Travaux de la délégation aux droits des femmes



DÉLÉGATION DU SÉNAT AUX DROITS DES FEMMES ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

Mardi 16 novembre 2004

- Présidence de Mme Gisèle Gautier, présidente.

Violences envers les femmes - Audition de Mme Catherine Le Magueresse, présidente de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, et du Dr. Lionel Doré, secrétaire général du Syndicat national professionnel des médecins du travail

La délégation a procédé à l'audition de Mme Catherine Le Magueresse, présidente de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, et du Dr. Lionel Doré, secrétaire général du Syndicat national professionnel des médecins du travail.

Mme Gisèle Gautier, présidente, a précisé que la délégation avait souhaité consacrer une partie de ses travaux à la question des violences envers les femmes dans leur environnement professionnel.

Mme Catherine Le Magueresse, présidente de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, a indiqué que l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) était une association féministe de lutte contre les violences masculines à l'encontre des femmes, ayant pour but de lutter pour l'éradication de toutes les formes de violence, qu'elle a jugées indissociables de par leurs causes, leurs auteurs, leurs victimes et leurs conséquences. Elle a précisé que, si l'AVFT est amenée à travailler sur toutes les formes de violences sexistes ou sexuelles, elle est principalement connue pour ses actions dans le domaine des relations de travail.

Elle a rappelé que l'AVFT avait été créée en 1985 par Marie-Victoire Louis, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Yvette Fuillet, alors députée européenne, et Joëlle Causin, secrétaire victime de harcèlement sexuel de la part de son supérieur hiérarchique. Elle a noté que l'AVFT était une association nationale intervenant dans toute la France et qu'elle travaillait également en relation avec d'autres associations européennes. Sur le plan financier, elle a indiqué que, dans un premier temps, l'association avait reçu des subventions européennes puis, qu'à partir de 1991, elle avait bénéficié de subventions du service des droits des femmes et de l'égalité et de la direction des relations du travail du ministère du travail, à hauteur d'environ 203.000 euros en 2004.

Mme Catherine Le Magueresse a fait observer qu'il existait très peu de statistiques fiables sur la réalité des violences faites aux femmes au travail. Elle a cité un sondage réalisé par l'institut Louis Harris, en 1991, selon lequel 19 % des femmes actives disent avoir subi, au cours de leur carrière, une forme de violence liée à leur sexe, ce qui représente environ deux millions de femmes. Tout en se demandant si ce chiffre, pourtant considérable, ne minimise pas la réalité vécue par les femmes, elle a fait observer qu'en raison du silence des victimes et des difficultés procédurales, seule une cinquantaine de cas annuels faisaient l'objet d'une sanction pénale. Elle a précisé que l'AVFT était actuellement saisie de 300 dossiers, parmi lesquels on comptait 14 % de viols sur le lieu de travail, 56 % d'agressions et de harcèlement sexuels et 20 % de harcèlement sexuel, ainsi que quelques cas de discrimination liée à la maternité. Elle a ajouté que, parmi les secteurs les plus concernés par ce type de violences, figuraient notamment l'hôtellerie/restauration, la fonction publique territoriale, en particulier au niveau des communes, et les activités sportives, ainsi que les milieux traditionnellement masculins tels que l'armée, la gendarmerie ou la police.

Mme Catherine Le Magueresse a précisé que, conformément à l'article 2 de ses statuts, l'association se fixait deux grands axes d'intervention : des actions de soutien aux victimes, d'une part, et des actions de sensibilisation, d'autre part.

Insistant sur le caractère spécifique de chaque cas, elle a expliqué comment l'AVFT mettait en oeuvre une stratégie adaptée à chaque dossier et qui peut se traduire par la saisine de l'employeur, du procureur de la République, de l'inspection du travail ou encore de la médecine du travail. Elle a précisé que l'association se constituait également partie civile lors des fréquents procès qui interviennent faute de pouvoir trouver une solution extrajudiciaire et parce que la parole des femmes victimes n'est pas suffisamment prise en compte sur le lieu de travail. En outre, elle a regretté que les magistrats eux-mêmes semblent parfois avoir des difficultés à apprécier la gravité des violences subies par les femmes dans le monde professionnel, ce qui lui paraissait expliquer le nombre important de relaxes prononcées.

