vendredi 6 avril 2007 - Palais du Luxembourg Journée d'études organisée au Sénat en partenariat avec le Comité d'Histoire Parlementaire et Politique et la participation de'Europartenaires

TABLE RONDE : « LES ENJEUX ACTUELS »

Modérateur : M. Jean-Noël Jeanneney, ancien ministre, président de la Bibliothèque nationale de France et co-président d'Europartenaires.

Témoignages de :
M. Jean-Louis Bourlanges, député au Parlement européen,
M. Jean Bizet, sénateur, vice-président de la Délégation pour l'Union européenne, sénateur de la Manche,
M. Benoît Hamon, député au Parlement européen,
M. Philippe Mioche, professeur à l'université d'Aix-en-Provence.

M. Jean Bizet

Avant de donner la parole à M. le ministre pour présider cette table ronde, je me permettrai simplement deux citations.

L'une est de Victor Hugo, dont on en a beaucoup parlé ce matin et j'avoue qu'en dehors du fait qu'il ait fréquenté le palais du Luxembourg quelques années, il y a une citation que j'apprécie beaucoup chez lui : « Un jour viendra où il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marchés s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idées ». Je crois qu'il n'y avait que lui pour imaginer cela. Nous sommes encore en plein dans l'actualité.

La deuxième citation est de Jean Monnet car, au-delà des projets, il faudra bien revoir, sous une forme ou une autre, un nouveau traité ou le traité actuel de 2005 qu'il aura fallu toiletter. Cette parole de Jean Monnet est celle-ci : « Rien n'est possible sans les hommes, mais rien n'est durable sans les institutions ». C'est tout un programme. Monsieur le ministre, je vous laisse la parole.

Affirmer la nécessité d'une différence

M. Jean-Noël Jeanneney

Vous avez, monsieur le sénateur, donné deux citations, j'en choisirai une troisième. C'est un mot de Cromwell qui m'a frappé et qui disait : « On ne va jamais aussi loin que quand on ne sait pas où l'on va ». L'Europe a souvent fonctionné de la sorte et a été fidèle à la nymphe Europe qui, comme vous le savez, a cédé à la séduction de Zeus sous l'apparence d'un taureau blanc. Elle est montée sur celui-ci et est allée vers l'Occident, sans bien savoir vers quelle destination. Cela eut beaucoup d'effets positifs, puisque son frère Cadmos lancé à sa poursuite, s'est arrêté pour fonder Thèbes. Eh bien, je pense pourtant que cette formule, qui a longtemps valu pour l'Europe, ne vaut plus aujourd'hui. La lucidité s'impose et nous avons besoin désormais de savoir où nous allons, dans le monde très complexe qui est le nôtre.

C'est pourquoi je me réjouis de voir autour de nous des esprits aussi distingués que Jean-Louis Bourlanges, mon collègue Philippe Mioche qui est un spécialiste de l'histoire de l'Europe, notamment quant à son industrie, et le député européen Benoît Hamon, qui a bien voulu distraire un instant de son temps au milieu de tant d'obligations que la conjoncture lui impose dans beaucoup de régions de France. Envers tous les trois, nous sommes redevables.

Je me réjouis que nous soyons investis de la responsabilité de parler des enjeux actuels, c'est-à-dire de l'avenir. Rien n'est plus agréable pour un historien que de parler de l'avenir, puisqu'il sait qu'il est incompétent : cela lui laisse donc une extrême liberté.

Je marquerai d'entrée de jeu, si vous le voulez bien, qu'il s'agit en somme de savoir, si nous voulons faire l'Europe, en quoi elle est différente. Pour moi, c'est le meilleur fil directeur. Si nous ne sommes pas différents des autres puissances planétaires quant au passé et quant au présent, alors à quoi bon faire l'Europe ? Le vieux slogan de Radio France, pour qui je garde quelque tendresse, était : « Écoutez ma différence ». Si la planète n'écoute pas notre différence, alors, oui, à quoi bon ? Or je crois que l'Europe peut affirmer cette différence, et par conséquent et qu'elle le doit.

Affirmer la nécessité d'une différence, c'est d'abord avoir de soi-même une idée qui soit claire et bien déterminée. Pour cela, il faut évidemment affronter sans timidité et avec détermination la grande question des frontières de l'Europe. Vous en avez antérieurement parlé et André Chandernagor l'a évoqué au détour d'un de ses propos très vigoureux. Jusqu'où allons-nous ? Vous vous rappelez ce que disait Aristote « Il faut s'arrêter quelque part » : le propos vaut aussi géographiquement. Je ne crois pas que l'on puisse jamais construire une Europe forte et - voilà un des enjeux actuels les plus évidents - si on ne dit pas, à un moment donné, ici est la limite. Bien sûr, il y a des cas où celle-ci s'impose d'elle-même, par exemple sur l'Atlantique, mais il y a du flottement du côté de l'Orient et du sud-est. C'est le devoir (la vertu ?) des politiques que d'affronter cette incertitude et de dire : « ici, on s'arrêtera et à vue humaine, c'est définitif ». Sinon, de proche en proche, gagnera la mollesse.

Je vois que M. le ministre Chandernagor fait avec sa main un mouvement qui semble marquer qu'il n'est pas en désaccord avec moi. Je me réjouis de savoir que je rejoins votre philosophie et votre expérience. Je crois qu'il faut qu'à un moment donné, Turquie ou pas Turquie, l'on décide quand on s'arrête, pour nous-mêmes et pour les autres, plutôt que de laisser prospérer l'idée que l'on pourra toujours aller plus loin. C'est une profession de foi personnelle que je livre à la sagacité des autres membres de cette table ronde.

En ce qui concerne le temps, d'autre part, la longue durée, il faut aussi savoir d'où nous venons et où nous allons. Il faut affirmer avec force notre spécificité, notre différence, notre exceptionnalité. Nous avons, depuis 1945, nos grands ancêtres puis nous-mêmes, entrepris quelque chose qui n'a pas de précédent. Peut-être peut-on chercher quelques antécédents du côté des ligues de la Grèce antique mais, compte tenu des dimensions, c'est difficilement comparable.

L'Europe a connu dans l'Histoire trois manières de rechercher un équilibre relativement pacifique.

La première est représentée par le De Monarchia de Dante. Un personnage très puissant a imposé son autorité à travers tout le continent : cela a été l'empereur ou le Pape, puis Napoléon et (évidemment je fais ce rapprochement avec toutes les prudences du monde), c'était aussi l'idée d'Hitler, pour une « Europe nouvelle ». Tel est le premier schéma.

La deuxième correspond aux conceptions de Metternich, chères également à Henri Kissinger : l'on peut constituer une sorte d'équilibre entre des nations perpétuellement insatisfaites, mais dont l'insatisfaction même renforce cet équilibre. C'était l'esprit du traité de Vienne mais les choses se sont peu à peu figées et quand on est passé de Metternich à Bismarck, ce système s'est dégradé en constituant une machine infernale qui a provoqué l'effroyable barbarie de la guerre civile européenne de 1914-1918, avec toutes les suites que nous connaissons.

Nous avons inventé autre chose, selon un troisième scénario, inédit celui-ci. Ce qui me frappe c'est qu'avec le recul, l'opposition, si familière aux professeurs de Sciences-Po et aux acteurs des années 1960 entre de Gaulle et Jean Monnet est en train de perdre quelque peu de sa force et de sa vigueur. Vous citiez le mot de Monnet : « Il faut faire d'abord les institutions et les hommes suivront », on les obligera à travailler ensemble. En face, de Gaulle disait à peu près : « Qu'est ce que serait une institution qui ne serait pas habitée par une politique antérieurement déterminée et propre à affirmer précisément la force d'une différence ? ». Il me semble que dans la conjoncture actuelle, cette opposition perd de sa force et de sa portée. Il me semble qu'à présent les problèmes se définissent différemment : par exemple à quelle vitesse doit-on aller, faut-il - comme l'avaient suggéré certains des premiers prophètes de l'Europe - avancer par secteurs (la CECA, l'Euratom, ...) ou bien sur tous les fronts à la fois ?

