à l'égard des travailleurs indépendants recourant à ses services.

En particulier, la loi d'orientation des mobilités du 24 décembre 2019 et les ordonnances du 21 avril 2021 et du 6 avril 2022 ont posé le cadre d'un dialogue social d'un nouveau genre entre travailleurs indépendants et plateformes dans les secteurs de la mobilité.

Les premières avancées obtenues dans le cadre de ce dialogue social, notamment la fixation d'un tarif minimal par course pour les chauffeurs VTC, ne sont pas négligeables et les sujets négociés dans ce cadre, qu'il s'agisse de la rémunération des travailleurs ou du contrôle des algorithmes, sont essentiels.

Toutefois, les droits spécifiques qui ont été progressivement accordés à ces travailleurs ont surtout eu pour effet de les enfermer dans un statut d'indépendant amélioré et de conforter le modèle des plateformes, lequel repose sur le contournement du droit du travail et le dumping social.

Ces réponses à l'« uberisation » ne sont donc pas à la hauteur : le statut d'indépendant n'est pas adapté à la situation des travailleurs précaires, qu'ils soient livreurs à vélo ou chauffeurs de VTC, et ne correspond pas à la réalité des relations entre ces travailleurs et les plateformes.

Si le même débat existe dans toute l'Europe, d'autres pays y ont apporté des réponses plus audacieuses. En Espagne, la loi Riders, entrée en vigueur en août 2021, apporte deux garanties nouvelles : une présomption de salariat pour les livreurs à deux roues qui effectuent leur travail via une plateforme numérique et un droit d'accès des travailleurs à l'algorithme.

Au niveau de l'Union européenne, une proposition de directive sur la reconnaissance d'une présomption irréfragable de salariat pour certains de ces travailleurs est en cours de négociation.

Pour que ces travailleurs puissent bénéficier d'une rémunération horaire minimale, d'un encadrement des ruptures, ainsi que d'une protection sociale appropriée, il semble donc possible de faciliter, pour ceux qui le souhaitent - j'y insiste -, la reconnaissance de leur lien de subordination avec les plateformes.

Afin de conforter la dynamique jurisprudentielle en faveur de la requalification de certains travailleurs de plateformes, l'article 3 de la présente proposition de loi vise à introduire une distinction entre, d'une part, les véritables opérateurs de mise en relation et, d'autre part, les plateformes d'emploi qui exercent un contrôle juridique et économique sur les éléments essentiels de la relation, qui les lient aux travailleurs.

En conséquence, un travailleur opérant en lien avec une telle plateforme devrait relever, sous le contrôle du juge, d'une relation de travail salarié et non du régime de la responsabilité sociale des plateformes.

Face à l'opacité du management algorithmique, ce texte esquisse un droit des travailleurs à une intervention humaine. Il vise à améliorer la transparence de nouveaux modes d'organisation du travail, ainsi qu'à responsabiliser les employeurs. Il offre enfin un moyen d'action aux travailleurs ubérisés, qui sont les plus exposés aux dangers liés aux algorithmes.

C'est pourquoi je demande à la commission de bien vouloir l'adopter.

Pour finir, et bien qu'aucun amendement n'ait été déposé à ce stade, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je considère que ce périmètre comprend des dispositions relatives au régime juridique des décisions prises par les employeurs à l'égard des salariés à l'aide de moyens technologiques ou de systèmes de traitement automatisé de données, à la procédure applicable aux litiges fondés sur la méconnaissance par un employeur des dispositions relatives aux discriminations au travail, et à la qualification juridique des opérateurs de plateforme.

Mme Frédérique Puissat. - Il est intéressant d'aborder la question des plateformes numériques sous un angle un peu différent. Je rappelle qu'il s'agit d'un secteur très disparate, dans la mesure où la nature des plateformes elle-même est très variée et où l'approche des usagers, qu'ils soient clients ou professionnels, fluctue beaucoup.

La présente proposition de loi nous permet de réfléchir à cet enjeu algorithmique, qui est à la fois très particulier et pas entièrement nouveau, puisqu'il existe depuis que les sciences mathématiques existent. Ce qui est inédit, en réalité, c'est l'existence d'un intermédiaire, la plateforme digitale, et l'importance qu'ont prise les algorithmes dans notre société.