Elle a souligné le rôle essentiel de l'inspection du travail, dont les enquêtes permettent de conserver une trace des cas de violences envers les femmes sur le lieu de travail, tout en insistant sur le fait que les agresseurs sont souvent des récidivistes. Elle a ainsi cité le cas d'un aide-soignant travaillant dans un institut médico-éducatif qui, pendant 30 ans, avait pu rester impuni jusqu'au jour où une de ses victimes avait porté plainte. L'enquête a alors révélé, a-t-elle précisé, grâce aux investigations antérieures de la gendarmerie, onze cas de viols et agressions sexuelles non prescrits, ce qui avait permis de condamner cet aide-soignant à huit ans de prison ferme, soit, en pratique, une peine extrêmement rare dans ce type d'affaires. Elle a constaté que l'agresseur avait cependant pu bénéficier dans son village de soutiens en relation avec ses activités de pompier volontaire, de joueur de rugby et de chasseur.

Mme Catherine Le Magueresse a ensuite abordé les actions de sensibilisation à la réalité de ces violences menées par l'association en direction du grand public et des pouvoirs publics. Ainsi, l'AVFT propose des formations en entreprises ou au sein des organisations syndicales, diffuse des publications, en particulier un guide pratique, a réalisé un court-métrage, s'est dotée d'un site Internet dynamique et s'est appuyée sur les techniques du théâtre, notamment en direction des jeunes en contrat d'apprentissage ou d'alternance dans des lycées professionnels de la région parisienne. La présidente de l'AVFT a également évoqué l'importance cruciale du travail en partenariat avec les chargées de mission départementales et les déléguées régionales aux droits des femmes.

Enfin, Mme Catherine Le Magueresse a indiqué que l'AVFT menait également une action plus globale de lutte contre toutes les formes de violences masculines envers les femmes en dehors des relations professionnelles. Elle a cité, à ce titre, son engagement dans la lutte contre la prostitution, une campagne contre le recours à la médiation en cas de violences sexistes ou sexuelles ou encore une analyse critique du projet de loi relatif à la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe.

En conclusion, elle a estimé très inquiétante la situation actuelle et appelé de ses voeux la définition par l'Etat d'une politique globale de lutte contre les violences faites aux femmes, accompagnée de moyens adéquats, à l'instar de la politique de sécurité routière, qui semble s'accompagner de résultats tangibles.

Le Dr. Lionel Doré, secrétaire général du Syndicat national professionnel des médecins du travail, a tout d'abord rappelé que la loi donnait aux médecins du travail la mission de lutter contre l'altération de la santé des salariés. Il a affirmé que, de ce point de vue, les femmes payaient un lourd tribut ; il a regretté le manque cruel de statistiques qui pourrait démontrer l'importance des pathologies professionnelles qui frappent les femmes et a estimé que le ministère de l'emploi devrait utiliser des données par genre.

Le Dr. Lionel Doré a noté que les violences envers les femmes qui, comme les coups et blessures, portent atteinte à leur intégrité physique étaient rares sur le lieu de travail. En revanche, il a souligné la part importante des femmes parmi les victimes de maladies professionnelles, et cité le cas des troubles musculo-squelettiques, dits du « tableau 57 » engendrés par les gestes répétitifs dans certaines professions telles que les secrétaires ou les caissières. De même a-t-il estimé que certains postes de travail n'étaient pas suffisamment aménagés de façon à prendre en compte la physiologie féminine. Enfin, il a rappelé que les femmes étaient les premières concernées par le travail précaire et le temps partiel et qu'elles en supportaient les conséquences sur leur santé. Il a également précisé que, bien souvent, les exigences des employeurs étaient plus grandes pour les femmes que pour les hommes en termes de productivité, et cité le cas des infirmières.

Il a ensuite évoqué les diverses formes d'atteintes à la santé mentale en milieu professionnel et constaté qu'en la matière, les femmes subissaient les conséquences d'un processus fréquent de domination masculine qui se traduit également par des discriminations salariales. Il a indiqué que les médecins du travail constataient souvent chez les femmes venant les consulter «  une grande peur » et qu'elles leur confiaient très souvent, sous le sceau du secret professionnel, des choses qu'elles taisent habituellement. Il a observé que ce silence est d'autant plus dommageable que les médecins du travail ne pouvaient agir qu'avec le consentement des intéressées.