On a prêté cette phrase, assez stupide, à Jean Monnet - heureusement, il ne l'a jamais dite : « Si c'était à refaire, je commencerai par la culture ». Ce n'est pas très malin, car la culture n'est pas un secteur comme les autres mais constitue l'ensemble des représentations qu'un ensemble humain se donne à lui-même et cela concerne tout ce qu'il peut bâtir dans l'ordre du concret, de l'économie, de la politique. En revanche, la question se pose toujours de savoir s'il faut commencer par un secteur ou, au contraire, avancer partout. Autre problème : faut-il avancer tous ensemble à l'intérieur de cette globalité territoriale dont nous parlons ou rechercher surtout des coopérations renforcées ? J'ai eu récemment à conduire le projet de la Bibliothèque numérique européenne et à réfléchir à la question de savoir si tout le monde devait se mettre d'accord, à vingt-cinq ou vingt-sept, pour fixer le détail de ce que nous ferions ou s'il valait mieux commencer à trois, quatre ou cinq. J'ai pensé qu'il fallait mieux commencer à créer un cercle vertueux que les autres auraient plaisir à rejoindre. Cela vaudrait sûrement ailleurs.

Reste la question centrale des institutions, que le grand débat sur le traité constitutionnel a portée au-devant de l'attention des peuples et des démocraties, avec le résultat négatif que nous savons. Les Européens qui étaient le plus favorables à la marche en avant, s'en sont grandement chagrinés, mais ils ne peuvent pas ne pas prendre en compte les motifs profonds qui font que les peuples français et néerlandais n'ont pas été persuadés de l'utilité, de la nécessité et de l'urgence d'avancer de la sorte. D'où des réflexions nécessaires quant à ce qu'on peut construire, à la manière de le faire, aux finalités, à la vitesse, aux domaines concernés, à la stratégie...

Nous sommes très impatients de savoir ce que nos invités ont à nous dire sur tout cela.

M. Philippe Mioche

J'imaginais bien que ma tâche allait être difficile comme historien au milieu d'un débat sur les problèmes actuels, mais, après votre magistrale introduction, elle est désespérée. Dans la précipitation, j'ai cherché, moi aussi, ma citation et j'ai trouvé Nietzsche : « Ce qui ne t'abat pas te renforce ». Pour ma communication, j'avais pensé à prendre certains débats d'aujourd'hui et essayer de regarder en arrière les leçons de l'histoire, comme on le dit parfois.

Le premier de ces débats est un débat qui a surgi tout au long de l'année, autour de l'OPA de Mittal sur Arcelor : c'est le débat sur la politique industrielle. Dans le traité de Paris, celui qui a fondé la CECA, il y avait véritablement une forte politique industrielle, symbolisée notamment par l'article 58, qui disait qu'en cas de crise manifeste, c'est l'institution communautaire qui prenait en charge les affaires des entreprises pour les protéger et les sortir de la situation de crise.

Toujours sur la politique industrielle, il y a quelque chose de curieux. Je fais un bond dans le temps. On oublie souvent qu'il y a cinquante ans, il s'agissait de deux traités. Or, je sais bien pourquoi l'on n'aime pas Euratom, mais je voudrais quand même vous dire à ce sujet, de façon très ramassée, qu'il y avait dans le traité Euratom plusieurs articles allant dans le sens de la mise en oeuvre d'une véritable politique industrielle. Celui-ci est, à ce jour, intact, il est disponible et si, d'aventure, une volonté politique souhaitait mettre en oeuvre par exemple, une politique de l'énergie dans notre Union européenne, il est là. Il n'y manque que la volonté, qui a d'ailleurs existé à un moment donné. Si l'article 58 n'a pas permis de sauver les charbonnages - je ne développerai pas ce point - il a, par contre, dans les années 1980, permis de sauver la sidérurgie en Europe. Je n'en rajoute pas : il aurait pu ne plus y avoir du tout de fabrication sidérurgique sur notre territoire communautaire.

Le deuxième débat que j'entends est celui selon lequel l'Europe n'est pas sociale. Je crois que, même si elle a été sociale, elle n'a pas su le faire savoir. Je dois vous le confesser, je suis « amoureux » du traité de Paris, ce merveilleux traité en cent articles. Je vous le recommande comme livre de chevet. Il comporte des articles de politique sociale d'une modernité incroyable. Quand on pense qu'on était au début des Trente Glorieuses et qu'il y avait des anticipations sur les crises, sur la reconversion des salariés, etc. C'est tout à fait étonnant. Sur le social, je vous rappellerai, ou je vous ferai découvrir, qu'il y a eu une poussée : le traité de Rome, le traité CEE, n'avait pas cette dimension sociale qu'avait le traité de Paris. On attendait -c'est le compromis que Gérard Bossuat a évoqué ce matin - une harmonisation, une amélioration spontanée par les marchés, mais, au début des années 1970, on découvre qu'il ne s'est rien passé. Il y a alors une sorte de phase d'excitation de la Commission pour la mise en oeuvre d'une politique sociale, avec d'ailleurs un rôle tout à fait considérable - et je tiens à le souligner - des représentants italiens, tant dans les directions générales qu'au Parlement. Ce n'est pas la France qui a fait toute l'histoire de l'Europe.

Comme je vous l'ai dit, le traité CEE ne comportait pas, à proprement parler, de dispositions de politique sociale. Pourtant, au milieu des années 1970, il y a eu une phase de mise en oeuvre d'un dialogue social et des structures. Cela a été possible en vertu de quelque chose qui est fondamental à mes yeux et qui a la vertu de rassurer l'historien : l'ex-article 125 du traité de Rome devenu 235 dans le nouveau traité est absolument merveilleux. Il autorise à faire tout ce qui n'a pas été prévu par le traité. Bien sûr, il faut le faire à l'unanimité. C'est rétablir l'espace du politique. Je rappelle qu'après cette première poussée des années 1970, il y a eu aussi, à l'époque de la relance Delors, une nouvelle structuration d'un dialogue social, « les entretiens de Val Duchesse » qui ont été tout à fait essentiels.

Le troisième débat est celui des institutions. Le président l'a évoqué. Je vais modestement faire une remarque d'historien. Si je regarde le fameux quadrilatère institutionnel, les quatre angles, celui qui n'a pas du tout évolué depuis les origines est la Cour de justice. À l'autre extrémité, celui qui a le plus évolué est le Parlement. D'ailleurs, je rappelle pour les jeunes générations, qu'au début, il semblerait même que le grand Jean Monnet - et ce n'est pas de l'ironie dans ma bouche - avait oublié l'idée d'un accompagnement parlementaire du premier projet de la Haute Autorité. Il a fallu le lui souffler. Au début, cette assemblée parlementaire européenne de la première Communauté jouait un rôle extrêmement modeste. Je ne vais pas retracer toutes les étapes : l'autoproclamation de 1962 et, bien sûr, la césure essentielle que représente la légitimité du suffrage universel direct en 1979, avec l'élection si symbolique de la présidente Simone Veil. En mars 1999 où - Jean-Louis Bourlanges en a été un acteur -, pour la première fois et pour la dernière jusqu'à présent, le Parlement européen a renversé la Commission.

Qu'est-ce que j'en tire comme conclusion ? La tendance historique de la lecture des institutions européennes n'est-elle pas une sorte d'inéluctable montée en puissance du rôle du Parlement dans les institutions ? Voilà ma contribution qui s'appelait initialement « Les possibles de la construction européenne ».

M. Benoît Hamon

Je vais y aller aussi de ma citation. Si on s'entend sur le fait que nous sommes confrontés à une crise du projet européen, j'aime à me rappeler cette définition de la crise par Antonio Gramsci qui disait : « La crise, c'est quand le vieux est mort et le nouveau hésite à naître ». Il a ajouté ensuite : « Et du clair-obscur, peut naître parfois un monstre ». Tel est le défi que nous devons relever aujourd'hui : essayer d'aider le projet européen à accoucher d'une nouvelle et puissante raison d'être, là où on peut constater que, durant cinquante années, bon nombre de responsables politiques européens ont brillamment accompli leurs tâches : le droit européen prime désormais sur le droit national, la monnaie unique est désormais une monnaie de réserve internationale, le marché intérieur est quasiment accompli et on est parvenu à réconcilier le continent européen, notamment en permettant l'élargissement à douze nouveaux États membres dont la plupart d'entre eux, mais pas tous, venaient de cette fameuse Europe de l'Est qui était l'Europe de l'autre côté du « mur », que nous avons connue dans le passé.