Autre remarque, les enjeux algorithmiques ont trait à de très nombreux domaines et ne concernent pas que le monde du travail. Ainsi, j'écoutais l'autre jour un chercheur, qui affirmait avoir développé un programme permettant d'évaluer, trois à quatre ans à l'avance, le risque de survenue du cancer du sein chez les patientes.

Aujourd'hui, il nous appartient de répondre à plusieurs questions fondamentales : les algorithmes font-ils la loi ? Leur présence suffit-elle à requalifier en contrat de travail le lien actuel entre travailleurs indépendants et plateformes de mise en relation ?

Ce dernier sujet a déjà été abordé et ne fait pas consensus aujourd'hui, d'autant que les acteurs eux-mêmes, les travailleurs indépendants, sont partagés, certains voulant rester sous ce statut, d'autres non.

C'est pourquoi la requalification globale prévue par le texte conviendra peut-être à une majorité d'entre vous, mes chers collègues des groupes de l'opposition sénatoriale. La majorité sénatoriale défendra, pour sa part, comme elle le fait depuis toujours, une position plus nuancée sur le sujet, un peu différente de celle de Mme la rapporteure.

Mme Pascale Gruny. - Je considère que cette proposition de loi arrive, hélas, un peu trop tôt, car une proposition de directive européenne sur le statut de ces travailleurs est en cours de discussion et pourrait aboutir dans quelques mois lors de la présidence espagnole de l'Union européenne. Il serait dommage de voter un texte qui pourrait entrer en contradiction avec cette directive, voire être caduc d'ici quelques semaines.

Je signale par ailleurs que le débat sur les risques de surveillance par les algorithmes n'est pas nouveau. La même question s'était posée - certains s'en souviennent -lorsqu'il s'est agi de placer des GPS dans les camions pour contrôler les chauffeurs routiers.

Mme Corinne Féret. - Nous avons déjà beaucoup travaillé sur ce sujet, qui est pleinement d'actualité, avec Monique Lubin et Olivier Jacquin.

Selon une étude récente, l'intelligence artificielle menace non seulement des emplois de première ligne, pour reprendre l'expression consacrée, mais également de nombreux emplois de cadres. Il est donc nécessaire de légiférer. Notre groupe soutiendra cette proposition de loi.

M. Philippe Mouiller. - Cette proposition de loi sera l'occasion de débattre en séance publique d'un véritable sujet, qui soulève beaucoup de questions sur l'évolution du travail en général et sur la situation des salariés en particulier. Nous partageons les inquiétudes que vous avez soulevées.

En revanche, les dispositions de cette proposition de loi ne tendent pas, selon moi, à améliorer le cadre existant. Dans le droit actuel, l'algorithme n'exonère pas l'employeur de sa responsabilité - ce point est pourtant l'objet de l'article 1er. Le principe de non-discrimination, abordé dans l'article 2, est déjà inscrit dans le droit et il s'applique aux décisions algorithmiques - un certain nombre de juges ont été saisis dans ce domaine.

Au travers de l'article 3, il s'agit de requalifier le statut de certains travailleurs de plateforme en salariés. Or le juge intervient déjà en la matière. D'ailleurs, je crains que la rédaction de l'article 3 ne limite les pouvoirs du juge, en excluant un certain nombre de travailleurs de plateformes.

À mon sens, il s'agit d'un bon sujet, mais la proposition de loi ne répond pas aux problèmes soulevés ; au contraire, je crains qu'elle ne tende à créer une difficulté juridique. Aussi, le groupe Les Républicains émet un avis défavorable, tout en saluant l'initiative de nos collègues du groupe CRCE de soulever un tel débat.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - Je remercie Cathy Apourceau-Poly d'avoir permis, au travers de ses constats, de clarifier la situation des travailleurs des plateformes. Pour autant, la classification instaurée par l'article 3 est-elle opportune ?

Nous nous abstiendrons, même si chacun votera selon son choix en séance.

