Mardi 6 mai 2008

- Présidence de M. Bernard Seillier, rapporteur. -

Audition de M. Jean-François Trogrlic, directeur du bureau de l'Organisation internationale du travail (OIT) en France

La mission commune d'information a procédé à l'audition de M. Jean-François Trogrlic, directeur du bureau de l'Organisation internationale du travail (OIT) en France.

M. Jean-François Trogrlic a tout d'abord rappelé que l'Organisation internationale du travail (OIT), fondée en 1919, est une agence tripartite de l'ONU rassemblant gouvernements, employeurs et travailleurs de ses Etats membres dans une action commune pour promouvoir le travail décent à travers le monde. Les différents champs d'action de l'OIT relèvent de quatre objectifs stratégiques : promouvoir et mettre en oeuvre les normes et les principes et droits fondamentaux du travail ; accroître les possibilités d'obtenir un emploi et un revenu décents ; accroître l'étendue et l'efficacité de la protection sociale ; enfin, renforcer le tripartisme et le dialogue social.

L'OIT est ainsi chargée d'élaborer les normes internationales du travail et de veiller à leur application ; elle intervient auprès de ses 178 Etats membres pour s'assurer que ces normes sont bien respectées, au niveau législatif comme dans la pratique. Ces normes sont en outre opposables à un Etat, au sein de celui-ci, par une partie prenante, ou à un Etat par un autre Etat.

Dès sa constitution en 1919 et de manière renouvelée depuis la déclaration de Philadelphie de 1944, l'OIT a considéré la pauvreté comme un fléau à combattre. L'organisation est donc particulièrement préoccupée par la crise mondiale actuelle des matières premières, mais également par la progression de la pauvreté dans les pays développés : ainsi, aux Etats-Unis, 40 % de la population n'est pas couverte par un système de protection sociale. Le cinquième rapport de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale révèle en outre l'aggravation en France du phénomène des travailleurs pauvres : en 2005, 1,74 million de personnes, soit 7 % des travailleurs, occupaient un emploi tout en appartenant à un ménage ayant un revenu inférieur au seuil de pauvreté, contre 1,47 million en 2003. Parmi les travailleurs pauvres, 21 % sont à temps partiel et 27 % sont indépendants. La pauvreté touche en outre 34 % des chômeurs et 14 % des inactifs.

Le combat contre les discriminations se trouve également au coeur de la lutte contre la pauvreté dans les pays développés. Le BIT a ainsi constaté, lors d'une enquête de « testing » effectuée à Paris, que les jeunes des quartiers en difficulté avaient cinq fois moins de chances d'obtenir un entretien d'embauche que les autres. Des efforts restent donc à accomplir même si la France ne se classe pas parmi les pays les moins avancés dans ce domaine. Le BIT insiste également sur l'importance d'un niveau suffisant des salaires et sur la nécessité de réduire la précarité dans l'emploi, celle-ci étant une cause importante de pauvreté.

L'intensité de la pauvreté est naturellement plus forte dans les pays en voie de développement, où l'alimentation est un problème quotidien. Le bureau international du travail intervient dans ces pays parallèlement aux grandes organisations internationales (FMI, Banque mondiale), mais insiste davantage sur l'ingénierie du développement, les services à la population et les campagnes de sensibilisation aux méthodes de sortie de la pauvreté.

Par ailleurs, plusieurs évolutions récentes témoignent d'une prise de conscience internationale du caractère prioritaire du problème de la pauvreté. En 1995, au sommet social de Copenhague, l'ONU a remis la personne humaine au centre des politiques internationales et a fixé un objectif global de suppression de la pauvreté. Le mandat de l'OIT a parallèlement été renforcé, le respect des normes internationales du travail étant mentionné comme un des moyens d'éliminer la pauvreté. En outre, le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a élargi sa politique pour prendre en compte le développement humain et non plus seulement le développement économique, tandis que la Banque mondiale a intégré la réduction de la pauvreté dans ses objectifs. Les Nations unies ont également fixé, au Sommet du millénaire de 2000, les "objectifs de développement du millénaire", auxquels l'OCDE a souscrit, avec la mise en place, pays par pays, d'un document de stratégie de réduction de la pauvreté, permettant d'associer plus étroitement ces pays et leur société civile à la politique menée par les institutions internationales.