Quelle peut être la nouvelle raison d'être du projet européen ? Au préalable, je pense qu'il faut essayer d'éviter, dans un moment qui est très vite irrationnel dans le débat français, de tomber soit dans le débat sur l'Europe fantasmée ou rêvée, soit dans le débat sur l'Europe regrettée, pour essayer de se concentrer sur l'Europe telle qu'elle est.

Si on essaye de produire un diagnostic de l'état de l'Union européenne aujourd'hui, il est clair qu'en comparaison avec nos principaux rivaux et partenaires dans le monde, on va trouver quelques signes inquiétants de faiblesse.

L'Union européenne reste la première puissance économique mondiale, la seconde, si on prend la zone euro. Ceci étant dit, c'est une puissance économique languissante car, si on regarde ce que sont les moyennes de croissance sur les vingt dernières années, nous avons réalisé, à peu près 2 % de croissance sur la zone euro, quand les États-Unis faisaient plus de 3 % et l'Asie 6 %. Que nous soyons en retard par rapport à l'Asie ne pose pas trop de difficultés, mais que nous cumulions un retard de croissance dans la création de richesse par rapport aux États-Unis est un signe de faiblesse inquiétant.

Nous avons également une démographie déclinante. La population de l'Union européenne commencera à diminuer et à vieillir à partir de 2025. La part des personnes âgées de plus de 65 ans dans la population européenne passera de 18 à 19 % aujourd'hui, à plus de 30 % demain, ce qui pose à l'évidence la question de la main-d'oeuvre qui assurera la création des richesses, mais aussi celle du financement des systèmes sociaux et de santé. Leur importance ne cessera de croître, au fur et à mesure que la population vieillira.

Le dernier élément qui montre des signes de faiblesse préoccupants est la question de la recherche et de l'innovation et donc de l'investissement dans ces domaines. La part que consacre l'Union européenne en matière de recherche et d'innovation est en deçà de celle que consacrent ses partenaires et, en l'occurrence, très en deçà du Japon, avec lequel il y a près d'un point de PIB de différence en matière d'investissement dans la recherche. Et ce n'est pas loin d'être la même chose avec les États-Unis. C'est un sujet préoccupant, car cela veut dire que nous préparons moins bien l'avenir qu'eux, alors qu'ils sont nos principaux partenaires et souvent nos principaux rivaux commerciaux dans la compétition économique mondiale.

Dernier élément, nous sommes beaucoup plus instables politiquement qu'ils ne le sont, car il y a aujourd'hui un vrai débat sur la raison d'être du projet européen : certains considèrent que l'élargissement en soi est un projet politique ; d'autres estiment que la construction d'une grande zone de libre-échange suffit à achever le projet européen et pensent qu'en matière de politique étrangère, s'adosser à l'OTAN, suffirait aussi à avoir une stratégie efficace d'intervention dans les relations internationales. D'autres souhaitent une intégration politique plus grande, un certain nombre de régulations à l'intérieur du marché intérieur et ceux-là aujourd'hui s'opposent dans le débat politique à l'intérieur de l'Europe à ceux qui souhaitent une grande zone de libre-échange.

Quand je parlerai d'Europe - pardonnez-moi ce raccourci qui est faux et mauvais - je penserai donc au collège majoritaire des commissaires qui animent aujourd'hui la Commission, à la majorité du Conseil qui, aujourd'hui, détermine les grandes orientations notamment de politique économique et aussi à la majorité au Parlement qui soutient les politiques mises en oeuvre et que je vais essayer de détailler au moins dans deux domaines : la politique commerciale, peut être un peu la politique monétaire - je ne résiste pas à parler par procuration, même s'il est très loin, à Jean-Claude Trichet mais il adore ça, donc je vais le faire - et un peu aussi de politique budgétaire.

Sur la politique monétaire, il ne vous a pas échappé que, dans le débat présidentiel actuel, cette question du mandat de la Banque centrale européenne était aujourd'hui posée par les Français. Bon nombre de dirigeants européens ne partagent pas forcément le point de vue des dirigeants politiques français.

Quel est aujourd'hui l'état du débat ? Le mandat de la Banque centrale européenne est d'assurer la stabilité des prix. À ce titre, Jean-Claude Trichet fait des recommandations régulières aux États membres de la zone euro. Il considère que, pour assurer la stabilité des prix, il faut évidemment que l'inflation ne galope pas trop et, pour cela, il faut une politique non pas de contrôle mais de modération salariale dans les États membres. Quand, lors de la dernière réunion de l'Eurogroupe, un certain nombre de ministres de l'économie et des finances, et quelques conservateurs parmi eux, posaient la question de la redistribution des fruits de la croissance sous la forme d'une nouvelle politique salariale et donc d'augmentation du pouvoir d'achat des ménages dans la zone euro par l'augmentation des salaires, la conclusion ou l'expression de notre banquier central était : « Non, je continue à considérer, au regard des études de la Banque centrale européenne, qu'il faut maintenir une politique de modération salariale ». Il ajoutait même, il y a dix jours, devant la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen, à laquelle j'appartiens, que l'existence d'un salaire minimum aujourd'hui, dans bon nombre de pays de la zone euro, est un élément de rigidité du marché du travail qui ne facilite pas les créations d'emploi.

Dès lors que les recommandations - ce ne sont que des recommandations car il n'est pas le « super ministre » de l'économie et des finances - de ce banquier central sont très souvent relayées par la Commission européenne elle-même, nous avons là de grandes orientations de politique économique qui inquiètent dans l'Union européenne et qui légitiment les inquiétudes de celles et de ceux qui ne se nourrissent pas des articles de traité, mais considèrent aujourd'hui que, dans la mise en oeuvre de ces politiques, l'Europe ou, en tout cas, la politique européenne actuelle, les expose davantage qu'elle ne les protège, leur offre peu d'opportunité de pouvoir s'élever et, au contraire, les menace dans leur vie quotidienne.

Le mandat de la Banque centrale européenne pose une vraie question que nous ne résoudrons pas en disant qu'il faut remettre en cause, du jour au lendemain, l'indépendance de la Banque centrale européenne. Mais disons, à tout le moins, que le fait d'introduire, dans les statuts de la Banque centrale européenne, l'objectif de croissance et d'emploi au même niveau que la stabilité des prix représenterait une voir utile de réflexion. Il s'agit tout simplement de s'inspirer de cette politique beaucoup plus pragmatique qui lie les grands choix politiques économiques et monétaires, telle que la pratique un État qui présente, de ce point de vue, quelques caractéristiques assez enviables, je veux parler, vous l'aurez compris, des États-Unis.

Deuxième chose que nous pouvons préconiser ou en tout cas essayer de faire évoluer dans l'immédiat, c'est le fait que l'objectif d'une monnaie forte est en soi intéressant - vous entendez souvent parler de la politique de l'euro fort, moi j'ai tendance à trouver que Trichet confond « concours de muscles » avec une politique monétaire - mais que, dès lors que cette monnaie apporte une contribution négative à notre balance commerciale, se pose un vrai problème politique. Aujourd'hui, on nous montre le seul exemple d'une économie qui exporte malgré l'euro fort : c'est l'Allemagne, car l'économie allemande a une organisation industrielle qui se positionne sur des secteurs beaucoup moins concurrentiels que le reste des pays de l'Union européenne. Nous sommes donc confrontés à une politique d'orientation d'échanges qui travaille à défendre un euro fort, au point que nous nous trouvons dans une situation où un certain nombre de nos grandes entreprises industrielles, de nos grands fleurons industriels envisagent d'externaliser une partie de leur production en dehors de la zone euro pour pouvoir être à nouveau compétitifs par rapport aux mêmes produits vendus par les Américains, cette fois-ci, en dollars. Nous devons donc, vis-à-vis de cela, au moins rappeler à la Banque centrale européenne qu'elle doit appliquer les traités, dans lesquels il existe des dispositions - l'article 111 - qui prévoit que les ministres de l'économie et des finances sont associés à la politique des changes, ce qui n'est pas encore aujourd'hui appliqué.