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Ce sujet est l'occasion de réfléchir tous ensemble sur une question d'actualité.

Madame Gruny, nous avons déposé ce texte dans notre niche parlementaire non pas hier, mais voilà quelque temps ; nous savons que, depuis, une réflexion similaire a été menée à l'échelle européenne et notre proposition de loi n'est pas incompatible avec ses orientations. D'ailleurs, nous savons que la mise en application des directives prend beaucoup de temps à l'échelle nationale. Nous souhaitions mettre en évidence des sujets bien précis.

Madame  Puissat, le développement de l'intelligence artificielle conduit à une prise de décisions sans intervention humaine. Nombre d'algorithmes sont achetés par les entreprises ; certaines ne les réadaptent pas à leurs services - cela me fait penser aux 248 éditeurs de fiches de paye, dont les modèles étaient presque tous différents, que nous avions découverts, avec René-Paul Savary, lors de notre mission d'information sur l'unification du recouvrement social ; d'autres entreprises font apparaître, par l'utilisation qu'ils en font, des biais potentiellement discriminatoires dans ces algorithmes, comme cela a été le cas chez Amazon.

L'article 3 n'a pas pour objet de requalifier les travailleurs de plateformes en salariés. En revanche, il pourrait éclairer le juge dans son analyse du faisceau d'indices permettant de conclure à la présence d'un lien de subordination.

Ces trois articles ne tendent pas à refonder le système des algorithmes. D'ailleurs, ces derniers ne sont pas l'apanage des plateformes. Ils sont utilisés dans la vie de tous les jours. Les algorithmes font partie de la vie quotidienne des travailleurs et pas seulement chez Amazon.

En ce qui concerne l'article 3, il ne vise pas de secteur particulier, mais des modes d'organisation. Il précise que les plateformes qui exercent un contrôle juridique et économique sur les éléments essentiels de la relation ne peuvent pas être considérées abusivement comme des plateformes de mise en relation.

Je remercie Corinne Féret pour ses propos. Le sujet est en effet d'actualité et c'est la raison pour laquelle nous l'avions inscrit il y a déjà plusieurs mois dans un espace réservé au groupe CRCE.

MM. Vanlerenberghe et Mouiller considèrent que le texte n'apporte pas grand-chose. Nous souhaitions néanmoins pouvoir débattre sur les algorithmes, qui font désormais partie de notre vie quotidienne. J'ai bien compris que cette proposition de loi ne serait pas votée, mais elle a le mérite de poser le problème et d'ouvrir le débat sur un sujet dont les enjeux sont en effet bien plus larges que ceux que traite le texte. La réflexion sur l'intelligence artificielle doit aussi se poursuivre à l'échelle de l'Union européenne.

M. Alain Milon. - J'ai écouté avec attention la rapporteure et ceux qui se sont exprimés. Pour moi, l'intelligence artificielle doit libérer l'homme du travail ; or il semble que pour l'instant elle asservisse de nombreux travailleurs. Par manque d'information, je préfère m'abstenir sur ce texte.

EXAMEN DES ARTICLES

Articles 1er, 2 et 3

Les articles 1er, 2 et 3 ne sont pas adoptés.

La proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément au septième alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à favoriser l'accompagnement des couples confrontés à une fausse couche - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Martin Lévrier rapporteur sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à favoriser l'accompagnement des couples confrontés à une fausse couche (n° 417, 2022-2023).

Proposition de loi portant amélioration de l'accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé - Désignation des candidats pour la commission mixte paritaire

La commission soumet au Sénat la nomination de Mme Catherine Deroche, Mme Corinne Imbert, M. Jean Sol, Mme Élisabeth Doineau, M. Bernard Jomier, Mme Émilienne Poumirol et M. Abdallah Hassani comme membres titulaires et de Mme Pascale Gruny, M. Laurent Burgoa, Mme Florence Lassarade, Mme Brigitte Devésa, Mme Annie Le Houerou, Mme Véronique Guillotin et Mme Laurence Cohen comme membres suppléants de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi portant amélioration de l'accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé.

La réunion est close à 12 h 35.