vendredi 6 avril 2007 - Palais du Luxembourg Journée d'études organisée au Sénat en partenariat avec le Comité d'Histoire Parlementaire et Politique et la participation de'Europartenaires
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LES COLLOQUES DU SÉNAT

Sous le Haut Patronage de Christian Poncelet,

Président du Sénat

L'EUROPE AU PARLEMENT DE VICTOR HUGO
À NOS JOURS

Vendredi 6 avril 2007

PALAIS DU LUXEMBOURG

Journée d'études organisée au Sénat en partenariat avec le Comité d'Histoire Parlementaire et Politique
et la participation d'Europartenaires

OUVERTURE

M. Jean François-Poncet, ancien ministre, sénateur de Lot-et-Garonne

Mesdames, Messieurs, avant d'ouvrir ce colloque, je souhaiterais vous saluer au nom de M. le président du Sénat qui n'a pu malheureusement être présent ce matin et qui m'a demandé de l'excuser auprès de vous. Le Sénat est heureux d'accueillir une nouvelle fois un colloque organisé par le Comité d'histoire parlementaire et politique (CHPP), qui a choisi comme thème « L'Europe et le Parlement de Victor Hugo au traité de Rome », mais j'imagine que, s'agissant du rôle du Parlement, nous ne nous en tiendrons pas au traité de Rome, et que nous évoquerons le rôle du Parlement dans les affaires européennes depuis la guerre jusqu'au traité constitutionnel.

Le Parlement est intervenu à deux niveaux, au moment où la construction européenne s'est mise pratiquement en place.

D'une part, lors de la ratification des traités. Comme vous le savez, l'histoire de la construction européenne a été marquée par des traités successifs. Les uns ont fait avancer la construction européenne en accroissant les compétences des institutions, en les complétant et en les modifiant. D'autres traités ont permis à des pays candidats, non signataires du traité de Rome, d'adhérer à la Communauté ; ainsi, avec l'accord du Parlement, nous sommes passés en un demi-siècle de six à vingt-sept États et il est probable qu'une demi-douzaine d'États viendront encore s'y ajouter.

Deuxièmement, les gouvernements successifs ont souhaité consulter le Parlement en cours de négociation pour prendre son avis, expliquer leur démarche et faciliter la ratification ultérieure du traité. Et, bien entendu, en dehors des traités, l'Assemblée nationale et le Sénat ont exigé qu'une journée entière ou une demi-journée, à deux ou trois reprises par an, soient consacrées à un débat sur l'état de la construction européenne.

Les assemblées ont donc été étroitement associées aux différentes étapes de la construction européenne. Les organisateurs du colloque - je veux les en féliciter - ont eu la bonne idée de remonter au-delà de la seconde guerre mondiale - jusqu'à Victor Hugo. Il faut reconnaître que personne n'a parlé avec autant de passion et d'éloquence que lui des « États-Unis d'Europe ». L'expression vient de lui, pas de Jean Monnet. Quelques envolées lyriques sont restées gravées dans toutes les mémoires. Vous vous souvenez sûrement de la plus célèbre. C'était au Congrès de la paix, convoqué à Paris par une association anglo-saxonne, le 21 août 1849. Ce jour là, Victor Hugo s'est écrié : « Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse identité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure. [...] Ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l'amener. [...] À l'époque où nous sommes, une année fait parfois l'ouvrage d'un siècle ».

Il n'y a pas, à ma connaissance, de plus beau texte sur l'intégration européenne que celui-là. Victor Hugo avait vu juste. Il n'a pas fallu quatre siècles pour la faire naître ; un seul a suffi. Un siècle malheureusement marqué par deux terribles guerres mondiales. Ce sont elles et le cortège d'horreurs et de destructions qu'elles ont entraîné, ainsi que l'abaissement politique de l'Europe dans le monde, qui ont convaincu les pays européens que l'heure était venue de se rassembler.

La matinée sera consacrée aux exposés d'historiens éminents qui retraceront les différentes étapes de la construction européenne, avec la compétence et l'objectivité qui les caractérisent, en commençant par Victor Hugo et peut-être d'autres grands précurseurs.

J'interviendrai au moment où l'on abordera le traité de Rome, à la négociation duquel j'ai participé. J'étais le secrétaire général de la délégation française et le collaborateur du ministre, Maurice Faure, qui fut chargé de conduire la négociation. Nous sommes, lui et moi, les deux seuls survivants français des traités de Rome. Je vous dirai donc un mot de cette négociation, après les interventions de deux universitaires brillants qui aborderont ce thème.

Le Parlement - quelles qu'aient été les majorités au pouvoir - n'a jamais dévié de son engagement au service de l'Europe. Les Parlements qui se sont succédé ont tous approuvé, en général à de fortes majorités, les traités qui leur étaient soumis. À l'exception d'un seul, celui de la Communauté européenne de défense (CED), dont le rejet par l'Assemblée nationale, le 30 août 1954, a marqué une heure « noire » de la construction européenne et dont les conséquences immédiates, mais aussi à plus long terme, ont été funestes.

Le vote par lequel l'Assemblée nationale rejeta la CED était, il est vrai, relativement ambigu. La Communauté européenne de défense avait, en effet, pour objectif d'encadrer le réarmement de l'Allemagne, d'éviter qu'elle ne se réarme seule et qu'un nouveau grand état-major allemand renaisse. De sorte que le vote de l'Assemblée exprime autant le refus du réarmement allemand que le rejet de l'intégration européenne. Il faut rappeler que sept années s'étaient à peine écoulées depuis la fin de la guerre lorsque l'éventualité du réarmement de l'Allemagne se trouva posé. L'émotion que cette perspective suscitait était tout à fait compréhensible. Le vote négatif de l'Assemblée était aussi attribuable au transfert de souveraineté prévu par le traité dans le domaine « névralgique » de la défense. Une partie des parlementaires, parmi lesquels figurait un certain nombre des grandes figures de la III e République, y étaient passionnément opposés. Étudiant à l'ENA, j'avais assisté, dans les tribunes du public, à une partie du débat. J'ai entendu, avec une certaine émotion, le discours d'Édouard Herriot qui, avec l'autorité de ses 83 ans, prononça un vibrant plaidoyer hostile au traité. D'autres « vedettes » de l'avant-guerre sont intervenues à cette occasion, comme les historiens nous le rappelleront certainement.

Quant à l'Europe d'aujourd'hui, elle ne connaîtrait pas la crise qui la paralyse si le gouvernement avait soumis le traité constitutionnel au Parlement, au lieu d'opter pour la procédure référendaire qui était une voie particulièrement inadaptée à un traité de plus de 350 articles. Un texte que l'on ne pouvait pas sérieusement demander aux électeurs de lire et, encore moins, de comprendre. En réalité, chaque article appelait un commentaire pour le situer dans le contexte de la construction européenne. On laissa ainsi la voie ouverte à des interprétations fantaisistes, sans rapport avec la réalité, mais qui ont eu plus d'influence sur l'opinion que l'analyse objective du contenu du traité.

Comment sortirons-nous de l'impasse ? On travaille à faire émerger un texte simplifié, abrégé, ne reprenant que les dispositions institutionnelles du traité. On ne l'intitulerait pas « constitution » et on pourrait, en raison de sa « modestie », le soumettre au Parlement et non au référendum. Ce serait un hommage rendu à la « sagesse » du Parlement. Mais c'est aussi - comment ne pas se poser la question ? - l'aveu qu'un fossé existe entre le Parlement et le gouvernement d'un côté, et l'opinion publique, de l'autre.

Cette problématique est dans tous les esprits. Elle ne nous quittera pas au cours de cette journée, bien qu'elle ne figure, pas en tant que telle, à l'ordre du jour du colloque. À travers les exposés historiques et les débats se profilera une actualité chargée de grandes incertitudes mais aussi de la solide réalité créée par les traités de Rome dont le cinquantenaire a été célébré un peu partout, à Berlin, à Paris et bien entendu à Rome.

PRÉSENTATION DE LA JOURNÉE

M. Jean Garrigues, président du Comité d'histoire parlementaire et politique

Pour la quatrième année consécutive, le Sénat et le Comité d'Histoire Parlementaire et Politique ont décidé de s'associer pour organiser une journée d'études réunissant des universitaires, historiens et politistes, ainsi que des acteurs de la vie politique. Nos remerciements chaleureux vont à M. Christian Poncelet, président du Sénat, ainsi qu'aux services du Sénat qui nous offrent une fois de plus leur concours.

Le thème choisi cette année marque la volonté de célébrer le cinquantième anniversaire du traité de Rome du 25 mars 1957, qui vit la naissance du Marché commun ainsi que l'organisation européenne de l'atome.

Il nous a paru nécessaire d'intégrer cette commémoration dans une perspective historique plus large, qui permet de souligner le rôle central que la France a joué dans la construction européenne depuis le XIX e siècle. Pour la première fois, une réflexion d'ensemble va être menée sur l'histoire parlementaire des grands débats européens, depuis les années 1850 jusqu'à nos jours.

Une telle perspective nous permettra de mettre en lumière les grandes idées qui ont animé cette dynamique française de la construction européenne ainsi que les grandes figues parlementaires qui l'ont incarnée. Victor Hugo proposait dès 1851 les États-Unis d'Europe. Aristide Briand se targuait en 1926 de « parler européen. » Après la Libération, des hommes comme Léon Blum, André Philip, Georges Bidault, Robert Schuman se sont engagés pour ce que Maurice Faure appelait en 1957 « l'union des peuples d'Europe. »

Sous la présidence de Sylvie Guillaume, les meilleurs spécialistes de cette histoire de la construction européenne, Elisabeth du Réau, Robert Frank, Christine Manigand, Gérard Bossuat et Christophe Bellon viendront évoquer ces grandes figures du passé, ainsi que la richesse des débats parlementaires qu'ils ont suscités. M. Jean François-Poncet, sénateur et ancien ministre, donnera notamment son témoignage sur la période du traité de Rome, qu'il a vécue sur le terrain diplomatique.

L'après-midi sera consacrée à deux tables rondes. La première réunira un acteur important du débat politique sur l'Europe dans les trente dernières années, André Chandernagor, ministre délégué aux affaires européennes de 1981 à 1984, confronté aux historiens, Eric Bussière, Laurent Warlouzet et Yves Denéchère.

La seconde table ronde, conduite par Jean-Noël Jeanneney, historien, ancien ministre et président de la Bibliothèque nationale de France, sera consacrée aux enjeux actuels de la construction européenne. Interviendront notamment le sénateur Jean Bizet, vice-président de la Délégation pour l'Union européenne du Sénat, Benoît Hamon et Jean-Louis Bourlanges, tous deux députés européens, ainsi que l'historien Philippe Mioche.

À l'heure où l'Europe doute plus que jamais d'elle-même, « atteinte d'une sorte de maladie de langueur » selon Catherine Colonna, ministre déléguée aux affaires européennes, ce voyage rétrospectif dans l'histoire de nos débats européens permettra sans nul doute de relativiser les angoisses et les illusions du présent. C'est dans l'expérience de ce passé chaotique et tumultueux que s'est forgée la dynamique inéluctable d'une Europe sans cesse à reconstruire.

L'EUROPE JUSQU'AU TRAITÉ DE ROME

Présidence de Mme Sylvie Guillaume, professeur à l'université de Bordeaux III et à l'Institut universitaire de France

Grands témoins :
M. Jean François-Poncet, ancien ministre, sénateur de Lot-et-Garonne,
M. André Chandernagor, ancien ministre.

Mme Sylvie Guillaume

J'ai donc l'honneur d'ouvrir ce colloque et je voudrais adresser mes remerciements à Jean Garrigues qui préside le Comité d'histoire parlementaire et politique et à toute son équipe, car je sais combien l'organisation d'une telle journée est difficile. J'aimerais remercier également le Sénat - il est vrai que cette salle commence à nous devenir familière, nous y sommes toujours très bien reçus et très bien accueillis - et saluer la présence de M. le ministre Jean François-Poncet. Nous venons tous deux de l'Aquitaine, une région qui a été très longtemps excentrée par rapport à l'Europe jusqu'à ce que l'Espagne et le Portugal fassent partie de la Communauté.

Ce matin est le moment des historiens. En effet, on ne peut comprendre les interrogations actuelles et les doutes sur l'Europe si l'on ne revient pas, en quelque sorte, en arrière et surtout si l'on n'a pas conscience des difficultés rencontrées au fil de la construction européenne. Je m'adresse là plutôt aux jeunes qui sont dans la salle : contrairement à ma génération - qui plus est, j'ai des origines lorraines, c'est-à-dire d'une région très ballottée et au coeur des conflits -, les jeunes d'aujourd'hui comprennent mal les entraves à la circulation des hommes, mais aussi des idées, que pouvaient constituer le concept de frontière, le changement de monnaie, la suspicion dont la Prusse, devenue l'Allemagne, était entourée.

Nous assistons effectivement à une relative banalisation de l'Europe, ce qui la fragilise d'une certaine manière. Ma génération a vécu - en tout cas, en ce qui me concerne - les étapes de la construction européenne avec enthousiasme, car elle représentait pour nous la liberté, la paix entre les peuples et notamment entre la France et l'Allemagne. Nous prenions peut-être davantage la mesure - mais ce n'est pas la faute des nouvelles générations et je ne vais pas jouer les « anciens combattants » - des difficultés de cette construction de l'Europe.

C'est la raison pour laquelle cette matinée, avec les meilleurs spécialistes de cette question, devrait être profitable à tous : comme vous le savez, l'historien a vocation à replacer les phénomènes étudiés dans l'épaisseur du temps. C'est ce que nous allons faire ce matin avec les interventions des universitaires. Nous remontons très loin, puisque Mme du Réau va faire une communication sur l'idée européenne avant 1914 et que nous savons bien que les deux guerres mondiales ont été, en quelque sorte, des accélérateurs de cette histoire européenne. Nous aborderons, après les interventions de Mme du Réau, de M. Christophe Bellon et de Mme Christine Manigand, les étapes de la construction européenne après la seconde guerre mondiale avec la CECA, la CED et les traités de Rome.

Monsieur le ministre, vous avez bien voulu citer de Victor Hugo. Je commencerai par une citation de Konrad Adenauer, qui est plus proche de nous - mais c'est peut-être parce que je l'étudie en ce moment. En 1919 - et je vous demande de retenir la date, cette citation s'adresse surtout aux jeunes -, il était maire de Cologne et voici ce qu'il disait : « Quel que soit le contenu du traité de paix, ici, sur le Rhin, la vieille route des peuples, la culture allemande et les cultures des démocraties occidentales ne vont cesser de s'affronter. Si leur réconciliation ne réussit pas, si les peuples européens n'apprennent pas à reconnaître et à cultiver, au-delà de la conservation justifiée de ce qui leur est propre, ce qui est commun à toute culture européenne, si l'on ne réussit pas, par un rapprochement culturel, à unir à nouveau les peuples, si, de cette manière, on ne prévient pas une nouvelle guerre parmi les peuples européens, alors la primauté de l'Europe dans le monde sera perdue à jamais ». 1919 : c'est un discours prononcé devant les étudiants de l'université de Cologne.

Je vais donner la parole à Mme Élisabeth du Réau, professeur émérite à l'université Paris III qui va nous parler de l'idée d'Europe avant 1914. Je vous rappelle que Mme du Réau vient de publier un ouvrage sur L'ordre mondial de Versailles à San Francisco - juin 1919- juin 1945 et qu'elle a publié également un ouvrage intitulé L'idée d'Europe au XX e siècle.

L'IDÉE D'EUROPE AVANT 1914

Mme Élisabeth du Réau, professeur émérite à l'université Paris III-Sorbonne nouvelle

En ce début du troisième millénaire, les Européens affrontent de formidables défis et paraissent hésiter sur la voie à suivre. De l'est à l'ouest du continent, ils s'interrogent sur leur devenir et sur l'avenir de l'Europe, « ce petit cap du continent asiatique » selon l'expression de Paul Valéry. Ces interrogations paraissent tout à fait légitimes. Dans cette période de profonde mutation, ce « mal de vivre » européen, parfois appelé « euro scepticisme », traduit une crise d'identité comparable aux grands troubles de l'Europe romantique, après les bouleversements de l'époque révolutionnaire et impériale. Il fait également resurgir la « crise de l'esprit » également évoquée par Paul Valéry.

Fracturé depuis la fin des années 1940, le continent peut-il former un espace pacifique, cohérent et stable, au sein d'une union d'États partageant une même communauté de valeurs ? Tel est le grand défi qui nous est proposé. Les questions qui surgissent sur le devenir du continent sont au coeur du débat contemporain, mais elles rejoignent des interrogations formulées précocement par des porteurs de projet européen. Le débat sur l'avenir de l'Union implique cette vision rétrospective qui éclaire les enjeux du XIX e siècle.

L'idée d'Europe vient de très loin. J'ai abordé l'histoire de ses origines controversées après des auteurs tels Denis de Rougemont ou Jean-Baptiste Duroselle, mais ce n'est pas le propos à présent : si tel était le cas, je crois qu'il nous retiendrait bien plus que vingt-cinq minutes.

Je vous propose davantage de réfléchir sur les origines du débat à partir du XIX e siècle, mais je ne résiste pas, dans un petit avant-propos très court, à évoquer la première référence dans des textes historiques du terme europeoi , européens, qui désigne dans Hérodote, nous dit Jacqueline de Romilly, « ceux qui ont su, à l'époque, résister aux Perses, ceux qui ont réussi à s'unir pour opposer une résistance à la volonté de domination des peuples venus d'Asie ». Nous sommes au IV e siècle avant J.-C. C'est beaucoup plus tard, selon l'historien médiéviste, Karl Ferdinand Werner que le terme europaensis apparaît dans un texte d'Isidore le Jeune en 769 pour décrire la victoire de ceux qui ont résisté à l'offensive de l'Islam à l'ouest du continent, les Francs de Charles Martel.

Il faut attendre la période de la Renaissance pour trouver un des documents les plus anciens, cette fois, sur l'idée de communauté européenne, dans un contexte qui est également défensif. L'intéressant est que ce texte n'est pas écrit par quelqu'un qui appartient à la communauté occidentale de l'Europe. Un des documents les plus anciens sur l'idée de communauté est un texte de la période de la Renaissance, rédigé après la prise de Constantinople par les Turcs. Il s'agit du Tractatus du roi de Bohême Georges Podiebrad, qui évoque, dès la fin du XV e siècle, la réunion permanente des partenaires européens. Cette communauté européenne est alors décrite comme universitas. Ce traité de 1464 vise à établir la paix dans la chrétienté au lendemain des événements dramatiques qui témoignent des faiblesses des défenseurs de l'Europe chrétienne.

Un projet élaboré plus tard, cette fois en France, par le duc de Sully, ministre d'Henri IV, propose - c'est assez intéressant - un meilleur équilibre en Europe grâce à un certain aménagement territorial. Ce projet va être une source d'inspiration pour d'autres auteurs, mais je ne développerai pas ce point ici. Enfin, la réflexion sur le maintien de la paix va être associée dans ces projets à l'organisation européenne. Une proposition de l'anglais William Penn, Present and future peace of Europe, est formulée en 1693. Nous avons également un texte de Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. Il sera repris par Jean-Jacques Rousseau qui publia un Jugement sur le projet de paix perpétuelle. Enfin, bien sûr, nous nous référons à la proposition de Kant - là s'arrêtent les citations antérieures au XIX e siècle - Vers la paix perpétuelle, qui envisageait aussi une confédération féconde des États européens.

Ainsi, de l'ère de la Renaissance à celle des Lumières, face à des dangers qui menaçaient l'indépendance des États européens et à des luttes intestines sur le continent, un certain nombre de projets étaient déjà ébauchés. Retenons que, conçus autour du rétablissement de la paix, ils étaient éphémères et, d'autre part, que la concertation visait surtout les souverains et les princes.

Après ce préambule sur l'histoire du projet européen, j'évoquerai le rôle des précurseurs du XIX e siècle en mettant l'accent sur les « temps forts » et, notamment, cher monsieur le ministre, sur l'apport de Victor Hugo à cette période que l'on appelle le « printemps des peuples ». Puis je m'interrogerai sur l'évolution du concept d'États-Unis d'Europe. J'achèverai mon propos par un des premiers débats importants, en 1902, au début du XX e siècle et avant 1914. J'ai trouvé un débat sur les questions européennes, cette fois devant la Chambre des députés. Il s'agit donc d'un vrai débat parlementaire. J'ai eu la chance, il faut le dire, grâce à mes pérégrinations universitaires, d'être professeur au Mans, où se trouvent les archives de Paul d'Estournelles de Constant, dont certains connaissent l'importance.

Évoquons les précurseurs du XIX e et, tout d'abord, très brièvement, le rôle joué par Saint-Simon qui rédige, au lendemain des grandes turbulences européennes, à l'issue des guerres de l'époque révolutionnaire et impériale, un projet intitulé De la réorganisation de la société européenne. Ce projet est - et devait être - modeste : il est réduit à une micro Europe - nous allons parler de l'Europe des Six -, puisqu'il s'adressait en fait aux Parlements français et britannique, mais c'est intéressant. « Ces deux nations », écrit Saint Simon, « devraient oublier leurs rivalités, unir leurs efforts créant un Parlement commun, susciter la formation d'autres débats parlementaires et oeuvrer enfin en faveur d'un Parlement européen ». Nous sommes en 1815. Ce texte rédigé à l'époque du Congrès de Vienne n'avait donc pas la moindre chance d'obtenir un succès.

Cependant, dès les années 1830, les premières révolutions libérales et, en particulier, plusieurs mouvements en Italie, avaient surgi, notamment dans les régions sous influence de l'Empire d'Autriche où Metternich faisait régner l'ordre avec vigueur. Un Italien, un des précurseurs directs de Victor Hugo, Giuseppe Mazzini, qui avait dû fuir Rome, alors sous l'autorité du Pape, pour se réfugier en Suisse, va proposer plusieurs idées. Ce qui est très intéressant c'est qu'habituellement nous associons Mazzini avec l'idée nationale. Il avait en effet joué un rôle très important : il se faisait, comme d'autres en Italie, le champion du nationalisme et avait fondé le mouvement « Jeune Italie », dès 1832. Mais un projet plus original était la création du mouvement « Jeune Europe ». Nous sommes donc en 1834 et - je le dis car beaucoup d'étudiants sont dans le public - ce projet est extrêmement audacieux. Il dira ceci : « Les mouvements auront d'autant plus de chances de l'emporter qu'ils seront coordonnés », d'où l'idée de créer des associations nationales, libres et indépendantes qui signeraient un acte de fraternité - nous sommes en plein romantisme -, une déclaration de principe constituant la loi morale, universelle, se référant aux principes de liberté, d'égalité et de progrès. Quelle que soit la part d'utopie inhérente à un tel projet, il s'agissait d'une démarche importante, puisque la dynamique proposée était bien intereuropéenne et fondée sur la conception démocratique d'une fédération d'États nations. Ce projet est donc très intéressant et différent de ce que l'on propose au cours du siècle.

C'est dans cette même perspective que Victor Hugo prendra la parole au Congrès de la paix, à Paris, en août 1849, dans un contexte politique et international déjà différent de celui des années 1830, puisque nous nous trouvons en pleine effervescence de mouvements révolutionnaires de grande ampleur. Je passe sur les caractères de ces mouvements, mais on sait que certains éléments populaires ont joué. Ces révolutions les plus radicales ont associé des représentants des peuples. Le mouvement s'est ensuite développé dans l'ensemble de l'empire d'Autriche-Hongrie et, en 1849, nous sommes dans un moment assez tragique : une répression commence à s'amorcer, en particulier dans la ville de Budapest qui se souvient aujourd'hui encore de ces moments. Tandis qu'un reflux succède au succès des mouvements révolutionnaires - l'absence de coordination des mouvements a joué un rôle - Victor Hugo va être invité dans le cadre d'une proposition où les Franco Britanniques jouent un rôle très important - n'est-ce pas monsieur le ministre ? -, en particulier Richard Cobden. Ils organisent à Paris, au cours de l'été 1849, le Congrès de la Paix où se retrouvent des représentants de tous ces mouvements.

Je ne vais pas redire ce qui a été très bien dit, monsieur le ministre, en reprenant les propos de Victor Hugo. Néanmoins, j'ai la suite de sa citation, alors je me permets de l'évoquer. Après « Un jour viendra où vous France, vous Russie, [...] vous toutes nations du continent, vous constituerez la fraternité [...]. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par des votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d'un grand sénat souverain qui sera à l'Europe ce que le parlement est à l'Angleterre, ce que la diète est à l'Allemagne, ce que l'Assemblée législative est à la France ». Effectivement, je comptais le dire mais vous l'avez évoqué, il estimait qu'il faudrait un certain temps. Il s'était dit que, peut-être, d'ici moins de quatre cents ans, ceci serait réalisé.

Ce texte est très beau et très intéressant mais Victor Hugo n'est pas un juriste, de même que l'on dira sans doute que Briand n'était pas un juriste. Il reprend certains aspects du projet de Saint-Simon en parlant d'un Parlement commun aux nations qu'il présente donc comme l'organe d'un grand État souverain, mais, au-delà de la création de cette assemblée formée par des parlementaires européens dont le mode de désignation n'est pas précisé, il suggère simplement une nécessaire concertation entre les États pour régler les problèmes d'intérêt général. C'est déjà une intuition géniale. Bien sûr, le reflux des mouvements révolutionnaires est patent, non seulement dans l'Empire d'Autriche, mais également en Allemagne où, précisément, on avait vu naître un grand mouvement parlementaire. C'est très intéressant, mais c'est un échec et, quand Bismarck arrive au pouvoir, les commentateurs - nos collègues historiens - jugent en effet sévèrement les méthodes qu'il adopte : nous sommes très loin de ce mouvement où les peuples et les parlementaires avaient été amenés à jouer un rôle.

La seconde partie de mon propos portera sur les liens entre internationalisme et « européisme ».

En effet, à la fin du XX e , l'idée européenne revient sur le devant de la scène politique et intellectuelle, mais cette idée veut se démarquer de l'utopisme - je cite les auteurs de l'époque - du printemps 1848 et acquiert une nouvelle vigueur grâce à son association avec le mouvement pacifiste qui connaît un véritable âge d'or depuis 1889, date du premier Congrès universel de la paix réuni à Paris. Des revues en sont le support : L'Européen, dirigé par Charles Seignobos, La paix par le droit de Théodore Ruyssen ou encore États-Unis d'Europe, précisément, le mensuel de la Ligue internationale de la paix et de la liberté, créé dès 1867. Ce mouvement et ces revues sont assez bien connus par deux types de travaux : d'une part, les travaux des juristes parmi lesquels on peut citer un juriste français, Alain Laquièze, un de mes collègues à Paris III ; d'autre part, Gilles Cottereau, professeur de droit public à l'université du Maine, qui m'a mis sur la voie des archives de Paul d'Estournelles de Constant sur lesquelles je vais clore mon propos. Il y a aussi, bien sûr, tous ceux qui travaillent sur le pacifisme : je pense en particulier à des Italiennes dont Marta Petricioli que nous avons vue récemment à Rome, puisque nous y étions avec Gérard Bossuat et plusieurs intervenants aussi ou encore un jeune historien français, Laurent Barcelo, qui s'est intéressé à d'Estournelles de Constant. Nous avons donc une immense littérature, mais ce qui m'intéresse ici est l'association de l'européisme et du pacifisme.

Je présenterai deux initiatives dans le cadre de ce colloque consacré à la France et aux parlementaires français face à l'idée d'Europe. La première, qui est très intéressante, a été exhumée des archives de Sciences-Po et publiée ensuite, en particulier par Bernard Bruneteau dans l'Histoire de l'idée européenne, un excellent livre. Pour ma part, je l'ai découverte dans le texte, au sein des archives conservées à Sciences-Po Paris. C'est un congrès des sciences politiques en 1900. Nous avançons donc dans le temps et nous nous rapprochons de l'échéance de 1914. La campagne de ce congrès va être ouverte le 5 juin 1900, sous la présidence d'Émile Boutmy, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la société des anciens élèves de l'École libre des sciences politiques, placée sous l'invocation des États-Unis d'Europe pour la section diplomatique. C'est Anatole Leroy-Beaulieu, professeur à l'École libre et membre de l'Institut qui a fait le rapport. Ce document est extrêmement intéressant. Quelles sont les questions posées ? C'est très clair. Ces questions nous paraissent terriblement contemporaines. Anatole Leroy-Beaulieu va étudier le problème de l'union européenne sous trois angles principaux. Quels sont les buts d'une telle union ? Comment concevoir les États-Unis d'Europe ? Quel espace envisager ?

À ces trois interrogations majeures, il propose, en se fondant sur les dossiers qui lui ont été fournis, quelques orientations et finalités. Un accord semblait se réaliser sur deux premiers objectifs et il dira : « En premier lieu, l'union européenne » - c'est l'expression qui est employée à l'époque - « est le plus sûr moyen de garantir la paix »- visée de paix qui rejoint celle dont nous avons déjà parlé. D'autre part, l'idée d'union européenne repose sur une ambition clairement affichée, celle de conserver à l'Europe sa puissance « grâce à un regroupement de ses forces » - autrement dit, ce que nous appelons l'« euro puissance ».

Les modalités de mise en oeuvre de l'union européenne paraissent cependant plus floues. Le rapporteur souligne cependant la nécessité de ne pas se conformer au modèle américain des États-Unis. Il rappelle la nécessité de sauvegarder - nous rejoignons Victor Hugo - l'individualité des États. La formule envisagée est donc plus proche de la structure confédérative que du modèle fédératif. Concernant l'espace, il estime que deux États partiellement européens - la Russie et la Turquie - ne peuvent y figurer et, fait intéressant, il dit même qu'il se pose, sans la clore, la question de l'appartenance de la Grande-Bretagne à l'Europe. Je vous livre cette très intéressante interrogation. Naturellement, un débat important en résulte et des propositions vont suivre, celle notamment d'un avocat, Gaston Isambert, qui pense qu'il vaut mieux inclure la Grande-Bretagne, ce qui serait plus conforme à l'intérêt commun du continent.

Je termine, comme je l'ai promis, par Paul d'Estournelles de Constant. Petit fils de Benjamin Constant, diplomate jusqu'en 1894, il devient député puis sénateur de la Sarthe. Il est l'un des intervenants majeurs de la conférence de 1899 où se décide la création d'une Cour d'arbitrage, grâce à son action et en liaison avec les grandes conférences de la Paix : la première fut organisée à l'initiative du tsar et la seconde, toujours soutenue par la Russie, qu'on avait pourtant exclue auparavant du débat, fut en faveur de la paix. Ce militant extrêmement précoce intervient en janvier 1902 et propose, dans un débat très remarqué, d'élaborer une réflexion sur le thème de la nécessaire union des États européens sans laquelle la paix du continent serait menacée par des rivalités fratricides. Face à ces périls, il évoque une union européenne qui pourrait se réaliser par étapes. Je vous cite toujours le texte qui est quand même très étonnant et intéressant : « dans l'immédiat, l'Europe doit promouvoir une meilleure organisation des marchés » - nous sommes en 1902. « Elle doit aussi tout mettre en oeuvre pour éviter des affrontements internes qui conduisent à sa dislocation et à son irrémédiable déclin ». Enfin, il va parler de la mondialisation de la politique - j'ajoute en fait le mot « mondialisation » - : il parle beaucoup de politique mondiale, encore faut-il savoir la définir. Il conclut : « Il n'y a pas de politique mondiale possible pour l'Europe en dehors de l'union européenne. C'est le devoir, ce serait l'honneur, le grand avantage même de la France, d'être la vigie de l'Europe, de la ramener dans le bon chemin, de préconiser une politique toute nouvelle dont elle profiterait et dont profiterait avec elle la civilisation tout entière ». Voilà un beau programme pour la France. Certes, il date de 1902. Je ne sais pas si, au début du XX e siècle, il ne reste pas un très beau programme !

À titre de conclusion, les initiatives en faveur d'une unification de l'Europe sont d'importance inégale et, pendant tout le XIX e siècle, elles ne furent jamais soutenues officiellement par des gouvernements. Elles furent le plus souvent inspirées par des intellectuels, voire par des experts et, nous l'avons dit, par des juristes notamment, mais elles ne réussirent pas à entraîner l'adhésion de forts courants populaires. Associées le plus souvent à la notion de paix, elles contribuent cependant à un débat sur une organisation des relations internationales qui pourraient se développer à l'échelle du continent européen. Victor Hugo avait considéré qu'il faudrait quatre cents ans pour que l'idée d'Europe aboutisse. En fait, il faudra le choc de la première guerre mondiale pour voir la première proposition, qui sera évoquée dans quelques instants, et il faudra attendre l'issue du second conflit mondial pour assister à la naissance d'une organisation européenne durable. Je vous remercie de votre attention.

M. Jean François-Poncet

Je ne veux pas ouvrir de débat sur Victor Hugo. Juste deux observations. La première concerne la citation : Victor Hugo ne dit pas qu'il faudra quatre cents ans pour que naisse l'Europe. Il dit très précisément le contraire : il ne faudra pas quatre cents ans, parce qu'à notre époque, en un an, on peut faire « l'ouvrage d'un siècle ». Deuxième observation : il concevait la « matrice » de l'union européenne comme étant le couple franco-allemand. Une idée très actuelle. La défaite de 1870, l'annexion de la Lorraine et de l'Alsace par l'Allemagne l'ont évidemment gêné. Il a un peu changé son discours, pas fondamentalement, mais pour indiquer qu'il faudrait commencer par récupérer les provinces arrachées à la France. Pour lui, l'Union européenne c'était un peu la France élargie. Il était un Européen, ce qui ne l'empêchait pas de regarder l'Europe à travers des lunettes françaises.

Mme Sylvie Guillaume

Sans plus tarder, je vais donner la parole à Christophe Bellon qui est allocataire à l'université de Nice et qui a une bonne expérience des assemblées. Il fait partie de l'équipe du Comité d'histoire parlementaire et politique. Nous lui devons en partie l'organisation de cette journée et nous l'en remercions. Il va nous parler de son sujet de doctorat. C'est un spécialiste de Briand.

BRIAND ET L'EUROPE

M. Christophe Bellon, ATER à l'université de Nice et doctorant à l'IEP de Paris

Ma contribution sera consacrée au thème de Briand et l'Europe, mais je l'aborderai sous l'angle strictement parlementaire. Il ne s'agira donc pas d'un exposé sur les grands événements de la politique diplomatique de la France orchestrés par Aristide Briand - de la conférence de Londres jusqu'au plan Briand d'union européenne, en passant par Locarno, par le plan Briand-Kellogg, par exemple - mais sur les rapports entre le régime parlementaire français et la politique diplomatique de la France, les rapports entre la nature même du régime de la IIIe République - c'est-à-dire l'essence parlementaire, la délibération parlementaire - et les incidences que celle-ci peut avoir sur la prise de décision en matière diplomatique.

C'est essentiellement à partir de l'année 1921 que Briand au pouvoir rencontre l'Europe, lorsqu'il devient, pour la septième fois, président du Conseil, ministre des affaires étrangères. Revenant au pouvoir après quatre ans d'absence, Briand n'a donc pas participé à la mise en place du traité de Versailles. L'étude portera chronologiquement de l'année 1921 jusqu'à l'année 1932, date de sa mort et je tâcherai de vous montrer comment, au fil de ces années, les majorités parlementaires qui l'ont soutenu ont considérablement varié.

Lorsqu'il revient au pouvoir en 1921, Aristide Briand est un député expérimenté car il est déjà parlementaire depuis dix-neuf ans, pendant dix-sept ans comme député de la Loire, jusqu'en 1919, et, à partir de 1919, député de Nantes. En 1921, il a déjà été onze fois ministre, six fois président du Conseil et, à la fin de sa carrière en 1932, son parcours sera totalement édifiant puisqu'il aura été vingt-cinq fois ministre, onze fois président du Conseil et trente ans parlementaire. En 1921, quand il retrouve le pouvoir et va véritablement s'occuper de questions européennes, il est donc un homme politique doté d'une grande expérience.

Pour comprendre et entrer dans le vif du sujet, je voudrais mettre d'abord l'accent sur la culture politique d'Aristide Briand. C'est un homme politique « pétri » de culture parlementaire. On l'a qualifié de « monstre de souplesse ». Il a été, quelques décennies plus tôt, le rapporteur de la loi de séparation de l'Église et de l'État et le premier président du Conseil à avoir officialisé les groupes parlementaires en 1910. Il a également été le président du Conseil le plus durable de la première guerre mondiale et a mis en place un parlementarisme de guerre. Il est donc, dans l'univers français du Parlement, un des acteurs qui maîtrisent le mieux les questions parlementaires.

Ceci va d'ailleurs lui permettre de comprendre, de résoudre et de répondre à l'une des questions primordiales qui se posent aux hommes politiques de 1919. Faut-il continuer, au sens politique du terme, l'Union sacrée née pendant la première guerre mondiale et en tirer toutes les conséquences du point de vue politique, en termes de renouvellement des comportements, d'organisation de la vie politique autour de grands partis politiques ? Faut-il, à l'inverse, rétablir ce qui se passait avant 1914, c'est-à-dire la libre délibération parlementaire, celle qui, précisément, pouvait, à tout moment, faire tomber un cabinet parce que le Parlement n'était pas suffisamment associé à la prise de décision ? En un mot, faut-il refermer la parenthèse de la guerre et des majorités d'Union sacrée ou bien faut-il intégrer ce que la première guerre mondiale a apporté à la vie politique française, c'est-à-dire un renouveau dans les comportements politiques, autour de Clemenceau notamment ?

Pour comprendre la réponse que Briand va apporter à ces interrogations, je vais, dans un premier temps, vous proposer de définir ce qu'est vraiment le lien entre la majorité parlementaire et les gouvernements menés par Briand - ce que l'on appelle la relation de majorité - avant de voir, dans un deuxième temps, comment les années 1920 peuvent être divisées en deux parties : d'abord, le cabinet Briand de 1921 à 1922 qui, à mon avis, est le moment fondateur du « briandisme » que l'on connaîtra ensuite, à partir de 1925, et de 1925 à 1932, moment que l'histoire a d'ailleurs retenu davantage comme l'acmé de la politique étrangère briandiste, entraîné en quelque sorte par le dynamisme de Locarno. Or, ce dynamisme est né auparavant, entre 1921 et 1922.

Dans le cadre de la III e République, les décisions politiques sont prises au Parlement, au terme d'un processus parlementaire que l'on appelle la délibération. Il s'agit pour les parlementaires de parler avant d'agir, mais aussi de parler pour agir, si bien que la parole est la condition même du pouvoir. Elle entraîne la prise de décision. Sans délibération, il ne peut y avoir vraiment de décision politique, contrairement au régime parlementaire rationalisé que nous connaissons aujourd'hui, avec lequel les différences sont grandes. Cette délibération s'effectue dans le cadre d'un contrat que l'on appelle « la relation de majorité », visant à établir et à mettre en place une majorité parlementaire qui permettra d'instaurer durablement une politique diplomatique.