Un mot de la politique budgétaire : auparavant, dans votre débat, j'entendais « élargissement », mais, pardonnez-moi de vous le dire, l'élargissement a toutes les chances de produire davantage de concurrence fiscale et sociale, notamment parce que les pays de l'élargissement y sont favorables dès lors qu'il n'y a pas de budget pour financer la solidarité à l'égard des nouveaux États membres. Et il y a des responsables politiques à cette situation. Ils sont au nombre de cinq : Jacques Chirac en tête, Gerhard Schröder, Tony Blair, Silvio Berlusconi et Persson qui, en décembre 2004, déclaraient que le budget de l'Union européenne ne devait pas dépasser 1 % de la richesse produite dans l'Union. Nous avons aujourd'hui un budget qui se situe, après les débats au Parlement et le va-et-vient avec la Commission, à 1,04 % de la richesse produite dans l'Union européenne. Ce qui veut dire que nous ne sommes pas en situation de financer ce qu'il serait nécessaire de faire en matière de politique d'infrastructures, de solidarité à l'égard des nouveaux États membres, qui sont fondés à revendiquer aujourd'hui que, dans le cadre de ce grand marché intérieur, leur arme principale pour attirer de l'activité et leur permettre de rattraper leur retard de développement est justement le fait que l'on n'y paye pas ou peu d'impôt sur les bénéfices des sociétés et qu'on y paye moins cher les salariés, qu'il s'agisse de leurs salaires directs ou indirects. Aujourd'hui, l'absence d'ambition dans le domaine budgétaire favorise cette concurrence fiscale et sociale, cette politique de dumping fiscal et social et il faut regarder aussi où se situent les responsabilités politiques quand on dit que les délocalisations sont inacceptables et inadmissibles. Bien sûr que la solution passe par davantage d'harmonisation fiscale, qu'elle devra passer demain par une convergence de nos politiques sociales. Je ne souhaite pas que, dans le domaine des politiques sociales, il y ait des compétences transférées à l'Union européenne. Je pense que cela doit être toujours du ressort des États membres, mais on peut organiser cette convergence de politique sociale sur un certain nombre d'indicateurs simples : le salaire minimum, le revenu minimum, l'égalité hommes-femmes, par exemple. Cependant, il faudra aussi poser la question budgétaire et donc, à l'évidence, au-delà de la contribution des États membres, celle de l'avenir pour un impôt européen qui puisse être, par exemple, une taxe additionnelle à l'impôt sur les bénéfices des sociétés alimentant le budget européen ? Quel avenir pour la possibilité de lever l'emprunt ? Dans la négociation institutionnelle qui s'est ouverte, il y a là des pistes - je ne sais pas si on aura beaucoup de chances d'aboutir dans ce domaine tout de suite - qu'il faut absolument travailler.

Dernier élément : la politique commerciale. Comme vous l'avez évoqué auparavant à travers la politique industrielle, le problème de l'Union européenne aujourd'hui est que sa définition de la politique industrielle se limite à la politique de la concurrence. Là encore, regardons ce que font les États-Unis. Ils ont mis en oeuvre un système, le Small Business Act. Ils réservent 25 % de leurs marchés publics à des PME domestiques. Ce système ne serait pas possible aujourd'hui, en l'état, dans l'Union européenne. Ils investissent massivement à travers des aides publiques dans les biotechnologies, l'Internet et l'aéronautique. Nous sommes aujourd'hui confrontés à des textes qui rendent extrêmement difficile la possibilité d'avoir des politiques d'État ambitieuses dans un certain nombre de secteurs industriels. Là où ils ont une politique pragmatique, nous avons une politique, à bien des égards dans le domaine commercial et industriel, idéologique et abstraite. Là où les États-Unis veulent le libéralisme pour tous les autres, ils s'appliquent à eux-mêmes une doctrine beaucoup plus réaliste et qui sait, à la fois, rechercher l'ouverture sur les marchés les plus profitables pour leur économie, mais aussi protéger un certain nombre de secteurs de leur industrie ou de secteurs dont ils considèrent qu'ils seront demain des secteurs d'avenir. Je vous fais le pari, parce que l'opinion publique est en train d'évoluer notamment sur des questions d'environnement aux États-Unis, que demain, là où ils étaient en retard par rapport à nous sur le protocole de Kyoto, ils iront beaucoup plus vite parce qu'ils ont compris qu'autour de l'enjeu de la protection de l'environnement, il y a aussi beaucoup de richesse à créer, une valeur ajoutée considérable à développer de nouvelles énergies et de nouvelles technologies. D'ores et déjà, ils se positionnent de manière beaucoup plus rapide - il n'y a qu'à voir ce que fait la Californie dans ce domaine - que l'Union européenne elle-même. Je considère que, dans ces domaines aussi, il est nécessaire de changer la doctrine de la politique de concurrence de l'Union européenne, si nous voulons être armés pour la compétition mondiale.

En conclusion, je voulais évoquer ces questions économiques d'un mot. Je procède par grands raccourcis : on attribue à un des pères de l'unité italienne Massimo d'Azeglio cette phrase - elle est apocryphe, donc peut-être que ce n'est pas de lui, mais on dit que c'est de lui -, qu'il aurait prononcée au lendemain de l'unité italienne : « Maintenant que nous avons fait l'Italie, il faut faire des Italiens ». Dieu sait qu'il n'était pas facile de faire des Italiens dans ce processus politique d'unification d'Italie qui a été long et compliqué, mais c'est un petit peu la question qui nous est posée aujourd'hui. Au terme de cinquante ans, au moment où nous commémorons le traité de Rome, il nous faut faire aujourd'hui des Européens et un peu plus que ce qu'ils ne sont aujourd'hui, tant finalement la part de la citoyenneté des Européens au jour le jour, dans le fonctionnement de l'Union européenne, se réduit à celle de consommateurs qui achètent ou vendent dans le grand marché intérieur.

Nous devons faire davantage et c'est autour de trois grandes raisons d'être du projet européen, qu'à mes yeux, il faut mobiliser l'Europe.

Au-delà de la question institutionnelle, à l'évidence, ce n'est pas à l'échelle de nos seuls États que l'on arrivera à mener la question énergétique et d'environnement, la lutte contre le réchauffement de la planète, pas davantage que la question de la sécurité de nos approvisionnements énergétiques et l'organisation du marché de l'énergie. Sur cette question de l'environnement, il y a une puissante et nouvelle raison d'être pour le projet européen.

Sur la question démographique, nous serons confrontés aux mêmes enjeux en termes de vieillissement de la population, de financement des politiques publiques, de nécessité de faire appel à l'immigration dans chacun de nos États membres. Même si, avec la singularité française et irlandaise, nous sommes un peu plus dynamiques en matière de démographie que le reste de l'Union européenne, même si on fait un peu plus d'enfants qu'ailleurs, il faudra quand même un peu plus que les Français pour faire en sorte que l'Union européenne gagne en population.