Mme Gisèle Gautier, présidente, s'est interrogée sur les moyens d'action concrets dont disposait la médecine du travail pour faire face à des cas de violence envers les femmes sur leur lieu de travail.

Le Dr. Lionel Doré a indiqué que ces moyens différaient selon les secteurs car la médecine du travail n'y a pas le même statut : il a essentiellement distingué le secteur public du secteur privé et tout particulièrement souligné la « misère » de la médecine du travail dans la fonction publique territoriale. Il a exprimé le souhait d'une harmonisation de la réglementation relative aux moyens d'intervention de la médecine du travail pour renforcer son indépendance.

Sur la base de son expérience, il a estimé qu'il convenait de retirer de son milieu de travail une personne en situation d'épuisement professionnel, dit « burn out », l'arrêt maladie lui permettant alors de se reconstruire et de sortir d'une spirale de « victimisation ».

Mme Gisèle Gautier, présidente, a demandé dans quelle mesure les médecins du travail pouvaient demander un changement de service du salarié à l'employeur.

Mme Annie David a souligné le caractère paradoxal de la pratique qui consiste à privilégier le changement de poste de travail de la victime, alors que l'agresseur conserve le sien.

Mme Christiane Kammermann, après s'être félicitée que la délégation puisse procéder à de telles auditions, a fait part de son étonnement et de son indignation face aux témoignages relatant notamment des faits d'agressions sexuelles de la part de maires sur leurs agents municipaux.

Mme Yolande Boyer a voulu savoir s'il existait des statistiques mesurant l'ampleur des violences envers les femmes dans les mairies et quelles mesures spécifiques étaient, ou devaient être, mises en place dans ces cas précis. Elle s'est également interrogée sur l'existence d'antennes locales de l'AVFT.

Mme Catherine Le Magueresse a indiqué qu'il n'existait pas de statistiques sur ce phénomène dans les mairies et qu'elle faisait référence aux cas dont l'AVFT avait été saisie. Elle a notamment cité l'exemple d'un maire condamné pour violence sexuelle suivie et, par la suite, réélu. Elle a insisté sur le caractère indispensable des actions de formation et de sensibilisation pour faire évoluer les mentalités.

Elle a évoqué la campagne que mène actuellement l'AVFT afin d'obtenir une modification du délit de dénonciation calomnieuse qui permettrait, selon elle, la condamnation quasi automatique des femmes qui ont déposé plainte contre l'auteur des violences. Elle a ainsi cité plusieurs cas de femmes condamnées pour avoir dénoncé les violences physiques ou sexuelles de leur supérieur hiérarchique, les tribunaux saisis de leur plainte ayant jugé qu'il n'existait pas de charges suffisantes pour renvoyer les auteurs désignés devant les juridictions compétentes ou qu'un doute existait sur leur culpabilité. Elle a regretté que, ces agissements n'étant pas reconnus exacts par la justice, les femmes qui les avaient dénoncés soient considérées comme étant à l'origine de calomnies. Elle a cité le cas d'une employée de mairie agressée deux fois par le maire, la deuxième fois dans la rue avec témoin oculaire. Le maire ayant été relaxé en appel, il avait porté plainte pour dénonciation calomnieuse et avait obtenu gain de cause de la part de la justice. Cette affaire pose indéniablement, a-t-elle estimé, le problème de l'existence du droit de dénoncer les violences sexuelles subies.

En réponse à Mme Joëlle Garriaud-Maylam qui souhaitait savoir si l'AVFT ne devrait pas dispenser une formation aux élèves de l'Ecole nationale de la magistrature, Mme Catherine Le Magueresse a indiqué qu'il s'agissait d'un projet de l'AVFT. Elle a fait observer que « le sexisme du droit » n'était certes pas un problème limité à la France, mais que seule la France prétendait à l'universalité et à la neutralité du droit.

Mme Gisèle Gautier, présidente, a rappelé que les femmes qui osaient porter plainte étaient souvent fort mal reçues dans les commissariats, où leurs propos étaient sous-estimés.

Mme Catherine Le Magueresse a estimé que les policiers étaient de mieux en mieux formés et sensibilisés à ces problèmes. Elle a précisé que l'AVFT n'avait pas d'antennes locales et que les trois chargées de mission étaient amenées à se déplacer en province, l'aide logistique apportée par les déléguées régionales et départementales aux droits des femmes étant alors très précieuse.