Ce contrat majoritaire fonctionne entre deux contractants : d'une part, le gouvernement qui promet de rendre compte en permanence aux parlementaires de ses actes, notamment en matière de politique étrangère, donnant ainsi à la majorité qui le soutient, le droit et les moyens de contrôle et, en même temps, de coresponsabilité, au moyen des comptes rendus de son activité extérieure, des réponses aux interpellations qui sont nombreuses, de l'usage des ordres du jour purs et simples ou plus complexes et de la question de confiance. Le gouvernement promet d'exercer son mandat comme ceci, mais, en contrepartie, la majorité qui le soutient s'engage à renforcer, par ses votes, tous les actes du gouvernement pour partager les responsabilités politiques des décisions. Si elle parvient, par exemple, à être associée à la politique gouvernementale, la majorité accepte d'être menée, conduite, dirigée par un président du Conseil à qui elle délègue une part de responsabilités.

Ce fonctionnement majoritaire contractuel, « donnant-donnant », est l'essence même du pouvoir majoritaire. C'est celui qui fonctionne avant 1914, le premier conflit mondial amenant de nouvelles formes de gouvernement - comme je le disais -, des formes de majorité d'Union sacrée qui vont déroger en partie à la philosophie institutionnelle du régime. En 1919, les élections ont amené au pouvoir le Bloc national républicain, qui est une structure politique assez floue : ce n'est pas un parti politique, ni une alliance, ni un mouvement constitué ou structuré. On va rapidement s'apercevoir, notamment durant les cabinets menés par Millerand ou par Georges Leygues, que l'échec est au rendez-vous car, justement, la poursuite des majorités d'Union sacrée n'est plus possible désormais. Les parlementaires n'acceptent plus, même s'ils soutiennent la politique du traité de Versailles, d'être tenus à l'écart de la stricte prise de décision. Briand intervient, à ce moment-là, en 1921, en proposant une méthode de gouvernement et une politique nouvelle. C'est la deuxième partie de ma contribution.

Le gouvernement Briand de 1921 à 1922 est un moment politique fondateur du « briandisme ». Plusieurs éléments doivent être avancés pour marquer la singularité de Briand en 1921. Briand n'est pas vraiment l'homme du Bloc national. Il n'en a jamais véritablement adopté la philosophie. Il a été écarté des négociations de paix : il a reçu un carton d'invitation la veille au soir de la signature du traité - il ne s'y est pas rendu. Au-delà des mauvaises relations personnelles qu'il entretient avec Clemenceau, Briand a rejeté l'esprit du Bloc très tôt, notamment à l'occasion de son discours de Nantes en octobre 1919. Il s'agit d'une opposition à la construction des grands partis politiques - comme je le disais - mais aussi d'une grande réserve quant au soutien à l'homme providentiel, Clemenceau, d'un rejet de la pratique gouvernementale de ce dernier encore présente dans les esprits et qui a été qualifiée de « dictature du Parlement ». La sensibilité de Briand le conduit très rapidement à faire le constat précoce de l'impuissance du Bloc national de 1919. Il ne s'oppose pas frontalement à la politique du traité de Versailles qu'il respecte. Il considère que ce traité est assez mal rédigé, mais qu'il faut l'appliquer car il vient à la suite des accords de paix ; il votera donc la ratification mais, pour lui, une autre politique est possible et c'est à cette politique qu'il va s'attacher dans les années qui vont suivre.

Sur le plan plus national, il mesure très tôt les limites du Bloc et prend date dès 1920 en se posant en recours. Il comprend aussi, malgré leur fidélité à la guerre et aux conclusions du traité de Versailles - l'idée selon laquelle l'Allemagne paiera - que les parlementaires ne soutiendront plus indéfiniment avec de larges majorités d'Union sacrée appelées « majorités cohues », une politique à laquelle ils étaient de moins en moins associés. En résumé, les parlementaires avaient accepté de déléguer leur pouvoir au gouvernement Millerand et Leygues en souvenir de la victoire, mais ils voulaient être associés, un tant soit peu, à la politique mise en place par ces derniers, ce qui faisait dire que les députés combattants avaient des droits sur la direction de la politique du pays.

Cette problématique va structurer les réflexions des parlementaires, de la conférence de Spa en juillet 1920 jusqu'à la conférence de Paris en janvier 1921. Le terrain des réparations et de la politique des dividendes de paix est, par excellence, le substrat sur lequel la relation de majorité - le « donnant-donnant » que je mentionnais auparavant - peut s'enraciner. Or, le sujet des négociations d'après-guerre nécessite la plus grande marge de manoeuvre et de liberté pour le chef de gouvernement.

Georges Leygues souhaite être soutenu par de grandes majorités d'Union sacrée, mais il veut un peu de liberté, de secret dans sa prise de décision et non pas rendre compte aux parlementaires de tout ce qu'il fait. C'est la raison pour laquelle il va tomber en janvier 1921. Le renversement de Georges Leygues est donc la conclusion de ce conflit sur le contrôle des actes de politique extérieure du gouvernement et, finalement, la difficile définition de ce qu'est la politique étrangère européenne. S'agit-il d'un domaine partagé, correspondant exactement à la délibération parlementaire, d'un domaine délégué qu'avaient accepté les majorités d'Union sacrée, ou bien d'un domaine réservé, conception de Georges Leygues et qui le fait « tomber » en 1921. Les parlementaires n'acceptent plus, disent-ils, de « donner leur confiance dans la nuit ». Ils sont d'accord avec la politique de Versailles, mais ils veulent y participer davantage. Ils préfèrent donc faire tomber le cabinet, plutôt que de continuer ce soutien « aveugle ».

Briand comprend cela très bien et il accélère le mouvement en proposant, précisément, d'associer davantage ces parlementaires. Les 251 scrutins de la politique menée en 1921 le montrent : ils portent tous sur la question diplomatique. L'engagement que prend le nouveau cabinet de rendre compte à sa majorité de ses principales orientations de politique étrangère est certainement plus important pour elle que d'éventuels sacrifices consentis dans le cadre du programme politique de Versailles. Autrement dit, les parlementaires, au début de 1921, considèrent que la promesse de leur association à la politique du gouvernement est plus importante que la définition de la politique elle-même.

Reste à proposer une politique qui servira de catalyseur à la restauration de ce système parlementaire. C'est précisément l'idée que Briand a depuis quelques années : une politique d'assouplissement de ce qui a été fait en 1919. Les orientations nouvelles de la politique que propose Briand sont l'assouplissement de la politique des réparations, la priorité aux alliances, notamment à l'alliance britannique, la modération envers l'Allemagne : l'Allemagne paiera si elle le peut. C'est également le rejet du bolchevisme. Cette politique est loin de satisfaire tout le monde, en particulier la chambre « bleu horizon ». Les anciens combattants sont intéressés par le fait d'être associés davantage à la politique du gouvernement et de lâcher un peu de lest sur la conception au fond de la politique de Versailles, mais les oppositions se font jour tout de même et les « clementistes » montent la garde, puisque Georges Mandel ou Tardieu sont là pour critiquer la conception « briandiste » de cette politique. Tardieu dira le 21 octobre 1921 que la politique de Briand est celle du « chien crevé au fil de l'eau », mais l'avantage d'avoir proposé et réalisé cette démarche politique est précisément que la majorité qui soutient désormais Briand est différente de celle qui soutenait la politique d'Union sacrée. Elle est plus concentrée, plus durable et plus robuste et fondée sur une politique différente.

Ce qu'arrive à faire Briand, du point de vue parlementaire, est très astucieux. Il obtient, dans tous les groupes parlementaires de la Chambre et du Sénat dits « républicains », les trois quarts des soutiens de chaque groupe, si bien qu'il tient sa majorité dans chacun des groupes de la Chambre et ne dispose pas seulement d'une majorité qui serait concentrée, contenue seulement dans un, deux, trois ou quatre groupes, laissant une opposition se développer dans les autres groupes. Il tient sa majorité - c'est ce que Nicolas Rousselier appelle, dans sa thèse, « le transformisme parlementaire » - et rien ne peut, désormais, le faire tomber du jour au lendemain. En restaurant de fait la « substance » parlementaire du régime, il parvient à faire accepter sa politique d'assouplissement du traité de Versailles, depuis les accords de Paris en février 1921 à la conférence de Londres et de la conférence de Washington à la conférence de Cannes.

Cette stratégie politique, qui lui permet à la fois de restaurer le régime parlementaire, la libre délibération d'avant 1914 et d'accepter simultanément cette politique nouvelle, est amplifiée considérablement par l'éloquence d'Aristide Briand, sa « voix de violoncelle », qui lui permet de mettre au point et de convaincre de larges majorités. Le bilan des années 1921-1922 en matière de politique étrangère est assez considérable : le montant évalué des réparations passe de 210 milliards en janvier à 148 milliards en février, puis à 132 milliards en mai ; la reconnaissance de l'interdépendance concertée avec la Grande-Bretagne, le droit de reconnaissance de l'arbitrage international par l'entremise de la Société des Nations et l'acceptation d'une véritable politique de négociation avec le gouvernement allemand. Il faut ajouter à cette politique, le rétablissement des relations officialisées avec le Saint-Siège en 1921. Briand est convaincu que la conciliation est la meilleure politique à partir de septembre 1921, au moment des accords de Wiesbaden, lorsqu'il comprend finalement que le problème des réparations peut être réglé par une coopération économique franco-allemande. Désormais, on ne l'entendra plus parler que de conciliation.

Quelle est la majorité strictement parlementaire, du point de vue prosopographique, qui soutient le personnage ? On a souvent dit que Briand oscillait de droite à gauche, qu'il n'avait pas vraiment de constance dans son positionnement. Or, l'étude des scrutins montre très bien qu'une majorité dite « majorité dans la majorité » le suit durant toutes ces années et s'accroît au fil des années, par des soutiens venant un peu plus de la droite ou de la gauche. Concernant la gauche, il a le soutien des groupes radicaux socialistes et du groupe des républicains socialistes, groupe auquel, d'ailleurs, il appartient. Le centre gauche lui apporte le soutien des groupes des républicains de gauche et de l'action républicaine. Le centre droit lui apporte également celui de la gauche républicaine et, à droite, le groupe de l'entente le soutient en grande partie.

Parmi les hommes qui suivent Briand dans le cadre de cette majorité, on compte au centre gauche, Louis Loucheur, qui est son ministre des régions libérées et son expert économique, Paul Doumer son ministre des finances, qui lui permet d'intégrer également les courants réformistes du centre gauche. Pour la droite, celui qui représente l'aile gauche du groupe de l'entente républicaine, c'est-à-dire Laurent Bonnevay, est son Garde des sceaux et le « tombeur » de Georges Leygues. Pour les radicaux, Briand nomme Sarraut aux colonies et Daniel-Vincent au Travail. Tous deux lui permettent de renforcer la position des troupes menées par Édouard Herriot.

Ce sont finalement les radicaux qui sont les grands bénéficiaires des orientations nouvelles de la politique extérieure. Leur groupe était le plus discipliné à la Chambre des députés, dans la majorité du président du Conseil qui avait, du reste, le soutien de tous les présidents des groupes parlementaires précités, y compris celui du président de la Chambre des députés, Raoul Péret, qui l'avait fait élire.

Pour conclure cette deuxième partie, il faut dire que Briand amorce la politique de réforme du traité de Versailles, sans renier celui-ci. C'est une politique d'assouplissement diplomatique acceptée par les parlementaires, y compris par des députés anciens combattants, car elle leur permettait, d'être associés davantage à la politique mise en place.

Troisième partie, les gouvernements des « pèlerins de la paix » vont être constitués entre 1925 et 1932. Ils sont au nombre de cinq et caractérisent en quelque sorte la politique de Locarno. À partir de 1925 et de l'installation durable de Briand au Quai d'Orsay pendant sept années consécutives, de 1925 à 1932, la politique extérieure de la France proposée par Briand devient politiquement incontournable et est de plus en plus ancrée dans les esprits. Il se forge une légende du Briand « pèlerin de la paix », prix Nobel de la paix en 1926. Il va également être soutenu par une large partie de l'opinion publique.

Les principaux actes du programme d'Aristide Briand vont être adoptés lors des grands scrutins de politique diplomatique européenne. On voit que les majorités vont grossir constamment, au fil du temps, pour entretenir, finalement, cette politique diplomatique d'apaisement. Le pacte de Locarno est approuvé par la Chambre en 1926 par 413 voix contre 71, ce qui est une majorité considérable, et au Sénat par 272 voix contre six. Les accords provisoires sur les dettes françaises envers la Grande-Bretagne et les États-Unis sont adoptés en 1927, avec une majorité un peu plus étroite, mais qui atteint 339 voix contre 175. Le pacte Briand-Kellogg est un moment parlementaire de quasi-unanimité. Les débats conduisent à l'adoption de ce texte par 561 voix contre 12 seulement à la Chambre. Parmi ces 12 votes d'opposition, figurent les 11 communistes et Xavier Vallat. Le plan Young est fraîchement accueilli, dans un premier temps, par l'opinion française, puis il est ratifié par le Sénat en juillet 1929, par 442 voix contre 30, avec une majorité importante et il obtient à la Chambre, une ratification de 537 voix contre 38 à l'issue de la seconde conférence de La Haye sur les réparations.

On peut donc dire que c'est à nouveau un succès parlementaire pour Briand. Un autre vote cristallisera cette forte majorité de soutien : celui des crédits du budget du ministère des affaires étrangères pour l'année 1931, votés par 551 voix contre 14, qui montre bien que les socialistes soutiennent désormais la politique de Briand et que celui-ci a peu d'opposants. La politique mise en place en 1925, mais surtout élaborée stratégiquement, comme j'ai tenté de le montrer, en 1921-1922, a porté ses fruits politiques et Briand est porté, poussé par ses proches collaborateurs, à la candidature à la présidence de la République en 1931. C'est alors un échec, qu'il regrettera lui-même, en disant que ses amis l'ont conduit à faire une erreur. Il obtient tout de même au premier tour 441 voix, ce qui montre que le « briandisme » a une réelle existence dans le pays. Le plan Briand d'union européenne ne sera pas étudié ici car il n'a pas une dimension strictement parlementaire.

Briand est désormais qualifié d'homme d'État « adopté » par l'Europe, d'orateur hors pair qui a su accommoder en compromis des thèses irréductibles, qui s'est montré un excellent avocat d'assises, beaucoup plus soucieux de l'argument que de la cause et qui est parvenu, lors de tous ces débats de politique étrangère, comme l'ont dit certains de ses collègues, à « arrondir les angles comme pour mieux en prolonger les côtés ». Finalement, Briand a réalisé un double objectif : celui de refermer la parenthèse née de la guerre et, en même temps, en restaurant l'essence même du régime parlementaire, de proposer et de faire accepter une politique étrangère de la France plus souple.

Avant sa mort en 1932, les dernières démarches diplomatiques de Briand ont lieu en février 1931, lors de son voyage en Allemagne pour y installer l'ambassadeur de France, M. André François-Poncet. Voilà un Briand fatigué, qui déclarera quelques mois plus tard « mourir plein d'amertume », face aux premières conséquences de la crise économique mondiale, à l'apparition et à la mise en place des dictatures dans l'Europe de l'entre-deux-guerres. Sur tous ces points, les archives diplomatiques de Briand, les archives privées de Briand à Saint-Nazaire, sont peu connues mais très riches et peuvent apporter de nouvelles informations ultérieures.

Mme Sylvie Guillaume

Merci à Christophe Bellon pour cet exposé qui nous conduit au coeur de la tradition parlementaire de l'État. Christine Manigand, qui est professeur à l'université de Poitiers et a écrit, entre autres, Les Français au service de la SDN, va nous parler de l'Europe de la SDN.

L'EUROPE DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS

Mme Christine Manigand, professeur à l'université de Poitiers

Les rapports entre l'organisation internationale, née sur les bords du lac Léman en 1919, l'aspiration européenne - qui vient de loin -, incarnée par le célèbre discours d'Aristide Briand du 5 septembre 1929, à la tribune de cette même Société des Nations (SDN), et les parlementaires français furent étroits, à Paris comme à Genève, mais non exempts d'ambiguïtés.

Les Français ont joué dans l'aventure genevoise, comme dans l'aventure européenne des années 20 et 30, et bien au-delà, un rôle tout à fait spécifique : membres fondateurs de la SDN, au même titre que les Anglo-Saxons, ils ont également été parmi les esprits les plus imaginatifs pour transformer l'idée européenne en projet réalisable. Nombreux furent les politiques français, issus tout particulièrement d'une mouvance socialiste, radicale ou radicalisante 1 ( * ) , parmi les fervents défenseurs de la nouvelle conception des relations internationales que tentait de promouvoir l'organisation genevoise. Bien éloignés d'un pacifisme naïf ou « lunaire », ces propagandistes de la SDN ou de l'Europe, souvent parlementaires, ont multiplié à l'envi les débats, les réunions, les éditoriaux, pour diffuser leurs idéaux enchevêtrés de pacifisme, d'internationalisme et d'européisme. Le tropisme international semble l'emporter au début des années 20 car la SDN n'est pas encore atteinte de l'ankylose qui s'ensuivit dans les années 30, et parce qu`elle a réglé un certain nombre de différends. La tentation fut alors importante de substituer au traditionnel concert européen du XIX e siècle, une volonté de multilatéralisation des relations internationales en s'appuyant sur le concept de sécurité collective, sans oublier l'élément lancinant pour cette génération, la résolution du problème allemand.

La figure d'Aristide Briand, longtemps oublié 2 ( * ) , permet aujourd'hui de faire le lien entre cet idéal de défense de la paix, inséparable du Protocole français de 1924 fondé sur le triptyque « arbitrage, sécurité, désarmement », et une certaine idée de l'Europe. L'ambiguïté ne fut pas absente de ces années pendant lesquelles triomphait l'« esprit de Genève » et où fleurissaient concomitamment les initiatives pro-européennes : ces deux visions cohabitaient souvent au sein des discours et des réalités envisagées ou parfois tentaient de se substituer l'une à l'autre. Le lancement du plan Briand, le 5 septembre 1929, a-t-il constitué une réponse ou un défi à l'immobilisme déjà paralysant de la SDN ?

Des ténors, infatigables propagandistes des idéaux genevois et européens

Ces vedettes, qui sont devenues au fil du temps, de véritables spécialistes des questions de politique étrangère, ont acquis très vite à la Chambre des députés ou au Sénat, ou encore dans les colonnes de la presse plutôt spécialisée une réputation due pour certains à leur éloquence, mais aussi pour d'autres à leurs compétences dans des domaines qui n'étaient pas réputés pour passionner les Français.

Si l'on examine le parcours d'un certain nombre de ces vedettes, force est de constater les succès enregistrés au Parlement français ou à Genève puisqu'ils furent très souvent délégués de la France à la Société des Nations, ou encore présents dans les nombreux meetings organisés par les associations d'anciens combattants. Ils y ont bien souvent occupé la première place au même titre qu'ils étaient les cautions obligatoires au sein des multiples associations militant pour la SDN ou pour l'Europe. On peut brosser quelques portraits, bien sûr non exhaustifs, en tenant compte d'un certain nombre de variables (les strates générationnelles, la mouvance politique, le rayonnement) afin de dégager certaines figures emblématiques.

Des divas incontournables

C'est avant tout dans la matrice pacifiste qui s'est formée dans le milieu des conférences de La Haye (1899-1907) que la première génération a fait ses premières expériences internationales : c'est le cas de Paul d'Estournelles de Constant, sénateur de la Sarthe et prix Nobel de la paix en 1907 et surtout de Léon Bourgeois. Figure tutélaire du pacifisme juridique à la française, ce dernier a lancé dès 1908, l'idée d'une organisation internationale dans son ouvrage, Pour la Société des Nations. Pontife du radicalisme, à la carrière politique bien remplie 3 ( * ) , il devint président du Sénat en 1920, date à laquelle il reçut le prix Nobel de la Paix. Depuis 1917, il avait oeuvré pour la mise en place de la Société des Nations et si ses conceptions d'une structure forte et armée avaient été balayées par les conceptions contradictoires de l'entourage du président Wilson, il n'en demeurait pas moins qu'il symbolisait, à lui seul, la Société des Nations, lorsqu'il apparaissait aux côtés de lord Balfour dans la salle de la Réformation. Jusqu'à la date de son décès, en 1925, il demeura à la tête de la délégation française à Genève et symbolisa le rôle éminent de la France et de son influence dans ce qui est comparé au Parlement international rêvé par Saint-Simon : « L'assemblée de Genève ne prend pas figure de congrès diplomatique mais de Parlement international » 4 ( * ) , selon les descriptions de Jean Montigny, député de la Sarthe. À l'origine de la Cour d'arbitrage internationale, de la SDN, Léon Bourgeois, apôtre d'un pacifisme sérieux et raisonné, a compris très vite l'importance de la diffusion de ces thèmes auprès des élites politiques et intellectuelles de l'époque : c'est dans ce but qu'il présida à la création de l'Association française pour la Société des Nations (AFSDN), ancêtre de toutes les associations spécialisées. Il fut entouré dans cette tâche de juristes spécialisés dans le droit international, qu'il s'agisse de jurisconsultes au ministère des affaires étrangères (Henri Fromageot, André Weiss) ou d'universitaires reconnus (Joseph Barthélémy ou Georges Scelle), qui se proposaient de donner à l'équilibre du monde une base stable, le droit.

Dans le sillage des propositions d'un Léon Bourgeois, on peut évoquer l'action d'autres parlementaires symbolisant une deuxième génération et qui a bâti ses succès dans les enceintes parlementaires de Paris et de Genève : Henry de Jouvenel 5 ( * ) (1876-1935), sénateur de la Corrèze a figuré parmi les promoteurs les plus en vue des nouvelles donnes de la politique internationale. Arrive en 1924, au sein de la délégation française, un nouvel élu radical de la Dordogne, né lui en 1889, Georges Bonnet. Le talent oratoire du premier, les multiples relais dont il disposait au sein des nombreuses associations qu'il présidait (à la tête notamment du Comité d'action pour la SDN) ont fait merveille sur les bords du lac Léman comme au Palais du Luxembourg. Défenseur du Protocole de 1924 fondé sur la trilogie « arbitrage, sécurité, désarmement », il s'est fait le champion de la « sécurité d'abord » et au début des années trente, avec Pierre Cot, de la mise sur pied d'une force armée internationale (aérienne) à la disposition de la SDN. Européiste de raison plutôt que de conviction, il a privilégié cette régulation internationale à une dimension strictement régionale. Ce qui ne fut pas la démarche d'un autre délégué plus éphémère à la SDN, Jean Hennessy 6 ( * ) , député de Charente, qui souhaitait imprimer à la fois à la SDN et à l'Europe dont il s'était fait un champion, des structures fédérales correspondant à une conception peu partagée par ses collègues. Une personnalité comme Joseph Paul-Boncour, député du Tarn, membre des délégations françaises successives eut, cas plus exceptionnel, bien du mal à concilier les positions prises à Genève et son appartenance partisane à la SFIO : ses amis socialistes l'ont contraint de démissionner, en 1928, de la délégation française pour se mettre en adéquation avec le départ de la gauche radicale de la coalition gouvernementale ; il y revint en 1932, en remplacement d'Aristide Briand, décédé, et en tant que représentant permanent, mais entre-temps, il avait dû démissionner de la SFIO en 1931 ! Des parlementaires moins en vue, ont également contribué à la diffusion de ces idéaux à l'échelle locale : Marcel Plaisant, par exemple, député du Cher, n'a cessé d'organiser dans sa circonscription et dans les circonscriptions voisines des réunions pour soutenir les réalisations de Genève.

Des parlementaires éditorialistes

Ces parlementaires ont soutenu ces idéaux, à maintes reprises, au sein des éditoriaux de journaux spécialisés à l'instar de l'Europe Nouvelle, hebdomadaire dirigé, de 1920 à 1934, par Louise Weiss, qui forte de ses convictions et de sa proximité idéologique avec Aristide Briand et tout le réseau briandiste, a contribué à la sensibilisation des élites à la SDN puis à la construction européenne. Cette revue a non seulement offert une tribune à Édouard Herriot, Paul Painlevé, Louis Loucheur, Léon Blum et tant d'autres, mais a servi de laboratoire d'idées à Aristide Briand à partir de 1924. L'Europe Nouvelle a testé en quelque sorte la teneur du discours du 5 septembre 1929 puisqu'elle publia un éditorial quelque temps auparavant intitulé « Vers une fédération européenne » où l'on pouvait lire « les données seront précisées au cours de la conférence prochaine des gouvernements et à l'Assemblée du mois de septembre » 7 ( * ). Le même scénario se répéta lors de l'étape suivante prévue en 1930 et comme l'a constaté Jacques Bariéty, « il est très éclairant de lire côte à côte la collection de l'Europe Nouvelle et le mémorandum sur l'organisation d'un régime d'union fédérale que Briand devait adresser aux gouvernements le 1er mai 1930 pour concrétiser les idées lancées par son discours du 5 septembre, les parentés sont évidentes jusque dans le vocabulaire ; allons plus loin, les parentés se décèlent avec ce qui devait se faire après la deuxième guerre mondiale » 8 ( * ).

Les relations avec le Parlement français

Enfin, il convient d'étudier les relations entre ces parlementaires engagés, les autres parlementaires et les administrations françaises.

Un organisme, le Service français de la SDN (SFSDN), fut chargé de faire l'interface entre les responsables français et leurs représentants à Genève. Outre les problèmes financiers récurrents à propos des indemnités perçues par les délégations françaises, les parlementaires et plus particulièrement les commissions des affaires étrangères du Palais-Bourbon et du Sénat réclamèrent une meilleure information des travaux de Genève et, en 1933, de ceux de la conférence du désarmement. Le souci d'audit est resté toujours présent et à titre de simple exemple, on peut citer la lettre de Pierre Mendès France, du 26 février 1935 9 ( * ) , qui s'enquiert des montants des indemnités journalières versées aux délégués de la France lorsqu'ils résident à Genève pour l'exercice de leurs fonctions. Il semble vraisemblable que la fonction de contrôle se soit beaucoup accrue, plus que le nombre des parlementaires qui a été progressivement en baisse au sein des délégations envoyées à Genève : ainsi en 1930 et 1931, plus aucun parlementaire n'est présent, remplacé par des ministres ou secrétaires d'État pour les délégués et délégués suppléants et par des secrétaires d'État ou des hauts fonctionnaires pour les délégués adjoints ; les autres fonctions techniques étaient dévolues à des fonctionnaires du ministère des affaires étrangères.

Société des Nations versus Europe ?

Dans ce creuset genevois, se mêle souvent chez ces hommes, une aspiration à une organisation européenne, avec une intensité différente.

Une compatibilité incertaine

Pour certains, la réalisation européenne a pu correspondre à une déception de l'oeuvre sociétaire, pour d'autres à une conviction certaine, pour certains à une nécessaire complémentarité. Il faut tout d'abord prendre en compte la frontière ténue qui, pendant cette période de l'entre-deux-guerres, sépare l'international de l'européen. Parfois la confusion fut totale, comme l'écrit René Girault, « la SDN fut un creuset pour la diffusion d'un état d'esprit proeuropéen, notamment pour tous ceux qui avaient à s'occuper du règlement des questions économiques et financières de l'époque [...] Ainsi la SDN fut un lieu important de conscientisation européenne pendant les années 20 » 10 ( * ) . Progressivement, la tentation européenne s'est dégagée apparaissant comme un moyen, un palliatif et comme une nécessité face à la paralysie grandissante des débats et des décisions de l'organisme international. S'est posée toutefois et très rapidement, la compatibilité des idées européennes lancées par le plan Briand et la survie de l'organisme genevois. Le besoin s'est donc fait sentir de répondre aux critiques qui se sont rapidement développées et qui émanaient des milieux internationalistes. Celles-ci étaient fondées sur le fait que la Fédération européenne risquait de déposséder la Société des Nations d'une partie des questions dont elle était saisie et qu'elle risquait en outre de créer de nouvelles institutions susceptibles de gêner celles qui existaient déjà... Les critiques acerbes ont émané des milieux genevois dès la réception du mémorandum sur l'organisation d'un régime d'union fédérale européenne reçue en mai 1930 par les différentes chancelleries. On sait qu'il envisageait désormais de subordonner le problème économique au problème politique, mais surtout pour ces hommes soucieux d'universalisme, son principal défaut résidait dans la perspective d'institutions européennes. La réaction du bouillonnant directeur du Bureau international du travail (BIT), Albert Thomas, est tout à fait éclairante : dans un rapport envoyé à Émile Borel, président du Comité fédéral de coopération européenne, il n'a pas caché sa colère : « Je considère comme un scandale que, lorsque M. Briand a convié les États dans le cadre et l'esprit de la SDN, on commence par tenir le Secrétaire général en dehors du banquet à l'Hôtel des Bergues [...] Si l'on crée une situation politique quelconque, une institution nouvelle, la première règle, c'est de se soucier des organismes existants, dans le cadre desquels on peut vivre » 11 ( * ). Que l'on ait trouvé à Genève des réticences fortes, cela peut aisément se comprendre, mais on les perçoit également à Paris en filigrane comme, par exemple, dans les voeux de réussite qui sont formulés par la rédaction de l'Europe Nouvelle : « La France est fidèle aux institutions de Genève... or, c'est par rapport à la SDN et dans le cadre de celle-ci qu'il nous semble que cette compétence et ses moyens pourraient être définis... Il n'est pas besoin de construire quelque part sur le continent - à Bâle ou ailleurs - une Maison de l'Europe qui risquerait d'être aussi vide d'esprit et de coeur que le bâtiment de Washington de l'union panaméricaine. Point n'est besoin de murs neufs, non plus de fichiers et de bibliothèques. La SDN est là avec ses bâtiments, ses remarquables organisations techniques et ses assemblées périodiques, prête à fournir ses cadres matériels et moraux aux fédérateurs de demain » 12 ( * ) . Ainsi, pour certains, plutôt à Genève, l'Europe institutionnelle n'est envisagée que dans le cadre d'une section de la Société des Nations au sein de laquelle des conférences strictement européennes pourraient avoir lieu ; la prise de décision pourrait alors être limitée à un ensemble régional ou à des sous-ensembles régionaux.

Le moment Briand

Pourtant sans reprendre la genèse, la teneur et les réactions suscitées par le plan Briand, bien connues aujourd'hui, force est de reconnaître que l'esprit européen cheminait depuis longtemps dans la pensée d'Aristide Briand. La lecture des débats parlementaires s'avère fort instructive à cet égard : la récurrence des mots « Europe » et « européen » dans la bouche d'Aristide Briand s'est imposée très tôt. À partir de quel moment peut-on dater cette évolution ? Dès 1921, après la conférence de Washington, ou dès 1922, après la conférence de Cannes, la « conversion » 13 ( * ) d'Aristide Briand à une autre politique face à l'Allemagne s'était imposée ; alors qu'il était président du Conseil depuis janvier 1921, à la suite d'une analyse raisonnée de la situation géopolitique de la France, qui lui semblait de plus en plus isolée face à ses alliées anglo-saxons et face à son ancienne ennemie, l'Allemagne, il s'était prononcé pour une nouvelle approche des problèmes. Partisan encore en 1921 d'une politique de coercition face à l'Allemagne et au problème des réparations, il s'est converti et se prononça désormais pour un rapprochement inévitable avec l'Allemagne et donc pour un changement de cap politique complet. C'est donc probablement dès 1921, que pour des raisons de politique intérieure (majorité plus chancelante du bloc national) et extérieure qu'Aristide Briand commence à penser « européen ». Revenu aux affaires en 1924 en tant que délégué de la France à Genève puis titulaire du quai d'Orsay à partir d'avril 1925, il put développer ses conceptions. Lors de la négociation des accords de Locarno et des débats parlementaires qui suivirent, il fit grand usage d'un vocabulaire « européen ». Déjà en 1922, il avait dit à un diplomate Jules Laroche : « Nous allons nous trouver enserrés par deux puissances formidables, les États-Unis et la Russie. Vous voyez bien qu'il est indispensable de faire les États-Unis d'Europe ». À Locarno, il envisagea, conscient des lacunes des accords, les choses d'un point de vue européen et non uniquement bilatéral, c'est-à-dire franco-allemand. Comme le montre l'étude de Jacques Bariéty 14 ( * ) , la défection américaine a conduit « l'apôtre de la paix » à la solution européenne : ainsi expliquait-il, le 19 décembre 1925, à la commission des affaires étrangères de la Chambre des députés : « L'Amérique ne participait plus à nos conversations... et, à un moment donné, j'ai senti que si on n'envisageait pas les choses d'un point de vue européen, il serait difficile d'aboutir à un résultat ». C'est ce thème qu'il a repris devant la Chambre, le 26 février 1926, pour convaincre les députés du bien fondé de ses options diplomatiques. Définissant l'acte de Locarno, quelques jours auparavant : « Il a été rédigé, il a été conclu dans un esprit européen et dans un but de paix », il expliqua devant les parlementaires qu'il a tenté de substituer « à un esprit étroitement national », un « esprit européen » ; dans ce grand débat de ratification de Locarno devant la Chambre, il alla plus loin et expliqua : Croyez vous que je sois allé sans émotion à ce rendez-vous au bord d'un lac, où je devais rencontrer les ministres allemands ? Croyez-vous que je n'éprouvais pas les sentiments les plus complexes et les plus profonds ? J'y suis allé, ils sont venus, et nous avons parlé européen. C'est une langue nouvelle qu'il faudra bien que l'on apprenne [...] l'Europe ne peut rester divisée comme elle l'est, ni dans ses intérêts politiques, ni dans ses intérêts économiques » 15 ( * ) . Enfin, sa conception européenne ne pouvait être séparée de la permanence selon lui d'un danger de collusion germano-soviétique, dans tout son discours affleure en filigrane la peur d'un nouveau Rapallo. L'Europe devait donc aussi avoir pour tâche d'arrimer l'Allemagne à l'ouest. Les années 1926-1928 avec notamment l'entrée de l'Allemagne à la SDN, la conclusion de l'entente internationale de l'Acier entre la France, l'Allemagne, la Sarre, la Belgique et le Luxembourg contribuèrent à favoriser une détente générale en Europe. Ce fut probablement une nouvelle fois la déception venue des États-Unis et engendrée par le pacte Briand-Kellogg qui relança les initiatives d'Aristide Briand. Ce traité symbolique, ratifié à Paris en août 1928 par 57 nations, dont le but était de « prendre la guerre au collet » avait été détourné de son but primitif. Au départ, il s'agissait pour Aristide Briand de réinsérer les États-Unis dans le concert international aux côtés de la France, or Washington refusa ce duo franco-américain et fit évoluer les négociations vers le multilatéralisme, ce qui aboutit à la conclusion d'un accord sans portée réelle. Les débats de ratification ont été de ce fait plus compliqués que prévu. Commencés au Sénat, le 15 janvier 1929, ils furent ouverts à la Chambre, le 26 févier 1929, où Pierre Cot et Joseph Paul-Boncour reprochèrent le caractère lacunaire du pacte ne prévoyant ni réelle procédure d'arbitrage ni sanction. Certains orateurs y virent même une mise en cause des pouvoirs de la SDN puisque les États-Unis ne s'y étaient jamais ralliés. On assista donc en retour, le 1er mars 1929, à un discours pacifiste d'Aristide Briand et surtout à un long plaidoyer en faveur de l'institution genevoise : « Pour faire apparaître toute la force de la Société des Nations et l'efficacité de son action, il faut la montrer aux peuples telle qu'elle est et non pas telle que certains pourraient désirer qu'elle fût. Oui, messieurs, la Société des Nations est soumise à de dures critiques. Elle a suscité des ironies faciles, et l'on s'est parfois employé à semer des difficultés sous ses pas, alors qu'elle était déjà appelée à rencontrer de si nombreux obstacles naturels. Le fait même que la Société des Nations ait pu durer, qu'elle existe encore, qu'elle ait pu réaliser tout ce qu'elle a réalisé, c'est une chose à peine croyable » 16 ( * ). Pourtant l'été 1929 lui avait permis de mûrir, sans en parler ni aux services du quai d'Orsay, ni à ses alliés, son projet européen, qu'il présenta le 5 septembre à la tribune de la SDN : « Je pense qu'entre des peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d'Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral ; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d'entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d'établir entre eux un lien de solidarité qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître ». Point d'aboutissement d'un long cheminement, Aristide Briand avait en quelque sorte choisi une nouvelle voie pour répondre aux problèmes qui allaient surgir et que ni les traités existants, ni la Société des Nations n'étaient capables de résoudre.

On connaît la destinée, à court terme, du projet européen d'Aristide Briand et l'enlisement dans lequel tomba la Société des Nations ; pourtant et paradoxalement, les parlementaires français engagés dans ces aventures n'ont cessé de militer au sein d'associations proeuropéennes ou « proesdéniennes » pour soutenir des idées et des structures qui furent dans les années trente fortement remises en cause, comme pour conjurer le cours des événements. Momentanément, la Société des Nations reprit les devants de la scène, plus à même, pensait-on, de dialoguer alors avec l'ensemble des États et reléguant pour un temps l'aventure européenne. L'idée européenne s'effaça donc pour quelque temps devant la SDN...

Mme Sylvie Guillaume

Merci à Christine Manigand qui nous relate ici l'histoire d'un échec, mais d'un échec qui n'est que provisoire et qui a été interrompu par le cours des événements, la crise économique et la seconde guerre mondiale.

Nous allons franchir le cap de la seconde guerre mondiale et traiter de l'après seconde guerre mondiale, où nous entrons dans les étapes de la construction européenne jusqu'au traité de Rome, qui sera, en quelque sorte, le « feu d'artifice » de la séance de la matinée. Je donne tout de suite la parole à mon collègue Robert Franck, professeur à l'université Paris I, spécialiste des questions européennes et d'armement, qui va nous parler des débats sur les communautés de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) et de la Communauté européenne de défense (CED), qui ont passionné les parlementaires, à défaut d'avoir passionné l'opinion, et qui ont surtout divisé les forces politiques.

LES DÉBATS SUR LES COMMUNAUTÉS CECA ET CED

M. Robert Franck, professeur à l'université Paris I - Panthéon Sorbonne

Je vais vous parler d'un autre temps, un temps bien différent du nôtre, un temps où le Parlement avait beaucoup de pouvoir, où le parlementarisme était important, non seulement en France mais dans d'autres pays. Bien entendu, en France aujourd'hui, le Parlement a des pouvoirs moins importants, mais n'oubliez pas qu'il y a une tendance générale en Europe à la primoministérialisation, à la personnalisation de l'exécutif, qui fait que nous sommes bien dans une époque différente aujourd'hui de celle de l'immédiat après-guerre. Il sera donc question du Parlement français, mais pas seulement : toute une réflexion porte à l'époque sur le rôle que les assemblées pourraient avoir à l'intérieur des institutions européennes en voie de construction.

C'était aussi une époque où le mot fédération n'était pas tabou. Parfois on le confondait avec confédération, parfois il y avait du flou dans la définition de ces termes, mais il est vrai que l'immédiat après-guerre est très important par rapport aux années 1920, par rapport au plan Briand de 1930. Dans le plan Briand de 1930, on trouve, tour à tour, les mots de fédération, confédération, coopération, comme si ces mots voulaient dire la même chose. Au lendemain de la seconde guerre mondiale au contraire, très rapidement, à partir du Congrès de La Haye de 1948, c'est bien sur les institutions que porte la discussion, avec la division entre unionistes et fédéralistes. Les choses se précisent donc très nettement et on sort du flou de l'avant-guerre.