Enfin, la troisième et dernière raison d'être importante est la place de l'Europe dans la mondialisation qui, évidemment, ouvre la question du modèle social européen. On a beaucoup parlé de cette question au moment du débat institutionnel en faisant référence aux modèles sociaux nationaux. Ils sont tous défaillants parce qu'aucun d'entre eux ne peut résister seul à la mondialisation telle qu'elle s'organise aujourd'hui, y compris dans ses aspects positifs. La question qui est posée est : « Les politiques économiques européennes, telles qu'elles sont mises en oeuvre aujourd'hui par les États membres et déterminées par les institutions européennes, travaillent-elles à refaçonner un modèle social qui soit au moins équivalent en droit que ce qui existait dans nos États membres ? »

C'est autour de cette ambition que nous devons nous mobiliser, non pas en étant attachés à des constructions institutionnelles - c'est valable pour l'Europe comme pour d'autres pays - mais à la mise en oeuvre de droits qui soient véritablement protecteurs, c'est-à-dire que la construction européenne se traduise par davantage de bien être pour les citoyens européens. Aujourd'hui, ils en doutent et c'est parce qu'ils en doutent et que nous savons que le seul ingrédient indispensable à la construction européenne est l'adhésion des peuples, qu'il faut prendre au sérieux cette crise et ce doute, et essayer d'y répondre à travers des projets et pas simplement par le fait de regarder en arrière.

M. Jean-Noël Jeanneney

Mon cher ami, chacun se sent redevable à votre égard, d'abord parce que vous nous avez félicités de faire beaucoup d'enfants, et qu'être félicité est toujours agréable, et aussi parce qu'en hommage à tous les khâgneux ici présents, vous avez bâti un plan en trois parties et, enfin, vous avez réussi à comprimer tant de démonstrations efficaces dans le temps bref qui vous était imparti.

Quant à l'aspect commercial des choses, je ne peux qu'évoquer ma brève expérience lorsque j'étais responsable au gouvernement du commerce extérieur, et que vous rejoindre sur l'hypocrisie des États-Unis, lorsqu'ils affirmaient qu'ils n'intervenaient pas dans ce domaine. Ne soyons pas ici moralement choqués, mais soyons politiquement responsables. Un des aspects majeurs de toutes les réflexions qui nous sont familières et que Jean-Louis Bourlanges a su souvent évoquer, concerne bien sûr les relations entre le marché et l'État : peut-on faire confiance au marché pour créer spontanément le meilleur des mondes possibles ou bien, tout en rendant hommage à son énergie, son dynamisme, sa capacité à créer de la prospérité, doit-on veiller à canaliser les forces pour faire qu'il ne soit pas le seul à déterminer notre avenir, dans la conviction qu'il revient aux pouvoirs publics de penser et d'agir plus haut et plus loin. Je m'empresse de donner la parole à Jean-Louis Bourlanges.

M. Jean-Louis Bourlanges

Benoît Hamon est un excellent collègue dont je tiens à souligner la qualité intellectuelle. Mais je pense qu'il faut, dans cette affaire, prendre la mesure de ce qu'a été la rupture de 2005 et je comprends encore une fois très bien les raisons pour lesquelles le « non » l'a emporté. La question de savoir si le « non » précède la crise ou si la crise précède le « non » est un faux débat. Les deux sont vrais. Le « non » a été l'aboutissement d'une crise d'identité du projet européen et a en été, en même temps, un accélérateur. L'échec de 2005 est plus important que le rejet en 1954 de la CED, qui était le rejet d'un projet mal conçu - il s'agissait d'inventer une fausse armée européenne pour empêcher les Allemands de se réarmer - par le Parlement, sur une simple question préalable. Nous n'étions donc pas au coeur du problème européen et c'est la raison pour laquelle il a été possible, ensuite, à un certain nombre de personnalités, dont Maurice Faure, de relancer la Communauté européenne avec la signature du traité de Rome en 1957.

Aujourd'hui, la situation est différente. La présence de la France dans le monde depuis 1950 est inséparable du projet européen. Tirant les conséquences de ce qui s'était passé en 1940, nous avons compris que, si nous voulions redevenir nous-mêmes, avec nos valeurs, nos intérêts, notre culture, il fallait que nous conjuguions ce que nous sommes avec ce que sont les autres. Depuis cinquante-sept ans, c'est ainsi que se décline l'engagement international de la France, toutes sensibilités majeures confondues - exceptés l'extrême droite et le Parti communiste - : les démocrates chrétiens du MRP qui ont été à l'origine de la construction européenne, les socialistes, qui ont joué un rôle décisif dans la signature du traité de Rome et, enfin, le général de Gaulle. Malgré ses réserves sur le plan institutionnel, le fondateur de la Cinquième République a été l'homme de la célébration, au niveau des peuples et pas seulement des élites, de la réconciliation franco-allemande.

Cette grande idée a été brisée en 2005 avec l'apparition d'un hiatus très profond entre le peuple français et ses partenaires européens. Rien ne me paraît plus symptomatique dans la campagne présidentielle actuelle que la façon, à mon avis très régressive, à droite comme à gauche, dont le thème de l'identité nationale reparaît, avec des symboles comme le drapeau tricolore, destiné à masquer ce sentiment de vide qu'ont les Français par rapport à la rupture de ce qui a été le pacte essentiel, en terme national, de reconstruction du pays. Les résultats du vote de mai 2005 ne sont pas anodins. C'est pourquoi d'ailleurs, comme le PS, et à la différence de l'UMP, l'UDF, que je représente, est acquise à l'idée d'un référendum. Nous ne repartirons dans cette aventure qu'est la construction européenne que si ce que le peuple a défait en 2005, il est amené à le refaire en 2007. Il ne s'agit pas de punir les partisans du « non » et de les oublier. Bien au contraire, il s'agit de mettre chacun en face de ses responsabilités.

En réalité, la question institutionnelle a été secondaire dans le « non » français. Je pense que Benoît Hamon ne refusera pas cette interprétation. Les dispositions institutionnelles - je me rappelle de ce que disait M. Fabius à cet égard - ne faisaient pas l'objet de la critique ; à tort, d'ailleurs, car cette Constitution comporte d'énormes éléments de faiblesse. La critique portait sur les textes antérieurs et, notamment, sur le traité de Rome avec ses mécanismes réputés libéraux qui avaient été intégrés dans le traité constitutionnel. C'est l'ensemble de la politique que nous avions menée, nous Français, depuis une cinquantaine d'années, qui était visée. La situation est délicate car, si l'institutionnel n'était pas la cause principale de la crise, il est évident que nous ne pouvons pas reprendre notre place dans le wagon de tête de l'Union européenne, si nous n'avons pas résolu préalablement cette question. Les problèmes fondamentaux de l'Europe - et je crois que les partisans du « non » n'ont pas eu tort de les signaler - étaient, en résumé, « qui, quoi, comment ? ». Je les ai posés moi-même depuis longtemps au nom de l'UDF, seul parti pro-européen, rappelons-le, à ne pas avoir ratifié le déplorable traité de Nice, approuvé par les socialistes et le RPR.

Première interrogation : qui a vocation à entrer dans l'Union européenne ? Est-ce que ce sont les héritiers d'une civilisation historique, inscrite dans un territoire géographique déterminé, née à peu près autour du V e siècle après J.-C., au moment de la fusion des héritages judéo-chrétien et gréco-romain et dont l'une des implications majeures tient à la distinction originale des pouvoirs spirituel, temporel et rationnel - les ordres de Pascal -, constitutive de la prodigieuse aventure européenne ? Devons-nous considérer au contraire que chacun, pour peu qu'il ait une frontière commune avec l'Europe, a vocation à nous rejoindre, dès lors qu'il respecte les valeurs, les lois, les principes économiques qui sont les nôtres ? Il y a là deux conceptions très différentes.

Deuxième interrogation: Quoi ? Voulons-nous faire une communauté ou une zone de libre-échange ? Ne caricaturons pas le projet de nos amis britanniques, celui de l'AELE qui était une simple zone de libre-échange avec, par exemple, le Portugal, à l'époque salazariste, et qui ne respectait en aucune façon les critères démocratiques. Ce que nous sommes « occupés à faire », comme disent les Belges, est de nature très différente : on peut la définir comme une communauté de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes, dans un cadre régulé par le droit et assis sur des sociétés profondément démocratiques. C'est beaucoup plus qu'une simple zone de libre-échange. Mais devons-nous nous contenter de cette communauté ou faire de l'Union européenne un véritable acteur politique, capable, dans une économie et une politique mondialisées, de permettre aux Européens et aux Français d'exister et de défendre leurs intérêts et leurs valeurs ?