Le bureau international du travail a par ailleurs mis en place plusieurs programmes de lutte contre la pauvreté :

- l'aide au développement du micro-crédit dans les pays en voie de développement ;

- les micro-assurances dans le domaine de la santé, adaptées aux revenus des habitants du pays. La préservation de la santé est en effet un facteur décisif dans la lutte contre la pauvreté ;

- la constitution de réseaux coopératifs pour la mise en oeuvre du micro-crédit et des micro-assurances ;

- le programme « STEP » dans deux domaines complémentaires : l'extension de la sécurité sociale dans le secteur de la santé et les approches intégrées de lutte contre l'exclusion sociale au niveau local ;

- le programme WIND, destiné à aider les paysans à améliorer leur productivité.

L'action du BIT vise également à formaliser l'économie informelle, en incitant à la création d'entreprises individuelles, puis de très petites entreprises et finalement de véritables PME.

M. Jean-François Trogrlic a souligné que l'ensemble des actions de lutte contre la pauvreté requiert non seulement une coordination des institutions internationales entre elles (FAO, OMS, ONUSIDA, BIT, FMI...), mais encore une cohérence de l'action de chaque Etat dans le système international à travers toutes les institutions où il est représenté. Le BIT propose ainsi une boîte à outils visant à promouvoir le travail décent par toutes les institutions de l'ONU et dans tous leurs programmes.

M. Bernard Seillier, rapporteur, a souhaité connaître l'état de la réflexion du BIT sur la question de la flex-sécurité. Il a également évoqué le problème de certains pays qui détiennent des avantages compétitifs du fait de normes sociales très insuffisantes. Il s'est enfin interrogé sur la validité de la notion de responsabilité sociétale des entreprises.

M. Jean-François Trogrlic a estimé qu'un consensus s'établissait progressivement au sein du BIT dans la négociation entre les employeurs et les employés, pour reconnaître l'intérêt d'une certaine souplesse dans les règles applicables au travail. D'ailleurs, en France, le BIT n'est pas un lieu d'affrontement entre l'Etat, les syndicats, les entreprises, mais plutôt un lieu de négociation et de compromis.

En ce qui concerne les pays où les droits sociaux sont peu développés, il a souligné la constitution progressive de rapports de force sociaux et l'émergence de revendications salariales des travailleurs, qui prétendent accéder à un meilleur niveau de vie. Un mouvement de syndicalisation est ainsi observable en Chine, tandis qu'on constate également certaines évolutions favorables dans des pays comme le Brésil ou l'Inde. Inversement, il y a parfois des replis, notamment dans le domaine de la protection sociale.

Concernant la responsabilité sociétale des entreprises, de nombreuses multinationales ont passé des accords contraignants avec les fédérations syndicales de leur secteur. De même, des entreprises françaises en Afrique veillent à ce que les dispensaires qu'elles construisent, par exemple à l'occasion d'une prospection pétrolière, restent en place après la fin de l'exploitation. Il existe enfin désormais de véritables démarches de certification sociale par des entreprises spécialisées.

Cette notion de responsabilité sociétale des entreprises recouvre cependant à la fois des expériences réellement positives et des démarches nettement insuffisantes. Ainsi, lorsqu'on étudie de manière précise la prise en compte de la discrimination par les entreprises multinationales, on constate que, bien que toutes affichent des objectifs en la matière, très peu d'entre elles vont au bout de leur démarche.

Mme Esther Sittler s'est montrée pessimiste à propos de l'évolution de la pauvreté, en particulier en France, l'idée de développement équitable risquant, selon elle, de demeurer un voeu pieux.

En réponse, M. Jean-François Trogrlic a reconnu que le pessimisme pouvait être fondé au vu de l'augmentation du nombre des pauvres. Cependant, plusieurs dispositifs déjà existants n'ont pas été pleinement utilisés en la matière : le volet « insertion » du RMI n'a ainsi pas suffisamment été mis en oeuvre lors de sa création. Il convient donc d'utiliser pleinement ces dispositifs. Enfin, les réseaux associatifs sont à l'origine de nombreuses idées intéressantes et novatrices dans ce domaine.