En 1949, est créé le Conseil de l'Europe, lequel ne réussit pas véritablement et surtout déçoit les espoirs, non seulement du mouvement européen, mais de beaucoup d'acteurs politiques, de hauts fonctionnaires ou de décideurs tels que Jean Monnet. Or, on connaît l'importance de Jean Monnet lorsque, réfléchissant sur le Conseil de l'Europe, il va proposer le plan qui deviendra le plan Schuman, en passant par une autre méthode.

Ce Conseil de l'Europe qui n'a pas forcément une grande oeuvre à son actif - on pense bien sûr, beaucoup plus tard, à 1955 -, a inventé le drapeau européen, qui trente ans plus tard sera adopté par la Communauté, et, sur le plan culturel, il a fait beaucoup plus de choses que les autres organisations européennes. C'est lui qui, après la chute du mur, a été en quelque sorte l'antichambre de la réunification du continent, mais il est vrai que l'on peut presque compter les réalisations de ce Conseil de l'Europe sur les doigts d'une main.

Cela dit, c'est une assemblée parlementaire où des groupes parlementaires nationaux différents commencent à se connaître les uns les autres. C'est au sein de l'assemblée consultative du Conseil de l'Europe à Strasbourg que s'établissent des synergies et des liens de sociabilité entre députés venant de parlements nationaux différents. Ce sont également de grands débats, en 1949 où André Philip et d'autres proposent une initiative autour du charbon et de l'acier. Bref, lorsque Jean Monnet formule ses idées en 1950, celles-ci sont déjà « dans l'air » et, précisément, au Conseil de l'Europe. Malgré son impuissance, c'est un espace public d'échanges tout à fait important.

Je vais donc, sur deux points, autour de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) puis autour de la Communauté européenne de défense (CED) et de la Communauté politique européenne (CPE), développer une réflexion sur la question des parlements, qu'il s'agisse des parlements nationaux ou de la place des parlementaires dans les institutions en cours de construction.

Certains éléments sont extrêmement connus. Lorsque, en avril-mai 1950, Jean Monnet inspire ce qui sera la déclaration Schuman, prédomine la déception liée au Conseil de l'Europe, l'idée que toutes ces discussions depuis le congrès de La Haye ne font pas avancer les choses. Ce ne sont pas les institutions générales ni une constitution qui prévoit tout, qui permettront de construire l'Europe. Veuillez m'excuser de citer des phrases extrêmement banales - et que l'on connaît - de Schuman, inspirées par Monnet : « L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble » - c'est donc là, bien sur, la base de la méthode Monnet - « elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait ».

C'est ce que l'on a appelé plus tard la méthode fonctionnaliste, c'est-à-dire, non pas une construction d'ensemble, une constitution toute faite, mais l'idée de créer par l'économie - ce sera le charbon et l'acier - des solidarités de fait, qui créeront une « fuite en avant » et permettront à cette Europe économique d'arriver peu à peu à une Europe politique.

C'est également une méthode institutionnaliste. En effet, dans une très grande mesure, la déclaration Schuman est la déclaration d'une Europe institutionnelle, donc politique. Il ne faut pas simplement prendre en compte la partie sectorielle du charbon et de l'acier. Il y a cette idée que, sur ce point limité, on sera extrêmement ambitieux sur le plan institutionnel. Cette Haute Autorité, qui est prévue par la déclaration Schuman et qui figurera dans le traité de Paris d'avril 1951, est une autorité dont les décisions sont exécutoires pour les gouvernements nationaux. Ce ne sera donc pas une fédération, mais la méthode supranationale. Cependant, le mot « fédération » est prononcé deux fois dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950. En d'autres termes, pour reprendre l'expression de Victor Hugo, on voit le « port d'arrivée », c'est-à-dire la fédération et, dans cette méthode à la fois fonctionnaliste, institutionnaliste, sectorielle, il y a bien sûr au départ une inspiration fédéraliste, mais un fédéralisme graduel : une Europe, certes économique, sectorielle, mais une Europe institutionnelle et donc d'emblée politique.

Cette déclaration Schuman est très riche, car elle présente aussi l'ébauche d'une Europe sociale. Il est question non seulement d'une modernisation économique dans le domaine du charbon et de l'acier autour de la France et l'Allemagne et des autres pays qui voudront bien venir, mais également d'une harmonisation des politiques sociales et des conditions de travail des salariés dans ce secteur.

Vous connaissez, bien sûr, la suite : les discussions avec les quatre autres pays qui rejoignent la déclaration franco-allemande, la Grande-Bretagne qui n'accepte pas. Nous avons là aussi dans la méthode Monnet, l'idée - et c'est bien la fin du couple franco-britannique qui avait essayé de construire l'Europe de 1945 à 1949 - que ce n'est pas avec les Britanniques que l'on négocie. On négocie, non plus avec nos anciens alliés et toujours amis, mais avec nos anciens ennemis, les Allemands. « La balle est dans leur camp » : ce sont eux qui choisissent de suivre ou de ne pas suivre, et c'est une méthode qui va, bien sûr, se prolonger bien au-delà de Jean Monnet.

Le traité est donc signé en avril 1951 et se pose la question de la ratification parlementaire.

Première observation : une nouvelle assemblée est élue en juin 1951 et l'Assemblée nationale de juin 1951 est moins « européenne » que l'Assemblée de 1946 avec un groupe gaulliste plus fort, des communistes qui, malgré la loi des apparentements, restent un groupe extrêmement important. La majorité est beaucoup plus étroite. Le vote n'est pas si facile, même si ce n'est pas le « drame » que l'on connaît pour la CED. Il y a, tout d'abord, une coalition relativement hétérogène. Les gaullistes sont contre, les communistes sont contre, mais une partie de la droite libérale, travaillée par le groupe sidérurgiste, trouve que le projet de CECA dans le traité d'avril 1951 est trop dirigiste. Cela pose donc, là aussi, des problèmes. Bref, il faut passer par la question de confiance et c'est ainsi que le gouvernement obtient la ratification. Notons cependant que les socialistes sont relativement unis dans le vote de ratification de la CECA. On connaît, bien sûr, l'opposition du général de Gaulle, sa fameuse phrase : « sous le méli-mélo du charbon et de l'acier ».

Quelques mots quand même sur le groupe gaulliste et, en particulier sur Michel Debré, qui, contrairement à ce qu'on peut croire, contrairement à la « légende » et à ce qu'il dit dans ses mémoires, a été un européiste, unioniste même au moment du Congrès de La Haye : vous le savez, c'est un homme qui aimait écrire les constitutions. Après tout, il est le principal rédacteur de celle qui nous régit aujourd'hui, mais il avait aussi fait d'autres projets de constitution, notamment un projet de constitution d'Europe politique en 1950. Par manque de chance, le livre qui contenait son projet de constitution sort au mois de mai 1950, au moment de la déclaration Schuman. Évidemment, il est complètement balayé par l'actualité puisque l'on passe à autre chose. Il est intéressant de voir que ce projet prévoit des institutions où les décisions doivent être prises à la majorité et non à l'unanimité. En d'autres termes, Michel Debré, mais aussi le général de Gaulle - on le sait par un discours en 1949 - acceptaient, dans une notion de confédération, qu'il y ait un début de délégation de souveraineté nationale par rapport à des autorités supérieures.

Précisément, en mai 1950, Michel Debré, le groupe gaulliste et, probablement, le général de Gaulle lui-même, sont extrêmement critiques par rapport à la CECA. Au début, la principale critique ne portait pas tant sur la supranationalité que sur l'idée, qu'ils trouvaient absurde, de commencer par l'Europe économique et non par l'Europe politique. Ceci est très important. Au fond, unionistes et fédéralistes, que tout oppose sur le plan institutionnel, sont les uns et les autres assez sceptiques sur cette Europe sectorielle qui prend forme, cette Europe qu'ils trouvent technocratique et insuffisamment politique. À tort ou à raison, peu importe : il y a là quelque chose qu'il faut souligner.

Mon deuxième point est plus connu. Il y a davantage de passion et d'émotion autour de la CED. L'importance de cette mondialisation de la Guerre froide et de la guerre de Corée en 1950, les demandes américaines de réarmement qui doivent passer par un réarmement européen, l'idée de Jean Monnet d'une armée européenne pourraient faire passer le réarmement allemand auprès de l'opinion. Concernant le plan Pleven proposé à l'Assemblée le 24 août 1950, il ne faut pas oublier ce que dit Jean Monnet dans ses mémoires, même s'il faut souvent s'en méfier, car il les réécrit a posteriori : « Mais qu'est ce qui m'a pris ? Pourquoi cette accélération ? » Au fond, la méthode de la CECA prudente, gradualiste, était la bonne. Cette accélération brutale, puisqu'il y avait une demande américaine, est peut-être ce qui va tout faire échouer. Il faut garder à l'esprit qu'à partir du plan Pleven, ce sont les mêmes cinq autres partenaires qui répondent au traité du mois de mai 1952, après des négociations un peu plus longues.

Sur le plan institutionnel, on retrouve le « triangle institutionnel », qui est plutôt un quadrilatère, puisqu'en fait, il est constitué de quatre coins : en effet, on oublie toujours les cours de justice ; or, le principal sommet du triangle institutionnel ne s'appelle pas la Haute Autorité, dans le projet de la Communauté européenne de défense, mais le Commissariat ; et on retrouve un Conseil des ministres et l'Assemblée commune. Cependant, le Commissariat n'a pas les mêmes pouvoirs que la Haute Autorité dans le cadre de la CECA. L'aspect supranational est donc un peu moins poussé. L'Assemblée commune, comme dans la CECA, n'a pas de véritables pouvoirs. Elle ne peut que donner des recommandations et des avis. Qu'il s'agisse donc de la CECA ou de la CED, on ne donne pas d'importance à ce que sera le parlement européen et donc à cette Assemblée commune.

L'Assemblée commune de la CECA est composée de 78 députés. De nombreux travaux, en particulier une thèse sur Maurice Faure faite par Bruno Riondel, montrent que cette Assemblée de 78 députés a été également importante pour créer des liens de sociabilité, des habitus, entre parlementaires européens. C'est important car le traité de la CED prévoit, à son article 38, que la future Assemblée commune de la CED aura une sorte de pouvoir constituant. Le Mouvement européen, Spinelli en tête, obtient une anticipation de cet article 38 de la CED pour que ce ne soit pas la future Assemblée commune, mais l'actuelle Assemblée commune de la CECA qui puisse s'ériger en assemblée ad hoc pour réfléchir à une Europe politique.

Quel est l'enjeu ? Le Mouvement européen, plutôt sceptique sur la CECA et son Europe sectorielle et économique, met un peu plus d'émotion sur la CED : les uns disent « oui, il faut jouer le jeu de cette CED, après tout c'est seulement la défense mais, peu à peu, cela obligera à avoir un gouvernement politique européen » ; d'autres disent « cette CED, c'est idiot, on met la charrue avant les boeufs ». Comment commencer par l'armée européenne, sans qu'il y ait un État européen ? Spinelli, qui est plutôt sur cette position au départ, voit cependant le parti qu'il peut tirer de cet article 38 pour faire avancer la discussion. Il est obtenu effectivement que l'Assemblée commune de la CECA, transformée en une assemblée ad hoc, discute d'une future communauté politique européenne. Cette communauté politique européenne est discutée au sein de cette assemblée ad hoc. Une commission constitutionnelle de 22 membres présidée par von Brentano se met en place et il est très important de commenter le texte qui va en sortir.

Cependant, au même moment - c'est encore un projet de constitution -, Michel Debré rédige ce projet qu'il présente précisément à l'assemblée ad hoc. Je n'ai pas le temps de développer, mais le projet de Michel Debré va beaucoup plus loin que le projet de Communauté politique européenne. En particulier, il prévoit un pacte pour une union des États européens - ce n'est donc pas une fédération - qui ait comme compétence non seulement la CECA et la CED, mais les questions d'éducation, les questions culturelles, agricoles et de défense, c'est-à-dire des compétences plus larges que dans le projet de janvier 1953. Là encore, il prévoit un Conseil politique qui prendrait ses décisions à la majorité.

La CPE va sans doute moins loin du point de vue des compétences et peut-être plus loin sur un plan fédéral, encore que l'on ait pu dire qu'il ne sortait de ce projet ni une fédération, ni une confédération, mais un objet hybride : un parlement bicaméral avec une chambre des peuples élue au suffrage universel direct, un sénat issu des parlements nationaux, un exécutif bicéphale avec un conseil des ministres européens, mais aussi avec un conseil des ministres nationaux et donc une sorte d'équilibre des pouvoirs. Là encore, les décisions sont prises à la majorité, mais avec des clés de verrouillage : en particulier, sur le plan budgétaire, le conseil des ministres nationaux devait statuer à l'unanimité, même si les instances pouvaient statuer à la majorité pour d'autres points.

Bien sûr, cela a suscité quelque scepticisme. Ce rapport sera accueilli en 1953 par Georges Bidault dans les termes suivants : « Salut aux chercheurs d'aventure ! ». Très vite, ce projet sera mis en discussion et enterré, avant même l'échec de la CED. Les deux projets sont liés, mais la CPE est enterrée avant même la CED.

La querelle de la CED en France est bien connue, mais, en 1952, au moment où le traité est ratifié, 48 % des personnes sondées en France sont favorables à la CED. Ce ne sera pas la première fois : au fil du temps, les « oui » diminuent mais - on a pu voir cela en 1992, même si le « oui » n'est pas tombé finalement en dessous de la barre, et on l'a vu en 2005 où, cette fois, le « oui » est tombé sous la barre - 36 % seulement sont pour la CED en 1954, les « non » sont à 31 % puis montent à 33 % puis 36 %. Le reste, un petit tiers, est « sans opinion ».

Jean-Jacques Becker dit très astucieusement que, quand les sondages permettent de le dire, ce n'est pas seulement la quantité qui compte, mais aussi l'intensité d'opinion. Précisément, Jean-Jacques Becker a bien vu que, dans ces trois tiers - un gros tiers pour le « oui », un tiers pour le « non » et un petit tiers de « sans opinion » - si on compare le « oui » et le « non » dans les sondages, il y a, bien sûr, la question « plutôt favorable » ou « très favorable », « plutôt défavorable » ou « très défavorable » et l'intensité est du côté du « non ». Ce sont les « très défavorable » du « non » qui sont nettement majoritaires par rapport aux « plutôt favorable » et, au contraire, ce sont les « plutôt favorable » qui sont majoritaires dans le « oui » et les « très favorable » plutôt minoritaires. Cela peut évidemment compter.

Ce qui est important pour le temps présent est que ce débat sur la CED inscrit durablement la géographie et la carte du positionnement politique par rapport à l'Europe. Il y a certainement des changements dans les débats de 1992 sur Maastricht et ceux sur le traité constitutionnel de 2005, mais on retrouve de nombreux points communs.

De l'extrême gauche à l'extrême droite, le parti communiste est uni - il n'y a que trois formations unies dans cette affaire - contre la CED. Les socialistes sont désunis, une majorité plutôt cédiste, une minorité plutôt anti-cédiste, et parfois pour des raisons différentes : les uns par anti-germanisme, par peur de l'Allemagne, puisqu'il y a du réarmement allemand dans tout cela ; les autres, au nom de la paix, parce qu'à partir de 1953, avec la mort de Staline, il y a eu un certain dégel, se demandent s'il est vraiment raisonnable de continuer ce réarmement de l'Europe qui passe par la CED, au moment où les dirigeants soviétiques peuvent faire des propositions intéressantes. Ces mêmes socialistes sont parfois, influencés par le SPD allemand qui donne la priorité à l'unification de l'Allemagne plutôt qu'à l'intégration à l'Ouest, et des personnalités comme Alain Savary ont pu être influencées par les sociaux-démocrates allemands.

Les socialistes, comme cela arrive souvent dans les questions européennes en France, sont décisifs. En effet, les différents congrès socialistes en 1952, 1953 et à la veille du vote « fatidique » du 30 août 1954, donnent à peu près 59 % des mandats pour la CED. On retrouve la même proportion dans le cadre du vote interne du PS en 2004, quelques mois avant le référendum. En revanche, le groupe parlementaire socialiste est beaucoup plus divisé - c'est quasiment 50-50 - et la grande question est de savoir : y aura-t-il une discipline de vote, puisque la grande majorité des militants sont favorables ? Il n'y a pas eu discipline de vote, puisque les 53 députés socialistes sur les 101 ou 102 ont voté la question préalable du 30 août 1954 qui met fin à la CED et c'est par cette indiscipline de vote que la question préalable excluant la CED a été votée. Il y aurait eu discipline de vote des socialistes, le traité de CED aurait été ratifié.

Les radicaux sont divisés : c'est souvent une question générationnelle. Les « vieux Édouards » - Édouard Daladier et Édouard Herriot - sont contre et les jeunes, surtout autour de Maurice Faure, sont « pour ». Le MRP est uni - c'est la deuxième formation unie pour la CED -, les indépendants sont plutôt divisés, les gaullistes, au contraire, sont unis, mais contre la CED. Au fond, vous retrouvez à peu près le même paysage politique en 1992 et 2005, avec une énorme différence, le gaullisme, anti-cédiste en 1954, est divisé en 1992, mais à majorité pro-Maastricht, et on retrouve à peu près les mêmes composantes en 2005.

Après l'échec de la CED, le 30 août 1954, on retrouve plusieurs constantes. C'est la France qui propose, c'est la France qui fait échouer, du plan Pleven au 30 août 1954, et ce n'est pas la première fois.

Ensuite, c'est le retour à l'Europe économique, avec les nuances que j'ai indiquées. Il est certain que - Gérard Bossuat va l'évoquer - les institutions sont importantes dans les traités qui vont suivre, y compris les traités de Rome. Il ne faut surtout pas considérer qu'il n'y a rien de politique dans le traité de Rome, au contraire, mais la méthode de la priorité à l'économique sera, bien sûr, prépondérante après ce « traumatisme » qu'est l'échec de la CED.

Le mouvement européen, les militants européistes, ne jouent plus le même rôle. Déjà, à partir de 1950, ils semblaient décliner, car la méthode Monnet sortait un peu de cette méthode des militants les plus enthousiastes, mais ils avaient l'impression, avec la CED, de revenir sur l'avant-scène. À partir de 1954, le mouvement et les militants européens joueront un rôle moindre. Surtout, la CPE était un projet où le parlementarisme et les institutions parlementaires européennes avec, certes, les clés de verrouillage, pouvaient jouer un rôle. Il est évident que le rôle amoindri du Parlement européen dans les traités qui vont suivre, en particulier le traité de Rome, sera confirmé par la CECA.

Enfin, et c'est une question, l'échec de la CED, n'est-il pas, dans une certaine mesure, l'échec de l'Europe supranationale ? Le supranationalisme est important dans la CECA, il l'est encore dans le projet de CED puis à nouveau dans la CPE. On le retrouve bien sûr, dans une moindre mesure, dans les traités de Rome et pendant longtemps, ce supranationalisme sera bien contenu et le mot fédération deviendra tabou à ce moment, et peut-être à partir de là.

Certains pourraient se demander si, au fond, ce n'est pas l'échec de la CED qui va ancrer un déficit démocratique, et qui va l'ancrer pour longtemps. C'est sans doute le cas, mais les choses sont plus compliquées. Ce déficit démocratique est d'abord relatif : les parlements nationaux jouent un rôle. Et surtout, finalement, ce retour à l'Europe économique, plus graduel, n'a-t-il pas été également le prix du succès de la construction européenne ? Bref, la question institutionnelle, qui a été extrêmement importante à l'époque, sera moins importante pendant des décennies, mais nous retrouvons aujourd'hui les institutions au coeur des questionnements européens.

Mme Sylvie Guillaume

Merci à Robert Franck, qui a, lui aussi prévu, une transition avec le traité de Rome et je m'adresse à mon collègue M. Gérard Bossuat, professeur à l'université de Cergy-Pontoise, dont les ouvrages sur l'Europe sont infinis et qui va donc nous parler de ces traités de Rome, dont nous commémorons aujourd'hui l'anniversaire.

L'ENGAGEMENT DE LA IVE RÉPUBLIQUE DANS LES TRAITÉS DE ROME

M. Gérard Bossuat

S'il est une politique réussie de la IV e République, c'est bien celle qui a conduit à un engagement ardent dans les traités de Rome grâce à l'action du gouvernement de Guy Mollet et plus particulièrement de trois hommes : le président du Conseil, le ministre des affaires étrangères Christian Pineau et le secrétaire d'État aux affaires étrangères, Maurice Faure, auxquels j'ajoute Robert Marjolin et Émile Noël.

Alors que le général de Gaulle voit une France éternelle émerger de l'Histoire : « La France vient du fond des âges. Elle vit. Les siècles l'appellent. Mais elle demeure elle-même au long des temps » 17 ( * ) , Guy Mollet voit la grandeur du peuple français dans l'internationalisme librement consenti « qui a fait sa force historique ». Il cherche à faire de l'Europe une puissance internationale capable de participer à l'organisation de l'économie mondiale selon les principes du socialisme démocratique. Il ne fait aucun doute que Guy Mollet, membre de l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe, de l'Assemblée commune de la CECA, du Comité d'action pour les États-Unis d'Europe de Jean Monnet, s'est fixé l'objectif de fonder une unité européenne démocratique. Alain Savary écrit : « J'irai pour ma part jusqu'à dire que la construction européenne a été largement due à la ténacité de Guy Mollet » 18 ( * ) . Il s'agit bien d'une vision nouvelle et généreuse de la place de la France dans les affaires mondiales.

Messine, une relance imprévue pour le gouvernement français

La relance de Messine (juin 1955), à laquelle la France participe, n'est pas une affaire française dans sa genèse. Le gouvernement d'Edgar Faure se borne à réagir à l'offre de Paul-Henri Spaak, ministre belge des affaires étrangères, J.W. Beyen, ministre néerlandais des affaires étrangères et Jean Monnet. Ce dernier n'imagine pas une relance qui s'appuierait sur le gouvernement Edgar Faure, car celui-ci est partagé entre pro et anti-européens. Il propose après discussion avec Uri et Hirsch et malgré les hésitations d'Ophüls, de l'Auswärtiges Amt, une extension des pouvoirs de la Haute Autorité au domaine de l'énergie nucléaire 19 ( * ) . Monnet reçoit néanmoins le soutien d'importants ministres français dont Robert Schuman, ministre de la justice, et Antoine Pinay, ministre des affaires étrangères. Il propose une extension des compétences de la CECA aux transports et à l'énergie atomique, ces secteurs ayant été retenus par Spaak dès novembre 1954.

Le 4 avril 1955, Spaak lance « officiellement » l'idée d'élargir les compétences de la Haute Autorité aux transports et à l'énergie. Le même jour, Beyen, remet à Spaak un mémorandum sur un marché commun général, projet déjà présenté, fin 1952, à l'OECE, un plan alternatif au « plan Monnet ». Ce projet de marché commun devait favoriser la coopération économique franco-allemande dans un cadre supranational.

Pierre Uri rédige pour Spaak, le 13 avril 1955, un document comportant « à la fois la coopération politique, le marché commun, l'Euratom et pour faire plaisir à la Haute Autorité, l'énergie ». Beyen y insère son propre texte 20 ( * ) . C'est la base du mémorandum des pays du Benelux.

Du côté français, Pinay, ministre des affaires étrangères, pense seul à une relance. Il a même fait rédiger un plan de Conseil confédéral européen qu'il propose aux Allemands, le 29 avril 1955, en fait une coopération intergouvernementale. Edgar Faure souhaite aussi faire quelques gestes en faveur de l'intégration européenne, pour modifier l'image de la France après l'échec de la CED et pour des raisons de politique intérieure (alliance avec le centre). Mais il n'est pas très réactif et est mis devant le mémorandum des pays du Benelux, le 18 mai 1955. Il accepte, sans enthousiasme, une réunion des six pays de la CECA, à Messine, pour débattre de ce mémorandum et pour remplacer Monnet, démissionnaire de la présidence de la Haute Autorité. En effet, comme dit le Quai d'Orsay, « la création d'un marché commun soulève pour la France de très graves difficultés » 21 ( * ) et à la veille de Messine, Pinay reçoit de ses services une note contre « le plan Beyen ». Le gouvernement français n'est pas disposé non plus à renommer Monnet, démissionnaire en novembre 1954, à la tête de la CECA, pour assumer la relance, comme il le souhaitait. René Mayer, radical, pro-européen, est son candidat. Monnet, qui connaît bien Mayer depuis le temps du CFLN d'Alger, lui propose un programme d'action pour les « États-Unis d'Europe » qui comporte une extension de la CECA aux transports et à l'atome, la création d'un fonds européen de sécurité de l'emploi pour les chômeurs de ces secteurs et l'élection au suffrage universel de l'Assemblée de la CECA.

La conférence de Messine (1er-3 juin 1955) a marqué l'histoire. Ses participants ne le savaient pas. Mais elle est, en effet, le début d'un processus d'unité européenne qui fait la synthèse entre l'économie de marché (plan Beyen) et l'intégration sectorielle dans le domaine de l'énergie atomique civile, dans un nouveau cadre normatif, le triangle institutionnel communautaire des traités de Rome. Edgar Faure a donné comme instructions à Pinay d'accepter une Europe atomique (ce qui ne préjuge en rien des institutions) et d'être prudent à propos du marché commun 22 ( * ) . Pinay met donc en avant l'Europe atomique et annonce les conditions préalables d'une intégration économique : harmonisation sociale, création d'un fonds d'investissement, coordination des politiques monétaires. Des passes d'armes se produisent sur le tarif extérieur commun : sera-t-il protectionniste ou protecteur ? Sur l'uranium du Congo belge, réservé par accord bilatéral aux Américains : comment la Belgique pourrait-elle alors contribuer au pool atomique européen ? Mais Messine rallume la flamme de l'intégration grâce, surtout, au projet d'Europe atomique alors que le projet de marché commun est même qualifié de pretty nebulous project, par le Département d'État américain 23 ( * ) .

Les Six nomment un politique, Paul-Henri Spaak, à la tête du comité d'experts chargé d'étudier les projets de Messine, le Comité intergouvernemental (CIG), auquel la Grande-Bretagne participe, à la demande de Pinay 24 ( * ). Spaak réunit, rue Belliard à Bruxelles, à partir du 9 juillet 1955, quatre commissions et quatre sous-commissions. Un comité des chefs de délégations s'efforce de rapprocher les points de vue en cas de difficultés. Monnet, hors du gouvernement, pèse sur les travaux de relance par le Comité d'action pour les États-Unis d'Europe qu'il vient de créer. Progressivement, la délégation française au CIG, dirigée par Félix Gaillard, passe d'une situation de réserve à une attitude positive. Elle défend d'abord et avant tout une organisation européenne de l'énergie atomique, civile, qui s'interdirait absolument de contrôler les programmes militaires et qui ne disposerait pas des pouvoirs de la Haute Autorité de la CECA. Les Français demandent la création d'une Agence atomique européenne pour financer une usine de séparation isotopique et de fabrication d'eau lourde. Ils sont plus réservés sur les transports, mais proposent de créer une compagnie aérienne européenne (Eurofima) et une société européenne pour l'achat des matériels aéronautiques. Ils demandent aussi la création d'une organisation européenne des télécommunications (automatisation des télécommunications européennes). On parle de conférer des pouvoirs régaliens au Conseil des ministres nationaux de la future organisation. La question du marché commun n'est pas une priorité. Les Français insistent aussi sur la création d'un Fonds de compensation pour les travailleurs migrants.

Peu à peu, le comité intergouvernemental consacre plus de temps au projet de marché commun. Les Français sont partagés entre partisans d'une politique de coopération dans les transports à l'OECE et partisans d'une nouvelle organisation sectorielle destinée, de toute façon, à affaiblir le projet de marché commun global, car ils craignent qu'il soit « l'amorce d'un véritable gouvernement économique supranational ». Toutefois, Gaillard sait déjouer les méfiances. Paul-Henri Spaak aurait même confié, en octobre 1955, à l'ambassadeur américain en Belgique, que les projets français de marché commun étaient « la première proposition constructive d'intégration émanant du gouvernement français en trois ans » 25 ( * ). Les résultats de la négociation sont donc bien acceptés par les Français, parce que le gouvernement d'Edgar Faure a senti qu'il pourrait réussir à construire une Europe atomique, conforme aux intérêts français, tout en tergiversant au maximum sur le marché commun. Monnet, qui aurait sans doute voulu créer un grand parti européen, un parti des partis et des syndicats, soutient ces efforts avec le Comité d'action pour les États-Unis d'Europe fondé en juillet 1955.

En novembre 1955, le délégué britannique, Bretherton, observateur attentif et critique, explique que le Royaume-Uni aurait des difficultés particulières à participer au marché commun. Il rejette le caractère supranational du projet d'Europe atomique. Le représentant britannique se retire en fin d'année du Comité intergouvernemental (CIG) avertissant, avec suffisance, les six pays européens qu'il n'est pas souhaitable qu'ils aboutissent. Un négociateur juge même que la Grande-Bretagne désire « dissoudre le marché commun comme un morceau de sucre dans une tasse de thé » 26 ( * ).

L'annonce de nouvelles élections législatives en France, au début de 1956, reporte de six mois la publication du pré-rapport Spaak. La clef du succès final dépend du vote des Français. Enverront-ils une majorité favorable à ces projets ? Or, ce dont il faut bien convenir, c'est que les élections françaises ne se font pas sur le thème de l'unité européenne. Le sort ou la volonté des politiques décideront donc de l'avenir du projet de la rue Belliard !

Les traités de Rome, le choix de Guy Mollet

Les élections législatives du 2 janvier 1956 sont « gagnées » par le Front républicain, conduit par deux politiques de gauche, Guy Mollet, secrétaire général du PS-SFIO et Pierre Mendès France, radical, auréolé de son précédent mandat de président du Conseil. Le président de la République, René Coty, choisit l'homme de l'Europe, Guy Mollet, certainement contre l'attente du plus grand nombre de Français qui auraient préféré Mendès France. Dans sa déclaration d'investiture, Guy Mollet se présente en européen convaincu qui peut réussir la relance sous réserve de satisfaire à des conditions très précises et très largement tactiques.

Les Français acceptent de négocier l'unité à Venise,
mai 1956

Les négociations reprennent donc entre les Six qui travaillent sur la base du rapport Spaak sur le marché commun, rédigé principalement par Uri et von der Groeben, le 21 avril 1956, et sur le rapport Euratom, rédigé par Louis Armand. Les ministres des affaires étrangères des Six décident donc de se rencontrer à Venise, les 29 et 30 mai 1956, pour définir leur politique européenne.

Les Français font valoir qu'ils ne peuvent entrer dans le marché commun sans garanties sociales (égalité des charges sociales), ni sans être assurés que les produits agricoles français entreront librement sur les marchés des pays adhérents. Ils veulent faire participer l'outre-mer au marché commun en échange d'un libre accès commercial de l'Europe des Six aux territoires français d'outre-mer. Le gouvernement refuse tout ajustement préalable des taux de change du franc français recommandé depuis des années par l'OECE. En conséquence, la France ne s'engagera dans le marché commun que provisoirement, pour quatre ans, à l'expiration desquels un bilan serait tiré. Les Français sont, en revanche, disposés à créer une Communauté atomique européenne, avant la Communauté économique si nécessaire, ce que leurs partenaires refusent, craignant qu'une fois la négociation de l'Europe atomique terminée, les Français ne les suivent plus sur le projet de marché commun. Ces positions françaises sont communiquées avant la réunion de Venise des Six de la CECA dans un « mémorandum du gouvernement français ».

Devant les importantes réserves françaises, on croit un moment que le projet échouera. Mais Christian Pineau donne l'accord du gouvernement français pour poursuivre et élaborer deux traités.

Les positions françaises

Il faut maintenant résoudre les points litigieux. L'opinion française n'est pas hostile à l'idée d'unité, mais les milieux économiques et industriels sont partagés. Les syndicats ouvriers, sauf la CGT, ne croient pas à l'apocalypse, prédite par les opposants les plus angoissés ; ils craignent surtout que la classe ouvrière perde les avantages acquis depuis le Front populaire et la Libération.

Une autre opposition, plus étonnante, surgit encore, celle de Monnet ! En effet, le Comité d'action pour les États-Unis d'Europe veut des unions sectorielles dans les domaines de l'atome, des transports, de la santé et de la main-d'oeuvre, et pas un marché commun général. Monnet sait toutefois taire publiquement ses réticences et tente de faire accepter par les décideurs français et américains une organisation atomique européenne ayant le monopole de la fabrication des matériaux nucléaires.

La liste des réserves françaises est longue, renforcée encore par les prises de positions très critiques de Pierre Mendès France. Une correspondance de Claude Cheysson demande à Pierre Mendès France de réagir aux projets d'Euratom interdisant à la France d'utiliser les matières fissiles à des fins militaires 27 ( * ). Puis il faut surmonter les profondes réserves des partenaires de la France. Les Néerlandais n'ont aucune ambition nucléaire. Les Belges, liés par un accord sur l'uranium du Congo avec les Américains, hésitent à partager leurs ressources. Les industriels allemands veulent développer le nucléaire civil en coopérant avec les Anglais et les Américains plus qu'avec la France.

Le « mémorandum du gouvernement français » est la compilation des doléances, réserves et angoisses des services sur le rapport Spaak du 21 avril. Seule la direction des finances extérieures, dirigée par Jean Sadrin, exprime l'opinion plutôt positive que le projet est « révolutionnaire ». Mais Sadrin en analyse aussi les conséquences négatives et positives : alignement à la baisse du tarif douanier français sur le futur tarif extérieur de la Communauté ; incertitudes sur le sort de l'Union française, sur la préférence donnée aux produits de l'Union française sur le marché européen ; incertitudes aussi sur le partage des charges d'investissements dans les TOM avec les partenaires européens. Sadrin soulève le problème d'une gestion commune des réserves monétaires. Il veut un « soutien des prix agricoles » par la Communauté et rappelle les critiques formulées contre une gestion « exagérément technocratique » du futur marché commun. Enfin, il met l'accent sur l'Europe sociale 28 ( * ).

Le secrétariat d'État aux affaires économiques (Jean Masson) croit que le marché commun risque de rompre les solidarités entre la métropole et l'Union française, en particulier avec la Tunisie et le Maroc, nouvellement indépendants mais désireux de rester dans l'Union française. Il critique le regroupement à six, trop limité. Il estime qu'un marché commun agricole échouera. Aucune harmonisation sociale préalable n'est prévue et la libre circulation des capitaux et de la main-d'oeuvre favorisera la spéculation et l'abaissement du niveau de vie des ouvriers français. La libre concurrence provoquera des faillites que le Fonds européen d'investissement ne pourra empêcher. Il n'y a pas d'accord entre les Six sur une politique de plein emploi 29 ( * ) . À s'en tenir aux principaux services, le gouvernement aurait dû renoncer à poursuivre la négociation. La critique est donc totale et très négative. L'administration française est hostile. Elle louvoie depuis le 9 mai mais est contrainte d'accepter l'objectif défini par le chef de gouvernement dans son discours d'investiture : la création d'un marché commun.

Seul le ministère de la France d'outre-mer, dirigé par Gaston Defferre est favorable. Defferre souhaite que les territoires d'outre-mer participent au marché commun européen qui « deviendrait donc un marché commun eurafricain ». Pourquoi ? Pour ne pas ruiner l'actuel marché commun entre la France et ses territoires d'outre-mer, caractérisé par la libre circulation des hommes et des capitaux et par une monnaie unique. Gaston Defferre refuse d'examiner la possibilité de distendre les liens économiques entre la métropole et ses territoires au risque, aveuglant, d'aboutir « à la sécession politique ». Il faut donc prévoir une entrée simultanée des TOM et de la France dans le marché commun européen. Mais l'état de sous-développement de ces territoires suppose des clauses spéciales. Defferre demande la création d'une institution européenne équivalente au Fonds de développement économique et social français (FDES), des protections transitoires pour l'industrie des TOM, des protections pour les produits coloniaux africains, des étapes pour la libre circulation des hommes entre l'Europe et l'Afrique afin d'éviter que l'Italie ne peuple l'Afrique française. En échange, le marché des TOM « serait partagé entre les industries européennes ». Enfin, il est un dernier argument politique. L'adhésion des TOM est souhaitable, dit Defferre, « surtout si l'on considère que l'évolution politique, en tout état de cause, ne peut manquer de conduire les territoires par paliers successifs vers une autonomie grandissante » 30 ( * ). Par cette proposition d'Eurafrique, Gaston Defferre a compris le phénomène général de décolonisation en cours. La construction eurafricaine arrimerait à l'Europe démocratique des territoires qui pourraient bientôt être tentés par d'autres aventures.

À l'opposé, Paul Ramadier, socialiste s'inquiète de l'avenir de l'économie planifiée dans le cadre d'un marché commun. Logique, il remarque que l'économie collective n'a pas pour finalité première le libéralisme. Ramadier trouve des mots pour plaider en faveur des pratiques protectionnistes « grâce auxquelles la reconstitution industrielle de la France a été possible et qui sont manifestement indispensables à notre agriculture ». Le marché commun serait, à ses yeux, un élément de déstabilisation politique et sociale de la France. Résumons : le marché commun c'est la crise ! Ramadier propose un certain nombre de correctifs : révision du régime fiscal et de la sécurité sociale, puis dévaluation, enfin création d'un organisme de coordination des autorités monétaires européennes du type Federal Reserve Board. À ce prix, « l'expérience d'un marché commun pourrait être tentée », sous réserve de pouvoir s'en retirer 31 ( * ) . Enfin, faut-il prendre le risque du marché commun à six, sans la Grande-Bretagne ?

Le gouvernement aurait-il plus de chance auprès du patronat français ? Le CNPF, en la personne de Georges Villiers, entend attirer l'attention du gouvernement sur « certains éléments de première importance ». Le CNPF est attaché à l'harmonisation des législations fiscales et sociales entre les Six, en même temps que s'abaisseront les tarifs. Il ne peut envisager un marché commun européen sans les territoires d'outre-mer en raison des liens économiques existants mais aussi pour « des raisons politiques évidentes » 32 ( * ) . La lettre de Georges Villiers, courte, ne ferme pas la porte au marché commun. En effet, le patronat a évolué depuis la CECA. Cependant la dégradation des comptes extérieurs français, constatée clairement à la fin de l'année 1956, permet au patronat de lancer une charge sévère contre la gestion du gouvernement de Front républicain, au nom des futurs engagements européens de la France. Toutefois, le CNPF est disposé à accepter le traité. Georges Villiers écrit : « Si l'économie française, incapable de supporter la concurrence internationale, se laissait isoler dans l'autarcie avec ses ressources naturelles insuffisantes, elle serait condamnée à la régression » 33 ( * ). Le gouvernement français, instruit de ces réactions, affaiblit le caractère supranational du rapport Spaak au profit d'un Conseil des ministres des États. Il demande un fonds d'investissements européen. La France attend la définition d'une politique agricole contractuelle pour le long terme. Les partenaires de la France s'engagent à se prononcer rapidement sur l'adhésion des territoires d'outre-mer.