Troisième question : Comment ? Jean Monnet ne se souciait ni du Parlement européen, ni du Conseil. Il avait considéré initialement que seule la Haute Autorité, c'est-à-dire une technocratie supranationale, serait efficace. En réalité, ce sont les Néerlandais, notamment M. Spierenburg, qui ont considéré qu'il fallait une Cour de justice, une Assemblée consultative (et même un peu plus, puisqu'elle avait le pouvoir de censurer à l'époque) et un Conseil, incarnant les technocraties nationales. Le projet de Jean Monnet était une confiscation du pouvoir politique et du pouvoir national. La solution trouvée, en 1951, avec le traité de Paris instituant la CECA, a été de fédérer au niveau supranational mais de donner les rênes, non à une technocratie européenne, mais à six technocraties nationales, représentées au Conseil, et catalysées par une technocratie communautaire qui était celle de la Commission. Tout cela est révolu.

Comme on l'a rappelé en évoquant les contestations émises avec succès à la composition de la Commission Barroso, sans parler de la chute de la Commission Santer en 1999, nous sommes en face de deux systèmes alternatifs ou combinés. Le premier est un fédéralisme démocratique, et non pas technocratique, constitué par une Commission qui cesse d'être un « aréopage de sages », pour devenir un véritable prégouvernement responsable devant un Parlement, assemblée politique, et un Conseil des ministres qui, comme dans tout système à caractère fédéral, codécident en matière législative et budgétaire. La Cour de justice est, pour sa part, chargée de dire le droit. Parallèlement, nous avons une évolution contraire qui place, au coeur du système, les États. Rien de nouveau sous le soleil : depuis le Congrès de Vienne, les États discutent entre eux, sans aliéner leur souveraineté, sans transférer leurs compétences. Ils décident ensemble de ce qui peut l'être et, en cas de désaccord, ils se séparent bons amis - auparavant, ils se quittaient bons ennemis.

Ces trois questions centrales (qui, quoi, comment ?), n'ont pas été abordées depuis la chute du mur de Berlin. On a fait le traité de Maastricht qui a marqué un progrès considérable dans le domaine monétaire mais on a ignoré ensuite ce triptyque fondamental. Or, derrière le « non » et derrière le « oui » de 2005, il y a une revendication profonde de sens. La situation n'est pas simple car la signification du « non » français au référendum est double. Elle traduit, sur fond de guerre d'Irak, une insatisfaction légitime devant les imperfections de l'Union européenne, devant le flou du projet, devant l'indétermination des volontés. Mais elle signifie aussi autre chose : la rupture du peuple français par rapport à l'ensemble européen, alors même que nous sommes à deux ans des élections européennes et qu'il est urgent, comme l'a souligné la chancelière Angela Merkel, de résoudre le problème.

Il nous faut à la fois retrouver le chemin de la solidarité avec les Européens en concevant une solution qui trouve un écho positif chez nos partenaires et de rebâtir l'accord du peuple français pour réconcilier nos concitoyens et la politique européenne. Nous devons donc « tenir les deux bouts de la chaîne », alors même que les problèmes fondamentaux précédemment décrits ne pourront être abordés franchement et démocratiquement, que dans une phase ultérieure, en 2009.

Comment alors parvenir, à travers ce malencontreux épisode institutionnel, à repositionner la France pour qu'elle réaffirme son rôle, au service d'un objectif : la construction d'une Europe géographiquement constituée, dotée d'une ambition politique déterminée et d'institutions fortes ?

Benoît Hamon défend une position conforme à celle de Ségolène Royal, chantre de l'Europe des préalables. Il a voté « non » au traité constitutionnel et Mme Royal a voté « oui », mais Benoît Hamon soutient Mme Royal car elle s'est, en fait, alignée sur ses positions. Je ne l'en blâme pas mais je le constate. Rappelons-nous ce que disait Laurent Fabius, chef de file du « non » : « La Constitution, oui. Le reste, non ».

On nous répète à l'envi que la Banque centrale européenne est obsédée par la stabilité des prix. Je dirai qu'elle ne l'est pas davantage que la Réserve fédérale américaine et, en réalité, quand on regarde les statuts de la BCE, la stabilité des prix apparaît comme l'objectif principal poursuivi par l'Union européenne mais la croissance et l'emploi figurent aussi dans les priorités. Ceci est donc une fausse querelle. Deuxièmement, l'idée que la Banque centrale fasse ou ne fasse pas le niveau de la monnaie est une idée absurde. Nous avons eu un euro faible, nous avons un euro fort. L'une et l'autre de ces situations comportent des avantages et des inconvénients, mais tout cela est déterminé par la situation de la politique américaine.

Sur le budget, je ne crois pas que le passage de 1 % du PIB à 1,05 ou à 1,10 % du PIB soit de nature à éliminer le risque, que dénonce M. Hamon, de dumping fiscal et social à partir des nouveaux pays membres. En réalité, nous sommes engagés dans le cycle vertueux, que, personnellement, j'approuve, de développement des États récemment intégrés. Leur croissance dynamique favorise l'augmentation des flux d'importation à partir de nos pays, l'élévation du niveau de vie de leur population, l'augmentation générale du niveau salarial et donc la réduction de l'avantage comparatif. L'exemple du Portugal est classique : depuis qu'il est dans l'Union européenne, nombreux sont les Portugais, installés en France, à repartir chez eux. Peut-on faire la même chose avec les pays d'Europe centrale et orientale ? Je le crois.

Je suis critique à l'égard de la notion de préalables. Certes, je suis défavorable aux délocalisations et partisan d'un protocole social mais si nous multiplions, face à nos partenaires, les exigences alors que nous avons demandé et obtenu une convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing, que nous avons signé la Constitution et qu'elle a été ratifiée par dix-huit États, nous courrons à l'échec.

Le choix fondamental qui est le nôtre de 2007 n'est plus celui de 2005 : il ne s'agit plus de dire si l'Europe fonctionne de façon satisfaisante ou non et si nous pouvons faire mieux. L'enjeu est désormais de savoir si nous pensons notre avenir en solidarité avec nos partenaires, ou si nous estimons que la perfection de nos valeurs, la légitimité de nos intérêts, le respect de notre identité et la sacralisation de notre identité historique nous conduisent à nous tenir en marge de l'Europe. Ce serait une erreur magistrale.

M. Jean-Noël Jeanneney

En somme ceux que vous critiquez, monsieur le député, ce sont ceux qui, songeant à l'époque de notre pleine autonomie nationale, pourraient chanter une autre chanson : « Est-ce ma faute à moi, si j'ai connu d'autres ivresses, si j'ai connu d'autres caresses ? ». Je ne sais pas si Philippe Mioche souhaite chanter une chanson. En tout cas il a la parole.

M. Philippe Mioche

J'aimerais essayer de me lancer dans ce débat et cette situation très difficile pour l'historien dans une réponse à la question qu'a posée le président dans son introduction où il a parlé des frontières, du territoire. C'est un débat et nous sommes là pour l'assumer.

Je vais commencer par une citation : « J'ai fait un rêve ». La première remarque est que je crois qu'il y a un lien évident entre tout ce qui vient d'être abordé : la notion d'identité européenne et la perception d'un territoire. Je peux dire les choses plus simplement. Pour que les gens se sentent Européens, il faut qu'ils conceptualisent l'espace que cela représente et, de ce point de vue, je jette cela comme une pierre. Je ne suis qu'un universitaire, je ne suis donc pas engagé dans un combat. Le Conseil de l'Europe fait un travail merveilleux, par exemple, dans la dimension culturelle. Mais, du fait d'un certain nombre de décisions et de l'engrenage de ces décisions sur les participants au Conseil de l'Europe à Strasbourg, les cartes sont un peu brouillées, de même que la perception du territoire. Vous savez que l'Arménie, la Russie et d'autres encore font partie du Conseil de l'Europe. Je n'ai rien contre les peuples arménien ou russe, mais je dis simplement cela afin de rappeler qu'il faut arriver à définir un territoire pour renforcer un sentiment d'identité et d'appartenance. De ce point de vue aussi, on pourrait rêver de mesures incitatives pour faire entrer les mauvais élèves : je pense à la Confédération helvétique et à la Norvège et comme on ne va pas les forcer, on ne va pas y aller avec des bottes, il faut les attirer. Un peu d'imagination, s'il vous plaît, messieurs du Parlement.

