MISSION COMMUNE D'INFORMATION CHARGÉE DE DRESSER LE BILAN DE LA DÉCENTRALISATION ET DE PROPOSER LES AMÉLIORATIONS DE NATURE À FACILITER L'EXERCICE DES COMPÉTENCES LOCALES

Table des matières


Mardi 15 juin 1999

- Présidence de M. Jean-Paul Delevoye, président.

Audition de M. Eric Woerth, Directeur associé d'Arthur Andersen, responsable des collectivités locales, accompagné de M. Philippe Peuch-Lestrade, Associé

La mission a tout d'abord procédé à l'audition de M. Eric Woerth, Directeur associé d'Arthur Andersen, responsable des collectivités locales, accompagné de M. Philippe Peuch-Lestrade, Associé.

M. Philippe Peuch-Lestrade
a rappelé que le cabinet Arthur Andersen exerçait son activité dans un grand nombre de pays, ce qui permettait de confronter les expériences et de procéder à des comparaisons internationales. Dans le domaine du conseil aux collectivités territoriales, a-t-il précisé, le cabinet répond aux demandes des décideurs dans quatre secteurs :

- le conseil financier, juridique et opérationnel ;

- la délégation de service public (public-private partnership) ;

- l'évaluation des politiques publiques ;

- les études économiques.

M. Eric Woerth a présenté l'étude comparative sur les collectivités locales en Europe réalisée pour répondre aux préoccupations de la mission, à partir des informations recueillies auprès des partenaires du cabinet Arthur Andersen, interrogés sur les compétences des niveaux de gestion locale et sur la nature et l'articulation des relations, notamment financières, entre ces différents niveaux.

Il a distingué en Europe trois groupes de pays : les pays à caractère unitaire (Danemark, Royaume-Uni), les pays fortement régionalisés (Espagne, Italie), et les pays à caractère fédéral (Allemagne, Belgique, Suisse).

Il a décrit le Danemark comme un Etat unitaire dont la décentralisation est en route depuis trente ans, où les collectivités locales ont une très large autonomie et où les services déconcentrés sont peu nombreux, l'Etat central n'y ayant conservé que ses fonctions régaliennes. Il a précisé que le pays se divisait en deux régions autonomes, 14 comtés et 273 communes. Abordant la fiscalité locale, il a rappelé que les collectivités locales prélevaient 30 % des taxes et charges obligatoires au Danemark et que leurs dépenses correspondaient à 42 % des dépenses publiques, un schéma de coopération budgétaire étant négocié chaque année entre les collectivités et l'Etat central.

En présentant le Royaume-Uni, il a d'abord rappelé que, bien qu'il s'agisse d'un Etat unitaire, quatre " nations " s'y trouvaient promises à une large autonomie depuis l'arrivée au pouvoir du gouvernement Blair. Il a observé que l'élément de base de l'organisation territoriale au Royaume-Uni n'était pas la commune mais le comté (county) et que le poids de l'Etat central était encore à ce jour très important, d'autant qu'un organe central, la " Local government commission ", était chargée des services déconcentrés de l'Etat et de toute l'organisation territoriale. Il a souligné que les recettes des collectivités locales britanniques étaient constituées de dotations de l'Etat à hauteur de 80 %.

Il a considéré que l'Espagne s'orientait progressivement vers une forme aboutie de fédéralisme, car depuis 1978 l'autonomie territoriale était très forte. Il a ajouté que les communautés autonomes étaient les charnières de la décentralisation et qu'en outre il n'y avait pas de modèle unique de communauté puisque chacune était organisée " sur mesure " en fonction de son histoire et de ses traditions. Il a poursuivi en remarquant que les communautés avaient un pouvoir législatif qui intervenait autant que celui de l'Etat central pour fixer les règles de l'échelon inférieur de la décentralisation, la province. Il a reconnu enfin que sur le plan financier, la régionalisation de l'Espagne avait créé un système complexe, mais qu'une simplification pouvait résulter du renforcement de l'autonomie des communautés autonomes.

M. Eric Woerth a considéré que l'Italie prenait aussi le chemin du fédéralisme, compte tenu du développement du rôle des vingt régions dont quatre avaient déjà un statut d'autonomie. Il a indiqué que l'Italie connaissait un système de relations stellaires entre l'Etat et les collectivités (régions, provinces, communes) au lieu d'un système hiérarchisé et que les collectivités elles-mêmes entretenaient des relations croisées. Toutefois, l'Etat central contrôlait l'activité et les décisions législatives et administratives des régions et, par l'intermédiaire des régions, celles des provinces et des communes. Il a souligné que les dépenses des collectivités italiennes représentaient 45 % des dépenses publiques, mais que l'organisation fiscale était devenue trop complexe.