Guy Mollet et Christian Pineau acceptent donc l'ouverture de négociations. Mais ont-ils le choix ? Ils se rendent compte qu'en raison de la situation internationale, la France ne peut vivre isolée. Guy Mollet et Christian Pineau savent qu'en cas d'échec, les cinq partenaires de la France rejoindront une zone de libre-échange avec les Britanniques qui sera bien moins intéressante pour la France - si elle y adhérait aussi - pour son agriculture et pour les investissements outre-mer ainsi que pour les aides à la balance des paiements. De plus, Christian Pineau et Maurice Faure suscitent la confiance de leurs partenaires parce qu'ils font savoir que la France n'a pas de réserves de principe sur le marché commun mais des réserves concrètes auxquelles il faut répondre par la négociation. Aussi, est-il unanimement décidé que s'ouvrira au château de Val Duchesse (à Auderghem, près de Bruxelles), le 26 juin 1956, sous la présidence de Spaak, une conférence en vue de rédiger les traités.

Pour gagner la confiance des députés, Guy Mollet organise une séance mémorable d'information de l'Assemblée nationale, le 11 juillet 1956, sur les questions atomiques. Des experts de renom, François Perrin, Louis Armand se font entendre à la tribune de l'Assemblée. Louis Armand passionne l'auditoire sur l'énergie atomique. Le gouvernement se sent soutenu malgré l'opposition de Pierre Mendès France et des communistes.

Le couple franco-allemand au coeur de la négociation

Du côté français, la négociation européenne est menée par une petite équipe réunie autour du président du Conseil, Guy Mollet, son chef de cabinet adjoint Émile Noël. Alexandre Verret, chargé de mission auprès du président du Conseil, organise à Matignon la négociation en accord étroit et confiant avec le ministre des affaires étrangères, Christian Pineau et le secrétaire d'État aux affaires étrangères chargé des questions européennes, Maurice Faure. La délégation française à Bruxelles est dirigée par Robert Marjolin. Elle comprend des hauts fonctionnaires tels que Jacques Donnedieu de Vabres, Jean-François Deniau ou encore Georges Vedel.

Accord sur la Sarre

Le bon déroulement de la négociation exige qu'il soit mis préalablement un terme au contentieux franco-allemand sur la Sarre. Certes un référendum a tranché la question le 23 octobre 1955 en faveur du rattachement de la Sarre à la RFA, mais von Brentano et Pineau, les deux ministres des affaires étrangères, s'affrontent vigoureusement les 20 et 21 février 1956 à Paris sans pouvoir aboutir. Une « terrible dispute » éclate entre les deux ministres. En effet, si les Allemands sont prêts à reconnaître les intérêts économiques français en Sarre, les Français exigent que des droits leurs soient reconnus 34 ( * ) . Les Français réclament du charbon sarrois pour la sidérurgie de Lorraine. Les négociations traînent. Guy Mollet et Konrad Adenauer se rencontrent le 5 juin 1956 et Adenauer approuve la demande française. Un traité sera signé à Luxembourg le 27 octobre 1956 et après ratification, la Sarre rejoindra politiquement la RFA le 1er janvier 1957, le rattachement économique étant différé de trois ans. La canalisation de la Moselle est décidée et cofinancée avec les Allemands afin de faciliter le ravitaillement en charbon de la Lorraine. Ainsi, les conditions d'une entente franco-allemande sont-elles réunies pour faire aboutir les traités de Communauté économique et de Communauté atomique.

Difficultés sur les mesures d'exception françaises

Le gouvernement français définit sa doctrine au sein du comité interministériel de suivi des négociations, le « Comité Verret », dont la première réunion se tient le 4 septembre 1956. Faut-il continuer à temporiser sur le marché commun en arguant des charges militaires françaises en Algérie ? Contrairement à Paul Ramadier qui repousse aux « calendes grecques » le marché commun, Christian Pineau répond : « Si nous ne tenons aucun engagement à la date d'aujourd'hui, nous sommes conduits inéluctablement vers l'autarchie et la dégénérescence. Sans l'Europe, nos difficultés deviendront insurmontables ; au lieu d'adapter notre politique à notre politique économique, nous devons adapter notre politique économique à notre politique européenne » 35 ( * ) . Guy Mollet arbitre en faveur de l'Europe: « Il faut se convaincre que le marché commun est un bien en soi, même pour la France ».

Ces bonnes dispositions qui, on le voit, datent du 4 septembre et non pas de l'après Suez, n'empêchent pas Guy Mollet et les services de négocier durement de façon à préserver les intérêts français car on croit que le marché commun est un risque pour les salariés français. Ils se heurtent aux Cinq qui refusent une adhésion de la France si elle prétend arrêter le processus d`intégration entre la première et la seconde étape de la mise en oeuvre des dispositions des traités. Or Pineau, ancien syndicaliste, veut être sûr que ses partenaires accepteront l'harmonisation sociale. Les Cinq reconnaissent les difficultés de la balance des paiements françaises et veulent bien qu'elle maintienne provisoirement et sous contrôle des Six ses taxes à l'importation et ses primes à l'exportation (réunion des ministres des affaires étrangères des 20 et 21 octobre 1956). Une décision unanime du Conseil sera nécessaire pour le passage de la première à la seconde étape. Mais l'entente bute sur l'égalité des salaires masculin et féminin, l'Allemagne refusant de reconnaître les dispositions de la convention 100 de l'OIT 36 ( * ). De plus l'Allemagne refuse de s'aligner sur la loi des 40 heures par semaine. Pineau réclame de payer les heures supplémentaires 25 % de plus que les heures ordinaires, ce qui augmenterait le coût du travail de 1 % par an pour 48 heures effectives. Aussi la réunion des ministres se termine mal. Les Français se ferment sur les compromis à propos du passage des étapes. Erhard était ravi, dit-on, en revenant à Bonn. Est-ce sérieux ? En fait, le gouvernement français fait monter les enchères pour des raisons de politique intérieure.

Suez : « Il faut faire l'Europe » (Adenauer)

Dans cette ambiance délicate, la crise internationale de Suez trouble et rapprocher les points de vue français et allemand, ceux de Mollet et d'Adenauer. Adenauer voulant aussi sauver le traité sur la Sarre, fait le voyage à Paris le 6 novembre 1956, jour crucial.

Marjolin et Carstens travaillent sur un compromis pour l'harmonisation sociale qui est accepté sans discussion par les deux chefs de gouvernements : nivellement par le haut du fait même du processus du marché commun et des procédés d'adaptation prévus par le traité. On peut parler de concessions françaises parce que le passage à la deuxième étape ne sera pas conditionné par l'harmonisation des charges sociales qui résulteront d'une politique commune décidée à la fin de la première étape. En cas d'échec la Commission accordera des autorisations de sauvegarde pour les branches menacées. En échange l'Allemagne accepte les mesures françaises de protection des échanges extérieurs pourvu que les mesures disparaissent progressivement suite à un vote à la majorité qualifiée 37 ( * ) . Ces dispositions sont acceptées par les quatre partenaires de la France et de l'Allemagne, le 16 novembre.

Le 6 novembre, devant Adenauer, Guy Mollet et Christian Pineau lisent et commentent la fameuse lettre menaçante de Boulganine à la France et à l'ONU. Adenauer leur fait part de ses doutes concernant la sécurité de l'Europe du fait de la seule pax atomica américano-soviétique. « L'Europe sera votre revanche », dit-il encore. Il venait d'exprimer sa défiance de la politique des États-Unis : « En ce moment les pays européens doivent s'unir. Il ne s'agit pas de supranationalité. Mais nous devons nous unir contre l'Amérique et, après les élections, demander aux Américains ce qu'ils veulent. Naturellement, l'Angleterre doit faire partie de ces pays européens » 38 ( * ) . « Et maintenant il faut faire l'Europe ! » traduit Pineau 39 ( * ). L'entente franco-allemande est une réaction au condominium russo-américain dans les affaires internationales. Le projet européen peut devenir le moyen d'afficher un projet de politique étrangère commun, d'indépendance vis-à-vis du partenaire américain, d'Europe européenne comme le dira si bien de Gaulle, trois ans plus tard.

L'échec politique de la France et de la Grande-Bretagne à Suez en novembre 1956 réveille l'opinion publique. « C'est l'opinion publique qui s'est ralliée au marché commun comme un moyen de rendre une certaine indépendance à la France par rapport aux États-Unis », explique C. Pineau et pas le gouvernement 40 ( * ). Le choc de novembre 1956 retourne certains hésitants en faveur du marché commun. Le gouvernement peut s'appuyer sur Suez pour amplifier le soutien qu'il espère des Français. L'interruption des livraisons de pétrole du Moyen-Orient renforce Monnet dans sa campagne pour une Communauté de l'énergie atomique.

L'Europe atomique plaît aux Français

Pour Euratom, les Français, au contraire du Département d'État (Dulles) et de Monnet, veulent une Europe qui ne puisse pas leur interdire de disposer librement des matériaux fissiles que le CEA produira car ils désirent poursuivre les travaux nationaux sur les piles et les moteurs atomiques. Mais ils sont prêts à accepter l'idée d'expérimentations nucléaires sous contrôle européen. Pineau s'oppose à von Brentano qui réclame le contrôle de l'utilisation de tous les matériaux fissiles par Euratom. Il déclare : « le gouvernement français n'entend pas renoncer définitivement à toute explosion non contrôlée, mais il peut s'engager à ne pas y procéder pendant un certain délai, à la fin duquel il se consultera avec ses partenaires sur un éventuel renouvellement de son engagement » 41 ( * ) .

Toutefois, Adenauer et Mollet s'entendent sur l'utilisation civile de l'énergie atomique et Adenauer accepte qu'Euratom ne contrôle pas l'usage des matières fissiles destinées au secteur militaire, ce qui permettra aux Français de développer éventuellement une bombe A. Les Allemands acceptent aussi le principe d'une distribution centralisée des matières fissiles par Euratom pour une durée limitée. Le contrôle européen du développement de l'industrie nucléaire civile allemande est donc assuré.

Du côté français, les militaires et le CEA, partisans d'un armement nucléaire national, sont rassurés. Le projet d'Euratom ne contient plus aucune limitation au droit pour les États de procéder à la production d'armes atomiques (sauf pour l'Allemagne). Le moratoire de quatre ans sur l'expérimentation des armes atomiques disparaît. Le gouvernement français savait que, sans cet abandon du moratoire, il aurait eu de la peine à obtenir plus de cinquante votes favorables à l'Assemblée. Le 30 novembre 1956, le gouvernement français autorise secrètement le CEA à préparer des explosions atomiques expérimentales.

Si les conférences des ministres des affaires étrangères de Bruxelles des 26-28 janvier et du 4 février 1957 fait reconnaître le principe de la création d'une usine de séparation isotopique destinée à produire de l'uranium enrichi (uranium 235), sa construction n'est pas inscrite dans le traité, au grand dépit des Français. Les accords secrets de collaboration bipartite Strauss-Bourgès-Maunoury, du 17 janvier 1957 (protocole de Colomb-Béchar), puis l'accord tripartite franco-germano-italien de novembre 1957 sur la conception d'IRBM 42 ( * ) et les accords secrets Strauss-Chaban-Delmas-Taviani d'avril 1958 sur l'usine de séparation isotopique indiquent que l'effort d'unité européenne pouvait aussi servir les desseins de puissance de la France... et de l'Allemagne.

Le succès de la négociation, janvier-mars 1957

Toutefois, restent en suspens les épineuses questions d'une politique agricole commune et de l'adhésion des TOM à la Communauté économique européenne. Guy Mollet sait mobiliser une fois encore la confiance de l'Assemblée nationale sur le marché commun lors du débat d'orientation du 15 au 22 janvier 1957, comme il l'a fait sur l'Europe atomique, en juillet 1956.

Les TOM doivent faire partie du marché commun

Mendès France, une grande figure politique, fait connaître sa très profonde méfiance des projets d'intégration européenne. Dans les cercles mendésistes le projet européen semble préfigurer la fin de l'Union française. Georges Boris, un conseiller de Mendès France, pour ne prendre qu'un exemple, réagit très durement : « Les rêveurs naïfs de l'Eurafrique peuvent l'ignorer, mais il y a peut-être des esprits machiavéliques pour qui le marché commun est une étape vers la liquidation souhaitée » de l'Union française 43 ( * ). Boris méconnaît donc complètement l'intérêt pour la France de liquider élégamment les relations coloniales franco-africaines et d'ouvrir de nouvelles perspectives pour le dialogue franco-africain. Robert Verdier, président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, ex-anti-cédiste, réussit à faire adopter un ordre du jour félicitant le gouvernement du bon travail accompli en matière européenne. Mais Paul Ramadier, ministre très influent des finances et des affaires économiques, laisse encore planer les doutes les plus sérieux sur le consensus au sein du gouvernement pour conclure les négociations, en décembre 1956. Ramadier veut que les pays d'outre-mer entrent, en même temps que la métropole, dans la CEE. Sa position est partagée par le gouvernement français. Il veut obtenir des partenaires de la France des contreparties sérieuses à leur entrée sur les marchés de l'Union française sous la forme d'une participation aux investissements non rentables, supportés jusqu'alors par la France et d'une préférence européenne pour les produits agricoles de l'Union française. Ramadier met en garde aussi contre toute promesse de convertibilité monétaire entre les Six en raison de l'incertitude de l'avenir. Il refuse la libération définitive des mouvements de capitaux pour conserver au gouvernement la possibilité de jouer sur le contrôle des changes pour museler les mouvements spéculatifs de capitaux. Pour lui, l'unanimité doit prévaloir dans les décisions financières et monétaires. Si, d'après le texte des traités, il est moins entendu qu'il ne l'espérait, la pratique des Communautés a conforté son souhait de grande prudence pendant une décennie 44 ( * ).

La participation des TOM au marché commun provoque des réactions en France. Mais le gouvernement reste déterminé : « Les TOM dedans ou rien du tout, pas de marché commun ! », déclarent Gaston Defferre et Jacques Chaban-Delmas 45 ( * ) . Il faut expliquer aux Pays-Bas, qui redoutent d'être « taxés » pour les colonies françaises, qu'il s'agit en fait de créer un grand marché commercial très avantageux pour tous. Les Allemands auraient aimé associer à l'entreprise européenne les pays colonisés eux-mêmes. Il conviendrait donc de les décoloniser préalablement pour ne pas déconsidérer l'Allemagne auprès des pays africains. Des tensions grandissent avec l'Allemagne qui propose de garantir un capital aux pays africains pour se dispenser de consentir des préférences commerciales aux producteurs de cacao, bananes et café africains ou antillais. L'insertion des TOM est acquise, enfin, lors de la conférence des Six de Paris du 20 février 1957.

L'association des TOM au marché commun relève pour une part de la manoeuvre politique permettant à la France de gagner à bon compte des alliés dans les relations internationales, en dépit de la guerre d'Algérie, et de faciliter le désengagement français de l'outre-mer. D'un autre côté, elle est une réponse à la nécessité d'insérer, dans de bonnes conditions, les territoires sous développés dans un espace commercial de liberté des échanges, sous contrôle de l'Ouest. Les Français doivent réagir encore contre Spaak qui tente de retirer le Congo de l'association avec les Six. Maurice Faure manifeste son dépit pour la modestie du Fonds de développement prévu par les Six, 581,25 millions de dollars, dont 512 millions pour les TOM français en cinq ans. Les contributions française et allemande sont fixées à 200 millions de dollars chacune. Les tarifs douaniers des Six seront abaissés de 30 % sur les importations en provenance des TOM. Les TOM seront libres de maintenir leur propre tarif vis-à-vis des pays tiers et de la métropole pour protéger leurs industries naissantes.

Le coeur du traité de CEE

Mais tout n'est pas encore terminé pour la Communauté économique européenne : Union douanière, politique agricole commune, les quatre libertés et le transport, règles de concurrence, politique de conjoncture, politique sociale et institutions.

On décide d'éliminer les tarifs douaniers intérieurs ce qui suscite des difficultés : certains produits étant sensibles, et encore plus avec la fixation d'un TEC indispensable pour atteindre l'objectif de l'Union douanière et pour pouvoir négocier avec les pays tiers au GATT. Alors que les négociations vont aboutir, les pays tiers réagissent au projet de tarif extérieur commun et de préférence communautaire. Il faut calmer l'appréhension des Américains concernant les importations agricoles dans la Communauté. Le Canada fait connaître ses réserves sur le tarif extérieur commun (TEC) trop élevé. Au GATT, les pays tiers risquent d'exiger des modifications que les Français jugent dangereuses pour l'avenir de l'unité européenne. Ludwig Erhard, ministre de l'Économie, déclare que « le projet de marché commun est erroné sur le plan économique », dix jours avant sa signature ! 46 ( * ) On imagine l'émoi à Paris.

Le principe d'une politique agricole commune est retenu. France, Italie et Pays-Bas y tiennent. Le 3 octobre 1956, la France propose d'augmenter le revenu des agriculteurs en leur garantissant un prix minimum pour l'achat de leurs produits et en pratiquant la préférence dans les échanges avec les pays tiers, ou en créant un fonds d'orientation et de garantie. Les mesures nationales protectionniste ne furent pas démantelées, mais communautarisées.

Les libertés de circulation de la main-d'oeuvre, des marchandises, des services et des capitaux sont retenues. Certains pays renâclent sur la liberté de circulation des capitaux, estimant ne plus pouvoir contrôler leur politique monétaire en cas de fuite des capitaux.

Les règles de concurrence sont élaborées de façon à faciliter la compétitivité des productions.

La politique de conjoncture devrait dériver du marché commun car il est irréaliste de mener des politiques économiques différente selon les pays. Mais on ne réussit pas à déterminer les règles d'une politique de conjoncture commune. Les politiques industrielles, structurelles et régionales restent aux mains des États. La politique de conjoncture est définie comme une question d'intérêt commun par l'article 103 sans plus. Un triangle magique est imposé aux États membres : la politique économique des États doit respecter l'équilibre de la balance de paiements et maintenir la confiance dans sa monnaie tout en veillant à assurer un haut degré d'emploi et la stabilité du niveau des prix (art. 104). Mais l'Allemagne refuse de traiter les questions monétaires au niveau communautaire et de constituer un pool commun des devises européen, alors que, déjà, Monnet le réclame.

Les Six se mettent d'accord pour mener une politique commerciale commune.

Les institutions européennes posent peu de problèmes. La France ne veut plus d'institutions supranationales que son Parlement a repoussées avec la CED. Préserver les droits des gouvernements convient à tous. Deux exécutifs sont créés pour chacune des deux nouvelles Communautés : les Commissions (Commission économique européenne de neuf membres et Commission de l'Euratom de cinq membres) et le Conseil des ministres. Les Commissions sont collégiales. Le Conseil, présidé successivement par chacun des États membres, est l'organe de décision essentiel. Il édicte des règlements qui s'imposent à tous les États membres, ou des directives qui fixent des objectifs précis que les États appliquent selon des modalités qu'ils définissent eux-mêmes. Le vote se fait soit à l'unanimité, soit, - dans une proportion croissante avec le temps -, à la majorité qualifiée. La Commission est seule habilitée à prendre des initiatives et donc à faire des propositions de directives ou de règlements au Conseil. Elle veille aussi à l'application des décisions et directives du Conseil. Ainsi le « tandem Commission-Conseil » réalise-t-il un équilibre, d'une part, entre la représentation des intérêts nationaux et l'engagement des gouvernements et, d'autre part, entre la vision globale et l'expression de l'intérêt commun, d'après l'analyse qu'en fait l'historien P. Gerbet. L'Assemblée parlementaire de 142 membres est commune pour la CECA, Euratom et le Marché commun. Elle est nommée par les parlements nationaux. Elle délibère et contrôle les deux Commissions et la Haute Autorité. Une Cour de justice est commune aux trois Communautés (CJCE). Un Conseil économique et social (CES) consultatif est créé pour les deux nouvelles Communautés.

La question de la localisation des institutions européennes n'a pas été réglée. Les Français préfèrent centraliser les institutions. Ils veulent faire de Paris la capitale des Communautés européennes. Mais devant les résistances, ils ont comme objectif de ne pas céder sur Bruxelles. Ils espèrent arriver par suite d'évolutions tactiques à une candidature de compromis sur Paris, par refus successifs de Bruxelles, de Strasbourg-Kehl ou de Milan. Ce sera finalement Bruxelles... à titre provisoire.

Le traité de marché commun implique la mise en place rapide de la première étape de l'Union douanière (1 er janvier 1959). Il prévoit, au terme d'une période transitoire, la mise en place d'une politique agricole commune. La liberté de circulation et d'installation des travailleurs, des marchandises, des capitaux et des entreprises est annoncée. Il veille à faire respecter la concurrence sur le marché économique. De nouvelles politiques communes (transports et commerce) pourront être développées ultérieurement. Il est muet sur les politiques économique et monétaire, industrielle et régionale. La création d'un fonds social européen et d'une BEI permet d'atténuer les inégalités résultant de la construction du marché commun.

Le traité d'Europe atomique se donne pour objectif de développer une industrie nucléaire européenne pacifique en investissant dans les installations indispensables (combustible, piles atomiques, moteurs).

Signature et ratifications des traités de Rome

du 25 mars 1957

Christian Pineau, ministre des affaires étrangères et Maurice Faure, secrétaire d'État aux affaires étrangères, ont le privilège de signer les traités au nom de la République française. Guy Mollet aurait aimé le faire, mais il accepte de laisser ses deux ministres accomplir ce geste pour l'Histoire, sur leur insistance. Il est légitime d'attribuer à ces trois hommes la paternité des deux traités, pour la France.

« Un grand pari » (C. Pineau)

Pourquoi le choix de l'Europe par ce gouvernement ? Malgré les difficultés de l'économie française qui culminent en mars 1957 (le déficit extérieur s'accroît, la France est accusée de mauvaise gestion devant l'OECE, elle ne peut pas libérer 90 % de ses échanges privés comme convenu), Guy Mollet, qui a sa part de responsabilité dans la situation économique difficile, a pris le risque du marché commun, c'est-à-dire de la concurrence avec des économies plus stables. Le témoignage donné par Émile Noël sur Guy Mollet insiste sur son choix du vote à la majorité, tempéré par une étape de transition où l'unanimité sera la règle, dans les institutions européennes 47 ( * ) . À ses yeux, les traités européens ouvrent la voie de « l'indépendance réelle » de la France et lui donnent la possibilité de s'épanouir réellement. Les traités offrent à l'Europe la possibilité de devenir partenaire des deux grands et d'être associée aux États-Unis. Ils sont la voie vers une Europe politique. Ils offrent aussi aux pays sous-développés une émancipation réelle, économique et sociale, contre les leurres de l'émancipation politique. Toutefois l'Europe ne sera grande qu'avec les Britanniques 48 ( * ) . Elle n'est donc pas achevée.

Si Guy Mollet et son équipe à Matignon sont responsables politiquement du choix d'Euratom et du marché commun, des circonstances favorables ont servi leur action. Le choix du marché commun est fait alors que la France profite de la croissance, en dépit des déséquilibres conjoncturels persistants : inflation mal contenue, déficits des comptes extérieurs, dépenses militaires pour la guerre en Algérie. Mollet n'a pas senti l'importance d'un retour à l'équilibre pour pouvoir entrer sans douleur dans le processus d'unité européenne. La décolonisation exige de nouvelles alliances et favorise le choix des traités européens. Pourtant, la France ne catalyse plus l'espérance européenne, comme en 1950. Ses exigences de clauses dérogatoires exaspèrent. Pour toutes ces raisons, les traités sont un « pari audacieux », dans une conjoncture difficile, explique l'un des négociateurs des traités, Maurice Faure 49 ( * ) .

La ratification des traités

Guy Mollet quitte la présidence du Conseil le 23 mai 1957, quelques semaines après la signature des traités de Rome, le 25 mars. Il garde un oeil sur leur ratification, d'autant plus facilement que Christian Pineau et Maurice Faure sont toujours membres du gouvernement Bourgès-Maunoury, un radical. Pour éviter aux traités le sort funeste de la CED, il est souhaitable qu'ils soient approuvés rapidement.

Or les eurosceptiques veillent toujours. On aura une bonne idée des oppositions aux traités de Rome et, singulièrement, au traité de marché commun en lisant le discours de Pierre Mendès France du 6 juillet 1957 50 ( * ). Opposé à une autorité supranationale, Mendès France craint en même temps l'absence de mécanismes européens de coordination des investissements et redoute la faiblesse économique de la France (qu'il surestime) et le bourbier colonial 51 ( * ) . Il ne croit pas à une organisation des marchés agricoles européens 52 ( * ) . La question d'Euratom est plus délicate pour lui. En dépit de ses dénégations, Mendès France n'a pas exclu les applications militaires de l'énergie nucléaire quand, par décret secret du 26 octobre 1954, il a créé une Commission supérieure des applications militaires de l'énergie atomique 53 ( * ). Faut-il repousser Euratom pour ne pas être lié ? Mais une Europe atomique n'est-elle pas une garantie contre les démons de l'Allemagne ? Une correspondance de Mendès France, datée du 27 février 1957, donne le ton de son opposition 54 ( * ). De même après le vote de juillet, Mendès France échange des courriers avec l'auteur du rapport Spaak, Pierre Uri, qui cherche à désamorcer ses critiques 55 ( * ) . Mendès France répond qu'il refuse que le marché commun privilégie la vallée du Rhin, vouant à la désespérance d'autres régions plus pauvres. Il juge que le marché commun n'assurera pas l'harmonisation sociale, préalable aux libérations des échanges, ni une politique commune des investissements. Il critique donc la précipitation et le libéralisme des nouvelles institutions, rejoignant les préoccupations françaises antérieures exprimées devant l'OECE ou par Ramadier 56 ( * ) . Bien entendu, Uri lui répond que les dispositions du traité apportent des corrections au libre jeu de la concurrence, tels la BEI ou le Fonds social européen 57 ( * ). Mendès n'est pas convaincu, bien qu'il reconnaisse s'être trompé en matière d'organisation des marchés agricoles. En fait, il donne le fond de sa pensée à Pierre Uri, dans une dernière lettre du 5 août 1957 : « Il n'y aura probablement pas de vrai marché commun, je veux dire que les barrières douanières, les contingents etc. ne seront pas abolis et encore comme je suis persuadé, pour ma part, que l'on recherchera beaucoup plus le progrès et le bonheur de tel de nos partenaires plus puissants que le nôtre, je ne cesse pas d'être inquiet » 58 ( * ) . Il fait partie de ceux qui n'ont pas encore bien saisi combien la France ne peut plus, seule ou appuyée sur ses colonies, bâtir sa prospérité et influencer le monde. Mendès France aurait volontiers abandonné ses réticences si la Grande-Bretagne avait adhéré aux constructions nouvelles. Cependant, un an plus tard, il finit par accepter le marché commun, une « tentative imparfaite ». Bientôt il défend l'eurocratie bruxelloise contre le nationalisme gaulliste. Il défend aussi la supranationalité, dont il se méfiait auparavant, à condition de la contrôler par la démocratie.

L'attitude de Mendès France n'épuise pas la palette des critiques. Michel Debré, gaulliste, conseiller de la République, explique qu'Euratom est une organisation volontairement réduite dans son étendue, qu'elle est tournée vers la dépendance américaine et que l'organisation handicape la France. Ses critiques du marché commun sont un peu moins graves 59 ( * ) . Les débats de ratification permettent très abruptement de percevoir les fantasmes des députés et de l'opinion. Ainsi Jacques Debû-Bridel, conseiller de la République, repousse l'Europe des Six, parce qu'elle serait l'Europe des « sacristains et des technocrates ». Pierre Cot parle d'une « Europe bornée ».

Alain Savary, un ex-anti-cédiste, se charge, à la demande de Guy Mollet, de défendre les deux traités devant l'Assemblée nationale. Le traité de marché commun est approuvé, le 10 juillet 1957, par 341 voix contre 235 et Euratom par 337 contre 243. Les communistes, les gaullistes, les poujadistes et une partie des radicaux, derrière Mendès France, s'y sont opposés. Les députés socialistes anti-cédistes d'août 1954 ont émis un vote positif, fruit du travail de conviction de Guy Mollet. Devant le Conseil de la République le vote favorable est acquis avec 231 voix pour le marché commun contre 69, et par 218 voix pour Euratom contre 88.

Conclusion

La Quatrième République a fait beaucoup pour l'unité européenne au nom de l'idéal porté par la génération qui a suivi immédiatement la seconde guerre mondiale. Elle a tenté aussi de répondre à l'intérêt national. Robert Schuman, Pierre Pflimlin, René Mayer, Guy Mollet, Christian Pineau, Maurice Faure et Robert Marjolin ont imposé, souvent contre l'analyse des services de l'État et des milieux économiques, des formes d'unité originales pour l'Europe, en tous cas à risque. Cette République qui est souvent vilipendée pour sa fragilité institutionnelle, ses erreurs sur l'avenir de l'Algérie et de l'Indochine, a donné la note juste sur l'unité européenne puisque la France a profité de la croissance et de la paix, renforcées par les institutions européennes. Les partisans du marché commun ont fait un acte de foi dans les capacités françaises d'adaptation. En revanche, l'horizon européen s'est rétréci. Les Français, comme les autres Européens de l'Ouest, ont oublié la plus grande Europe, l'Europe allant de l'Irlande à la Vistule. C'est ce qui différencie aussi la politique européenne de la France en 1957 par rapport aux projets de guerre. En 1957, la France doit s'accommoder de l'intégration de l'Allemagne à l'Europe occidentale. Elle consent d'ailleurs les gestes nécessaires pour la favoriser. Adenauer aussi, qui, pour des raisons politiques, cède aux Français sur certains dossiers des traités de Rome. Après le « coup » du 9 mai 1950 et l'échec humiliant de la CED, le 30 août 1954, les traités de Rome peuvent apparaître comme un vrai succès après des années de tâtonnement, moins sans doute parce que la France, son gouvernement, son peuple, ont changé que parce que les Six pratiquent une Realpolitik où se mêlent la nécessité de s'unir, le respect des aspirations nationales, et la volonté politique.

Discussion

Mme Sylvie Guillaume

Merci, monsieur Bossuat pour ce vibrant plaidoyer en faveur de la IV e République. Je voudrais demander à nos témoins, MM. les ministres Jean François-Poncet et André Chandernagor, ou peut-être à ceux qui nous ont rejoints, d'apporter leurs témoignages.

M. Jean François-Poncet

Je voudrais, pour commencer, rendre hommage aux excellents exposés que nous venons d'entendre. Mais, quand on vit les événements, ils vous frappent autrement que ne les voient, plusieurs décennies après, les historiens. La vision des contemporains n'est pas forcément la plus exacte. Il y a des éléments que l'on n'aperçoit pas quand on a « le nez sur la copie ». Si je tiens des propos qui diffèrent un peu ou qui complètent ceux des professeurs, j'espère qu'ils ne m'en voudront pas.

Je commence par une observation préliminaire. Ce qui animait ceux qui lancèrent les traités de Rome était la volonté de surmonter l'échec de la CED. Il y avait une volonté politique forte - vous l'avez d'ailleurs très bien dit en conclusion - qui est à la base de tout. Je voudrais revenir sur ce point. Deux projets étaient en concurrence. D'abord, l'Euratom (on avait aussi envisagé aussi une communauté des transports) qui s'inscrivait dans la démarche « sectorielle » qui avait fait ses preuves avec la CECA : c'était celui auquel Jean Monnet s'intéressait le plus car il avait tiré de l'échec de la CED la conclusion que la bonne méthode était celle de l'intégration par secteurs d'activité.

L'énergie atomique n'était, à l'époque, en Europe, qu'à ses tous premiers balbutiements, sauf en France. Mais c'était un domaine promis à un grand avenir. Aussi Jean Monnet y voyait-il un domaine où l'intégration européenne pourrait progresser en rencontrant le moins d'obstacles, tout en créant des liens entre Européens dans un secteur promis à un grand développement. On s'aperçut assez vite que l'énergie nucléaire, en raison de sa vocation militaire, que la France avait l'ambition de développer, était un secteur ultra sensible. Il n'empêche qu'au départ, Jean Monnet mit l'accent sur l'Euratom plutôt que sur le Marché Commun dont il craignait qu'il ne se heurte à beaucoup d'opposition.

Le Marché commun avait été proposé par le Benelux, appuyé par l'Allemagne et n'avait été accepté que « du bout des doigts » par la France. Je rappelle qu'un pré-rapport rédigé sur les deux projets - Euratom et Marché commun - avait été rédigé par un comité d'experts présidé par Pierre Henri Spaak. Mais ce n'était pas lui qui avait tenu la plume. C'était un expert économique, Pierre Uri, brillant, fécond et imaginatif qui en était l'auteur. La négociation qui suivit consista à transcrire en forme de traité le schéma établi par le rapport Spaak. Les relecteurs avaient un fil conducteur, le livre du maître, en quelque sorte. Il en était ainsi pour les deux traités.

Comme cela a été très bien dit, les trois hommes clés ont été Christian Pineau, Guy Mollet et Maurice Faure. Pineau et Mollet au niveau politique ; Maurice Faure en tant que négociateur. Il avait un fil permanent avec Guy Mollet, en la personne d'Émile Noël, qui nous accompagnait et qui est devenu un de mes amis très proches. Il a fait une grande carrière comme secrétaire général du Conseil des ministres. Pineau n'est jamais venu à Bruxelles, mais Robert Marjolin, qui faisait partie de son cabinet, suivait les dossiers de très près et intervenait quand il fallait donner un coup de collier politique. Le comité Verret a été mentionné. J'y ai participé bien souvent. Il arbitrait entre les ministères en fonction des instructions que donnait Guy Mollet. Sans Guy Mollet, il n'y aurait pas eu de Marché commun.

Le principal problème de la négociation du Marché commun était le fossé qui séparait la France et l'Allemagne. Les deux pays développaient des politiques économiques totalement opposées. L'obstacle était majeur. À l'époque, l'économie française était totalement administrée. Elle était corsetée par le contrôle des changes, le contrôle des prix, la planification des investissements. N'oubliez pas que le contrôle des prix n'a été supprimé que bien des années plus tard, par Raymond Barre. C'était l'époque où le Commissaire général au Plan se promenait à travers le monde pour révéler aux populations ébahies les secrets de la « planification souple à la française ».

De l'autre côté, il y avait l'Allemagne qui, après la réforme monétaire de 1948, avait épousé le libéralisme. L'économie sociale de marché était l'alpha et l'oméga de sa politique économique depuis près de dix ans. Elle avait permis le « miracle économique » allemand - Erhard, ministre de l'économie en était le vigilant gardien. Il envoyé à Bruxelles, comme principaux négociateurs, un fonctionnaire de son ministère, Hans von der Groeben, qui était son secrétaire d'État et l'un des « gourous » de l'École de Fribourg, Alfred Müller-Armack. Ce personnage, qui ressemblait à un Bouddha, révélait la « vérité » économique aux Français qu'ils jugeaient « économiquement incultes ». Il faut bien reconnaître qu'il était plus proche de la sagesse économique que nous ne l'étions à l'époque, mais, entre l'idéologie néo-libérale de l'école de Fribourg et le pragmatisme dirigiste de la France, la rédaction d'un traité de Marché commun unissant les deux économies tenait de la « mission impossible ».

Nous y sommes cependant arrivés moyennant une série de compromis, dont je dirai un mot dans un instant. Mais je voudrais d'abord vous rendre attentif au fait qu'aujourd'hui, la France et l'Allemagne pratiquent des politiques économiques quasiment identiques : nous partageons la même monnaie, nous connaissons les mêmes problèmes de déficit et d'équilibre des comptes sociaux. Il reste des différences. Mais nous nous sommes beaucoup rapprochés par comparaison avec l'époque des traités de Rome. Les incompatibilités d'alors ont été surmontées grâce à l'esprit de compromis et à la volonté politique qui animaient les deux pays et leurs négociateurs. Les Allemands ont fait prévaloir l'impératif de la libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes, et la France a obtenu que la libération des échanges soit accompagnée, encadrée de politiques économiques communes. Mais il y avait une différence : le détail de ces politiques ne pouvait pas figurer dans le traité, alors que les étapes du désarmement tarifaire et contingentaire étaient contraignantes et devaient intervenir à des échéances précises, fixées par le traité. Il y avait donc un certain déséquilibre à l'avantage de l'Allemagne.

Il faut aussi se souvenir de l'état de l'économie française. Mendès France, dans son discours contre le Marché commun, avait mis l'accent sur la vulnérabilité économique de la France. Beaucoup pensaient qu'elle ne serait jamais capable d'appliquer le traité. Elle subordonnait son accord au Marché commun à l'égalisation des charges sociales, ce que l'Allemagne, notamment Erhard, excluait totalement. Adenauer vint à Paris pour débloquer la négociation. C'est Robert Marjolin, avec les hauts fonctionnaires allemands Carstens et von der Groeben, qui mit au point un compromis comportant pour la France le droit d'invoquer des clauses de sauvegarde, si en entrant dans le Marché commun, elle se trouvait dans l'impossibilité d'en appliquer les dispositions.

Il ne faut pas oublier que, lors de la visite d'Adenauer à Paris, nous étions en pleine opération de Suez avec la Grande-Bretagne. Nous n'avions pas prévenu les Américains et le président Eisenhower en a été profondément blessé. Il ne pardonnait pas à ses alliés anglais de ne lui avoir rien dit. Boulganine menaça la France et l'Angleterre de ses fusées transcontinentales. Ce n'est pas cela qui a stoppé l'opération, mais la menace du Trésor américain vis-à-vis du Trésor britannique : si les Anglais ne retiraient pas leurs forces d'Égypte, les États-Unis cesseraient de soutenir la livre. C'est un langage que les Anglais ont compris. Ils ont cédé, et la France ne pouvait pas faire autrement que de suivre. L'humiliation de Suez a conduit la France à considérer que seule une Europe unie pourrait tenir tête aux États-Unis et à la Russie. L'Angleterre en a tiré la conclusion inverse, celle d'inscrire sa politique dans le sillage des États-Unis, sans jamais se séparer d'eux. Cela n'a pas changé, comme on a pu le vérifier dans l'affaire irakienne.

Sur les territoires d'outre-mer, je n'ai rien à ajouter à ce qui a été excellemment dit. Les Allemands ne voulaient pas seulement échapper aux charges financières de l'outre-mer français. Ils ne voulaient pas se compromettre avec le colonialisme français déclinant. Ils n'avaient pas non plus bien compris qu'avec la loi Defferre, le statut de nos territoires allaient fondamentalement évoluer. Le gouvernement invita Houphouët-Boigny à venir à Bruxelles pour convaincre nos partenaires. Nos partenaires ont, à travers son exposé, « touché du doigt » l'évolution en cours en Afrique. Les Allemands n'imaginaient pas qu'il pouvait y avoir des Africains membres du Parlement français et membres du gouvernement : cette réalité leur avait échappé.