Pour finir, je vous ai dit « J'ai fait un rêve ». Vers quel monde allons-nous ? C'était aussi une question du président. J'avoue que je m'inspire un peu de Jean Monnet. Pourquoi ne pas rêver de constructions régionales clairement définies qui dialogueraient entre elles pour gérer en effet les problèmes communs du monde de demain ?

Discussion

M. Jean Bizet

L'avantage d'avoir écouté tous les intervenants, c'est de prendre, chez les uns ou les autres, des points particuliers qui m'ont séduit et d'autres un peu moins. Je ne parlerai que de ceux qui m'ont séduit. Si nous avons des sensibilités politiques différentes à cette tribune, il est très clair que je me reconnais également dans certaines propositions ou avancées, tant par Benoît Hamon que par Jean-Louis Bourlanges. Et c'est là précisément tout l'intérêt de la construction européenne, qui est toujours en devenir, et de la transversalité des débats, que ce soit à la délégation de l'Union européenne au Sénat ou au Parlement européen. Personnellement, si on veut réconcilier nos concitoyens avec l'Europe, je crois qu'il faut faire preuve d'un énorme pragmatisme et leur proposer également un certain nombre de projets « qui les font rêver ».

J'ai noté trois ou quatre points. Nous n'avons pas évoqué la stratégie de Lisbonne : c'est dommage. Cela étant, si on regarde bien dans les détails, les résultats de la stratégie de Lisbonne - faire de l'Union européenne l'économie de la connaissance la plus performante au monde à l'horizon 2010 -, aujourd'hui, à mi-parcours, ne sont pas très probants, ayons l'honnêteté de le reconnaître. Il faut donc redonner de la lisibilité précisément à la stratégie de Lisbonne et investir davantage en matière de recherche et développement.

Je suis assez critique sur la notion de brevetabilité : on n'a toujours pas adopté le protocole de Londres. On n'a toujours pas mis en place le brevet européen, le brevet communautaire, et sur ce point, quand on regarde de l'autre côté de l'Atlantique, nous sommes excessivement fragilisés. Je reviens à ce que disait Benoît Hamon. Il est vrai que dans la mondialisation, la donne environnementale aujourd'hui, n'est prise en compte essentiellement qu'au niveau européen et nous sommes en distorsion de concurrence, mais croyez-moi, c'est tout à fait vrai, si les États-Unis n'ont pas ratifié le protocole de Kyoto, ils sont en train d'investir massivement en matière de recherche et développement, de breveter et quand ils auront acquis un certain nombre de brevets qui leur permettront de faire un saut technologique, ils obligeront précisément l'Union européenne à se mettre à ce niveau de saut technologique. Et nous serons alors en difficulté. On voit très bien ce qui se passe. Les États-Unis et la Chine ont conclu un deal, il me semble que c'est évident. Les États-Unis ont demandé à la Chine, qui s'est empressée de répondre favorablement - cela a été une formidable opportunité pour elle - de leur fournir des biens de consommation et pendant ce temps, ils ont relativement thésaurisé et investi précisément en matière de recherche et développement. Je suis donc assez inquiet là-dessus. Il faut repositionner l'Europe sous l'angle de la recherche et du développement conduisant au saut technologique.

En ce qui concerne la présentation à nos concitoyens d'un nouveau traité européen, il y a eu un débat qui s'est concrétisé, comme vous le savez, en 2005. Je ne souhaiterais pas renouveler l'expérience, nous n'avons pas le droit de perdre du temps désormais. Il faudra passer par la voie du Congrès.

M. Benoît Hamon

Jean-Louis Bourlanges connaît peut-être cette citation de Greenspan, le patron de la FED, puisque c'était l'équivalent de Jean-Claude Trichet et je pense que Jean-Claude Trichet aimerait avoir la carrière d'un Greenspan : « Si vous m'avez bien compris, c'est que je me suis mal exprimé », ce qui caractérisait à ses yeux ce que doit être la communication d'un patron de banque centrale. J'espère, en tout cas, qu'il ne servira pas d'exemple à Trichet.

Je voulais juste revenir sur la question du traité. J'assume - et je crois que Jean-Louis Bourlanges a eu raison de le dire - une part de risque importante aujourd'hui à revendiquer, à côté d'une ratification à l'échéance de 2009 - et, au plus tard, au moment des élections européennes, si d'ici là on a trouvé un accord sur un nouveau compromis institutionnel -, que l'Europe modifie en parallèle un certain nombre de ses politiques dans l'intervalle, pour être en situation de convaincre ceux qui étaient hier inquiets qu'il ne faut plus l'être et qu'il faut donc ratifier le traité. Il y a un risque et c'est vrai que, dans cette « Europe par la preuve » à laquelle aspire Ségolène Royal, il y a des choses assez simples qui devraient normalement rassembler tous les dirigeants politiques français.

Quand on se penche aujourd'hui sur les conséquences sociales, qui existent, d'un certain nombre de décisions prises collégialement par le Conseil avec la Commission, quand on parle de travailler en faveur de la création d'un revenu minimum européen, de bâtir un protocole social, en tout cas de construire des dynamiques politiques qui ne reposent pas uniquement sur la dérégulation ou la libéralisation, cela représente une énorme ambition. Et, dans le délai qui nous sera imparti, ce ne sera pas simple, mais jamais Ségolène Royal n'a esquivé dans son discours cette difficulté. Elle a même toujours revendiqué que ce chemin-là était difficile, mais que si, justement, on voulait progresser, notamment dans le domaine social, dans les deux ans qui viennent, il fallait nous retourner en direction de tous nos partenaires et dire : « Vous connaissez comme nous les enseignements du « non » », ce sur quoi, justement, le traité constitutionnel, tel qu'il a été rejeté en France et tel qu'il ne sera jamais la constitution de l'Europe : pardon de le dire, mais si dix-huit pays l'ont ratifié, neuf ne l'ont pas fait, dont deux qui l'ont rejeté et sept qui ne le feront pas. Actons donc que ce texte-là ne sera jamais la constitution de l'Europe. Et ce texte, en France, on sait ce sur quoi il a été rejeté : ce n'est pas seulement la question sociale, mais c'est en particulier la question sociale. Je crois que Ségolène Royal tient un langage de vérité, un langage fort - qu'a également tenu Angela Merkel lors de son rendez-vous avec elle - qu'elle tient régulièrement à ses interlocuteurs.

C'est précisément dans le domaine social que nous devons bouger dans l'intervalle et je ne pense pas que nous trouverons un accord sur un protocole social ou un traité social à vingt-sept. Je suis même convaincu du contraire. Je ne pense pas davantage que nous ferons des progrès à vingt-sept en matière d'harmonisation fiscale, mais qu'à partir du « berceau » qu'est la zone euro, nous pouvons trouver aujourd'hui des partenaires, notamment pour commencer à proposer ce qui pourrait être une forme de convergence dans le domaine social, et sur des standards que nous pouvons aisément identifier, avec une méthode qui pourrait être celle notamment de la stratégie de Lisbonne, la méthode ouverte de coordination pour essayer de commencer à rapprocher nos législations respectives ou, en tout cas, nos modèles respectifs puisque ce ne sont pas systématiquement des législations. C'est ce rapport de force que Ségolène Royal construit et dont elle pense qu'il sera à la fois vertueux et efficace pour faire bouger les orientations des politiques européennes d'ici deux ans.