Présentant les caractéristiques des Etats fédéraux, M. Eric Woerth a rappelé que les Länder allemands étaient des Etats et non de simples collectivités territoriales. Il a pris pour exemple le Land de Bad-Würtemberg divisé en arrondissements (Landkreise) et en communes. Il a signalé que l'Allemagne d'une manière générale jouissait d'une organisation territoriale efficace mais que ce système, fruit du passé, n'était pas exportable et qu'il subissait aujourd'hui les premiers symptômes d'une recentralisation. Il a ainsi relevé que les communes, qui constituaient l'unité de base de l'organisation territoriale, étaient réticentes à accepter de nouvelles compétences sans que les moyens correspondants leur soient parallèlement transférés.

En introduisant le cas particulier de la Belgique, M. Eric Woerth a d'emblée reconnu qu'il s'agissait d'une situation complexe et atypique. Depuis la quatrième réforme de l'Etat en 1993, la Belgique était devenue un Etat fédéral qui se composait de communautés et de régions, en tout six collectivités fédérées définies en grande partie à partir de quatre régions linguistiques se superposant avec des territoires. D'autre part, la Belgique comptait 589 communes regroupées en 200 associations intercommunales et 10 provinces. Quant aux relations financières, elles dépendaient d'un système fédéral de péréquation, mais la fiscalité locale était complexe et reposait sur 135 taxes.

Enfin, M. Eric Woerth a relevé que la Suisse constituait le plus bel exemple de la force de la démocratie locale.

Pour conclure ce panorama européen, M. Eric Woerth a constaté une grande diversité des modes d'organisation territoriale, une grande variété dans le partage des compétences et dans les relations financières, mais il a noté que dans tous les cas étudiés les systèmes étaient en évolution.

Il a fait valoir que les réflexions sur la décentralisation portaient sur l'autonomie financière des collectivités, la recherche du bon niveau d'administration pour chaque compétence (la région apparaissant souvent comme le niveau européen idéal) ainsi que sur la participation des citoyens aux affaires locales (référendum, médiateur, rôle renforcé du maire élu directement).

Il a en outre déclaré que les citoyens en Europe formulaient de nouvelles exigences : transparence, information, choix entre plusieurs fournisseurs de services publics, qualité des services, contrôle renforcé des dépenses publiques.

Tirant les enseignements de cette étude pour l'évolution de la situation locale en France, M. Eric Woerth a souligné certaines faiblesses de la décentralisation française telles que la confusion des rôles ou encore la complexité des structures. Il a estimé, s'appuyant sur les exemples étrangers, que plusieurs mesures seraient susceptibles d'améliorer le cadre en vigueur, notamment le renforcement de la transparence des procédures et de la qualité des services publics, la limitation des compétences " croisées " par la définition de " portefeuilles " de compétences, l'équilibre entre compétences et ressources, le développement de la coopération entre l'Etat et les collectivités locales en matière d'investissement, l'allégement voire la suppression de certains niveaux d'administration. Il a en outre observé que les Etats voisins avaient souvent choisi la région comme collectivité " charnière ".

M. Philippe Peuch-Lestrade a ajouté que ce qui caractérisait nos voisins européens en matière de décentralisation, c'était le pragmatisme et que partout, aujourd'hui, on exigeait la transparence et la fiabilité.

M. Jean-Paul Delevoye, président, a relevé le rôle des citoyens dans l'évolution des politiques publiques. Il s'est en outre interrogé sur la transparence du fonctionnement de l'Etat et sur le rôle de ce dernier pour assurer une véritable péréquation financière. Il s'est également demandé si l'Etat était appelé à prendre en charge progressivement la fiscalité locale. Il a souhaité savoir si le renforcement des régions préfigurait une Europe des régions. Enfin, il a demandé des précisions sur les mécanismes de contrôle administratif.

M. Philippe Peuch-Lestrade a tout d'abord indiqué qu'il était difficile d'établir une synthèse des différents régimes fiscaux.

Il a souligné que notre pays avait des atouts et des exemples à proposer, car il avait notamment été un précurseur en matière de concessions de service public alors que, cent ans plus tard, la Grande-Bretagne et les pays scandinaves s'interrogeaient sur les meilleures méthodes pour établir un partenariat public/privé.

S'agissant des contrôles, il a relevé qu'ils portaient essentiellement sur les dépenses publiques, citant en exemple le contrôle continu des services publics mis en place au Royaume-Uni (" value-for-money audit ") dont les résultats étaient publiés régulièrement dans la presse, ce qui stimulait les services publics.