La dernière observation fait suite au compliment mérité adressé à la IV e République, dont le bilan n'est pas aussi négatif qu'on a bien voulu le dire. Il n'en demeure pas moins que, si la France a pu appliquer le traité, sans invoquer de clauses de sauvegarde et en en accélérant la mise en oeuvre (la période transitoire qui était de douze ans a été bouclée en dix ans) - c'est que le général de Gaulle était revenu au pouvoir et que, grâce au plan Pinay-Rueff, une politique d'assainissement économique et financier a été lancée qui a remis la France sur pied en six mois. La dévaluation que tout le monde savait nécessaire mais qui était politiquement impossible sous la IV e République, a été décidée et a rendu à la France la compétitivité qui lui faisait défaut.

Cela ne fait pas forcément du général de Gaulle un très grand Européen. Mais il a fait deux choses très positives. Il a permis le succès du Marché commun, grâce à l'assainissement financier qu'il a imposé et c'est à partir du Marché Commun que l'intégration européenne a pris son envol et que l'Europe a assez facilement résisté au « non » de la France au traité constitutionnel. L'Europe s'est construite à partir du traité de Rome, dont les institutions et les virtualités ont survécu aux « coups de boutoir » que le général de Gaulle leur a ensuite donnés. Le deuxième acquis dont nous sommes redevables au général de Gaulle est d'avoir fait de l'amitié franco-allemande la base de la politique étrangère des deux pays. Le traité de l'Élysée, bien qu'il ne soit qu'un traité de procédure, s'est avéré être un instrument très efficace.

Le général a cherché à transformer le traité de Rome en une union d'États, gérée à l'unanimité. C'était l'objet du plan Fouchet, qui n'était pas sans mérite, mais qui a donné aux cinq partenaires de la France le sentiment qu'il s'agissait surtout de faire coiffer la CEE par une superstructure intergouvernementale. L'épisode de la « chaise vide », par lequel la France s'est opposée à la Commission présidée par Walter Hallstein sur le financement de la politique agricole, n'avait, de son côté, pas d'autre objectif que d'éradiquer du fonctionnement de la Communauté le vote à la majorité. La France ne parvint pas à faire modifier le traité. Mais son esclandre eut pour résultat que dans les faits, pendant plusieurs années, il n'y eut plus de votes à la majorité. Il fallut attendre l'Acte unique et la présidence de Jacques Delors pour remettre les votes à la majorité en honneur, sinon on n'aurait jamais pu adopter les trois cents directives qui ont permis de supprimer les obstacles autres que tarifaires et contingentaires, dont on n'avait pas mesuré l'importance au moment du traité de Rome.

Mme Sylvie Guillaume

Je suggère alors aux organisateurs du CHPP de faire une journée d'études sur l'Europe et la V e République. M. Chandernagor, qui vient souvent à nos journées d'études et je l'en remercie, va aussi apporter son point de vue.

M. André Chandernagor

Ce débat m'a rajeuni. Tout ce qui a été dit est excellent. Je voudrais simplement y ajouter deux éléments de réflexion.

D'abord en ce qui concerne Pierre Mendès France. Il avait une grande difficulté à décider quand il n'était pas lui-même en situation. Lorsque, discutant avec lui, on faisait une proposition, sa première réaction était : « Il ne faut pas faire ça ». Alors ce que faut-il faire ? « Je ne sais pas, mais il ne faut pas faire ça ». Les décisions étaient, ainsi, souvent précédées d'une longue période d'indécision. Au moment de la demande de ratification de la CED, il est président du Conseil et son gouvernement ne prendra pas position avant le vote, parce qu'il est divisé sur cet important sujet.

Concernant ensuite le traité de Marché commun et le problème de l'outre-mer, il se trouve que, jeune auditeur au Conseil d'État, je suis en 1956-57 conseiller technique au cabinet du président du Conseil, Guy Mollet. Quelques années auparavant j'avais, en qualité d'administrateur-adjoint des services civils de l'Indochine, servi en 1946 au cabinet de Marius Moutet, ministre de l'outre-mer. Je suis, depuis Matignon, l'élaboration de la loi-cadre, cette évolution considérable de nos rapports avec l'Afrique noire, réalisée par Gaston Defferre et son équipe, qui nous a évité tant d'ennuis ultérieurs. L'un des problèmes à résoudre est de faire admettre à nos futurs partenaires du marché commun, alors en discussion, que ce marché doit englober la totalité de ce qui fut, naguère, l'Empire français d'outre-mer.

Guy Mollet est très pragmatique. « Tu affrètes, me dit-il, le DC4 de la présidence du Conseil - celui que les Américains avaient offert à de Gaulle aussitôt après la Libération -, tu réunis quelques parlementaires représentatifs des cinq pays qui seront demain, nos partenaires dans le Marché commun, tu leur fais parcourir tous les États d'Afrique française et tu leur dis que, désormais, ce n'est plus une « chasse gardée », mais un des éléments constitutifs du grand marché que nous voulons créer ». Et nous avons fait ce tour extraordinaire de tous les territoires de l'AOF et de l'AEF, en discussion franche et libre avec les élus africains des Conseils de gouvernement que venait d'instaurer la loi-cadre. Je suis convaincu que les comptes rendus de cette mission, par les différents parlementaires qui y ont participé, ont été très positifs.

DISCUSSION

M. Jean François-Poncet

Je voulais revenir rapidement sur l'intervention de Mendès France au moment du débat de ratification. J'ai assisté à son intervention. J'étais commissaire du Gouvernement et j'accompagnais Maurice Faure. J'ai relu cette intervention qui est littéralement stupéfiante parce qu'elle témoigne d'erreurs de jugement que l'on n'attend pas de la part de Mendès. L'objection principale qu'il fait au traité est que son contenu libéral l'emporte sur les contrôles étatiques qu'il instaure. Le déséquilibre - qui est réel - favorisera, dit-il, l'Allemagne et sa zone la plus développée, la Ruhr. Ceci ne s'est pas produit, d'autant que les États les plus riches aujourd'hui en Allemagne sont la Bavière et le Bade-Wurtemberg, et non pas la Rhénanie du Nord-Westphalie. Cette erreur de jugement est vénielle et totalement pardonnable à l'époque.

Ce qui suit l'est moins. Mendès déclare que les salaires pratiqués dans la Ruhr attireraient un raz de marée de travailleurs français émigrant en Allemagne. Un des conseillers d'Adenauer, le banquier Hermann Abs, n'avait-il pas annoncé que l'Allemagne construisait deux millions de logements dans la Ruhr qui, dit Mendès, étaient destinés à accueillir le flot des travailleurs français attirés par les hautes rémunérations allemandes ? La France, de son côté, verrait affluer une vague de chômeurs italiens sans qualification, qui viendraient remplacer les travailleurs français émigrés en Allemagne. Conséquence : le niveau de la productivité de la France, donc la richesse et le niveau de vie, baisseraient. L'idée que deux millions de travailleurs français puissent s'installer en Allemagne, alors qu'ils ne parlaient pas un mot d'allemand et qu'il n'y a pas plus attachés à leur lieu de travail que nos ouvriers et nos employés, était tout simplement rocambolesque.

Mendès avançait d'autres arguments beaucoup plus solides, notamment l'incapacité de la France à appliquer le traité de Rome, ce qui était contestable, mais n'était pas l'argument central de sa démonstration.

Mme Sylvie Guillaume

Ce qui est frappant dans l'ensemble des communications est l'impact des phénomènes extérieurs et des contingences extérieures confrontés aux contraintes internes. On le voit bien dans les débats parlementaires, on le voit bien à l'occasion des traités. L'intérêt de ces présentations magistrales de l'idée et de la construction européennes, qui sont très complémentaires, est d'avoir montré les limites des débats actuels, un peu trop franco-français.

Vos témoignages, messieurs les ministres, ont aussi apporté des regards un peu extérieurs, en tout cas du côté allemand : vous avez connu les techniciens et les experts, du côté allemand. Quand on refait cette histoire, il est vrai que nous n'avons pas forcément les mêmes regards. Au fond, cette construction européenne est le résultat de compromis, car nos contraintes étaient fortes, mais les contraintes du côté allemand étaient tout aussi fortes. Quand on parle de l'Euratom, on se souvient des difficultés qu'a rencontrées Adenauer avec son ministre de la défense, Franz-Josef Strauss, qui était une belle personnalité et qui ne cédait pas - n'est-ce pas monsieur Chandernagor ? - et qui était strict sur ses principes. Il a été obligé de composer, de même que cela a été le cas, pour les traités de Rome - c'est M. le ministre qui le disait -, avec Erhard qui était aussi un libéral convaincu et le « gardien du temple ». Vous avez vous-même prononcé le terme de « gardien ». On voit tout de même toutes les difficultés, les contraintes internes qui ont obligé les uns et les autres, d'une certaine façon, à accepter des compromis et à avancer « coûte que coûte », à partir du moment où l'on s'entend sur des priorités. C'est peut-être aussi la grande convergence qui existe entre ces pays, tout du moins entre la France et l'Allemagne que je connais mieux, alors que je connais moins bien les autres pays.

M. Robert Franck

Il y a plusieurs fils entre les exposés. Il faut revenir à 1929. Lorsque Briand va faire son discours, en septembre 1929, Christine Manigand l'a bien montré, tout se passe dans le secret. En 1950, rien n'est fait au Quai d'Orsay, même si le ministre Robert Schuman est au courant, puisque c'est lui qui fera la déclaration. Peu de diplomates étaient au courant. Il ne s'agissait pas de trop mettre le Quai d'Orsay « dans le coup », puisqu'on savait que certains seraient contre. Beaucoup de travaux montrent comment, dans les négociations des traités de Rome en 1956-1957, le Quai d'Orsay a été mis à l'écart, car on sentait des oppositions. Ce fut une des actions de Maurice Faure et de Christian Pineau, précisément, que de ne pas mettre les diplomates dans le coup.

D'autres institutions ont joué un rôle. On a parlé du comité Verret et du SGCI, le Secrétariat général du comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne, créé en 1948 au moment du plan Marshall, qui vont jouer un rôle dans la préparation des dossiers. Là encore, ce n'est pas le Quai d'Orsay. En avril 1958, avant l'arrivée du général de Gaulle au pouvoir, le Quai d'Orsay réagit contre l'idée qu'il est lui-même, précisément, « mis en dehors » et qu'il ne s'occupe pas des affaires européennes. Le Quai d'Orsay a alors le raisonnement suivant : si le ministère des affaires étrangères ne gère pas la diplomatie par rapport à l'Europe, cela veut dire que l'Europe n'est pas une « affaire étrangère », or, il faut qu'elle le reste. Dans les mois qui vont suivre, le Quai d'Orsay sera remis dans le jeu de toutes ces négociations.

À propos des réticences françaises par rapport au Marché commun, c'est très compliqué parce que le patronat français de l'époque n'est pas contre et voit mêmes des avantages au Marché commun, mais, en même temps, à certaines conditions. La France obtient que si la CPE, qui n'a jamais existé, doit introduire le Marché commun, la décision soit obtenue à l'unanimité et non à la majorité. On sentait bien ces réticences et M. Jean François-Poncet a eu raison de dire qu'au départ, c'est Euratom qui apparaissait comme le projet principal, y compris aux yeux de Jean Monnet. Par conséquent, le fait que la France accepte finalement le Marché commun n'est peut-être pas miraculeux - il s'agissait de réticences plus que d'hostilité -, mais il fallait quand même vaincre ces réticences et les trois hommes dont vous avez parlé ont joué un rôle fondamental dans cette victoire.

M. Jean François-Poncet

J'aimerais faire un commentaire sur le Quai d'Orsay. Je crois qu'il ne faut pas oublier que le traité de Rome concernait toutes les administrations françaises. Il était fondamentalement interministériel. Il était normal que la négociation soit supervisée et même pilotée par Matignon, d'où l'importance du comité Verret. On n'imagine pas, par exemple, que le Quai d'Orsay ait pu procéder à des arbitrages auxquels le ministre des finances se serait soumis. Ce serait ignorer singulièrement la hiérarchie des administrations en France. La négociation du traité de Rome n'était pas de celles que le Quai d'Orsay pouvait piloter. Mais vous avez évidemment raison de dire qu'il y avait, au Quai d'Orsay, de vives réticences à l'égard de la construction européenne et surtout de la méthode communautaire de Jean Monnet. Mais il y avait aussi des partisans acharnés. Le Quai d'Orsay était divisé.

La situation était-elle plus favorable dans d'autres ministères ? Je n'en suis pas persuadé. Leurs fonctionnaires n'avaient pas encore pris l'habitude de se rendre à Bruxelles et de se « frotter » aux services de la Commission et à leurs homologues des autres pays.

M. Gérard Bossuat

Je voudrais faire une remarque et poser deux questions à mes deux collègues de ce matin, entre autres Christine Manigand et Élisabeth du Réau. Je trouve que la coopération franco-allemande est toujours présente. Autrement dit, on ne peut pas faire l'Europe sans cette coopération. Comment réagissez-vous par rapport à cela ? Ou est-ce une situation contingente ?

Ma deuxième question concerne la légitimité du processus de construction d'une Europe unie. Ce que dit Victor Hugo est bien beau, mais quel est son impact sur les sociétés et les gouvernements ? Je pense qu'il est un peu faible. Comment légitimer la création de l'unité européenne ? On a l'impression que ce n'est pas une évidence, car on ne sait pas, dans le fond, jusqu'où elle va s'étendre et, d'autre part, il y a ce fameux débat à la SDN, évoqué auparavant, à savoir que c'est peut-être à la SDN de faire l'unité européenne, mais, en même temps, on ne comprend pas très bien cette société internationale et ce qu'elle aurait à faire dans ce domaine. Quelle est donc l'articulation entre la SDN, organisation internationale et la création de l'Europe ?

Une des interventions m'évoque autre chose, à savoir qu'après la seconde guerre mondiale, l'Organisation des Nations unies a créé la Commission économique pour l'Europe, de même qu'elle a créé la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes, mais aussi pour l'Afrique. On a donc l'impression que les unités régionales auraient pu être aussi prises en compte par l'ONU. Quel rapport y a-t-il donc entre les deux organisations ?

Enfin, concernant toujours l'aspect franco-allemand, on est en train de constater qu'entre autres, pour le traité de Rome, et peut-être pas trop pour la CED justement, il y a eu un vrai travail de concertation franco-allemand qui ne date pas du général de Gaulle. Les gaullistes ont toujours tendance à dire que tout a commencé avec le général de Gaulle : ce n'est pas vrai, on peut remonter à Schuman bien sûr. Nous faisons un colloque scientifique, il faut que nous prenions conscience de cette réalité.

Une dernière remarque encore sur les territoires d'outre-mer, cette anecdote est assez révélatrice de l'intérêt que Guy Mollet portait à convaincre justement les Allemands.

Je voulais souligner également en tant qu'historien, que, dans toutes nos problématiques sur la construction européenne, on oublie que les Africains sont quand même présents. Il y a eu un débat à la Commission économique pour l'Afrique qui siège à Addis-Abeba pour savoir s'il ne fallait pas entrer en relation avec l'Europe et le Marché commun, c'est-à-dire faire un marché eurafricain ou, au contraire, s'il ne fallait pas, comme Nkrumah et le Guinéen Sékou Touré le demandaient, insister davantage sur un marché africain. C'est finalement la position que la Commission européenne adopte à présent.

M. André Chandernagor

À l'époque où l'on négocie le traité de Marché commun, Sékou Touré n'a pas encore fait sécession. Il le fera sous de Gaulle. Il avait un caractère ombrageux, toujours soucieux qu'il était d'être traité à l'égal de ceux de ses collègues africains plus anciens que lui en politique. Il fallait le laisser parler trois heures, il vous disait publiquement quantité de choses désagréables et puis, après un contact personnel plus chaleureux, son humeur s'apaisait. Tel qu'il était, on le supportait. Il nous avait fort bien reçus à Conakry au cours de la visite en Afrique des parlementaires des Six à laquelle j'ai fait allusion lors de ma précédente intervention.

Lors de l'élaboration de la Constitution de 1958, à la réunion du Comité consultatif constitutionnel, je suis commissaire du Gouvernement. Quand j'entre dans la salle, je vois que l'on a invité Houphouët-Boigny, Senghor, Lamine-Gueye, mais pas Sékou Touré. C'était une impardonnable erreur psychologique. On connaît la suite. Elle a sans doute plus coûté à la Guinée qu'à nous. Mais remettons les choses à leur place, au moment de la négociation du traité de Marché commun, nous n'avions pas de difficultés particulières avec quelque Africain que ce soit, car ils étaient dans l'expérience de la loi-cadre qui, pour la première fois, leur donnait localement des pouvoirs de gouvernement. Ils avaient en perspective l'indépendance, et quoi de plus normal. Elle va bientôt intervenir sans heurt, sauf en Guinée.

Mme Élizabeth du Réau

L'idée de réconciliation franco-allemande apparaît effectivement dans les débats de la III e République, chez certains parlementaires, dans de petits groupes extrêmement restreints. Paul d'Estournelles de Constant, qui obtiendra le prix Nobel de la paix, se voit reconnaître justement cette initiative, mais elle est très mal vue par une partie importante de l'opinion publique. Dans l'entre-deux-guerres, nous allons également retrouver cet esprit de réconciliation franco-allemande, mais qui est cette fois mieux porté par l'opinion publique, du fait du relais des premiers mouvements européens, qui est, je crois, extrêmement important.

Mme Christine Manigand

Pour compléter ce que vous venez de dire, cette réconciliation franco-allemande, qui date donc de fort loin comme on l'évoquait, - c'est un peu la même chose que ce que disait Robert Franck jusqu'aux années 1948 - vient d'abord d'une déception, d'une défection, face à une alliance franco-britannique et franco-américaine qui ne s'est pas faite. Je crois que ceci est très important et nous retrouvons ceci après 1945 de la même façon. De même, pour répondre à la question sur l'articulation entre l'international et le régional qui se repose après 1945, si on opte finalement pour le régional, c'est bien aussi parce qu'on n'a pas pu insérer les États-Unis dans une organisation internationale comme on en a toujours rêvé.

L'EUROPE D'HIER À AUJOURD'HUI

Sous la présidence de M. Jean Bizet, vice-président de la délégation pour l'Union européenne, sénateur de la Manche

TABLE RONDE : « UN DEMI-SIÈCLE DE DÉBATS »

Modérateur : M. Éric Bussière, professeur à l'université de Paris IV - Sorbonne.

Interventions et témoignages :
M. André Chandernagor, ancien ministre,
M. Laurent Warlouzet, ATER à l'université de Paris IV - Sorbonne,
M. Yves Denéchère, professeur à l'université d'Angers.

M. Jean Bizet

Monsieur le ministre, mesdames, messieurs, permettez-moi de saluer chacune et chacun d'entre vous, et tout particulièrement la jeunesse présente dans cette salle. Je voudrais m'excuser, car je n'ai ni la culture ni le vécu de celui qui m'a précédé ce matin, mon collègue Jean François-Poncet. J'essaierai donc de présider, et non pas d'animer, la table ronde de cet après-midi. Présider cette table ronde m'impressionne car je ne suis qu'un praticien de la construction européenne, et encore sous l'angle bien particulier du contrôle parlementaire national, qui a eu pendant longtemps un caractère plutôt marginal même si, désormais, la situation a évolué.

Sous cet angle bien particulier, l'intitulé de cette première table ronde paraît tout à fait pertinent, car il suggère une certaine permanence qui me paraît caractériser le débat européen. Je crois, d'ailleurs, que l'on pourrait même parler d'une double permanence.

Tout d'abord, dans le fait même qu'il y ait un débat. L'Europe, jusqu'à maintenant, ne s'est jamais présentée comme achevée, accomplie. Elle ne s'est même pas présentée comme un projet précis dont on pourrait connaître le terme, la bonne fin. L'Europe est toujours apparue comme un chantier, et c'est pourquoi l'expression « construction européenne » lui convient si bien. La meilleure illustration que nous en ayons est le traité établissant une Constitution pour l'Europe. On aurait pu penser qu'une Constitution était le couronnement de l'édifice et que l'on allait pouvoir dire : « Voilà ce qu'est l'Europe ! ». En réalité, le texte était évolutif, doté de clauses passerelles, sujet à des révisions simplifiées, et se concevait comme une étape vers autre chose, vers un texte qui soit, sans doute, plus authentiquement une Constitution. L'Europe est et reste en débat, en devenir.

Il existe aussi une certaine permanence dans les thèmes du débat européen. Bien sûr, l'Europe d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec ce qu'elle était voilà un demi-siècle. L'acquis de la construction européenne est considérable. Les pays européens se sont transformés. Le petit « club » de départ compte aujourd'hui vingt-sept membres et le contexte international a radicalement changé. Cela, nous l'avons sous nos yeux, mais cette évidence ne doit pas masquer la continuité de certains débats.

L'exemple qui me vient immédiatement à l'esprit est celui de la politique commerciale - nous avons déjà eu, au cours du déjeuner, un premier débat avec M. le ministre Chandernagor. Alors que la notion de « préférence communautaire » revenait dans le débat national - où elle est d'ailleurs encore présente si l'on écoute les différents candidats à l'élection présidentielle -, nous avons souhaité, au Sénat, regarder de plus près ce qu'il en était de cette notion. Nous avons découvert qu'elle n'avait jamais figuré dans le traité de Rome et que ce n'était pas un hasard. En effet, il y avait eu débat, dès le départ, entre les six partenaires et, en particulier, avec l'Allemagne qui était hostile à cette notion. La France a cherché à obtenir, sinon en droit, du moins une forme de « préférence communautaire » par la mise en place effective du tarif douanier commun et d'une politique agricole commune. En réalité, pour obtenir satisfaction dans le domaine de l'agriculture, notre pays a dû s'engager à accepter un abaissement du tarif douanier commun pour les produits industriels et l'offensive française avait été assez forte pour que la Cour de justice fasse une place à la notion de « préférence communautaire » dans sa jurisprudence. Le débat a ensuite rebondi à l'occasion de chaque négociation du GATT, puis de l'OMC et, au fil du temps, la notion a perdu beaucoup de sa substance.

La jurisprudence de la Cour de justice a, elle aussi, beaucoup évolué. Dans un arrêté du 10 mars 2005, la Cour, après avoir constaté que la « préférence communautaire » avait été une des considérations politiques sur lesquelles s'était fondée la politique commerciale commune, précise que cette préférence ne constitue aucunement une obligation légale. Nous débouchons sur la situation actuelle, un cycle de négociations commerciales, où le débat sur la « préférence communautaire » continue d'opposer la France à beaucoup de ses partenaires. Même si, entre-temps, la position allemande s'est un peu nuancée, d'autres pays membres ont « repris le flambeau » de l'opposition à toute forme de protectionnisme.

Un autre exemple possible de cette permanence serait le débat sur l'élargissement. Chaque vague d'élargissements a donné lieu à un débat en des termes pratiquement similaires, concernant l'approfondissement qui devait précéder ces élargissements.

L'exemple le plus caractéristique est sans doute institutionnel. Les questions relatives au nombre de membres de la Commission ou au nombre de voix de chaque État au Conseil, sont en train de ressurgir, mais elles étaient déjà d'actualité dans les années 1950, tout comme l'était le débat sur le fédéralisme qui, au fond, n'est pas encore clos. Je ne parle pas des controverses sur le siège des institutions ou sur le régime linguistique.

Je ne veux pas dire, bien sûr que la construction européenne, n'avance pas vraiment, qu'elle est incapable de dépasser ses contradictions. Au contraire, la permanence de certains débats n'a pas empêché ses progrès. Il y a là sans doute matière à réflexion. Quelles leçons peut-on tirer d'un demi-siècle de débats européens ? J'espère que cette table ronde aidera à répondre à cette question, mais un point me préoccupe particulièrement. Après l'échec du référendum et suite aux débats que je viens d'évoquer, la France tient un grand rôle dans la construction européenne, mais elle apparaît, en même temps, un peu décalée, voire isolée dans ses préoccupations. La France a la volonté d'être un pays moteur dans cette construction, mais on peut se demander si elle n'a pas quelque difficulté à s'intégrer vraiment, à jouer pleinement le jeu européen, et même à voir l'Europe telle qu'elle est. Les contradictions internes à la France expliquent peut-être une certaine permanence dans le débat européen que notre pays a pourtant largement contribué à animer. C'est au moins une hypothèse que je me permets de soumettre. Je vous propose donc maintenant d'ouvrir le débat.

M. Éric Bussière

Vous avez parlé de débat européen et de préférence communautaire : ces deux points vont nous permettre d'engager la discussion.

Qu'est ce qu'un débat européen ? Est-ce un débat entre initiés, entre acteurs, entre décideurs ou est-ce un débat qui implique les citoyens ? S'il implique les citoyens, qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce un pur discours dont on se lasse rapidement ou est-ce un débat susceptible de déboucher sur des décisions et des choix politiques ? Le débat n'a de sens que s'il débouche sur des choix politiques. Autrement, il tourne très rapidement à vide. Ce problème, nous le connaissons depuis les années 1990, et notamment avec le référendum de 1992, où il s'en est fallu de peu. Depuis, il règne un certain malaise et les difficultés de 2005 ne font que relayer une série de déceptions survenues depuis 1992.

Que s'est-il passé ? Nous sommes à la fin d'une période : il ne fait aucun doute que la relance de 1980 a été une période de grand dynamisme. La mise en oeuvre du grand marché et de l'Acte unique et qui revêt un caractère fondamental. L'Union monétaire, complément du grand marché, est une transformation radicale. Nous en attendions des conséquences politiques. Peu importe. Le paradoxe est le suivant : alors que, dans les années 1980, la machine est relancée et que des mutations majeures sont opérées, en 1992, tout semble tomber, se déliter et, depuis cette date, la situation n'a peut-être pas véritablement changé. Quel sens donner à la relance des années 1980 ? Comment s'est-elle mise en place ? Pourquoi un certain nombre d'éléments se désagrègent-ils dès 1992 ? L'Europe économique était-elle, depuis l'origine, un des axes majeurs de la dynamique et a-t-elle donné tout ce qu'elle pouvait ? Le relais politique s'est-il effectué et s'est-il suffisamment manifesté ? Un certain nombre de questions peuvent être posées sur lesquelles nous reviendrons.

Nous avons, dans le panel, un certain nombre de personnalités et nous n'allons pas les abandonner pour autant. Monsieur Chandernagor, votre action au début des années 1980 est importante. Vous avez été en charge des affaires européennes au moment où François Mitterrand est devenu président de la République, c'est-à-dire juste avant qu'un certain nombre de mutations, de décisions et d'inflexions majeures ne soient prises. Une des questions que les historiens se posent actuellement est de savoir si la rupture n'est pas plus apparente que réelle. Qu'a-t-on fait entre 1981 et 1983, alors que nos partenaires s'inquiétaient de voir arriver au pouvoir un gouvernement qu'ils n'attendaient pas ? Je crois que vous aurez à nous éclairer sur les aspirations au changement de 1983 et sur l'engagement très net du gouvernement de l'époque dans la ligne européenne.

Une deuxième figure est à mettre en parallèle, celle de Simone Veil, présidente du Parlement européen entre 1979 et 1982. En 1979, le Parlement est élu pour la première fois au suffrage universel. Cette élection a présenté un grand intérêt du point de vue de la qualité des candidats et des élus siégeant dans ce premier Parlement. Beaucoup de personnalités de premier plan s'y sont retrouvées. Peut-être ne trouve-t-on pas l'équivalent par la suite : ce point est à discuter. Le Parlement, élu au suffrage universel, revendique un rôle politique, et, au sein du Parlement, nous connaissons tous les travaux et l'action d'Altiero Spinelli, qui a exercé une pression très forte sur les gouvernements, ne serait-ce qu'à travers les projets qu'il a été capable de faire naître dans cette instance : l'économique, le politique.

Mme Guigou est la troisième personnalité intéressante. Elle aurait pu être parmi nous, mais on peut imaginer que nombre d'occupations l'accaparent en ce moment. Elle était, au niveau de l'administration française, la coordonnatrice des dossiers au sein du SGCI. Dans son livre paru en 2004, elle dit d'ailleurs très honnêtement - et c'est intéressant pour nous - que, jusqu'à un certain moment, elle appréhendait l'Europe, de même que beaucoup de citoyens, comme une entité assez floue et mal connue. Par la suite, elle a appris remarquablement le sujet auprès de Jacques Delors et de François Mitterrand et, à partir de 1985, elle a assumé complètement la gestion du dossier. Au moment de Maastricht, c'est elle qui en avait la charge. Son rôle nous permet d'aborder pleinement la période jusqu'à 1990.

Je vous propose de demander le point de vue de deux historiens : Laurent Warlouzet anime une association de jeunes historiens sur la construction européenne. Yves Denéchère vient de publier un ouvrage tout à fait d'actualité, cet après-midi, qui est une réflexion sur le rôle spécifique joué par un certain nombre de femmes dans la construction européenne.

Les deux sources de la dynamique européenne

M. Laurent Warlouzet

Je remercie le CHPP de m'avoir invité à cette table ronde, où je suis entouré par des intervenants beaucoup plus prestigieux que moi. Mon propos, simple transition entre les interventions de ce matin et celles de cet après-midi, s'attachera à ce que M. Bussière a mis en valeur, à savoir la relance des années 1980 sous les années Delors. Pour schématiser, il s'agit de l'Acte unique et de Maastricht. Je m'attacherai à établir un parallèle avec la relance européenne de la fin des années 1950, qui a conduit au traité de Rome. Peut-on identifier des éléments de dynamique européenne susceptibles d'expliquer le succès de la construction européenne à la fois dans les années 1980, mais également vingt-cinq ans plus tôt, de la fin des années 1950 jusqu'au traité de Rome ?

Je me fonderai sur les explications du professeur Frank ce matin, notamment à propos des débats de la CECA et de la CED. Concernant la relance européenne, celui-ci a opposé le caractère plutôt fonctionnaliste de la CECA au caractère fédéraliste de la CED. Cette distinction est fondamentale.

Les fonctionnalistes considèrent que, pour être bien gérées, certaines fonctions doivent être transférées du niveau national à un niveau supérieur, donc supranational. Concrètement, le plan Schuman, à l'origine de la CECA, était fonctionnaliste car il considérait que les secteurs du charbon et de l'acier n'avaient pas à être gérés à un niveau national mais à un niveau supérieur, au niveau des six pays, évoquant pour cela des raisons techniques, de nature économique - les problèmes de complémentarité entre les industries sidérurgiques françaises et allemandes, même si le but était politique - assurer la paix en Europe, en particulier entre la France et l'Allemagne. Pour les fonctionnalistes, il fallait passer par la sphère économique, par des dossiers techniques comme ceux du charbon et de l'acier pour arriver à des réalisations politiques après un long processus. L'idée de progressivité est fondamentale. Les autorités européennes doivent d'abord faire la preuve de leur efficacité dans quelques dossiers économiques, puis étendre, de proche en proche, leur action dans des domaines économiques voisins et in fine à des questions de plus en plus politiques. C'est la méthode de la CECA. On met en commun le charbon et l'acier, et on arrivera à une union politique par « une solidarité de fait » comme disait Robert Schuman dans son discours du 9 mai 1950.

Avec la Communauté européenne de défense (CED) et la Communauté politique européenne (CPE), nous sommes passés à une méthode plus fédéraliste, dont le but était de conclure des traités décisifs qui représentaient des avancées considérables en matière de délégation de souveraineté, à caractère non seulement économique, mais aussi politique. Le but était le même, mais la méthode différait. Il s'agissait d'arriver d'emblée à une union politique. Les fonctionnalistes étaient peut-être plus prudents en passant par l'économique, alors que les fédéralistes avaient une stratégie plus directe qui a d'ailleurs échoué le 30 août 1954, lorsque le traité de CED a été définitivement enterré.

La relance européenne évoquée par le professeur Bossuat, avec le traité de Rome, serait pour moi - c'est une hypothèse que je soulève - un exemple de relance à la fois fonctionnaliste et intergouvernementale. Le traité de Rome est issu de la fécondation de deux dynamiques. Au départ, il est issu d'une dynamique fonctionnaliste : un certain nombre d'hommes politiques et d'experts se sont réunis pour définir un compromis idéal. C'était le rapport Spaak, du nom du Premier ministre belge, défini comme le plan Schuman, relativement indépendamment des États membres. Il a été présenté en avril 1956 et a ensuite servi de base à une négociation entre les États - le professeur Bossuat a présenté les arguments français. C'est cette dernière négociation, de nature intergouvernementale, qui a abouti, grâce à un accord franco-allemand, à la signature du traité de Rome.

Le traité de Rome est donc issu d'une relance fonctionnaliste impulsée par des personnalités qui tentent de définir un projet européen avec une forte base économique et un soutien de nature intergouvernemental de la part des États membres, au premier rang desquels figurent la France et l'Allemagne.

Durant les années 1960 à 1970, cette configuration se retrouve assez peu. Les autres relances européennes sont, en effet de nature différente. Pour celle de La Haye, en mai 1969, les États membres jouent un rôle prépondérant ; la Commission est mise de côté en raison des résultats de la « crise de la chaise vide » de 1965-66. Il faut attendre les années 1980 pour retrouver ce double attelage avec, d'un côté, des entrepreneurs supranationaux, c'est-à-dire des personnalités qui proposent les nouveaux traités au nom de l'intérêt général européen, et, d'un autre, des États membres qui choisissent de faire passer leur intérêt national par la voie nationale.

C'est le schéma que l'on retrouve dans les années 1980 avec l'Acte unique (1986) et Maastricht (1992). L'Acte unique était issu de propositions qui provenaient de multiples sources, entre autres du Parlement européen, de la précédente Commission européenne (celle dirigée par le Luxembourgeois Gaston Thorn) et de groupes de réflexions divers. C'est cependant Jacques Delors, le nouveau président de la Commission européenne, qui a proposé l'architecture de l'Acte unique. Il s'agit du même processus pour Maastricht qui est largement issu, pour sa partie monétaire, du rapport Delors sur l'Union économique et monétaire. Cela ne veut cependant pas dire que la Commission propose un plan et que les États membres doivent l'accepter. Si ces deux traités ont été conclus, c'est bien grâce au soutien des États membres et en particulier du couple franco-allemand (Mitterrand-Kohl).

Il en va de même pour le traité de Rome, pour lequel des personnalités européennes proposent de grands éléments de compromis (le rapport Spaak), qui sert de base à la négociation intergouvernementale, qui peut d'ailleurs aboutir à des modifications considérables des équilibres initiaux. Vous avez donc un double processus qui propose, d'une part, un consensus, un compromis défini ex nihilo par des personnalités qui réfléchissent à l'intérêt européen, et, d'autre part, un engagement fort des États membres et, notamment dans les années 1980, de la France et de l'Allemagne pour soutenir ce processus.

À partir des années 1990, les rouages de cette sorte de « tandem » sont un peu grippés. On ne retrouve plus cette dynamique au niveau de la Commission européenne ni au sein des États membres. Des initiatives ambitieuses sont parfois proposées d'un côté ou de l'autre mais elles ne parviennent pas à déboucher sur des réformes majeures. C'est cette combinaison entre une dynamique fonctionnaliste et l'engagement des États membres qui, comme l'a signalé le professeur Bussière, arrive à son terme après 1992. À partir de cette date, alors que les délégations de souveraineté économiques ont déjà été très importantes et que se pose le problème du « déficit démocratique », la méthode fonctionnaliste arrive un peu en bout de course. La dynamique fédéraliste ressurgit alors et avec elle la question lancinante, toujours irrésolue, de l'Europe politique.

M. Éric Bussière

Il y a deux modèles et le problème tout à fait fondamental qui est la relance des années 1980, revendiquée comme la reprise des problématiques des années 1950 et 1960. Par conséquent, il y a manifestement une ligne de force entre ce que l'on avait fait dans les années 1950, ce qui était suffisamment fait ou ce qu'il fallait achever ou refaire, et le bilan que l'on dresse vers 1985 de l'Europe qui n'est pas achevée. Vers 1970, la Commission faisait déjà ce bilan en des termes parfaitement identiques, ce qui signifie que le bilan de l'Europe inachevée n'est pas une découverte. Ceux qui ont eu à en connaître le savent et ceux qui ont à agir vont essayer de trouver une solution en utilisant le contexte politique, faisant jouer les forces venant de la Commission et des organisations européennes et les forces et les éléments d'incitation venant des gouvernements.

Vous avez parlé d'« entrepreneurs d'Europe ». Il y aurait des femmes qui seraient des « entrepreneurs d'Europe ». Monsieur Denéchère, vous avez écrit un livre qui est tout à fait dans cette perspective. Pourriez-vous nous en dire quelques mots, en prenant les exemples que nous avons cités auparavant, si l'expression « entrepreneurs » est exacte ?

Ces Françaises qui ont fait l'Europe

M. Yves Denéchère

Ce n'est pas tout à fait un hasard si, parmi les participants prévus à cette table ronde, il y avait deux femmes, Simone Veil et Élisabeth Guigou. Il est simple de constater que, dans la politique européenne de la France, il y a eu des femmes. Elles ont été plus nombreuses du côté français que chez nos partenaires européens. Évidemment, il s'agit de savoir pourquoi. Nous pouvons rappeler brièvement certains faits.

Simone Veil, en 1979 se retrouve, pour la première fois dans la vie politique française, au centre d'une campagne électorale. Je reviendrai sur ce tournant important et quelque peu sous-estimé. Ceci nous renvoie au colloque que nous avons tenu il y a trois ans sur le thème « Femmes et pouvoir ». Catherine Lalumière a été la première et la seule femme au Conseil de l'Europe. Nous avons parlé du Conseil de l'Europe ce matin et nous avons évoqué l'antichambre qu'il a été entre 1989 et 1994. Au niveau des gouvernements français, pas moins de six femmes ont eu en charge le portefeuille des affaires européennes : trois nommées par le président Mitterrand, trois nommées par le président Chirac. Si on compare cette fonction à d'autres postes similaires, seul le portefeuille de l'environnement a été confié aussi souvent que le portefeuille des affaires européennes à des femmes. J'exclus les domaines qui, dans la vie politique de la Ve République relèvent traditionnellement de la compétence de femmes politiques, comme l'éducation ou l'enfance. Deux femmes seulement ont été présidentes du Parlement à vingt ans d'écart et elles sont françaises : Simone Veil et Nicole Fontaine.

Je ne suis commandité ni par Simone Veil ni par Élisabeth Guigou. J'ai utilisé leurs témoignages et l'historien sait bien que tout témoignage doit passer au crible de la critique méthodologique. Le travail que j'ai réalisé pour mieux cerner les décennies entre 1980 et 1990 s'appuie aussi sur des archives, en particulier celles de la présidence de la République, et plus spécialement de François Mitterrand. Éric Bussière a évoqué auparavant les années 1979 et 1992. Ces deux dates sont de bons prétextes pour évoquer respectivement les parcours de Simone Veil et d'Élisabeth Guigou.