Pour prolonger ce qu'a dit Jean-Louis Bourlanges, j'ajoute que, dans ce pays, les citoyens se demandent s'ils ont encore voix au chapitre et se posent légitimement la question de savoir si, quand ils mettent un bulletin de vote dans l'urne, cela a une quelconque valeur. Je pense qu'ils y croient encore, mais le moment est proche où ils pourraient cesser d'y croire, et là où nous serions confrontés à une crise démocratique encore plus profonde que celle que nous connaissons. Si l'on pense sérieusement que, pour une ratification européenne, nous pensons passer par la voie parlementaire, en expliquant que le traité qui va être ratifié est un « petit traité » alors que les Français ont dit « non » par référendum, on commet une lourde faute politique et démocratique.

M. André Chandernagor

J'aime bien Jean-Louis Bourlanges et je sais qu'il est un Européen convaincu, mais je relève dans son raisonnement, une contradiction. Il nous dit qu'on va réduire les éléments du traité à l'essentiel, c'est-à-dire au fonctionnement des institutions. On retire tout ce qui était la répétition des traités antérieurs, qui ont fait l'objet d'interprétations diverses et contradictoires mais surtout négatives, puis on va dire au peuple français : « Voilà le moyen de faire fonctionner les institutions et on vous consulte là-dessus par référendum» !

Il suffit, me semble-t-il, de faire ratifier par le Parlement où vous êtes sûr d'avoir une majorité sans courir le risque d'un nouveau référendum au cours duquel les opposants au référendum précédent, peu désireux d'apparaître comme se déjugeant, vont nous demander ce qu'il en advient des questions qui avaient justifié leur vote négatif d'hier à savoir le devenir de l'Europe sociale, des délocalisations, etc. Si vous n'avez d'autre réponse que : « On s'en tient pour le moment au bon fonctionnement des institutions et pour le reste, on verra plus tard », je vous souhaite bien du plaisir ! Vous prenez le plus grand risque de voir votre affaire rejetée et alors, à partir de ce moment-là, vous n'auriez plus d'Europe du tout, ce serait l'irréparable.

M. Jean-Louis Bourlanges

D'abord, monsieur le Premier président - parce que vous avez été mon Premier président, monsieur le ministre -, j'ai l'impression que vous vous adressez à moi plutôt qu'à mon collègue Benoît Hamon, parce que vous avez voté « oui » alors qu'il a voté « non » et que vous êtes contre le référendum, alors que, lui comme moi, nous y sommes favorables. Mais je vous réponds volontiers.

Sur le référendum, je serais tenté de citer la formule célèbre : « Il est plus tard que tu ne crois ». Je crois au régime représentatif. J'estime que les parlementaires ont été inventés pour traiter et résoudre les problèmes que les citoyens, pour des raisons diverses, ne sont pas prêts à régler. Peut-être que le référendum, demandé par tous les partis politiques, était une erreur : comme vous le savez, j'étais au départ, opposé à l'idée même de constitution. C'est ce qui m'a distingué de François Bayrou, d'Alain Lamassoure et de bien d'autres. J'étais sur la ligne de Jacques Delors pour qui : « Un bon traité vaut mieux qu'une mauvaise Constitution », même si je n'ai pas manqué de dire pendant la campagne référendaire qu' « une bonne Constitution vaut mieux qu'un mauvais traité ». Je restais néanmoins réservé redoutant une dérive plébiscitaire. Désormais, « ite missa est », nous avons voté « non » et une sorte de parallélisme des formes doit être respectée.

Vous défendez aujourd'hui l'idée du référendum à condition que l'on obtienne gain de cause sur une série de préalables. Or je crois que, sur ce point, nous n'obtiendrons pas gain de cause. S'il s'agit de faire un protocole social additionnel à quelques États membres, nous pourrons sans doute parvenir à nos fins mais, en réalité, cela n'engagera à rien. On peut toujours décréter l'existence d'un salaire minimum mais ce n'est pas à la mesure du problème posé.

Le discours de Mme Royal est d'un autre ordre. Elle souhaite « changer la politique monétaire » donc, remettre en cause les équilibres de Maastricht - « et agir efficacement contre les délocalisations ». C'est absolument impossible à conduire et à mesurer dans les délais qui sont les nôtres. En revanche, il me paraît clair que la grande erreur des partisans du « oui » a été de défendre une Constitution, un peu par accident d'ailleurs, dans laquelle il y avait d'une part un cadre constitutionnel, c'est-à-dire des valeurs, des principes, des institutions, des procédures, des compétences et, d'autre part, un contenu politique jugé par beaucoup comme libéral, voir ultra-libéral. Dans le Dictionnaire des idées reçues que pourrait écrire Flaubert aujourd'hui, « libéral » serait défini par « toujours ultra ». Il n'était pas illégitime de s'interroger sur la pertinence de l'inclusion dans une Constitution d'un contenu politique qui relève des traités ordinaires et des actes de droit dérivé.

Nous devons donc être prêts à amender le projet. Mais nous devons tenir la balance égale entre nos partenaires et le peuple français. À cet effet, nous devons donner raison aux partisans du « non » en ne présentant qu'un texte constitutionnel et rien de plus. À l'égard de nos partenaires, il faut éviter de multiplier les conditions. Si l'on peut faire un certain nombre de modifications à quelques-uns, ne nous en privons pas, mais faisons preuve de souplesse. Le référendum constitue certes un risque mais je suis convaincu que le nouveau projet sera adopté. Les Français sont un peuple rebelle, frondeur, râleur, mais ils ont un sens aigu de l'intérêt essentiel. Ils ont voté « non » parce qu'ils avaient le sentiment qu'on pouvait rejeter la Constitution sans rejeter l'Europe. Demain, ils voteront « oui » s'ils ont le sentiment que dire « non » la Constitution, c'est dire « non » à l'Europe.

Mais l'autre hypothèse, c'est que cela ne se produise pas, car les Français se bercent dans l'illusion qu'après avoir « mis le véhicule dans le fossé », ce sont eux qui détiennent la clé de la dépanneuse. Or tel n'est pas le cas : la clé de la dépanneuse est détenue par vingt-sept États et le « non » français a changé profondément les choses. Les Anglais sont ravis. Ils ont soumis leur acceptation du traité à toute une série d'exigences sur le plan social et fiscal. Ils ont ensuite annoncé qu'ils soumettraient le texte à un référendum, nous contraignant à agir de même. Naturellement, ils nous ont laissés amorcer la procédure en expliquant qu'une fois la ratification acquise en France, la leur serait une formalité ! Mais après la victoire du « non » français, ils ont remisé leur propre référendum aux oubliettes. Les Polonais ont alors basculé à leur tour d'une nette approbation de la Constitution à une franche hostilité, même s'il est essentiel de distinguer les dirigeants du peuple polonais qui reste, lui, favorable à l'Europe.

Arriver à un véritable accord avec nos partenaires ne sera pas aisé. Même à l'égard du « mini-traité » proposé par Nicolas Sarkozy, les émissaires britanniques expriment leur frilosité. Il y a un proverbe chinois ou grec que la situation actuelle de l'Union semble vérifier : « L'occasion n'a pas de cheveu de derrière ». Le moment « Constitution » est passé et nous sommes contraints, nous Européens, à nous poser les questions fondamentales que j'évoquais auparavant : qui, quoi, comment ? Les modifications sur le plan institutionnel qu'apportait le traité de Rome de 2004 étaient, en réalité, modestes. Il est essentiel aujourd'hui, et c'est tout l'enjeu du traité simplifié, que la France sorte de l'isolement diplomatique dans lequel elle s'est elle-même enfermée et reprenne un rôle moteur au sein de l'Union européenne.

M. Jean-Noël Jeanneney

Je vous remercie pour toutes ces interventions et notre public pour son attention si soutenue. Chacun sa citation, moi je pensais à Ciboulette l'opérette de Reynaldo Hahn qui date de 1923 : Ciboulette rencontre Nicolas et ils chantent ensemble en disant « On se connaît à peine, on va se séparer, c'était pas la peine de se rencontrer ». Heureusement Ciboulette dit à Nicolas, qui a l'air un peu surpris et pas tellement d'accord : « Moi, je suis contente tout de même ». « Et moi je suis content aussi, répond-il, et on a bien fait de se rencontrer ». Nous avons été très contents de vous voir, j'espère que cela a été éclairant. Merci à tous.