Mme Annie David a rappelé que la loi de modernisation sociale de 2002 avait modifié la charge de la preuve au détriment des femmes victimes de harcèlement au travail.

Mme Catherine Le Magueresse a précisé que la charge de la preuve avait été aménagée mais non renversée par la loi de modernisation sociale qui obligeait l'auteur des faits à se justifier par rapport aux éléments de fait rapportés. Or, la loi dite Fillon de janvier 2003 a précisé que, conformément au droit européen, la victime devait apporter des « faits » et non plus des « éléments de fait », ce qui, a-t-elle estimé, déséquilibre quelque peu la relation victime/agresseur au bénéfice de ce dernier étant donné les difficultés rencontrées dans ce type d'affaires. Elle a considéré qu'aujourd'hui, la notion de harcèlement moral « phagocytait » de plus en plus le harcèlement sexuel, certaines victimes préférant parfois requalifier elles-mêmes un viol ou un harcèlement sexuel en un « simple » harcèlement moral.

Mme Catherine Procaccia a estimé que le médecin du travail, comme le délégué du personnel, pouvait avoir un poids considérable pour faire évoluer cet état de fait dans l'entreprise.

Le Dr. Lionel Doré a indiqué que les pouvoirs dont disposait le médecin du travail dépendaient essentiellement de son degré d'indépendance. Or, il a rappelé que le médecin du travail était un salarié de l'entreprise et qu'il ne se trouvait pas dans la situation d'un inspecteur du travail qui est, lui, statutairement indépendant de l'entreprise. Il a précisé que l'avis du médecin du travail n'est qu'un conseil à l'employeur qui ne le suit pas nécessairement et que le médecin du travail peut être soumis à de fortes pressions.

Il a estimé que l'arrêt maladie permettait d'orienter une victime vers la médecine de ville, ce qui n'est d'ailleurs pas sans conséquences sur la sous-déclaration des arrêts de travail pour cause de harcèlement professionnel. Il a également insisté sur le fait qu'un chef d'entreprise ou un responsable de ressources humaines n'appréciait guère de recevoir un appel du médecin du travail. Néanmoins, a-t-il ajouté, disposer d'un dossier écrit permet, le cas échéant, d'être plus solide devant la justice. Une intervention d'un médecin du travail peut, à cet égard, constituer un acte de prévention susceptible de mettre un terme à un harcèlement.

Enfin, il a évoqué la possibilité pour le médecin du travail d'établir un certificat d'inaptitude temporaire qui doit cependant, selon lui, être utilisée en dernier recours car elle comporte des effets pervers potentiels. Il a en effet expliqué que le médecin du travail avait pour tâche délicate de faire comprendre à l'employeur que le problème ne venait pas du salarié mais de l'inadéquation du poste de travail à sa santé. De même, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) peut aussi faire usage de son droit d'expertise en cas de danger grave pour le salarié.

Mme Gisèle Gautier, présidente, a relevé l'existence d'une certaine « loi du silence » de la part des collègues des femmes victimes de violences en milieu professionnel et s'est demandé, dès lors, s'il ne conviendrait pas de qualifier de tels comportements de complicité et de non-assistance à personne en danger.

Mme Catherine Le Magueresse a estimé que la complicité était effectivement courante dans ce cas et que la réaction des collègues conduisait fréquemment la victime à se taire. Elle a également noté un phénomène proche du bizutage, qui pouvait être perçu par l'agresseur comme un encouragement. Elle a ainsi cité le cas d'une employée municipale victime de harcèlement de la part de l'adjoint au maire et qui avait porté plainte contre le maire à qui elle s'était confiée, estimant qu'il était demeuré passif : cette femme a été condamnée pour procédure abusive. Elle a souligné les limites de ces lois, facilement contournables car elles n'ont pas été conçues à partir de la réalité des violences vécues par les femmes. Les avancées juridiques, bien qu'indéniables depuis quelques années, se heurtent donc à la complexité des réalités sociales.

Mme Gisèle Gautier, présidente, après s'être félicitée de l'intérêt de cette audition, a indiqué que les prolongements sous forme de propositions concrètes formulées par les intervenants seraient les bienvenues.