Dans notre vie politique française, Simone Veil, c'est aussi, et avant tout, 1974 et le débat sur l'IVG. En 1979, Simone Veil, après avoir été au coeur de la campagne, gagne les élections européennes à la tête de la liste UDF. Élue à la présidence du Parlement européen dans des conditions qui commencent à être bien étudiées et bien connues, elle va jouer un rôle de constructrice important. On parle toujours des « pères fondateurs », Louise Weiss que l'on a évoquée ce matin est considérée comme la « grand-mère » de l'Europe. Mais l'action de Simone Veil reste souvent sous-estimée. Pourtant, ce n'était pas rien de faire en sorte que le Parlement européen, élu pour la première fois au suffrage universel, puisse simplement fonctionner par rapport à ce qu'avait été jusqu'alors l'Assemblée de la Communauté. En l'espace de deux ans et demi, la présidence du Parlement européen compte, elle est forte et, je le répète, elle est constructive. La grande présence des femmes dans la politique européenne de la France et de la construction européenne renvoie - c'est le thème de cette journée - à l'Europe, au Parlement et aussi à la politique nationale. Simone Veil et beaucoup d'autres ont raconté, à maintes reprises, combien il était difficile pour les femmes politiques d'obtenir une circonscription gagnable pour pouvoir ensuite accéder à l'Assemblée nationale.

En 1979, nous vivons incontestablement une évolution importante. Nous parlions ce matin du déficit démocratique de la construction européenne. En 1979, si l'on ne voit que « le verre à moitié vide », on peut dire qu'il y a eu une occasion manquée. Du point de vue du « verre à moitié plein », ces élections de 1979 vont être l'occasion pour les Français, contre toute attente, de s'intéresser à l'Europe et de participer à cette campagne. De ce fait, le regard d'historien sur les élections de 1979 peut être tout à fait équilibré.

J'en arrive à la seconde date, celle de 1992. Vous avez évoqué ce matin le SGCI que dirige Élisabeth Guigou. Fin 1985, le président Mitterrand prépare ce qui allait être la cohabitation de mars 1986. Il confie à Élisabeth Guigou, sa conseillère depuis 1983 après avoir été celle de Jacques Delors, un poste clé dans le domaine de la politique européenne de la France. De l'avis des acteurs qui ont vécu cette période et de ceux que j'ai rencontrés, Élisabeth Guigou n'a certes pas un poste ministériel, mais son rôle dans la politique européenne de la France est sans doute d'un niveau comparable à celui d'une responsabilité ministérielle. Bernard Bosson était à l'époque ministre des affaires européennes. Il fut nommé d'ailleurs avec un temps de décalage car, dans le premier gouvernement Chirac de cohabitation, aucun poste de ministre des affaires européennes n'avait été prévu. 1984 a été une période « charnière », de relance de la politique européenne et le fait que François Mitterrand puisse conserver une mainmise, une autorité sur ces dossiers européens et, en particulier, sur l'ensemble de l'action gouvernementale par l'intermédiaire d'Élisabeth Guigou, est évidemment un élément important.

En octobre 1990, Élisabeth Guigou remplace Édith Cresson qui démissionne de son poste de ministre des affaires européennes. Il est intéressant de s'interroger sur la manière dont les gouvernements et les dirigeants français envisageaient les questions européennes en examinant le niveau où se situait le portefeuille des affaires européennes : secrétaire d'État, ministre délégué ou ministre à part entière, comme l'ont été Roland Dumas et Édith Cresson, par exemple. Lorsque Élisabeth Guigou arrive au Quai d'Orsay - puisqu'elle fait réintégrer les affaires européennes au Quai d'Orsay, ce qu'Édith Cresson avait essayé de dissocier -, sa mission européenne relative à l'UEM, l'Union économique et monétaire dont nous avons parlé ce matin, est saluée par tous les acteurs, que ce soit Joachim Bitterlich ou les conseillers des Premiers ministres britanniques de l'époque. Tous soulignent le rôle de « cheville ouvrière » joué par Élisabeth Guigou dans cette marche vers l'UEM.

Puis arrive Maastricht, c'est aussi intéressant puisqu'on a parlé de « déficit démocratique ». François Mitterrand décide de soumettre aux Français la ratification du traité de Maastricht par référendum. Nous sommes au lendemain du « non » danois de juin 1992. Le référendum du 20 septembre 1992 constitue incontestablement une réflexion au niveau européen, une mise à la disposition des Français. Élisabeth Guigou va jouer un rôle indéniable dans cette campagne. Beaucoup de femmes politiques vont se rassembler autour de ce « oui » à l'Europe et vont se mobiliser pour faire avancer les droits des femmes dans l'espace européen.

Les années 1979 et 1992, années charnières et grands moments du débat européen, vont permettre aux Français d'entendre parler de l'Europe. Ces occasions, extrêmement rares, ne signifient pas simplement des informations sur l'Europe mais un accès à certaines réalités, à certains débats d'idées concernant l'avenir de l'Europe.

M. Éric Bussière

La question est de savoir quelle est la part de « contamination » du débat national dans le débat européen. Cet élément est fondamental : il y a, bien sûr, l'information, mais encore faut-il savoir la lire et que les deux débats ne se « contaminent » pas. Le problème que l'on peut se poser est le suivant : si l'on souhaite que le débat européen porte sur les questions européennes et que les Français ne jugent et ne se prononcent que sur des questions européennes, ne faut-il pas scinder les deux ? Dans ce cas, il faut prendre des risques de nature fédéraliste, sous peine de n'aboutir à rien. La question se pose en 1979 et en 1992. Le mode d'élection du Parlement n'a pas favorisé la naissance d'une vie politique européenne. Alors que le Parlement a gagné en pouvoirs, aucun débat politique n'a engagé des décisions pour lesquelles les Français ont à se prononcer. Ils ignorent ce que sont le PPE et tout le reste.

Une expérience ministérielle

M. André Chandernagor

Après vingt ans dans l'opposition parlementaire je devenais, en 1981, ministre délégué chargé des affaires européennes. Tout d'abord, quel était le legs ? Le général de Gaulle, nous l'avons dit ce matin, était tout sauf Européen. Il se serait satisfait de l'Europe « à l'anglaise » mais sans les Anglais. Pour notre malheur, son successeur Georges Pompidou, qui était aussi bien le président des « grandes affaires » que le président de la Nation, s'est parfaitement accommodé de cette Europe-là. Il y a donc fait entrer les Anglais et depuis, nous subissons l'influence qu'ils y ont acquise sans savoir vraiment nous-mêmes quel avenir nous souhaitons pour elle. Alors qu'à la fin de la IVe République, nous avions en perspective une Europe fédérale, tout cela a été complètement effacé. Le général de Gaulle était souverainiste et à sa suite, l'administration française l'était devenue.

Lorsque l'on m'a proposé d'être ministre délégué, c'est-à-dire n'ayant qu'une autorité indirecte sur certains services du Quai d'Orsay, j'ai pris soin, à la faveur du « coup de tonnerre » que représentait le changement de majorité et de gouvernement, de demander le contrôle direct du SGCI. Je serai le seul ministre des affaires européennes à avoir ce contrôle direct. Après moi, cet important service repassera sous l'autorité directe de l'Élysée.

À l'expérience, j'ai constaté très vite que si le SGCI était très « européen » - c'était son rôle - en revanche, les administrations demeuraient souverainistes. Ainsi le Conseil d'État considérait-il, contrairement à la lettre même de la Constitution, que la loi française avait primauté sur les traités notamment européens, et il a fallu attendre l'arrivée à la vice-présidence de Marceau Long pour que cette attitude change. Ne parlons pas du ministère des finances ! Dès qu'on lui parlait d'Europe, il ouvrait son parapluie. Européen convaincu et depuis toujours, je me devais de faire évoluer cet état d'esprit. Je savais que le président de la République qui avait participé en 1946, à la conférence de La Haye était favorable à cette évolution mais qu'il devait tenir compte des promesses électorales de sa majorité - « Changeons la vie, nationalisons les banques d'affaires et les grandes industries ! » - de la composition de cette majorité, et des événements.

Lorsque, lors d'un Conseil des ministres qui se tenait à Rambouillet, la question fut posée de savoir si l'on allait nationaliser à 50 % ou 51 % - ce qui suffit pour être majoritaire - ou à 100 %, la décision de nationaliser à 100 % l'emporta. C'était de l'expropriation de type collectiviste, totalement incompatible à la longue avec le traité de Marché commun. Jusqu'où irait-on dans cette voie ? Confronté à cette incertitude, je jouai de mon mieux, et sans état d'âme superflu le rôle, conforme à la mission qui m'avait été attribuée d'être, vis-à-vis de nos partenaires européens, de caution européenne de ce gouvernement. Et d'abord, vis-à-vis de l'administration française elle-même.

Il fallait voir comment celle-ci fonctionnait à l'époque ! Le soir même de ma prise de fonction, je fus informé qu'une réunion aurait lieu le lendemain au Luxembourg. Notre représentant auprès des communautés vint me voir et m'apporta les dossiers à l'ordre du jour assortissant ses explications d'un péremptoire : « Nous votons comme ceci, ou comme cela ». Je n'objectai rien. Tout se passait comme s'il n'y avait eu ni de changement d'équipes, ni changement de gouvernement. J'imagine que cela fonctionnait ainsi depuis longtemps. « Demain, vous verrez bien comment je vote ! » lui dis-je. À partir de ce jour, la pile de dossiers changea de côté et le dialogue aussi.

Que se passa-t-il le lendemain ? Sur la question du passeport européen, la France votait contre depuis des années. Je votai pour. Stupeur. On se tourna vers les Anglais qui avaient aussi pour habitude de voter contre. Mon collègue britannique bredouilla quelques mots : « Je ne sais plus pourquoi j'étais contre, mais puisque la France est pour... ». C'est ainsi qu'est né le passeport européen.

Au gouvernement, tous mes collègues n'étaient pas européens, loin de là. Mon ami Chevènement que j'aime bien - a toujours été souverainiste. À l'époque, ministre de l'industrie, il multipliait les contentieux avec Bruxelles, ne ratant pas une occasion de subventionner les entreprises françaises en difficulté. Et il opérait par décrets publiés au Journal officiel. Quand on enfreint la règle communautaire, mieux vaut le faire discrètement. Je ne supportais plus ces contentieux, qui se traduisaient par une mise en demeure à laquelle, à terme, nous étions contraints de céder, sauf à ouvrir un conflit grave avec l'Europe. Je voyais bien que l'on n'en avait pas l'intention et, d'ailleurs, au bout de quelques semaines, Jean-Pierre Chevènement perdit son ministère, et s'en vit attribuer un autre. J'ai cru comprendre que son comportement vis-à-vis des règles européennes avait déplu à l'Élysée. Mais il me fallait aussi tenir compte de l'assemblée, « introuvable », élue en 1981. Parmi les « barbus » qui accédaient pour la première fois au Parlement, il n'y avait pas que des Européens et beaucoup d'adeptes de la révolution dans un seul pays. Ainsi de mon ami Pierre Joxe, qui ne m'a jamais invité à m'expliquer, pendant trois ans, devant le groupe socialiste qu'il présidait. J'étais trop européen, c'était un péché. J'avais négocié à Bruxelles une convention, qui créait une fondation européenne de la culture. Elle n'a jamais été ratifiée par la France, car le président du groupe socialiste s'opposait et elle est tombée en désuétude. Face à de telles situations, il n'était pas toujours facile d'agir.

Quels étaient les grands problèmes à l'époque ? La compensation financière exigée par la Grande-Bretagne, conséquence de la méthode, détestable, de la négociation de son admission dans la Communauté. Ainsi avait-on fait entrer la Grèce dans l'Europe sans négociation préalable, simplement parce que c'était la Grèce, « le pays de la démocratie ». Elle revenait en effet de loin, cette Grèce de la démocratie, car elle avait été auparavant la Grèce des Colonels. La Grèce posait tout de même quelques problèmes économiques et financiers, mais n'étant pas un grand pays, ceux-ci pouvaient se régler dans le temps, après son admission. Il n'en allait pas de même de la Grande-Bretagne... Or, la faisant bénéficier du précédent de la Grèce, on l'avait admise avant de négocier les conditions de son entrée. Les Britanniques ne sont pas les Grecs, surtout quand Mme Thatcher les représente. Son discours était simple : « Je ne mettrai pas un penny dans votre budget, tant que vous ne m'aurez pas accordé une compensation financière annuelle - my money back - parce que je suis pauvre ». Elle a ainsi bloqué tout le système.

Que restait-il à négocier ? L'entrée de l'Espagne et du Portugal. Leurs dossiers étaient sur la table et la plupart de nos partenaires étaient disposés à répéter l'erreur de méthode antérieurement commise avec la Grèce et la Grande Bretagne. Seuls d'entre eux à avoir une frontière commune avec l'Espagne, et avec celle-ci, tant d'intérêts communs ou concurrents, nous ne pouvions accepter qu'elle entrât avant que tout fût clairement et complètement négocié.

Sur cette affaire, la majorité de droite qui nous avait précédés au gouvernement était divisée. Le président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, avait promis au roi d'Espagne de soutenir son entrée dans le marché commun. De son côté, Jacques Chirac rameutait les paysans du midi contre la concurrence espagnole et il ne se passait pas de semaine sans que soient incendiés des camions espagnols transitant en toute légalité par la France. Les sentiments antifrançais, relayés par la presse, se développaient dangereusement en Espagne ; mon collègue espagnol, dont la connaissance du Français était impeccable ne me parlait plus qu'en anglais...

Avec le Portugal, il n'y avait pas de problèmes majeurs, l'essentiel étant de promouvoir son développement. Le PIB du Portugal représentait alors la moitié de celui de l'Irlande qui, à l'époque, n'était pas grand-chose. Nous devions nous protéger de la concurrence de leur textile, qu'ils fabriquaient moins cher que nous, compte tenu de la faiblesse des salaires locaux, mais cela ne posait aucun problème grave.

En revanche, l'Espagne représentait pour nous un réel problème, d'autant que nous avions avec ce pays un traité de commerce tout à l'avantage de l'Espagne et largement à notre détriment. Il fallait expliquer aux Espagnols que leur adhésion à l'Europe ne pouvait progresser tant que les contentieux entre nos deux pays ne seraient pas réglés. Et faire comprendre à nos agriculteurs brûleurs de camions que si certains de leurs produits subiraient la concurrence espagnole, d'autres au contraire - produits laitiers, bovins, etc. - allaient trouver, en Espagne, des débouchés nouveaux.

Je crois ne pas m'en être trop mal sorti. Peu à peu, j'ai rétabli des relations correctes avec l'Espagne et le « virage à gauche » de l'Espagne, à un moment donné, nous a bien arrangés. Quant à la nomination, contre l'avis du Quai d'Orsay - mais il ne faut pas toujours l'écouter - de Pierre Guidoni, député de Narbonne comme notre ambassadeur à Madrid, elle a donné des résultats heureux et contribué à une meilleure compréhension des problèmes par ses électeurs du Midi.

Au cours de l'été 1983, je participai, à Montpellier, à une réunion d'élus locaux et de représentants viticoles. J'essayai de leur expliquer pourquoi, après avoir entretenu des relations si étroites, pendant tant de siècles, avec l'Espagne voisine, nous en étions arrivés à cette mésentente. J'essayai de les persuader de la nécessité de changer d'état d'esprit. L'Espagne allait de nouveau exister comme un grand pays et si, pendant quarante ans, on l'avait oubliée à cause de Franco, il était impératif désormais de renouer des relations cordiales avec elle. Les élus me demandèrent : « Nous autoriseriez-vous à rencontrer directement les Catalans pour discuter avec eux de nos problèmes ? ». Je leur répondis que les Catalans n'attendaient que cela. « Nous autoriseriez-vous à aller à Bruxelles discuter directement de nos problèmes ? » me demandèrent-ils encore. « Oui », leur répondis-je, « à condition que mon représentant soit présent à l'entretien ». Et j'ajoutai : « Prenez votre avenir en main. L'ouverture de la frontière est pour vous une chance. Saisissez-la ». J'ai pu les convaincre. Et, cessant de s'enfermer dans une opposition stérile, ils ont pris de nombreuses et heureuses initiatives. Si bien que la surenchère démagogique développée par Jacques Chirac et ses amis, selon laquelle, s'ils revenaient au pouvoir, ils rouvriraient la négociation de l'adhésion de l'Espagne, n'a eu aucun effet ni, d'ailleurs, aucune suite.

Malgré le blocage institutionnel que le problème, non encore réglé, de la compensation britannique faisait subir à la Communauté, j'ai pu heureusement avancer sur d'autres points. Il en est un dont on ne parle pas beaucoup, mais qui, de tout ce que j'ai entrepris, est probablement le plus important. J'ai saisi pour en décider le premier Conseil des ministres auquel il m'a été donné de participer. Si je ne l'avais pas fait immédiatement, je ne suis pas sûr que cela aurait été ensuite possible. Vous savez que nous sommes unis au Conseil de l'Europe, la grande Europe, celle de Strasbourg, par une Convention européenne des Droits de l'Homme et qu'il existe une Cour européenne des Droits de l'Homme pour connaître des manquements à cette Convention. La France avait mis un temps considérable à ratifier les traités constitutifs de la Convention, mais elle n'avait jamais ouvert le droit de recours des individus devant cette Cour. Dès mai 1981, j'ai donc demandé au président de la République, en Conseil des ministres, l'ouverture de ce droit, nouveau pour les Français. Ce fut fait dans les quinze jours qui suivirent.

Les effets ont dépassé mes espérances. Toutes les juridictions françaises sont désormais soumises au contrôle de la Cour européenne qui a pour mission d'assurer à chacun la garantie d'un procès public, intervenu en temps utile, dans des conditions équitables et dans le respect des droits de la défense. Cela les a contraintes à des modifications, parfois profondes, de leurs procédures.

De la négociation avec l'Espagne, peu de problèmes restaient à régler lorsque j'ai quitté mon ministère. Une séance de travail importante, à laquelle participait le président de la République lui-même avait eu lieu à La Granja, le château qu'avait fait construire Philippe V, à Ségovie. Cette rencontre témoignait des liens d'amitié retrouvée avec l'Espagne. Ceux qui nous liaient au Portugal n'avaient jamais été altérés.

Restait en suspens la question de la compensation britannique. Elle a été négociée après moi. Le président de la République a payé le prix, moins cher que ce qu'espérait Thatcher, plus cher que ce que j'aurais souhaité. Ce prix a cependant été la condition, heureuse, des avancées ultérieures. Cependant la compensation britannique continue à peser sur les finances de la Communauté alors que la situation financière de la Grande-Bretagne a changé. Cet État bénéficie ainsi d'une subvention en partie indue. Il n'est hélas pas le seul et il y aurait sans doute beaucoup à dire de la répartition de la PAC mais ceci est une autre histoire.

Discussion

M. Éric Bussière

Avant de donner la parole à la salle, je voudrais revenir sur deux points de votre discours, monsieur Chandernagor. Votre rôle on le voit bien, a consisté, vis-à-vis de l'extérieur à calmer le jeu et à assainir les relations entre la France et les partenaires. Les premières interventions de Gaston Thorn, une fois que le gouvernement est arrivé, marquaient une inquiétude.

M. André Chandernagor

Oui, mais j'ai réussi assez rapidement avec lui. Ensuite, j'ai eu l'avantage d'avoir été l'un des membres du cabinet de Guy Mollet. Je connaissais donc Émile Noël et nous étions des amis proches. Il s'est fait mon porte-parole auprès des autres, et j'ai pu ainsi gagner leur confiance. Ce fut très important.

M. Éric Bussière

Cette information est tout à fait intéressante. Il apparaît que des réseaux parallèles très complexes fonctionnent entre nos partenaires et Bruxelles et, si l'on ne regarde qu'une seule ligne, on est aveugle.

Le deuxième élément intéressant et révélateur est le suivant : au sein du gouvernement, vous êtes l'un de ceux qui défendent le projet européen et vous avez été choisi pour cela. Quels sont ceux qui vous aident vraiment et ceux qui vous aident le moins ? Jean-Pierre Chevènement a des positions différentes, et vous l'avez très nettement dit mais...

M. André Chandernagor

Pierre Joxe était, à l'époque, très souverainiste.

M. Éric Bussière

Quels sont ceux qui vous soutiennent ou qui sont le moins éloignés de vous ?

M. André Chandernagor

Pierre Mauroy a été mon plus constant soutien. Je ne dis pas que c'est ce qui a emporté totalement la décision de François Mitterrand, mais jusqu'au virage de 1983, je m'interroge : de quel côté le président de la République va-t-il se diriger ? Va-t-il continuer à caresser « le rêve éveillé » de « la révolution dans un seul pays » ? Contraint à deux dévaluations successives, que va-t-on faire ? Les deux politiques sont possibles. Selon Pierre Bérégovoy, Pierre Joxe, et d'autres encore, il faut rompre avec le système monétaire européen. L'intervention de Pierre Mauroy est alors capitale. « Monsieur le président, si vous aimez « piloter sur la glace », vous le ferez tout seul » a-t-il dit à François Mitterrand. Il est vrai que dès lors que nous abandonnions le système monétaire européen, plus rien ne nous retenait, nous pouvions aller jusqu'à la faillite complète. Le président de la République a penché en faveur de Pierre Mauroy. Jacques Delors était du même avis. Quant à moi, le président ne m'a pas interrogé. J'avais préparé ma démission, au cas où... Mais puisque le virage était pris, et abandonnée la tentation de la révolution dans un seul pays, que restait-il à faire à l'Européen qu'était fondamentalement François Mitterrand ? Faire avancer l'Europe : il l'a parfaitement compris et il l'a fait.

M. Éric Bussière

Il faut rendre hommage à Mme Guigou qui, en février ou mars 1983, dans une de ses notes figurant aux archives, dit que, si l'on quitte le système monétaire, on ne peut pas savoir jusqu'où le franc descendra, et qu'on ne peut donner aucune garantie sur le point d'arrivée. On pilote donc sur la glace, sur une pente exposée au nord et sans garde-fou. C'est un élément qui, semble-t-il, a joué un grand rôle.

M. André Chandernagor

J'ai quitté le gouvernement pour des raisons personnelles. J'étais ministre délégué. M. Claude Cheysson était ministre des affaires étrangères et ayant été antérieurement commissaire européen s'occupait aussi de l'Europe. Je commençais une négociation et, au dernier moment, ce n'était pas le même qui était au siège. Ceci ne me convenait pas et j'ajoute que c'est de mauvaise méthode, non parce que cela blesse la susceptibilité personnelle, mais quant au résultat. J'étais aussi fatigué physiquement, après avoir cumulé tous les mandats représentatifs pendant de nombreuses années. C'est alors que l'opportunité d'aller présider la Cour des comptes s'est présentée. J'étais issu du Conseil d'État. La perspective de terminer ma carrière administrative à la direction d'un grand corps de l'État était tentante, à un moment de ma vie où, après trente années d'expérience, j'étais las de la vie politique. J'ai décidé de tourner la page. Je n'ai pas eu de regrets.

M. Yves Denéchère

Monsieur Chandernagor, la fin de votre intervention est intéressante. Dans le gouvernement français, dans les institutions françaises, avec un pouvoir exécutif tel qu'il est organisé, quel est le poids d'un ministre délégué aux affaires européennes ou d'un secrétaire d'État aux affaires européennes, alors que le ministre des affaires étrangères est le réel pilote ? En 2004, le soir même de sa nomination au Quai d'Orsay, Michel Barnier est nommé sur un plateau de télévision « Monsieur le ministre des affaires étrangères ». Interrompant le journaliste, il précise « et des affaires européennes ». Il y avait pourtant une ministre déléguée aux affaires européennes. Quel est effectivement le rôle joué par un ministre délégué dans les rouages de la prise de décision, de l'exécution de la politique européenne de la France ?

M. André Chandernagor

Je vous ai dit que j'avais été une exception, en ce sens que je m'étais fait donner le contrôle du SGCI, ce qui me conférait un pouvoir d'arbitrage. Je l'ai fait, mais il faut le vouloir et être suffisamment homme de dossiers pour y réussir efficacement.

M. Yves Denéchère

Même auprès du ministre des finances ?

M. André Chandernagor

Même auprès du ministre des finances. Que pouvaient-ils faire ? En appeler à Pierre Mauroy qui était un vieil ami, qui m'a toujours soutenu et avec qui il n'y eut jamais aucun problème ! J'ai donc pu arbitrer tous les dossiers, au cours de multiples séances de travail réunissant les représentants des diverses administrations intéressées. Cela me permettrait de peser en faveur d'une orientation de l'administration française plus favorable à l'Europe. C'était passionnant, mais dur.

Dépendant exclusivement du Quai d'Orsay, j'aurais été une « coquille vide » et presque tous ceux qui m'ont succédé l'ont été. Roland Dumas m'a succédé aux affaires européennes, en tant que ministre plein, mais s'est vu retirer le SGCI qui est revenu directement à la Présidence de la République. Sa force, à lui, tenait à l'amitié personnelle qui le liait à François Mitterrand. Il est allé ensuite au Quai d'Orsay et a retrouvé l'intégralité des moyens matériels et administratifs de la fonction. Dans le système tel qu'il existe, les présidents de la République entendent gouverner à la fois les affaires étrangères et les affaires européennes. Il faut que ce soit clair : c'est ainsi. Si vous avez suffisamment de personnalité, si vous n'attendez rien de spécial, vous préserverez vos marges. François Mitterrand ne m'a jamais importuné. Il m'a simplement demandé une fois si j'étais satisfait des capacités du secrétaire général du SGCI que j'avais choisi. Je lui ai répondu que je l'étais. Il objecta que ce n'était pas ce qu'on lui avait dit. « Monsieur le président qui est ce "on" ? ». Il me répondit : « Cherchez, cherchez ! » - « Ce n'est pas difficile », rétorquai-je, « dans votre entourage, certains trouvent que leur l'avancement ne va pas assez vite. » On en resta là. Mais dès mon départ, le secrétaire général que j'avais nommé fut envoyé comme ambassadeur au Vénézuéla et remplacé Elisabeth Guigou, du cabinet du président.

De la salle

Qu'est ce que le SGCI ?

M. André Chandernagor

C'est aujourd'hui le Secrétariat général pour les affaires européennes (SGAE). Cet organisme est composé d'un secrétaire général, sous les ordres duquel travaillent des fonctionnaires détachés de toutes les administrations françaises, qui ne cessent pas d'appartenir à leur administration d'origine et qui sont là en mission. Toutes les administrations y sont représentées et c'est lui qui coordonne leur position sur les dossiers européens.

M. Éric Bussière

Cette structure est composée de quelques centaines de personnes. Elle suit tous les dossiers. C'est l'instrument courant de la politique européenne de la France.

M. André Chandernagor

C'est la France qui l'a inventé, et tous les autres nous ont copiés, car ils ont trouvé le système remarquable.

M. Éric Bussière

Comment expliquez-vous, de votre point de vue, cette sorte de dichotomie entre les années 1980, qui finalement, se sont révélées efficaces, et les difficultés du début des années 1990 ? A-t-on raté un tournant politique à un moment où on pouvait le prendre ou faut-il chercher d'autres raisons ?

M. André Chandernagor

Je pense que, jusqu'à Maastricht, ce n'était pas mal. On avait réussi à instaurer la monnaie commune, difficile à mettre en place, oeuvre inachevée, car un organisme collectif devait piloter la politique monétaire européenne : il n'était pas prévu d'en laisser le monopole à un personnage aussi éminent que M. Trichet, mais à un homme seul. Cela n'a pas été négocié par la suite, je ne sais pourquoi. Je constate seulement qu'au lieu d'approfondir, d'améliorer dans leur fonctionnement les institutions européennes, on s'est tenu pour satisfait d'élargir l'Europe à de nouveaux membres.

Le traité de Nice était une catastrophe. Je ne sais qui l'a négocié et je ne veux pas le savoir. Et voilà, après l'échec du projet de constitution que la machine se grippe et tous les problèmes apparaissent en même temps. Comment faire fonctionner l'Union à vingt-sept ? La compensation britannique, qu'en fait-on ? Et nous-mêmes, pouvons-nous continuer à faire de la politique agricole commune une « vache sacrée ». Il y a cinquante ans, un pourcentage énorme de la population française était employé à l'agriculture. Il ne reste plus aujourd'hui que moins de 700 000 exploitants, qui coûtent fort cher à la Communauté. Devons-nous continuer, contre vents et marées, à les subventionner à un niveau tel qu'il nous empêche d'être crédibles dans la négociation communautaire ?

On ne peut pas avancer seul et j'enrage quand j'entends dire « je veux cette Europe-ci, je veux cette Europe-là », en oubliant que rien n'est possible si nous n'avons pas l'accord de nos autres partenaires. Depuis l'origine, on a fait de l'Europe, non le lieu d'une espérance, mais le « bouc émissaire » de nos ennuis. Les médias et les hommes politiques y ont contribué. Si nous poursuivons sur cette lancée, chacun des participants va se retrouver réduit à ses frontières nationales. Ce serait une catastrophe et un recul immense. Tout est malheureusement possible, car au lieu d'expliquer la situation, on flatte la population, lui rappelant qu'elle est souveraine. Personne ne nie la souveraineté du peuple français. Cela ne veut pas dire qu'il est infaillible. Il peut se tromper, et il faut lui expliquer que, s'il se trompe, ce ne sont pas les autres qui paieront pour lui. Lui seul paiera, et très cher !

M. Jean Bizet

Je voudrais apporter un certain nombre de remarques, mais je ne remonterai pas aussi loin que M. le ministre, puisque n'étant arrivé dans cette maison que depuis 1996, je n'ai pas toute cette antériorité. Je voudrais également parler de l'approche que l'on en a au niveau parlementaire. M. le ministre a dévoilé dans ces derniers propos ce que j'allais dire.

Il est vrai, surtout dans la dernière décennie, que l'on ne trouve pas une véritable volonté politique concernant l'Europe et les débats qui ont eu lieu ici ou là étaient plus ou moins stériles, tout simplement parce que nous sommes passés de périodes d'ambiguïté à des périodes d'hypocrisie, à droite comme à gauche. Nous n'avons eu, ni à droite ni à gauche, la volonté politique de faire des réformes sur le plan national.

Il était excessivement facile de dire : « Je ne peux pas ceci ou je fais cela à cause de l'Europe ». L'Europe a donc véritablement servi de bouc émissaire. Je vous reparlerai tout à l'heure de la modification que l'on est en train de mettre en place dans le fonctionnement de la délégation à l'Union européenne. L'opinion publique le sent bien et elle le sent d'autant plus qu'à partir de 1993, la décision de l'élargissement est prise et « dans le dos de nos concitoyens », sans provocation de ma part. Il est clair que le traité de Nice est devenu, au fil du temps, totalement inopérant pour régler les problèmes à vingt-sept ou vingt-huit. Il y a quelques années, les propos, attitudes et postures de certaines personnalités confinaient, à mon avis, à l'imposture : je parle du plan B. Mais il y en avait déjà il y a cinquante ans, cela a été évoqué ce matin au travers des propos de Georges Bidault : « Salut aux chercheurs d'aventure ! ». Il y a toujours eu, à certaines époques, des provocateurs.

Aujourd'hui, il n'y a toujours pas suffisamment de volonté politique. On peut toujours disserter sur le fait que le président Chirac ait pris la décision, en mars 2005, de choisir plutôt la voie référendaire que parlementaire pour faire valider le projet de traité constitutionnel. On savait très bien, à l'Assemblée et au Sénat, que 80 % des parlementaires allaient voter la Constitution européenne. Malgré tout, je pense que le président de la République a eu raison de faire ce choix.

Aujourd'hui, nous sommes dans la situation que vous connaissez, mais imaginez qu'il ait fait un autre choix ! En ayant choisi de demander aux Français de se positionner, il a replacé le débat sur les questions européennes au sein de chaque famille, me semble-t-il. La question a, plus ou moins, déchiré les familles, au sens concret du terme, mais l'Europe ne s'est pas construite en un jour. Elle s'est construite également par soubresauts. Profitons de cette période pour remettre les choses en place. Je ne sais pas qui sera élu demain président de la République, mais il est bien évident que j'attends beaucoup du nouveau président au cours du premier semestre 2008. En fonction du ou de la présidente, les orientations vont changer radicalement. Nous ne pouvons simplement plus rester dans cet état.

Il ne s'agit pas d'ouvrir avec vous, monsieur le ministre, le débat sur la PAC : nous l'avons déjà fait en partie au cours du déjeuner. La France ne peut être laissée à l'écart de la mondialisation et le monde n'attendra pas la France. Il faut appréhender ces questions, celle notamment de la PAC, dans un contexte plus large qui est celui de l'Organisation mondiale du commerce, au sein de laquelle la domination américaine reste forte. Nous avons des outils, des instruments de défense commerciale, mais nous n'avons jamais su les utiliser avec intelligence et perspicacité.

J'ai été malheureux, comme sans doute, une majorité d'entre vous l'ont été, lorsque le peuple français a rejeté le projet de Constitution européenne. Au sein du palais du Luxembourg de même qu'à l'Assemblée, cependant, les délégations à l'Union européenne se sont approprié le fait de servir de filtre, en vertu de l'article 88-4 de la Constitution, à tous les textes qui passent à Bruxelles, pour les observer au titre des principes de subsidiarité et de proportionnalité, ce qui nous permet de communiquer plus positivement à l'égard de nos citoyens.

Lors du débat sur la fameuse directive Bolkestein, même si le Sénat a été réactif, entre le moment où il en a été saisi et le moment où l'avis a été rendu pour que le gouvernement, en quelque sorte, s'en inspire, la décision du Conseil était déjà intervenue. Ceci n'est plus acceptable !

Nous avons fait des propositions de réforme de la délégation à l'Union européenne. Elles sont appréhendées très positivement. Nous attendons la fin de ces périodes de turbulence pour être hyperréactifs et essayer d'associer le maximum de sénateurs à ces problématiques. Je remercie l'association et le comité qui ont organisé ce type de débats et je me réjouis de voir autant de jeunes y participer, car c'est justement au travers du dialogue que l'on peut expliquer précisément que l'Europe commence chez soi et sur le terrain.

M. Éric Bussière

Deux remarques par rapport à ce que vous avez dit. Premièrement : le monde ne nous attendra pas et nos partenaires non plus. Il suffit d'écouter les bonnes personnes.

Deuxièmement, la relance des années 1980 est une réponse européenne à la mondialisation. On a essayé de se donner les instruments pour s'y insérer, mais tout en préservant notre intérêt et notre identité. Cette articulation faisait la force de ce projet et les problèmes de 2005 remontent aux années 1990. Ils ne sont que le révélateur de problèmes antérieurs. Il ne faut donc pas focaliser sur 2005 : ce serait une erreur.

De la salle

Monsieur Chandernagor, vous l'avez rappelé, vous avez été un des acteurs de ce demi-siècle de vie politique, influent et ô combien important ! Vous avez donc été aux côtés de Guy Mollet et il serait intéressant que vous nous disiez, s'il y a des éléments dans ce domaine, quels étaient les débats à l'époque.

M. André Chandernagor

Les gens de ma génération avaient 18 ans en 1940. Je lis en ce moment le livre de Hanotaux sur Monsieur Thiers et la façon dont il a vécu la défaite de 1870 et la Commune. Je crois que ce que nous avons vécu était plus grave encore car, en 1870, ce n'était pas la fin de l'Europe, alors qu'après la guerre de 1940, c'était visiblement l'effondrement, non seulement de la France, mais de l'Europe. Jusqu'en 1940, l'Europe régnait sur l'univers. Elle apparaissait, non pas comme une puissance unie, mais comme un ensemble de nations économiquement fortes et comme un foyer de civilisation rayonnant sur le monde. Sur le planisphère de cette époque, l'Empire français et l'Empire anglais occupaient à eux deux toute l'étendue du monde. Tout d'un coup, tout s'effondre, emporté par la barbarie du nazisme. C'est la décadence, la fin d'un monde. La Grande-Bretagne, extrêmement courageuse, s'en tire grâce aux États-Unis et il en va de même pour la Russie, avec l'aide des États-Unis, et le sacrifice de ses soldats qui n'ont pas marchandé leur vie. Au milieu, un grand trou béant. Pour nous, les survivants, la création d'une entité nouvelle, le rapprochement des misères pour essayer de sauver ce qui peut être sauvé, s'imposent comme une évidence. Et cette même évidence perdurera pendant quelques décennies.

À la SFIO, il y a quelques irrédentistes qui se manifesteront essentiellement au moment de la CED. Ils ne sont ni contre le traité du charbon et de l'acier, ni contre le Marché commun mais, pour un peu plus d'un tiers des votants à l'Assemblée, contre la CED. J'ai considéré cela comme une catastrophe. À cette époque, j'étais candidat, pour la première fois, à une élection cantonale. Coincé entre les communistes, qui me traitaient de « social-traître » et un radical qui venait de sortir des camps de prisonniers et ne voulait pas du réarmement de l'Allemagne, je n'avais pas de marge de manoeuvre. Pour finir, je ne m'en suis pas trop mal tiré. J'ai été battu certes, mais ma défaite n'eut rien d'une débâcle.

Au fond, la CED est arrivée trop tôt, comme nous l'avons dit ce matin. Du fait de l'initiative américaine, il fallait réarmer l'Allemagne contre la Russie et les Américains l'exigeaient. L'échec de la CED n'a d'ailleurs pas empêché de réarmer l'Allemagne. On l'a réarmée dans le cadre de l'OTAN alors que ce réarmement aurait pu, aurait dû s'opérer dans le cadre de l'Europe. Il faut donc toujours mesurer les conséquences de ses votes. J'en veux aux communistes, car il était clair qu'ils travaillaient pour Moscou. Quant à mon adversaire radical, il avait été prisonnier de guerre pendant cinq ans et, dans nos campagnes, une peur doublée de haine régnait encore à l'époque à l'égard de l'Allemagne. Elle remontait à 1870 et s'était aggravée : 1914, 1940... Difficile de lutter contre. Mendès France ne s'était pas engagé, alors qu'il était président du Conseil. Nous avons alors perdu quelque chose, le moyen d'une Europe fédérale mais peu d'années après, le traité de marché commun nous permettait de rebondir.

Actuellement, nous sommes dans une situation presque aussi difficile. J'espère que nous pourrons encore rebondir. Mais nous n'y parviendrons pas en voulant une Europe à l'image de la France. Ce n'est pas possible. L'Europe ne peut être qu'une oeuvre de compromis : il faut comprendre cela. C'est donnant-donnant.

Mme Marie-Antoinette Coudert

Ma question concerne précisément l'élargissement actuel de l'Europe et l'éventuel élargissement futur. Certains se montrent souverainistes, soit clairement, soit de manière sous-entendue. Finalement, ils sont motivés sans le dire par le fait que l'élargissement de l'Europe se fait en direction de pays qui n'ont pas du tout le niveau de vie et le niveau économique des pays fondateurs ni des pays qui les ont rejoints plus tard, comme la Grande-Bretagne. Ce désintéressement pour l'Europe ne vient-il pas justement de cet élargissement excessif ? Qu'en pensez-vous ? Je vous pose la question directement, monsieur Chandernagor.