En réponse à M. Jean-Paul Delevoye, président, qui s'interrogeait sur les conditions d'exercice des mandats locaux et plus particulièrement sur la pénalisation de la vie publique, M. Eric Woerth a estimé que cette pénalisation semblait moins importante dans les Etats voisins. Il a en outre observé que les moyens donnés aux élus locaux pour l'exercice de leurs mandats pouvaient être sensiblement plus développés qu'en France, prenant l'exemple de l'Allemagne où les fonctions municipales avaient été professionnalisées.

Audition de M. Pierre Calame, président de la Fondation Charles-Léopold Meyer

La mission a ensuite procédé à l'audition de M. Pierre Calame, président de la Fondation Charles-Léopold Meyer.

M. Pierre Calame
a rappelé que son expérience de vingt-cinq ans en tant que fonctionnaire du service des ponts et chaussées au ministère de l'équipement lui avait permis de participer à la mise en oeuvre de la décentralisation.

Au préalable, il a précisé que l'usage du néologisme " gouvernance ", remis à la mode par des travaux d'origine anglo-saxonne, était justifié dans la mesure où la langue française ne comportait pas vraiment de terme recouvrant l'ensemble des notions permettant de comprendre " comment une société s'organise pour assurer par elle-même sa propre régulation ".

Il a observé que le mot " gouvernement " recouvrait l'étude des institutions politiques, que le mot " administration " portait sur l'organisation des services publics et que le " management public " était une notion centrée sur la performance des services publics, alors que le terme gouvernance permettait de couvrir à la fois l'organisation des pouvoirs publics et les rapports entre ces derniers et l'administration, ainsi que la société civile.

M. Pierre Calame a présenté les différentes composantes de la crise " internationale et multiforme " de la gouvernance. Il a d'abord évoqué " la crise des échelles de la gouvernance " due au fait que les niveaux d'intervention publics ne sont plus adaptés aux interdépendances.

Regrettant que trop souvent les décideurs publics gèrent les problèmes de la société de demain " avec les idées d'hier et les institutions d'avant-hier ", il a souligné que les institutions, qui étaient certes un élément de stabilité, évoluaient beaucoup plus lentement que la réalité : ainsi l'Etat-Nation demeure le niveau d'intervention fondamental, alors qu'il est trop souvent dépassé par les interdépendances internationales et incapable de répondre aux aspirations à l'autonomie et à la liberté locale.

A cet égard, il a souligné que la décentralisation répondait à une revendication identitaire à travers la recherche de la constitution d'ensembles territoriaux cohérents.

Il a considéré que la crise de la gouvernance était due également à la " délégitimation des pouvoirs publics ", qui prenait des proportions considérables en Afrique et en Amérique latine du fait de la corruption des Etats et de l'incompétence des élites, alors que la France connaissait encore sur ce plan une situation normale marquée par un certain respect pour l'action des pouvoirs publics.

Puis M. Pierre Calame s'est interrogé sur l'adéquation entre les formes et les modes de relation entre les pouvoirs publics et la société civile.

Il a rappelé qu'en France, l'idée était profondément enracinée que l'Etat était du côté de la raison, tandis que la société civile était soumise aux émotions : le " regard " des pouvoirs publics sur les administrés est donc teinté de paternalisme, l'Etat mettant en avant sa légitimité, soit à travers la défense de l'intérêt général, soit au nom d'impératifs de rationalité technique.

Il a regretté que les pouvoirs publics se réclament souvent de la notion de partenariat, alors qu'ils s'avèrent incapables de se comporter, sur le terrain, comme des partenaires " passant contrat " avec leurs interlocuteurs.

De même, il a regretté que l'invocation de la notion de " participation " recouvre seulement l'explication donnée aux citoyens des projets conçus et préparés dans les termes et suivant les options voulus par les pouvoirs publics.

Il a souligné que les problèmes quotidiens de la population ne se formulaient pas dans le même langage et ne se structuraient pas autour des thèmes des pouvoirs publics et qu'il était donc essentiel de restaurer un dialogue à travers un langage commun entre les citoyens et les appareils administratifs.

Par ailleurs, il a déploré que, trop souvent, les pouvoirs publics se bornent à proposer aux citoyens de choisir entre quelques alternatives, dont le caractère simplificateur est largement illusoire face à la complexité des problèmes rencontrés. M. Pierre Calame a donc considéré qu'il était important de construire une démarche qui permette de chercher en commun des réponses adaptées.

Il a souhaité, par ailleurs, que les rapports entre le pouvoir politique et l'administration soient repensés : sur ce point, il a rappelé que ces rapports reposaient toujours sur " le mythe " d'une séparation entre le décideur politique, qui trancherait des grandes options, et le technicien qui se présenterait les choix possibles et exécuterait les décisions prises.

M. Pierre Calame a estimé que cette représentation était erronée dans la mesure où le processus d'élaboration d'une décision conditionnait largement les choix effectués et où le technicien monopolisait le " sens " des décisions à prendre.