M. André Chandernagor

Je pense que l'on est allé trop vite dans l'élargissement et qu'il aurait fallu étaler les périodes intermédiaires. Les pays d'Europe de l'Est qui viennent de nous rejoindre avaient le droit d'entrer dans l'Europe. Nous le leur avions dit à toutes les tribunes, sur toutes les radios. Ils en ont donc profité, mais le problème que vous posez est réel : la différence de niveau de vie ne peut se résorber qu'à terme. L'Irlande en a bénéficié pour de nombreuses raisons, la Grèce aussi et le Portugal. Ces pays rejoignent peu à peu le niveau commun. Bien sûr, ce sont les plus riches qui y contribuent en partie, mais cette contribution solidaire est un des éléments de base du système et reste parfaitement gérable, à dose raisonnable. Or, nous avons accueilli un grand nombre de nouveaux adhérents et ce grand nombre est difficile à diriger. « Qui trop embrasse, mal étreint ». Il faudra beaucoup de temps et aménager des périodes intermédiaires. La grande difficulté à laquelle nous devons faire face résulte de la mise en oeuvre du droit de libre circulation accordé dans l'espace européen. Il est vrai que les différences salariales et sociales sont telles qu'elles créent des « appels d'air » et donc des déménagements d'entreprises qui, dans une période de récession ou de moindre croissance comme celle que nous vivons, posent de redoutables problèmes. Il faut savoir que le chemin sera difficile.

Je pense que l'on arrivera à le faire admettre, car nous avons dans certains secteurs, besoin de main-d'oeuvre : dans le bâtiment et les travaux publics notamment. Dans mon ancienne circonscription électorale de la Creuse, il existe une remarquable école des métiers du bâtiment. Elle est menacée de fermeture, faute d'élèves, alors que les jeunes qu'elle forme sont assurés de trouver un emploi avec des perspectives rapides d'avancement dans leur métier. Faute d'une main d'oeuvre française suffisante en nombre on est contraint de faire appel à des gens venant de Moravie, de Roumanie, de Pologne.

J'admets qu'un certain nombre d'entreprises délocalisent, pour aller dans tel ou tel de ces pays européens. Je ne pense pas, d'ailleurs que l'on puisse les en empêcher, sauf à méconnaître les traités. Ce qui pose problème est l'ouverture totale et débridée d'un capitalisme financier sans scrupule à des pays où l'exploitation éhontée de la main d'oeuvre est l'appât essentiel. Je veux croire que grâce à l'action de l'Organisation mondiale du commerce, cela va s'arranger mais je crains que si de telles délocalisations continuent à ce rythme, nous courions à la catastrophe. On ne peut durablement gouverner un pays contre son opinion. Les délocalisations sauvages posent un réel problème, et nous serons obligés, sous une forme ou sous une autre, de mieux nous défendre contre elles. Je ne dis pas qu'il faut fermer nos frontières, mais je dis que l'union européenne doit, dans la défense de ses légitimes intérêts, être plus vigilante.

M. Éric Bussière

Quand nous avons absorbé l'Espagne, l'émigration espagnole s'est quasiment arrêtée instantanément. Les Espagnols sont arrivés avant l'entrée de l'Espagne dans l'Europe, puis ils ont cessé de venir et, actuellement, 4 millions d'étrangers vivent en Espagne. En Pologne, il y a pénurie de main-d'oeuvre dans de nombreux corps de métiers, les salaires augmentent à un rythme de 10 à 20 % par an. Le rattrapage est donc en train de s'opérer. C'est donc certainement un problème, mais il est différent avec d'autres régions.

M. Jean Bizet

La Bulgarie, la Croatie et la Roumanie entreront à terme dans l'Europe, sans que nos concitoyens soient amenés à donner leur avis. Cela étant, comme l'a dit auparavant M. Bussière, il faut bien considérer que, dans l'élargissement, le retour sur investissement est loin d'être négligeable et, dans la « directive services », dont l'élaboration a mis un certain temps, tout est assez bien cadré : ne soyons pas non plus pessimistes.

Concernant la crainte de M. le ministre Chandernagor sur la Chine et l'Inde, il est vrai que nous devons redoubler de vigilance, mais nous disposons des outils. Simplement, nous avons eu quelques difficultés à les mettre en place et, au niveau de l'Organisation mondiale du commerce, nous avons tout intérêt à avoir une Europe forte pour pouvoir discuter avec des partenaires tels que les États-Unis, le Brésil et la Chine. Ces délocalisations nous laissent « meurtris », les uns et les autres, dans nos territoires respectifs, mais l'Organisation mondiale du commerce ne s'occupe que de commerce. Il faut dire et répéter que les carences qui apparaissent résultent des distorsions de concurrence au niveau de ces pays, car on n'y traite pas d'environnement ou de lois sociales.

Il faut noter cependant des avancées. Je vous en donne deux. L'Office international du travail (OIT), basé à Genève, a établi des passerelles avec l'OMC. De plus, j'ai réclamé au niveau du Sénat, étant en charge du suivi des négociations avec l'OMC, la création d'une organisation mondiale de l'environnement. Ce ne sera pas une OME, ce sera une ONUE : Organisation des Nations unies pour l'environnement. Sur les 148 pays membres de l'OMC, 45 actuellement ont souscrit à l'appel de Paris du président de la République en février dernier. Cela a donc obligé ces pays à entrer dans un « cercle vertueux » et à respecter précisément les normes environnementales que nous imposons à nos entreprises. Ainsi la fabrication de tee-shirts, de chaussures ou de tout autre produit doit se faire de la même façon, dans le respect des mêmes exigences environnementales, quel que soit l'endroit du monde. Cela va demander du temps mais nous avons des mesures antidumping, des clauses de sauvegarde, que nous répugnons cependant à mettre en oeuvre. Il faut donc une réelle volonté politique.

TABLE RONDE : « LES ENJEUX ACTUELS »

Modérateur : M. Jean-Noël Jeanneney, ancien ministre, président de la Bibliothèque nationale de France et co-président d'Europartenaires.

Témoignages de :
M. Jean-Louis Bourlanges, député au Parlement européen,
M. Jean Bizet, sénateur, vice-président de la Délégation pour l'Union européenne, sénateur de la Manche,
M. Benoît Hamon, député au Parlement européen,
M. Philippe Mioche, professeur à l'université d'Aix-en-Provence.

M. Jean Bizet

Avant de donner la parole à M. le ministre pour présider cette table ronde, je me permettrai simplement deux citations.

L'une est de Victor Hugo, dont on en a beaucoup parlé ce matin et j'avoue qu'en dehors du fait qu'il ait fréquenté le palais du Luxembourg quelques années, il y a une citation que j'apprécie beaucoup chez lui : « Un jour viendra où il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marchés s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idées ». Je crois qu'il n'y avait que lui pour imaginer cela. Nous sommes encore en plein dans l'actualité.

La deuxième citation est de Jean Monnet car, au-delà des projets, il faudra bien revoir, sous une forme ou une autre, un nouveau traité ou le traité actuel de 2005 qu'il aura fallu toiletter. Cette parole de Jean Monnet est celle-ci : « Rien n'est possible sans les hommes, mais rien n'est durable sans les institutions ». C'est tout un programme. Monsieur le ministre, je vous laisse la parole.

Affirmer la nécessité d'une différence

M. Jean-Noël Jeanneney

Vous avez, monsieur le sénateur, donné deux citations, j'en choisirai une troisième. C'est un mot de Cromwell qui m'a frappé et qui disait : « On ne va jamais aussi loin que quand on ne sait pas où l'on va ». L'Europe a souvent fonctionné de la sorte et a été fidèle à la nymphe Europe qui, comme vous le savez, a cédé à la séduction de Zeus sous l'apparence d'un taureau blanc. Elle est montée sur celui-ci et est allée vers l'Occident, sans bien savoir vers quelle destination. Cela eut beaucoup d'effets positifs, puisque son frère Cadmos lancé à sa poursuite, s'est arrêté pour fonder Thèbes. Eh bien, je pense pourtant que cette formule, qui a longtemps valu pour l'Europe, ne vaut plus aujourd'hui. La lucidité s'impose et nous avons besoin désormais de savoir où nous allons, dans le monde très complexe qui est le nôtre.

C'est pourquoi je me réjouis de voir autour de nous des esprits aussi distingués que Jean-Louis Bourlanges, mon collègue Philippe Mioche qui est un spécialiste de l'histoire de l'Europe, notamment quant à son industrie, et le député européen Benoît Hamon, qui a bien voulu distraire un instant de son temps au milieu de tant d'obligations que la conjoncture lui impose dans beaucoup de régions de France. Envers tous les trois, nous sommes redevables.

Je me réjouis que nous soyons investis de la responsabilité de parler des enjeux actuels, c'est-à-dire de l'avenir. Rien n'est plus agréable pour un historien que de parler de l'avenir, puisqu'il sait qu'il est incompétent : cela lui laisse donc une extrême liberté.

Je marquerai d'entrée de jeu, si vous le voulez bien, qu'il s'agit en somme de savoir, si nous voulons faire l'Europe, en quoi elle est différente. Pour moi, c'est le meilleur fil directeur. Si nous ne sommes pas différents des autres puissances planétaires quant au passé et quant au présent, alors à quoi bon faire l'Europe ? Le vieux slogan de Radio France, pour qui je garde quelque tendresse, était : « Écoutez ma différence ». Si la planète n'écoute pas notre différence, alors, oui, à quoi bon ? Or je crois que l'Europe peut affirmer cette différence, et par conséquent et qu'elle le doit.

Affirmer la nécessité d'une différence, c'est d'abord avoir de soi-même une idée qui soit claire et bien déterminée. Pour cela, il faut évidemment affronter sans timidité et avec détermination la grande question des frontières de l'Europe. Vous en avez antérieurement parlé et André Chandernagor l'a évoqué au détour d'un de ses propos très vigoureux. Jusqu'où allons-nous ? Vous vous rappelez ce que disait Aristote « Il faut s'arrêter quelque part » : le propos vaut aussi géographiquement. Je ne crois pas que l'on puisse jamais construire une Europe forte et - voilà un des enjeux actuels les plus évidents - si on ne dit pas, à un moment donné, ici est la limite. Bien sûr, il y a des cas où celle-ci s'impose d'elle-même, par exemple sur l'Atlantique, mais il y a du flottement du côté de l'Orient et du sud-est. C'est le devoir (la vertu ?) des politiques que d'affronter cette incertitude et de dire : « ici, on s'arrêtera et à vue humaine, c'est définitif ». Sinon, de proche en proche, gagnera la mollesse.

Je vois que M. le ministre Chandernagor fait avec sa main un mouvement qui semble marquer qu'il n'est pas en désaccord avec moi. Je me réjouis de savoir que je rejoins votre philosophie et votre expérience. Je crois qu'il faut qu'à un moment donné, Turquie ou pas Turquie, l'on décide quand on s'arrête, pour nous-mêmes et pour les autres, plutôt que de laisser prospérer l'idée que l'on pourra toujours aller plus loin. C'est une profession de foi personnelle que je livre à la sagacité des autres membres de cette table ronde.

En ce qui concerne le temps, d'autre part, la longue durée, il faut aussi savoir d'où nous venons et où nous allons. Il faut affirmer avec force notre spécificité, notre différence, notre exceptionnalité. Nous avons, depuis 1945, nos grands ancêtres puis nous-mêmes, entrepris quelque chose qui n'a pas de précédent. Peut-être peut-on chercher quelques antécédents du côté des ligues de la Grèce antique mais, compte tenu des dimensions, c'est difficilement comparable.

L'Europe a connu dans l'Histoire trois manières de rechercher un équilibre relativement pacifique.

La première est représentée par le De Monarchia de Dante. Un personnage très puissant a imposé son autorité à travers tout le continent : cela a été l'empereur ou le Pape, puis Napoléon et (évidemment je fais ce rapprochement avec toutes les prudences du monde), c'était aussi l'idée d'Hitler, pour une « Europe nouvelle ». Tel est le premier schéma.

La deuxième correspond aux conceptions de Metternich, chères également à Henri Kissinger : l'on peut constituer une sorte d'équilibre entre des nations perpétuellement insatisfaites, mais dont l'insatisfaction même renforce cet équilibre. C'était l'esprit du traité de Vienne mais les choses se sont peu à peu figées et quand on est passé de Metternich à Bismarck, ce système s'est dégradé en constituant une machine infernale qui a provoqué l'effroyable barbarie de la guerre civile européenne de 1914-1918, avec toutes les suites que nous connaissons.

Nous avons inventé autre chose, selon un troisième scénario, inédit celui-ci. Ce qui me frappe c'est qu'avec le recul, l'opposition, si familière aux professeurs de Sciences-Po et aux acteurs des années 1960 entre de Gaulle et Jean Monnet est en train de perdre quelque peu de sa force et de sa vigueur. Vous citiez le mot de Monnet : « Il faut faire d'abord les institutions et les hommes suivront », on les obligera à travailler ensemble. En face, de Gaulle disait à peu près : « Qu'est ce que serait une institution qui ne serait pas habitée par une politique antérieurement déterminée et propre à affirmer précisément la force d'une différence ? ». Il me semble que dans la conjoncture actuelle, cette opposition perd de sa force et de sa portée. Il me semble qu'à présent les problèmes se définissent différemment : par exemple à quelle vitesse doit-on aller, faut-il - comme l'avaient suggéré certains des premiers prophètes de l'Europe - avancer par secteurs (la CECA, l'Euratom, ...) ou bien sur tous les fronts à la fois ?

On a prêté cette phrase, assez stupide, à Jean Monnet - heureusement, il ne l'a jamais dite : « Si c'était à refaire, je commencerai par la culture ». Ce n'est pas très malin, car la culture n'est pas un secteur comme les autres mais constitue l'ensemble des représentations qu'un ensemble humain se donne à lui-même et cela concerne tout ce qu'il peut bâtir dans l'ordre du concret, de l'économie, de la politique. En revanche, la question se pose toujours de savoir s'il faut commencer par un secteur ou, au contraire, avancer partout. Autre problème : faut-il avancer tous ensemble à l'intérieur de cette globalité territoriale dont nous parlons ou rechercher surtout des coopérations renforcées ? J'ai eu récemment à conduire le projet de la Bibliothèque numérique européenne et à réfléchir à la question de savoir si tout le monde devait se mettre d'accord, à vingt-cinq ou vingt-sept, pour fixer le détail de ce que nous ferions ou s'il valait mieux commencer à trois, quatre ou cinq. J'ai pensé qu'il fallait mieux commencer à créer un cercle vertueux que les autres auraient plaisir à rejoindre. Cela vaudrait sûrement ailleurs.

Reste la question centrale des institutions, que le grand débat sur le traité constitutionnel a portée au-devant de l'attention des peuples et des démocraties, avec le résultat négatif que nous savons. Les Européens qui étaient le plus favorables à la marche en avant, s'en sont grandement chagrinés, mais ils ne peuvent pas ne pas prendre en compte les motifs profonds qui font que les peuples français et néerlandais n'ont pas été persuadés de l'utilité, de la nécessité et de l'urgence d'avancer de la sorte. D'où des réflexions nécessaires quant à ce qu'on peut construire, à la manière de le faire, aux finalités, à la vitesse, aux domaines concernés, à la stratégie...

Nous sommes très impatients de savoir ce que nos invités ont à nous dire sur tout cela.

M. Philippe Mioche

J'imaginais bien que ma tâche allait être difficile comme historien au milieu d'un débat sur les problèmes actuels, mais, après votre magistrale introduction, elle est désespérée. Dans la précipitation, j'ai cherché, moi aussi, ma citation et j'ai trouvé Nietzsche : « Ce qui ne t'abat pas te renforce ». Pour ma communication, j'avais pensé à prendre certains débats d'aujourd'hui et essayer de regarder en arrière les leçons de l'histoire, comme on le dit parfois.

Le premier de ces débats est un débat qui a surgi tout au long de l'année, autour de l'OPA de Mittal sur Arcelor : c'est le débat sur la politique industrielle. Dans le traité de Paris, celui qui a fondé la CECA, il y avait véritablement une forte politique industrielle, symbolisée notamment par l'article 58, qui disait qu'en cas de crise manifeste, c'est l'institution communautaire qui prenait en charge les affaires des entreprises pour les protéger et les sortir de la situation de crise.

Toujours sur la politique industrielle, il y a quelque chose de curieux. Je fais un bond dans le temps. On oublie souvent qu'il y a cinquante ans, il s'agissait de deux traités. Or, je sais bien pourquoi l'on n'aime pas Euratom, mais je voudrais quand même vous dire à ce sujet, de façon très ramassée, qu'il y avait dans le traité Euratom plusieurs articles allant dans le sens de la mise en oeuvre d'une véritable politique industrielle. Celui-ci est, à ce jour, intact, il est disponible et si, d'aventure, une volonté politique souhaitait mettre en oeuvre par exemple, une politique de l'énergie dans notre Union européenne, il est là. Il n'y manque que la volonté, qui a d'ailleurs existé à un moment donné. Si l'article 58 n'a pas permis de sauver les charbonnages - je ne développerai pas ce point - il a, par contre, dans les années 1980, permis de sauver la sidérurgie en Europe. Je n'en rajoute pas : il aurait pu ne plus y avoir du tout de fabrication sidérurgique sur notre territoire communautaire.

Le deuxième débat que j'entends est celui selon lequel l'Europe n'est pas sociale. Je crois que, même si elle a été sociale, elle n'a pas su le faire savoir. Je dois vous le confesser, je suis « amoureux » du traité de Paris, ce merveilleux traité en cent articles. Je vous le recommande comme livre de chevet. Il comporte des articles de politique sociale d'une modernité incroyable. Quand on pense qu'on était au début des Trente Glorieuses et qu'il y avait des anticipations sur les crises, sur la reconversion des salariés, etc. C'est tout à fait étonnant. Sur le social, je vous rappellerai, ou je vous ferai découvrir, qu'il y a eu une poussée : le traité de Rome, le traité CEE, n'avait pas cette dimension sociale qu'avait le traité de Paris. On attendait -c'est le compromis que Gérard Bossuat a évoqué ce matin - une harmonisation, une amélioration spontanée par les marchés, mais, au début des années 1970, on découvre qu'il ne s'est rien passé. Il y a alors une sorte de phase d'excitation de la Commission pour la mise en oeuvre d'une politique sociale, avec d'ailleurs un rôle tout à fait considérable - et je tiens à le souligner - des représentants italiens, tant dans les directions générales qu'au Parlement. Ce n'est pas la France qui a fait toute l'histoire de l'Europe.

Comme je vous l'ai dit, le traité CEE ne comportait pas, à proprement parler, de dispositions de politique sociale. Pourtant, au milieu des années 1970, il y a eu une phase de mise en oeuvre d'un dialogue social et des structures. Cela a été possible en vertu de quelque chose qui est fondamental à mes yeux et qui a la vertu de rassurer l'historien : l'ex-article 125 du traité de Rome devenu 235 dans le nouveau traité est absolument merveilleux. Il autorise à faire tout ce qui n'a pas été prévu par le traité. Bien sûr, il faut le faire à l'unanimité. C'est rétablir l'espace du politique. Je rappelle qu'après cette première poussée des années 1970, il y a eu aussi, à l'époque de la relance Delors, une nouvelle structuration d'un dialogue social, « les entretiens de Val Duchesse » qui ont été tout à fait essentiels.

Le troisième débat est celui des institutions. Le président l'a évoqué. Je vais modestement faire une remarque d'historien. Si je regarde le fameux quadrilatère institutionnel, les quatre angles, celui qui n'a pas du tout évolué depuis les origines est la Cour de justice. À l'autre extrémité, celui qui a le plus évolué est le Parlement. D'ailleurs, je rappelle pour les jeunes générations, qu'au début, il semblerait même que le grand Jean Monnet - et ce n'est pas de l'ironie dans ma bouche - avait oublié l'idée d'un accompagnement parlementaire du premier projet de la Haute Autorité. Il a fallu le lui souffler. Au début, cette assemblée parlementaire européenne de la première Communauté jouait un rôle extrêmement modeste. Je ne vais pas retracer toutes les étapes : l'autoproclamation de 1962 et, bien sûr, la césure essentielle que représente la légitimité du suffrage universel direct en 1979, avec l'élection si symbolique de la présidente Simone Veil. En mars 1999 où - Jean-Louis Bourlanges en a été un acteur -, pour la première fois et pour la dernière jusqu'à présent, le Parlement européen a renversé la Commission.

Qu'est-ce que j'en tire comme conclusion ? La tendance historique de la lecture des institutions européennes n'est-elle pas une sorte d'inéluctable montée en puissance du rôle du Parlement dans les institutions ? Voilà ma contribution qui s'appelait initialement « Les possibles de la construction européenne ».

M. Benoît Hamon

Je vais y aller aussi de ma citation. Si on s'entend sur le fait que nous sommes confrontés à une crise du projet européen, j'aime à me rappeler cette définition de la crise par Antonio Gramsci qui disait : « La crise, c'est quand le vieux est mort et le nouveau hésite à naître ». Il a ajouté ensuite : « Et du clair-obscur, peut naître parfois un monstre ». Tel est le défi que nous devons relever aujourd'hui : essayer d'aider le projet européen à accoucher d'une nouvelle et puissante raison d'être, là où on peut constater que, durant cinquante années, bon nombre de responsables politiques européens ont brillamment accompli leurs tâches : le droit européen prime désormais sur le droit national, la monnaie unique est désormais une monnaie de réserve internationale, le marché intérieur est quasiment accompli et on est parvenu à réconcilier le continent européen, notamment en permettant l'élargissement à douze nouveaux États membres dont la plupart d'entre eux, mais pas tous, venaient de cette fameuse Europe de l'Est qui était l'Europe de l'autre côté du « mur », que nous avons connue dans le passé.

Quelle peut être la nouvelle raison d'être du projet européen ? Au préalable, je pense qu'il faut essayer d'éviter, dans un moment qui est très vite irrationnel dans le débat français, de tomber soit dans le débat sur l'Europe fantasmée ou rêvée, soit dans le débat sur l'Europe regrettée, pour essayer de se concentrer sur l'Europe telle qu'elle est.

Si on essaye de produire un diagnostic de l'état de l'Union européenne aujourd'hui, il est clair qu'en comparaison avec nos principaux rivaux et partenaires dans le monde, on va trouver quelques signes inquiétants de faiblesse.

L'Union européenne reste la première puissance économique mondiale, la seconde, si on prend la zone euro. Ceci étant dit, c'est une puissance économique languissante car, si on regarde ce que sont les moyennes de croissance sur les vingt dernières années, nous avons réalisé, à peu près 2 % de croissance sur la zone euro, quand les États-Unis faisaient plus de 3 % et l'Asie 6 %. Que nous soyons en retard par rapport à l'Asie ne pose pas trop de difficultés, mais que nous cumulions un retard de croissance dans la création de richesse par rapport aux États-Unis est un signe de faiblesse inquiétant.

Nous avons également une démographie déclinante. La population de l'Union européenne commencera à diminuer et à vieillir à partir de 2025. La part des personnes âgées de plus de 65 ans dans la population européenne passera de 18 à 19 % aujourd'hui, à plus de 30 % demain, ce qui pose à l'évidence la question de la main-d'oeuvre qui assurera la création des richesses, mais aussi celle du financement des systèmes sociaux et de santé. Leur importance ne cessera de croître, au fur et à mesure que la population vieillira.

Le dernier élément qui montre des signes de faiblesse préoccupants est la question de la recherche et de l'innovation et donc de l'investissement dans ces domaines. La part que consacre l'Union européenne en matière de recherche et d'innovation est en deçà de celle que consacrent ses partenaires et, en l'occurrence, très en deçà du Japon, avec lequel il y a près d'un point de PIB de différence en matière d'investissement dans la recherche. Et ce n'est pas loin d'être la même chose avec les États-Unis. C'est un sujet préoccupant, car cela veut dire que nous préparons moins bien l'avenir qu'eux, alors qu'ils sont nos principaux partenaires et souvent nos principaux rivaux commerciaux dans la compétition économique mondiale.

Dernier élément, nous sommes beaucoup plus instables politiquement qu'ils ne le sont, car il y a aujourd'hui un vrai débat sur la raison d'être du projet européen : certains considèrent que l'élargissement en soi est un projet politique ; d'autres estiment que la construction d'une grande zone de libre-échange suffit à achever le projet européen et pensent qu'en matière de politique étrangère, s'adosser à l'OTAN, suffirait aussi à avoir une stratégie efficace d'intervention dans les relations internationales. D'autres souhaitent une intégration politique plus grande, un certain nombre de régulations à l'intérieur du marché intérieur et ceux-là aujourd'hui s'opposent dans le débat politique à l'intérieur de l'Europe à ceux qui souhaitent une grande zone de libre-échange.

Quand je parlerai d'Europe - pardonnez-moi ce raccourci qui est faux et mauvais - je penserai donc au collège majoritaire des commissaires qui animent aujourd'hui la Commission, à la majorité du Conseil qui, aujourd'hui, détermine les grandes orientations notamment de politique économique et aussi à la majorité au Parlement qui soutient les politiques mises en oeuvre et que je vais essayer de détailler au moins dans deux domaines : la politique commerciale, peut être un peu la politique monétaire - je ne résiste pas à parler par procuration, même s'il est très loin, à Jean-Claude Trichet mais il adore ça, donc je vais le faire - et un peu aussi de politique budgétaire.

Sur la politique monétaire, il ne vous a pas échappé que, dans le débat présidentiel actuel, cette question du mandat de la Banque centrale européenne était aujourd'hui posée par les Français. Bon nombre de dirigeants européens ne partagent pas forcément le point de vue des dirigeants politiques français.

Quel est aujourd'hui l'état du débat ? Le mandat de la Banque centrale européenne est d'assurer la stabilité des prix. À ce titre, Jean-Claude Trichet fait des recommandations régulières aux États membres de la zone euro. Il considère que, pour assurer la stabilité des prix, il faut évidemment que l'inflation ne galope pas trop et, pour cela, il faut une politique non pas de contrôle mais de modération salariale dans les États membres. Quand, lors de la dernière réunion de l'Eurogroupe, un certain nombre de ministres de l'économie et des finances, et quelques conservateurs parmi eux, posaient la question de la redistribution des fruits de la croissance sous la forme d'une nouvelle politique salariale et donc d'augmentation du pouvoir d'achat des ménages dans la zone euro par l'augmentation des salaires, la conclusion ou l'expression de notre banquier central était : « Non, je continue à considérer, au regard des études de la Banque centrale européenne, qu'il faut maintenir une politique de modération salariale ». Il ajoutait même, il y a dix jours, devant la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen, à laquelle j'appartiens, que l'existence d'un salaire minimum aujourd'hui, dans bon nombre de pays de la zone euro, est un élément de rigidité du marché du travail qui ne facilite pas les créations d'emploi.

Dès lors que les recommandations - ce ne sont que des recommandations car il n'est pas le « super ministre » de l'économie et des finances - de ce banquier central sont très souvent relayées par la Commission européenne elle-même, nous avons là de grandes orientations de politique économique qui inquiètent dans l'Union européenne et qui légitiment les inquiétudes de celles et de ceux qui ne se nourrissent pas des articles de traité, mais considèrent aujourd'hui que, dans la mise en oeuvre de ces politiques, l'Europe ou, en tout cas, la politique européenne actuelle, les expose davantage qu'elle ne les protège, leur offre peu d'opportunité de pouvoir s'élever et, au contraire, les menace dans leur vie quotidienne.

Le mandat de la Banque centrale européenne pose une vraie question que nous ne résoudrons pas en disant qu'il faut remettre en cause, du jour au lendemain, l'indépendance de la Banque centrale européenne. Mais disons, à tout le moins, que le fait d'introduire, dans les statuts de la Banque centrale européenne, l'objectif de croissance et d'emploi au même niveau que la stabilité des prix représenterait une voir utile de réflexion. Il s'agit tout simplement de s'inspirer de cette politique beaucoup plus pragmatique qui lie les grands choix politiques économiques et monétaires, telle que la pratique un État qui présente, de ce point de vue, quelques caractéristiques assez enviables, je veux parler, vous l'aurez compris, des États-Unis.

Deuxième chose que nous pouvons préconiser ou en tout cas essayer de faire évoluer dans l'immédiat, c'est le fait que l'objectif d'une monnaie forte est en soi intéressant - vous entendez souvent parler de la politique de l'euro fort, moi j'ai tendance à trouver que Trichet confond « concours de muscles » avec une politique monétaire - mais que, dès lors que cette monnaie apporte une contribution négative à notre balance commerciale, se pose un vrai problème politique. Aujourd'hui, on nous montre le seul exemple d'une économie qui exporte malgré l'euro fort : c'est l'Allemagne, car l'économie allemande a une organisation industrielle qui se positionne sur des secteurs beaucoup moins concurrentiels que le reste des pays de l'Union européenne. Nous sommes donc confrontés à une politique d'orientation d'échanges qui travaille à défendre un euro fort, au point que nous nous trouvons dans une situation où un certain nombre de nos grandes entreprises industrielles, de nos grands fleurons industriels envisagent d'externaliser une partie de leur production en dehors de la zone euro pour pouvoir être à nouveau compétitifs par rapport aux mêmes produits vendus par les Américains, cette fois-ci, en dollars. Nous devons donc, vis-à-vis de cela, au moins rappeler à la Banque centrale européenne qu'elle doit appliquer les traités, dans lesquels il existe des dispositions - l'article 111 - qui prévoit que les ministres de l'économie et des finances sont associés à la politique des changes, ce qui n'est pas encore aujourd'hui appliqué.

Un mot de la politique budgétaire : auparavant, dans votre débat, j'entendais « élargissement », mais, pardonnez-moi de vous le dire, l'élargissement a toutes les chances de produire davantage de concurrence fiscale et sociale, notamment parce que les pays de l'élargissement y sont favorables dès lors qu'il n'y a pas de budget pour financer la solidarité à l'égard des nouveaux États membres. Et il y a des responsables politiques à cette situation. Ils sont au nombre de cinq : Jacques Chirac en tête, Gerhard Schröder, Tony Blair, Silvio Berlusconi et Persson qui, en décembre 2004, déclaraient que le budget de l'Union européenne ne devait pas dépasser 1 % de la richesse produite dans l'Union. Nous avons aujourd'hui un budget qui se situe, après les débats au Parlement et le va-et-vient avec la Commission, à 1,04 % de la richesse produite dans l'Union européenne. Ce qui veut dire que nous ne sommes pas en situation de financer ce qu'il serait nécessaire de faire en matière de politique d'infrastructures, de solidarité à l'égard des nouveaux États membres, qui sont fondés à revendiquer aujourd'hui que, dans le cadre de ce grand marché intérieur, leur arme principale pour attirer de l'activité et leur permettre de rattraper leur retard de développement est justement le fait que l'on n'y paye pas ou peu d'impôt sur les bénéfices des sociétés et qu'on y paye moins cher les salariés, qu'il s'agisse de leurs salaires directs ou indirects. Aujourd'hui, l'absence d'ambition dans le domaine budgétaire favorise cette concurrence fiscale et sociale, cette politique de dumping fiscal et social et il faut regarder aussi où se situent les responsabilités politiques quand on dit que les délocalisations sont inacceptables et inadmissibles. Bien sûr que la solution passe par davantage d'harmonisation fiscale, qu'elle devra passer demain par une convergence de nos politiques sociales. Je ne souhaite pas que, dans le domaine des politiques sociales, il y ait des compétences transférées à l'Union européenne. Je pense que cela doit être toujours du ressort des États membres, mais on peut organiser cette convergence de politique sociale sur un certain nombre d'indicateurs simples : le salaire minimum, le revenu minimum, l'égalité hommes-femmes, par exemple. Cependant, il faudra aussi poser la question budgétaire et donc, à l'évidence, au-delà de la contribution des États membres, celle de l'avenir pour un impôt européen qui puisse être, par exemple, une taxe additionnelle à l'impôt sur les bénéfices des sociétés alimentant le budget européen ? Quel avenir pour la possibilité de lever l'emprunt ? Dans la négociation institutionnelle qui s'est ouverte, il y a là des pistes - je ne sais pas si on aura beaucoup de chances d'aboutir dans ce domaine tout de suite - qu'il faut absolument travailler.

Dernier élément : la politique commerciale. Comme vous l'avez évoqué auparavant à travers la politique industrielle, le problème de l'Union européenne aujourd'hui est que sa définition de la politique industrielle se limite à la politique de la concurrence. Là encore, regardons ce que font les États-Unis. Ils ont mis en oeuvre un système, le Small Business Act. Ils réservent 25 % de leurs marchés publics à des PME domestiques. Ce système ne serait pas possible aujourd'hui, en l'état, dans l'Union européenne. Ils investissent massivement à travers des aides publiques dans les biotechnologies, l'Internet et l'aéronautique. Nous sommes aujourd'hui confrontés à des textes qui rendent extrêmement difficile la possibilité d'avoir des politiques d'État ambitieuses dans un certain nombre de secteurs industriels. Là où ils ont une politique pragmatique, nous avons une politique, à bien des égards dans le domaine commercial et industriel, idéologique et abstraite. Là où les États-Unis veulent le libéralisme pour tous les autres, ils s'appliquent à eux-mêmes une doctrine beaucoup plus réaliste et qui sait, à la fois, rechercher l'ouverture sur les marchés les plus profitables pour leur économie, mais aussi protéger un certain nombre de secteurs de leur industrie ou de secteurs dont ils considèrent qu'ils seront demain des secteurs d'avenir. Je vous fais le pari, parce que l'opinion publique est en train d'évoluer notamment sur des questions d'environnement aux États-Unis, que demain, là où ils étaient en retard par rapport à nous sur le protocole de Kyoto, ils iront beaucoup plus vite parce qu'ils ont compris qu'autour de l'enjeu de la protection de l'environnement, il y a aussi beaucoup de richesse à créer, une valeur ajoutée considérable à développer de nouvelles énergies et de nouvelles technologies. D'ores et déjà, ils se positionnent de manière beaucoup plus rapide - il n'y a qu'à voir ce que fait la Californie dans ce domaine - que l'Union européenne elle-même. Je considère que, dans ces domaines aussi, il est nécessaire de changer la doctrine de la politique de concurrence de l'Union européenne, si nous voulons être armés pour la compétition mondiale.

En conclusion, je voulais évoquer ces questions économiques d'un mot. Je procède par grands raccourcis : on attribue à un des pères de l'unité italienne Massimo d'Azeglio cette phrase - elle est apocryphe, donc peut-être que ce n'est pas de lui, mais on dit que c'est de lui -, qu'il aurait prononcée au lendemain de l'unité italienne : « Maintenant que nous avons fait l'Italie, il faut faire des Italiens ». Dieu sait qu'il n'était pas facile de faire des Italiens dans ce processus politique d'unification d'Italie qui a été long et compliqué, mais c'est un petit peu la question qui nous est posée aujourd'hui. Au terme de cinquante ans, au moment où nous commémorons le traité de Rome, il nous faut faire aujourd'hui des Européens et un peu plus que ce qu'ils ne sont aujourd'hui, tant finalement la part de la citoyenneté des Européens au jour le jour, dans le fonctionnement de l'Union européenne, se réduit à celle de consommateurs qui achètent ou vendent dans le grand marché intérieur.

Nous devons faire davantage et c'est autour de trois grandes raisons d'être du projet européen, qu'à mes yeux, il faut mobiliser l'Europe.

Au-delà de la question institutionnelle, à l'évidence, ce n'est pas à l'échelle de nos seuls États que l'on arrivera à mener la question énergétique et d'environnement, la lutte contre le réchauffement de la planète, pas davantage que la question de la sécurité de nos approvisionnements énergétiques et l'organisation du marché de l'énergie. Sur cette question de l'environnement, il y a une puissante et nouvelle raison d'être pour le projet européen.

Sur la question démographique, nous serons confrontés aux mêmes enjeux en termes de vieillissement de la population, de financement des politiques publiques, de nécessité de faire appel à l'immigration dans chacun de nos États membres. Même si, avec la singularité française et irlandaise, nous sommes un peu plus dynamiques en matière de démographie que le reste de l'Union européenne, même si on fait un peu plus d'enfants qu'ailleurs, il faudra quand même un peu plus que les Français pour faire en sorte que l'Union européenne gagne en population.

Enfin, la troisième et dernière raison d'être importante est la place de l'Europe dans la mondialisation qui, évidemment, ouvre la question du modèle social européen. On a beaucoup parlé de cette question au moment du débat institutionnel en faisant référence aux modèles sociaux nationaux. Ils sont tous défaillants parce qu'aucun d'entre eux ne peut résister seul à la mondialisation telle qu'elle s'organise aujourd'hui, y compris dans ses aspects positifs. La question qui est posée est : « Les politiques économiques européennes, telles qu'elles sont mises en oeuvre aujourd'hui par les États membres et déterminées par les institutions européennes, travaillent-elles à refaçonner un modèle social qui soit au moins équivalent en droit que ce qui existait dans nos États membres ? »

C'est autour de cette ambition que nous devons nous mobiliser, non pas en étant attachés à des constructions institutionnelles - c'est valable pour l'Europe comme pour d'autres pays - mais à la mise en oeuvre de droits qui soient véritablement protecteurs, c'est-à-dire que la construction européenne se traduise par davantage de bien être pour les citoyens européens. Aujourd'hui, ils en doutent et c'est parce qu'ils en doutent et que nous savons que le seul ingrédient indispensable à la construction européenne est l'adhésion des peuples, qu'il faut prendre au sérieux cette crise et ce doute, et essayer d'y répondre à travers des projets et pas simplement par le fait de regarder en arrière.

M. Jean-Noël Jeanneney

Mon cher ami, chacun se sent redevable à votre égard, d'abord parce que vous nous avez félicités de faire beaucoup d'enfants, et qu'être félicité est toujours agréable, et aussi parce qu'en hommage à tous les khâgneux ici présents, vous avez bâti un plan en trois parties et, enfin, vous avez réussi à comprimer tant de démonstrations efficaces dans le temps bref qui vous était imparti.

Quant à l'aspect commercial des choses, je ne peux qu'évoquer ma brève expérience lorsque j'étais responsable au gouvernement du commerce extérieur, et que vous rejoindre sur l'hypocrisie des États-Unis, lorsqu'ils affirmaient qu'ils n'intervenaient pas dans ce domaine. Ne soyons pas ici moralement choqués, mais soyons politiquement responsables. Un des aspects majeurs de toutes les réflexions qui nous sont familières et que Jean-Louis Bourlanges a su souvent évoquer, concerne bien sûr les relations entre le marché et l'État : peut-on faire confiance au marché pour créer spontanément le meilleur des mondes possibles ou bien, tout en rendant hommage à son énergie, son dynamisme, sa capacité à créer de la prospérité, doit-on veiller à canaliser les forces pour faire qu'il ne soit pas le seul à déterminer notre avenir, dans la conviction qu'il revient aux pouvoirs publics de penser et d'agir plus haut et plus loin. Je m'empresse de donner la parole à Jean-Louis Bourlanges.

M. Jean-Louis Bourlanges

Benoît Hamon est un excellent collègue dont je tiens à souligner la qualité intellectuelle. Mais je pense qu'il faut, dans cette affaire, prendre la mesure de ce qu'a été la rupture de 2005 et je comprends encore une fois très bien les raisons pour lesquelles le « non » l'a emporté. La question de savoir si le « non » précède la crise ou si la crise précède le « non » est un faux débat. Les deux sont vrais. Le « non » a été l'aboutissement d'une crise d'identité du projet européen et a en été, en même temps, un accélérateur. L'échec de 2005 est plus important que le rejet en 1954 de la CED, qui était le rejet d'un projet mal conçu - il s'agissait d'inventer une fausse armée européenne pour empêcher les Allemands de se réarmer - par le Parlement, sur une simple question préalable. Nous n'étions donc pas au coeur du problème européen et c'est la raison pour laquelle il a été possible, ensuite, à un certain nombre de personnalités, dont Maurice Faure, de relancer la Communauté européenne avec la signature du traité de Rome en 1957.

Aujourd'hui, la situation est différente. La présence de la France dans le monde depuis 1950 est inséparable du projet européen. Tirant les conséquences de ce qui s'était passé en 1940, nous avons compris que, si nous voulions redevenir nous-mêmes, avec nos valeurs, nos intérêts, notre culture, il fallait que nous conjuguions ce que nous sommes avec ce que sont les autres. Depuis cinquante-sept ans, c'est ainsi que se décline l'engagement international de la France, toutes sensibilités majeures confondues - exceptés l'extrême droite et le Parti communiste - : les démocrates chrétiens du MRP qui ont été à l'origine de la construction européenne, les socialistes, qui ont joué un rôle décisif dans la signature du traité de Rome et, enfin, le général de Gaulle. Malgré ses réserves sur le plan institutionnel, le fondateur de la Cinquième République a été l'homme de la célébration, au niveau des peuples et pas seulement des élites, de la réconciliation franco-allemande.

Cette grande idée a été brisée en 2005 avec l'apparition d'un hiatus très profond entre le peuple français et ses partenaires européens. Rien ne me paraît plus symptomatique dans la campagne présidentielle actuelle que la façon, à mon avis très régressive, à droite comme à gauche, dont le thème de l'identité nationale reparaît, avec des symboles comme le drapeau tricolore, destiné à masquer ce sentiment de vide qu'ont les Français par rapport à la rupture de ce qui a été le pacte essentiel, en terme national, de reconstruction du pays. Les résultats du vote de mai 2005 ne sont pas anodins. C'est pourquoi d'ailleurs, comme le PS, et à la différence de l'UMP, l'UDF, que je représente, est acquise à l'idée d'un référendum. Nous ne repartirons dans cette aventure qu'est la construction européenne que si ce que le peuple a défait en 2005, il est amené à le refaire en 2007. Il ne s'agit pas de punir les partisans du « non » et de les oublier. Bien au contraire, il s'agit de mettre chacun en face de ses responsabilités.

En réalité, la question institutionnelle a été secondaire dans le « non » français. Je pense que Benoît Hamon ne refusera pas cette interprétation. Les dispositions institutionnelles - je me rappelle de ce que disait M. Fabius à cet égard - ne faisaient pas l'objet de la critique ; à tort, d'ailleurs, car cette Constitution comporte d'énormes éléments de faiblesse. La critique portait sur les textes antérieurs et, notamment, sur le traité de Rome avec ses mécanismes réputés libéraux qui avaient été intégrés dans le traité constitutionnel. C'est l'ensemble de la politique que nous avions menée, nous Français, depuis une cinquantaine d'années, qui était visée. La situation est délicate car, si l'institutionnel n'était pas la cause principale de la crise, il est évident que nous ne pouvons pas reprendre notre place dans le wagon de tête de l'Union européenne, si nous n'avons pas résolu préalablement cette question. Les problèmes fondamentaux de l'Europe - et je crois que les partisans du « non » n'ont pas eu tort de les signaler - étaient, en résumé, « qui, quoi, comment ? ». Je les ai posés moi-même depuis longtemps au nom de l'UDF, seul parti pro-européen, rappelons-le, à ne pas avoir ratifié le déplorable traité de Nice, approuvé par les socialistes et le RPR.

Première interrogation : qui a vocation à entrer dans l'Union européenne ? Est-ce que ce sont les héritiers d'une civilisation historique, inscrite dans un territoire géographique déterminé, née à peu près autour du V e siècle après J.-C., au moment de la fusion des héritages judéo-chrétien et gréco-romain et dont l'une des implications majeures tient à la distinction originale des pouvoirs spirituel, temporel et rationnel - les ordres de Pascal -, constitutive de la prodigieuse aventure européenne ? Devons-nous considérer au contraire que chacun, pour peu qu'il ait une frontière commune avec l'Europe, a vocation à nous rejoindre, dès lors qu'il respecte les valeurs, les lois, les principes économiques qui sont les nôtres ? Il y a là deux conceptions très différentes.

Deuxième interrogation: Quoi ? Voulons-nous faire une communauté ou une zone de libre-échange ? Ne caricaturons pas le projet de nos amis britanniques, celui de l'AELE qui était une simple zone de libre-échange avec, par exemple, le Portugal, à l'époque salazariste, et qui ne respectait en aucune façon les critères démocratiques. Ce que nous sommes « occupés à faire », comme disent les Belges, est de nature très différente : on peut la définir comme une communauté de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes, dans un cadre régulé par le droit et assis sur des sociétés profondément démocratiques. C'est beaucoup plus qu'une simple zone de libre-échange. Mais devons-nous nous contenter de cette communauté ou faire de l'Union européenne un véritable acteur politique, capable, dans une économie et une politique mondialisées, de permettre aux Européens et aux Français d'exister et de défendre leurs intérêts et leurs valeurs ?

Troisième question : Comment ? Jean Monnet ne se souciait ni du Parlement européen, ni du Conseil. Il avait considéré initialement que seule la Haute Autorité, c'est-à-dire une technocratie supranationale, serait efficace. En réalité, ce sont les Néerlandais, notamment M. Spierenburg, qui ont considéré qu'il fallait une Cour de justice, une Assemblée consultative (et même un peu plus, puisqu'elle avait le pouvoir de censurer à l'époque) et un Conseil, incarnant les technocraties nationales. Le projet de Jean Monnet était une confiscation du pouvoir politique et du pouvoir national. La solution trouvée, en 1951, avec le traité de Paris instituant la CECA, a été de fédérer au niveau supranational mais de donner les rênes, non à une technocratie européenne, mais à six technocraties nationales, représentées au Conseil, et catalysées par une technocratie communautaire qui était celle de la Commission. Tout cela est révolu.

Comme on l'a rappelé en évoquant les contestations émises avec succès à la composition de la Commission Barroso, sans parler de la chute de la Commission Santer en 1999, nous sommes en face de deux systèmes alternatifs ou combinés. Le premier est un fédéralisme démocratique, et non pas technocratique, constitué par une Commission qui cesse d'être un « aréopage de sages », pour devenir un véritable prégouvernement responsable devant un Parlement, assemblée politique, et un Conseil des ministres qui, comme dans tout système à caractère fédéral, codécident en matière législative et budgétaire. La Cour de justice est, pour sa part, chargée de dire le droit. Parallèlement, nous avons une évolution contraire qui place, au coeur du système, les États. Rien de nouveau sous le soleil : depuis le Congrès de Vienne, les États discutent entre eux, sans aliéner leur souveraineté, sans transférer leurs compétences. Ils décident ensemble de ce qui peut l'être et, en cas de désaccord, ils se séparent bons amis - auparavant, ils se quittaient bons ennemis.

Ces trois questions centrales (qui, quoi, comment ?), n'ont pas été abordées depuis la chute du mur de Berlin. On a fait le traité de Maastricht qui a marqué un progrès considérable dans le domaine monétaire mais on a ignoré ensuite ce triptyque fondamental. Or, derrière le « non » et derrière le « oui » de 2005, il y a une revendication profonde de sens. La situation n'est pas simple car la signification du « non » français au référendum est double. Elle traduit, sur fond de guerre d'Irak, une insatisfaction légitime devant les imperfections de l'Union européenne, devant le flou du projet, devant l'indétermination des volontés. Mais elle signifie aussi autre chose : la rupture du peuple français par rapport à l'ensemble européen, alors même que nous sommes à deux ans des élections européennes et qu'il est urgent, comme l'a souligné la chancelière Angela Merkel, de résoudre le problème.

Il nous faut à la fois retrouver le chemin de la solidarité avec les Européens en concevant une solution qui trouve un écho positif chez nos partenaires et de rebâtir l'accord du peuple français pour réconcilier nos concitoyens et la politique européenne. Nous devons donc « tenir les deux bouts de la chaîne », alors même que les problèmes fondamentaux précédemment décrits ne pourront être abordés franchement et démocratiquement, que dans une phase ultérieure, en 2009.

Comment alors parvenir, à travers ce malencontreux épisode institutionnel, à repositionner la France pour qu'elle réaffirme son rôle, au service d'un objectif : la construction d'une Europe géographiquement constituée, dotée d'une ambition politique déterminée et d'institutions fortes ?

Benoît Hamon défend une position conforme à celle de Ségolène Royal, chantre de l'Europe des préalables. Il a voté « non » au traité constitutionnel et Mme Royal a voté « oui », mais Benoît Hamon soutient Mme Royal car elle s'est, en fait, alignée sur ses positions. Je ne l'en blâme pas mais je le constate. Rappelons-nous ce que disait Laurent Fabius, chef de file du « non » : « La Constitution, oui. Le reste, non ».

On nous répète à l'envi que la Banque centrale européenne est obsédée par la stabilité des prix. Je dirai qu'elle ne l'est pas davantage que la Réserve fédérale américaine et, en réalité, quand on regarde les statuts de la BCE, la stabilité des prix apparaît comme l'objectif principal poursuivi par l'Union européenne mais la croissance et l'emploi figurent aussi dans les priorités. Ceci est donc une fausse querelle. Deuxièmement, l'idée que la Banque centrale fasse ou ne fasse pas le niveau de la monnaie est une idée absurde. Nous avons eu un euro faible, nous avons un euro fort. L'une et l'autre de ces situations comportent des avantages et des inconvénients, mais tout cela est déterminé par la situation de la politique américaine.

Sur le budget, je ne crois pas que le passage de 1 % du PIB à 1,05 ou à 1,10 % du PIB soit de nature à éliminer le risque, que dénonce M. Hamon, de dumping fiscal et social à partir des nouveaux pays membres. En réalité, nous sommes engagés dans le cycle vertueux, que, personnellement, j'approuve, de développement des États récemment intégrés. Leur croissance dynamique favorise l'augmentation des flux d'importation à partir de nos pays, l'élévation du niveau de vie de leur population, l'augmentation générale du niveau salarial et donc la réduction de l'avantage comparatif. L'exemple du Portugal est classique : depuis qu'il est dans l'Union européenne, nombreux sont les Portugais, installés en France, à repartir chez eux. Peut-on faire la même chose avec les pays d'Europe centrale et orientale ? Je le crois.

Je suis critique à l'égard de la notion de préalables. Certes, je suis défavorable aux délocalisations et partisan d'un protocole social mais si nous multiplions, face à nos partenaires, les exigences alors que nous avons demandé et obtenu une convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing, que nous avons signé la Constitution et qu'elle a été ratifiée par dix-huit États, nous courrons à l'échec.

Le choix fondamental qui est le nôtre de 2007 n'est plus celui de 2005 : il ne s'agit plus de dire si l'Europe fonctionne de façon satisfaisante ou non et si nous pouvons faire mieux. L'enjeu est désormais de savoir si nous pensons notre avenir en solidarité avec nos partenaires, ou si nous estimons que la perfection de nos valeurs, la légitimité de nos intérêts, le respect de notre identité et la sacralisation de notre identité historique nous conduisent à nous tenir en marge de l'Europe. Ce serait une erreur magistrale.

M. Jean-Noël Jeanneney

En somme ceux que vous critiquez, monsieur le député, ce sont ceux qui, songeant à l'époque de notre pleine autonomie nationale, pourraient chanter une autre chanson : « Est-ce ma faute à moi, si j'ai connu d'autres ivresses, si j'ai connu d'autres caresses ? ». Je ne sais pas si Philippe Mioche souhaite chanter une chanson. En tout cas il a la parole.

M. Philippe Mioche

J'aimerais essayer de me lancer dans ce débat et cette situation très difficile pour l'historien dans une réponse à la question qu'a posée le président dans son introduction où il a parlé des frontières, du territoire. C'est un débat et nous sommes là pour l'assumer.

Je vais commencer par une citation : « J'ai fait un rêve ». La première remarque est que je crois qu'il y a un lien évident entre tout ce qui vient d'être abordé : la notion d'identité européenne et la perception d'un territoire. Je peux dire les choses plus simplement. Pour que les gens se sentent Européens, il faut qu'ils conceptualisent l'espace que cela représente et, de ce point de vue, je jette cela comme une pierre. Je ne suis qu'un universitaire, je ne suis donc pas engagé dans un combat. Le Conseil de l'Europe fait un travail merveilleux, par exemple, dans la dimension culturelle. Mais, du fait d'un certain nombre de décisions et de l'engrenage de ces décisions sur les participants au Conseil de l'Europe à Strasbourg, les cartes sont un peu brouillées, de même que la perception du territoire. Vous savez que l'Arménie, la Russie et d'autres encore font partie du Conseil de l'Europe. Je n'ai rien contre les peuples arménien ou russe, mais je dis simplement cela afin de rappeler qu'il faut arriver à définir un territoire pour renforcer un sentiment d'identité et d'appartenance. De ce point de vue aussi, on pourrait rêver de mesures incitatives pour faire entrer les mauvais élèves : je pense à la Confédération helvétique et à la Norvège et comme on ne va pas les forcer, on ne va pas y aller avec des bottes, il faut les attirer. Un peu d'imagination, s'il vous plaît, messieurs du Parlement.

Pour finir, je vous ai dit « J'ai fait un rêve ». Vers quel monde allons-nous ? C'était aussi une question du président. J'avoue que je m'inspire un peu de Jean Monnet. Pourquoi ne pas rêver de constructions régionales clairement définies qui dialogueraient entre elles pour gérer en effet les problèmes communs du monde de demain ?

Discussion

M. Jean Bizet

L'avantage d'avoir écouté tous les intervenants, c'est de prendre, chez les uns ou les autres, des points particuliers qui m'ont séduit et d'autres un peu moins. Je ne parlerai que de ceux qui m'ont séduit. Si nous avons des sensibilités politiques différentes à cette tribune, il est très clair que je me reconnais également dans certaines propositions ou avancées, tant par Benoît Hamon que par Jean-Louis Bourlanges. Et c'est là précisément tout l'intérêt de la construction européenne, qui est toujours en devenir, et de la transversalité des débats, que ce soit à la délégation de l'Union européenne au Sénat ou au Parlement européen. Personnellement, si on veut réconcilier nos concitoyens avec l'Europe, je crois qu'il faut faire preuve d'un énorme pragmatisme et leur proposer également un certain nombre de projets « qui les font rêver ».

J'ai noté trois ou quatre points. Nous n'avons pas évoqué la stratégie de Lisbonne : c'est dommage. Cela étant, si on regarde bien dans les détails, les résultats de la stratégie de Lisbonne - faire de l'Union européenne l'économie de la connaissance la plus performante au monde à l'horizon 2010 -, aujourd'hui, à mi-parcours, ne sont pas très probants, ayons l'honnêteté de le reconnaître. Il faut donc redonner de la lisibilité précisément à la stratégie de Lisbonne et investir davantage en matière de recherche et développement.

Je suis assez critique sur la notion de brevetabilité : on n'a toujours pas adopté le protocole de Londres. On n'a toujours pas mis en place le brevet européen, le brevet communautaire, et sur ce point, quand on regarde de l'autre côté de l'Atlantique, nous sommes excessivement fragilisés. Je reviens à ce que disait Benoît Hamon. Il est vrai que dans la mondialisation, la donne environnementale aujourd'hui, n'est prise en compte essentiellement qu'au niveau européen et nous sommes en distorsion de concurrence, mais croyez-moi, c'est tout à fait vrai, si les États-Unis n'ont pas ratifié le protocole de Kyoto, ils sont en train d'investir massivement en matière de recherche et développement, de breveter et quand ils auront acquis un certain nombre de brevets qui leur permettront de faire un saut technologique, ils obligeront précisément l'Union européenne à se mettre à ce niveau de saut technologique. Et nous serons alors en difficulté. On voit très bien ce qui se passe. Les États-Unis et la Chine ont conclu un deal, il me semble que c'est évident. Les États-Unis ont demandé à la Chine, qui s'est empressée de répondre favorablement - cela a été une formidable opportunité pour elle - de leur fournir des biens de consommation et pendant ce temps, ils ont relativement thésaurisé et investi précisément en matière de recherche et développement. Je suis donc assez inquiet là-dessus. Il faut repositionner l'Europe sous l'angle de la recherche et du développement conduisant au saut technologique.

En ce qui concerne la présentation à nos concitoyens d'un nouveau traité européen, il y a eu un débat qui s'est concrétisé, comme vous le savez, en 2005. Je ne souhaiterais pas renouveler l'expérience, nous n'avons pas le droit de perdre du temps désormais. Il faudra passer par la voie du Congrès.

M. Benoît Hamon

Jean-Louis Bourlanges connaît peut-être cette citation de Greenspan, le patron de la FED, puisque c'était l'équivalent de Jean-Claude Trichet et je pense que Jean-Claude Trichet aimerait avoir la carrière d'un Greenspan : « Si vous m'avez bien compris, c'est que je me suis mal exprimé », ce qui caractérisait à ses yeux ce que doit être la communication d'un patron de banque centrale. J'espère, en tout cas, qu'il ne servira pas d'exemple à Trichet.

Je voulais juste revenir sur la question du traité. J'assume - et je crois que Jean-Louis Bourlanges a eu raison de le dire - une part de risque importante aujourd'hui à revendiquer, à côté d'une ratification à l'échéance de 2009 - et, au plus tard, au moment des élections européennes, si d'ici là on a trouvé un accord sur un nouveau compromis institutionnel -, que l'Europe modifie en parallèle un certain nombre de ses politiques dans l'intervalle, pour être en situation de convaincre ceux qui étaient hier inquiets qu'il ne faut plus l'être et qu'il faut donc ratifier le traité. Il y a un risque et c'est vrai que, dans cette « Europe par la preuve » à laquelle aspire Ségolène Royal, il y a des choses assez simples qui devraient normalement rassembler tous les dirigeants politiques français.

Quand on se penche aujourd'hui sur les conséquences sociales, qui existent, d'un certain nombre de décisions prises collégialement par le Conseil avec la Commission, quand on parle de travailler en faveur de la création d'un revenu minimum européen, de bâtir un protocole social, en tout cas de construire des dynamiques politiques qui ne reposent pas uniquement sur la dérégulation ou la libéralisation, cela représente une énorme ambition. Et, dans le délai qui nous sera imparti, ce ne sera pas simple, mais jamais Ségolène Royal n'a esquivé dans son discours cette difficulté. Elle a même toujours revendiqué que ce chemin-là était difficile, mais que si, justement, on voulait progresser, notamment dans le domaine social, dans les deux ans qui viennent, il fallait nous retourner en direction de tous nos partenaires et dire : « Vous connaissez comme nous les enseignements du « non » », ce sur quoi, justement, le traité constitutionnel, tel qu'il a été rejeté en France et tel qu'il ne sera jamais la constitution de l'Europe : pardon de le dire, mais si dix-huit pays l'ont ratifié, neuf ne l'ont pas fait, dont deux qui l'ont rejeté et sept qui ne le feront pas. Actons donc que ce texte-là ne sera jamais la constitution de l'Europe. Et ce texte, en France, on sait ce sur quoi il a été rejeté : ce n'est pas seulement la question sociale, mais c'est en particulier la question sociale. Je crois que Ségolène Royal tient un langage de vérité, un langage fort - qu'a également tenu Angela Merkel lors de son rendez-vous avec elle - qu'elle tient régulièrement à ses interlocuteurs.

C'est précisément dans le domaine social que nous devons bouger dans l'intervalle et je ne pense pas que nous trouverons un accord sur un protocole social ou un traité social à vingt-sept. Je suis même convaincu du contraire. Je ne pense pas davantage que nous ferons des progrès à vingt-sept en matière d'harmonisation fiscale, mais qu'à partir du « berceau » qu'est la zone euro, nous pouvons trouver aujourd'hui des partenaires, notamment pour commencer à proposer ce qui pourrait être une forme de convergence dans le domaine social, et sur des standards que nous pouvons aisément identifier, avec une méthode qui pourrait être celle notamment de la stratégie de Lisbonne, la méthode ouverte de coordination pour essayer de commencer à rapprocher nos législations respectives ou, en tout cas, nos modèles respectifs puisque ce ne sont pas systématiquement des législations. C'est ce rapport de force que Ségolène Royal construit et dont elle pense qu'il sera à la fois vertueux et efficace pour faire bouger les orientations des politiques européennes d'ici deux ans.

Pour prolonger ce qu'a dit Jean-Louis Bourlanges, j'ajoute que, dans ce pays, les citoyens se demandent s'ils ont encore voix au chapitre et se posent légitimement la question de savoir si, quand ils mettent un bulletin de vote dans l'urne, cela a une quelconque valeur. Je pense qu'ils y croient encore, mais le moment est proche où ils pourraient cesser d'y croire, et là où nous serions confrontés à une crise démocratique encore plus profonde que celle que nous connaissons. Si l'on pense sérieusement que, pour une ratification européenne, nous pensons passer par la voie parlementaire, en expliquant que le traité qui va être ratifié est un « petit traité » alors que les Français ont dit « non » par référendum, on commet une lourde faute politique et démocratique.

M. André Chandernagor

J'aime bien Jean-Louis Bourlanges et je sais qu'il est un Européen convaincu, mais je relève dans son raisonnement, une contradiction. Il nous dit qu'on va réduire les éléments du traité à l'essentiel, c'est-à-dire au fonctionnement des institutions. On retire tout ce qui était la répétition des traités antérieurs, qui ont fait l'objet d'interprétations diverses et contradictoires mais surtout négatives, puis on va dire au peuple français : « Voilà le moyen de faire fonctionner les institutions et on vous consulte là-dessus par référendum» !

Il suffit, me semble-t-il, de faire ratifier par le Parlement où vous êtes sûr d'avoir une majorité sans courir le risque d'un nouveau référendum au cours duquel les opposants au référendum précédent, peu désireux d'apparaître comme se déjugeant, vont nous demander ce qu'il en advient des questions qui avaient justifié leur vote négatif d'hier à savoir le devenir de l'Europe sociale, des délocalisations, etc. Si vous n'avez d'autre réponse que : « On s'en tient pour le moment au bon fonctionnement des institutions et pour le reste, on verra plus tard », je vous souhaite bien du plaisir ! Vous prenez le plus grand risque de voir votre affaire rejetée et alors, à partir de ce moment-là, vous n'auriez plus d'Europe du tout, ce serait l'irréparable.

M. Jean-Louis Bourlanges

D'abord, monsieur le Premier président - parce que vous avez été mon Premier président, monsieur le ministre -, j'ai l'impression que vous vous adressez à moi plutôt qu'à mon collègue Benoît Hamon, parce que vous avez voté « oui » alors qu'il a voté « non » et que vous êtes contre le référendum, alors que, lui comme moi, nous y sommes favorables. Mais je vous réponds volontiers.

Sur le référendum, je serais tenté de citer la formule célèbre : « Il est plus tard que tu ne crois ». Je crois au régime représentatif. J'estime que les parlementaires ont été inventés pour traiter et résoudre les problèmes que les citoyens, pour des raisons diverses, ne sont pas prêts à régler. Peut-être que le référendum, demandé par tous les partis politiques, était une erreur : comme vous le savez, j'étais au départ, opposé à l'idée même de constitution. C'est ce qui m'a distingué de François Bayrou, d'Alain Lamassoure et de bien d'autres. J'étais sur la ligne de Jacques Delors pour qui : « Un bon traité vaut mieux qu'une mauvaise Constitution », même si je n'ai pas manqué de dire pendant la campagne référendaire qu' « une bonne Constitution vaut mieux qu'un mauvais traité ». Je restais néanmoins réservé redoutant une dérive plébiscitaire. Désormais, « ite missa est », nous avons voté « non » et une sorte de parallélisme des formes doit être respectée.

Vous défendez aujourd'hui l'idée du référendum à condition que l'on obtienne gain de cause sur une série de préalables. Or je crois que, sur ce point, nous n'obtiendrons pas gain de cause. S'il s'agit de faire un protocole social additionnel à quelques États membres, nous pourrons sans doute parvenir à nos fins mais, en réalité, cela n'engagera à rien. On peut toujours décréter l'existence d'un salaire minimum mais ce n'est pas à la mesure du problème posé.

Le discours de Mme Royal est d'un autre ordre. Elle souhaite « changer la politique monétaire » donc, remettre en cause les équilibres de Maastricht - « et agir efficacement contre les délocalisations ». C'est absolument impossible à conduire et à mesurer dans les délais qui sont les nôtres. En revanche, il me paraît clair que la grande erreur des partisans du « oui » a été de défendre une Constitution, un peu par accident d'ailleurs, dans laquelle il y avait d'une part un cadre constitutionnel, c'est-à-dire des valeurs, des principes, des institutions, des procédures, des compétences et, d'autre part, un contenu politique jugé par beaucoup comme libéral, voir ultra-libéral. Dans le Dictionnaire des idées reçues que pourrait écrire Flaubert aujourd'hui, « libéral » serait défini par « toujours ultra ». Il n'était pas illégitime de s'interroger sur la pertinence de l'inclusion dans une Constitution d'un contenu politique qui relève des traités ordinaires et des actes de droit dérivé.

Nous devons donc être prêts à amender le projet. Mais nous devons tenir la balance égale entre nos partenaires et le peuple français. À cet effet, nous devons donner raison aux partisans du « non » en ne présentant qu'un texte constitutionnel et rien de plus. À l'égard de nos partenaires, il faut éviter de multiplier les conditions. Si l'on peut faire un certain nombre de modifications à quelques-uns, ne nous en privons pas, mais faisons preuve de souplesse. Le référendum constitue certes un risque mais je suis convaincu que le nouveau projet sera adopté. Les Français sont un peuple rebelle, frondeur, râleur, mais ils ont un sens aigu de l'intérêt essentiel. Ils ont voté « non » parce qu'ils avaient le sentiment qu'on pouvait rejeter la Constitution sans rejeter l'Europe. Demain, ils voteront « oui » s'ils ont le sentiment que dire « non » la Constitution, c'est dire « non » à l'Europe.

Mais l'autre hypothèse, c'est que cela ne se produise pas, car les Français se bercent dans l'illusion qu'après avoir « mis le véhicule dans le fossé », ce sont eux qui détiennent la clé de la dépanneuse. Or tel n'est pas le cas : la clé de la dépanneuse est détenue par vingt-sept États et le « non » français a changé profondément les choses. Les Anglais sont ravis. Ils ont soumis leur acceptation du traité à toute une série d'exigences sur le plan social et fiscal. Ils ont ensuite annoncé qu'ils soumettraient le texte à un référendum, nous contraignant à agir de même. Naturellement, ils nous ont laissés amorcer la procédure en expliquant qu'une fois la ratification acquise en France, la leur serait une formalité ! Mais après la victoire du « non » français, ils ont remisé leur propre référendum aux oubliettes. Les Polonais ont alors basculé à leur tour d'une nette approbation de la Constitution à une franche hostilité, même s'il est essentiel de distinguer les dirigeants du peuple polonais qui reste, lui, favorable à l'Europe.

Arriver à un véritable accord avec nos partenaires ne sera pas aisé. Même à l'égard du « mini-traité » proposé par Nicolas Sarkozy, les émissaires britanniques expriment leur frilosité. Il y a un proverbe chinois ou grec que la situation actuelle de l'Union semble vérifier : « L'occasion n'a pas de cheveu de derrière ». Le moment « Constitution » est passé et nous sommes contraints, nous Européens, à nous poser les questions fondamentales que j'évoquais auparavant : qui, quoi, comment ? Les modifications sur le plan institutionnel qu'apportait le traité de Rome de 2004 étaient, en réalité, modestes. Il est essentiel aujourd'hui, et c'est tout l'enjeu du traité simplifié, que la France sorte de l'isolement diplomatique dans lequel elle s'est elle-même enfermée et reprenne un rôle moteur au sein de l'Union européenne.

M. Jean-Noël Jeanneney

Je vous remercie pour toutes ces interventions et notre public pour son attention si soutenue. Chacun sa citation, moi je pensais à Ciboulette l'opérette de Reynaldo Hahn qui date de 1923 : Ciboulette rencontre Nicolas et ils chantent ensemble en disant « On se connaît à peine, on va se séparer, c'était pas la peine de se rencontrer ». Heureusement Ciboulette dit à Nicolas, qui a l'air un peu surpris et pas tellement d'accord : « Moi, je suis contente tout de même ». « Et moi je suis content aussi, répond-il, et on a bien fait de se rencontrer ». Nous avons été très contents de vous voir, j'espère que cela a été éclairant. Merci à tous.

* 1 Il faut consulter à cet égard l'article pionnier de Serge Berstein, « Le milieu genevois pendant l'entre-deux-guerres », Les Internationales et le problème de la guerre au XX e siècle , École française de Rome, 1984, p. 322 à 335. Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage sur Les Français au service de la Société des Nations , Berne, PIE-Peter Lang, collection « l'Europe et les Europes » 2003, 330 p.

* 2 Jacques Bariéty, « Aristide Briand, les raisons d'un oubli », Le Plan Briand d'union fédéraleeuropéenne , Antoine Fleury, Lubor Jilek, dir., Berne, PIE-Peter Lang, 1998, p. 1-13.

* 3 Léon Bourgeois, ministre à deux reprises, ne fut qu'une seule fois président du Conseil de novembre 1895 à avril 1896, il devint président de la Chambre des députés en 1909, puis sénateur de la Marne.

* 4 Jean Montigny, La République réaliste , Paris, Éditions de la Renaissance, 1927, p. 129.

* 5 Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage sur Henry de Jouvenel , Limoges, PULIM, 2000, 322 p.

* 6 François Dubasque, Jean Hennessy (1874-1944), Itinéraire militant d'un politique entre milieuxréformateurs et réseaux d'influence , Thèse de doctorat sous la direction de Bernard Lachaise, soutenue à l'université de Bordeaux III, juin 2006.

* 7 L'Europe Nouvelle , 20 septembre 1929.

* 8 Jacques Bariéty, « Le projet d'union européenne d'Aristide Briand », L'ordre européen du XVI e au XX e siècle , textes réunis par Georges-Henri Soutou, Jean Bérenger, Paris, Presses de la Sorbonne, 1998, p.140.

* 9 AMAE, série SDN, sous-série SFSDN, n° 225 relations avec le Parlement, lettre du 26 février 1935.

* 10 René Girault, « Chronologie d'une conscience européenne », Identités et conscience européenne au XX e siècle , Paris, Hachette, 1994, p. 176.

* 11 Cité par Marie-René Mouton, « La Société des Nations et le plan Briand », Le Plan Briand d'unionfédérale, op. cit., p. 238.

* 12 Voeux pour la Fédération européenne, L'Europe Nouvelle , 4 janvier 1930.

* 13 Voir à ce sujet l'analyse de Jacques Bariéty, « Aristide Briand et la sécurité de la France », in Stefen Schuke (dir.), in Deutschland und Frankreich vom Konflikt zur Aussöhnung , Munich, Oldenburg, 2000, p.123-125.

* 14 Jacques Bariéty, Le projet d'union européenne d'Aristide Briand , op.cit., p. 140-141.

* 15 Annales de la Chambre des députés, « Débats parlementaires », 2 e séance, du 26 février 1926.

* 16 Annales de la Chambre des députés, « débats parlementaires », session ordinaire de 1929.

* 17 Charles de GAULLE, Mémoires d'espoir , t. 1, 1958-1962, Paris, Plon, 1970, p. 1.

* 18 Un camarade en République , ouvrage collectif, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1987, p. 531.

* 19 Hanns-Jurgen KüSTERS, Fondements de la Communauté économique européenne , OPOCE, 1990, p. 29

* 20 Pierre URI Penser pour l'action, un fondateur de l'Europe , Paris, Odile Jacob, 1991, p. 115. Le texte a été publié dans P. URI, Fragments de politique économique , Grenoble, PUG, 1989, p. 199-203.

* 21 Documents diplomatiques français (DDF) 1955, tome I, janvier-juin 1955, n° 310, « Note du département, plan Beyen, 26 mai 1955 », p. 692 et note 308, relance européenne, mai 1955.

* 22 PINEAU C. RIMBAUD C., Le grand pari, l'aventure du traité de Rome , Paris, Fayard, p. 168.

* 23 FRUS IV, 1955-1957 , p. 302-303, «From the acting US representative to the ECSC to the acting director of the office of European regional Affairs (Palmer)», Luxembourg, June 30, 1955.

* 24 On dit, à l'époque le CIG et non pas la CIG.

* 25 FRUS IV, 1955-57 , 121, teleg from the Ambassador in Belgium, Alger to the D. of State, Brussels, October 21, 1955, 5 p.m.

* 26 Alain PRATE, Quelle Europe ?, Commentaire , Paris, Julliard, 1991, p. 44.

* 27 IPMF, Claude Cheysson sur papier du ministère des affaires étrangères, secrétariat d'État, affaires marocaines et tunisiennes, cabinet, 13 avril (1956), 4 pages manuscrites, trouvées dans les papiers classés « Boris ».

* 28 Archives de Paul Ramadier, 52 J 114, ministère des affaires économiques et financières, direction des Finances extérieures, 1 er bureau, n° 187 cd, 28 avril 1956, « Note pour le président, objet : projet de marché commun européen ».

* 29 Archives de Paul Ramadier, 52 J 114, Secrétariat d'État aux affaires économiques, Cabinet, HM, 3 mai 1956, « Note objet : marché commun : résumé des premières observations de quelques chefs de services du Secrétariat d'État aux affaires économiques, en ce qui concerne le rapport de M. Spaak sur le marché commun ».

* 30 Archives de Paul Ramadier, 52 J 114, Direction des affaires économiques et du Plan, 17 mai 1956, le ministre de la France d'outre-mer à M. le président du Conseil des Ministres, « Objet : problèmes posés pour la France d'outre-mer par le projet de marché commun européen ».

* 31 Archives de Paul Ramadier, 52 J 113, ministère des affaires économiques et financières, le ministre, 24 mai 1956, « Note sur le marché commun », 4 pages. Cette note n'est pas signée, il subsiste un doute sur l'auteur.

* 32 Archives de Paul Ramadier, 52 J 114, CNPF, copie, 7 mai 1956, Georges Villiers à M. Guy Mollet, président du Conseil, 2 pages dactylographiées.

* 33 Archives de Paul Ramadier, 52 J 115, CNPF 15 janvier 1957, « Exposé du président Villiers à l'Assemblée Générale du CNPF », 7 pages dactylograhiées.

* 34 DDF 1956,1 , n° 117, compte rendu des conversations franco-allemandes de Paris (20-21 février 1956)

* 35 Archives nationales, F60 SGCI carton 24, dossier 122/21, Commission interministérielle, Hôtel Matignon, 4 septembre 1956, 16 h ; voir aussi Éric Kocher Le rôle de la France dans la négociation des traités de Rome (un aspect de la relance, 1954-1957, Maîtrise Paris-1 1989, p. 115

* 36 Hanns-Jürgen KüSTERS, op. cit p. 202

* 37 Idem p. 213

* 38 DDF, 1956, 3, n° 138 pv entretien du 6 novembre entre le président Guy Mollet et le chancelier Adenauer. P. 235.

* 39 Christian PINEAU, C. RIMBAUD., Le grand pari, l'aventure du traité de Rome , Paris, Fayard, p. 223.

* 40 Enrico SERRA, (a cura di), Il rilancio dell'Europa e i trattati di Roma. La relance européenne et les traités de Rome., The Relaunching of Europe and the Treaties of Rome , op. cit. , p. 525.

* 41 Archives nationales, F60 SGCI carton 12 boite 122/11/13 conférence des MAE 13 novembre 56 projet de pv, de la conférence de Paris tenue le 20-21/octobre 1956

* 42 Maurice VAÏSSE, « Un dialogue de sourds, les relations nucléaires franco-américaines 1957-1960 », Relations internationales , n° 68, hiver 1991, p. 409.

* 43 L'Express, 28 décembre 1956, BORIS G, « Mirages de l'Eurafrique ».

* 44 Archives de Paul Ramadier, 52 J 115, « Le ministre des affaires économiques et financières à M. le ministre des affaires étrangères, objet : négociations sur le marché commun ». Note non datée, non signée, mais faisant allusion à des instructions d'octobre 1956. Le texte est donc postérieur, vraisemblablement de décembre 1956 ou de janvier 1957. Son en-tête indique clairement qu'elle vient de Ramadier et qu'elle est destinée au Quai d'Orsay.

* 45 Archives nationales, SGCI, F 60, classement provisoire, carton 24, dossier 122.21, notes prises en séance, au crayon, Rédacteur inconnu. Comité interministériel du 13 février 1957 sur les TOM.

* 46 DDF 1957-I, n° 242, M. Pineau, MAE à M. Couve de Murville, ambassadeur de France à Bonn, teleg. n° 966-967, 15 mars 1957, 21h 45.

* 47 Témoignages, Guy Mollet : 1905-1975 , « L'Européen » par É. NOËL, p. 67, l'extrait publié commence à la page 73-76, Fondation Guy Mollet, 1977.

* 48 Populaire-Dimanche , n° 438, 28 juillet 1957, « Euratom et le marché commun, une étape sur la voie de la vaste Europe politique de demain », G.M.

* 49 Maurice FAURE, « Un pari audacieux », Le Monde , 25 mars 1977.

* 50 MENDÈS FRANCE P., OEuvres complètes IV, Pour une République moderne, 1955-1962 , Paris, Gallimard, 1987, p. 290, Lettre à André Istel, 27 février 1957.

* 51 MENDÈS FRANCE P., OEuvres IV , op. cit. , p. 299, § Entreprise , 1 er avril 1957.

* 52 MENDÈS FRANCE P., OEuvres IV , op. cit. , p. 350 ; MARGAIRAZ M. (dir.), Pierre Mendès France et l'Économie , Paris, Odile Jacob, 1989, p. 191.

* 53 IPMF, archives carton de l'année 1964, note sur la politique atomique en 1954/55, 12 janvier 1964, 6 pages. Dactylog., sans auteur.

* 54 IPMF 1957, 27 février 1957, lettre (copie ou pelure) à André Istel.

* 55 IPMF 1957, Pierre Uri, Paris, le 9 juillet 1957, lettre à Pierre Mendès France.

* 56 IPMF 1957, Pierre Mendès France, 13 juillet 1957 à Pierre Ury ( sic !), CECA, Luxembourg.

* 57 IPMF 1957, Pierre Uri, Luxembourg, 26 juillet 1957, CECA, Haute Autorité, division de l'économie, ref. PU/cr.

* 58 IPMF 1957, 5 août 1957, M. Pierre Ury, CECA, lettre non signée, pelure.

* 59 Archives nationales, SGCI, F 60, classement provisoire, carton 28, séance du Conseil de la République du 19 juillet 1957.