Il a appelé de ses voeux une véritable " transformation culturelle " des pouvoirs publics en admettant que celle-ci serait lente à s'opérer et qu'elle exigerait de faire appel à la volonté des citoyens de devenir partie prenante de projets collectifs.

A cet égard, il a constaté que les travaux de réflexion menés sur la réforme de l'administration en France, tels que les rapports de M. Jean Picq ou de M. Christian Blanc, étaient trop exclusivement centrés sur les simplifications à caractère réglementaire et sur les changements d'organigrammes.

Enfin, il a considéré que la crise de la gouvernance tenait à un " déficit de réflexion " sur les liens qui devaient exister entre les divers niveaux de collectivités territoriales.

Constatant que les " eurosceptiques " reprochaient paradoxalement aux institutions européennes à la fois d'être trop tatillonnes et de se limiter à la création d'un grand marché unique, il a estimé essentiel de parvenir à concilier, au niveau des territoires, la gestion des interdépendances.

Il a considéré qu'il n'était pas possible d'affecter des compétences à une catégorie de collectivité locale déterminée dans la mesure où certains problèmes ne pouvaient être résolus au niveau d'un seul échelon territorial, comme le montraient les difficultés de la lutte contre les exclusions ou contre la violence urbaine.

Rejetant le principe " des blocs de compétences ", il a souligné qu'il fallait " associer " les différents échelons territoriaux en permettant à chaque collectivité d'exercer des responsabilités partagées.

Il a porté un regard critique sur les effets de la décentralisation en France, en considérant que l'action publique territorialisée avait régressé dans la mesure où la rhétorique partenariale était constamment mise en avant, alors que la pratique était largement en deçà des déclarations.

Il a regretté que la décentralisation ait été accomplie en France en suivant une démarche " féodale ", c'est-à-dire en procédant d'une logique où " le pouvoir local assurait la légitimité de l'action politique ".

A cet égard, il a évoqué la distinction entre le " pouvoir substantif ", conçu comme un objet que certains acquièrent au détriment des autres, et le " pouvoir auxiliaire " entendu comme un instrument au service d'une fin.

Il a estimé que la bonne gouvernance passait par la recherche de la pertinence de l'action publique, c'est-à-dire l'adéquation entre les formes de l'action administrative et la nature des problèmes posés.

Prenant l'exemple de la lutte contre les exclusions, il a regretté que les services sociaux se dotent d'indicateurs liés au nombre de personnes accueillies ou d'emplois-jeunes conclus, alors que le vrai problème était de savoir si l'action territorialisée était efficace face à l'exclusion. A cet égard, il a estimé que les représentants des pouvoirs publics ne devaient pas laisser aux techniciens le monopole des jugements de valeur sur la pertinence des actions conduites.

Evoquant la similitude des problèmes que posaient les quartiers d'habitat populaire en Europe ou dans les pays d'Amérique latine, il a estimé que la bonne démarche était de découvrir les questions communes qui peuvent se poser afin d'apporter une réponse pertinente dans l'ensemble des pays concernés.

Il s'est interrogé également sur la marge de manoeuvre laissée aux collectivités locales. Il a regretté que l'Etat impose une " obligation de moyens " aux collectivités locales, alors que les contextes territoriaux sont souvent bien différents. Il a souhaité un renversement de logique qui exigerait des collectivités locales une " obligation de résultat ", à charge pour celles-ci d'inventer des modes de réponse adaptée aux problèmes locaux en n'hésitant pas à recourir à des expérimentations.

Il a donc considéré que la fonction de l'Etat central n'était pas d'envoyer un message uniforme à l'ensemble des collectivités périphériques, mais plutôt d'organiser des échanges entre différents partenaires et d'animer un processus de travail en réseau.

Il a plaidé pour la création " d'organisations administratives autorégulées " qui réviseraient automatiquement leur choix en fonction de leurs résultats.

M. Jean-Paul Delevoye, président, a souligné le caractère original de l'approche " philosophique " de M. Pierre Calame. Il s'est interrogé sur la situation relative de la France en termes de gouvernance ainsi que sur le rôle de la participation des citoyens.

En réponse, M. Pierre Calame a souligné que la France avait des atouts car l'appareil administratif conservait une grande légitimité aux yeux de l'opinion, mais il a regretté que l'appareil politique demeure figé, que les rapports entre l'Etat et les collectivités locales soient empreints de " féodalisme ". Il s'est inquiété également du développement d'une culture d'assistanat ainsi que des effets négatifs de la concurrence entre communes sur le plan économique.

Il a souhaité que se développe une véritable " culture de projets " qui permette d'articuler l'action de niveaux pertinents de collectivités territoriales autour d'objectifs mobilisateurs suivant la nature des problèmes posés.