Mercredi 1er février 2012

- Présidence de M. Joël Bourdin, président -

Maladies émergentes (étude de faisabilité)

M. Joël Bourdin, président. - Mme Fabienne Keller va présenter son étude de faisabilité sur les nouvelles menaces des maladies émergentes. Selon notre règlement intérieur, nos rapporteurs doivent réaliser ce travail avant d'engager la recherche au fond. Cela nous permet d'apprécier l'intérêt du sujet, la méthode envisagée, ainsi que le budget.

Mme Fabienne Keller, rapporteur. - Le nouveau bureau ayant confirmé en janvier 2012 l'avis formulé en juin 2011 par le bureau précédent, j'ai l'honneur de vous présenter l'étude de faisabilité sur les nouvelles menaces des maladies émergentes.

L'expression « maladie émergente » est utilisée dans de nombreux cas de figure : un syndrome associant de façon originale des causes et des symptômes déjà observés séparément par la médecine, une affection qui n'avait jamais été identifiée auparavant dans une zone géographique ou un environnement humain donné, une maladie qui réapparaît là où elle avait disparu ou dans un environnement nouveau, enfin, une pathologie dont l'origine est nouvellement décrite.

Conformément au règlement intérieur de la délégation, je commencerai par l'intérêt de l'étude.

L'humanité a toujours connu des catastrophes sanitaires. Ainsi, une épidémie de variole a emporté le pharaon Ramsès V en 1157 avant JC. Les grandes explorations conduites au cours de l'histoire ont diffusé de nombreuses maladies, comme la variole ou le choléra. Les agents pathogènes sont extrêmement variés, allant des virus aux prions en passant par les bactéries, les parasites, les champignons, les mycotoxines et les algues. Ils peuvent affecter les plantes, les animaux et l'homme, avec des conséquences parfois graves pour la santé. Sur le plan des principes, il n'y a là rien de nouveau, sinon la rapidité de la diffusion géographique et la gravité des pathologies. Le choléra provient du delta du Gange, d'où il s'est diffusé dans le monde entier, surtout dans les lieux caractérisés par de mauvaises conditions sanitaires. Nous l'observons aujourd'hui en Haïti, où la maladie a trouvé un environnement favorable après avoir été importée par des Népalais.

J'en viens à la définition du sujet.

Il s'agit d'étudier les scénarios de développement de pandémies en fonction de variables médicales, sociales, démographiques ou géographiques par exemple. Les pathogènes ayant le mauvais goût de franchir les frontières sans présenter leurs papiers, le thème ne peut se limiter à la France, ni même à l'Europe.

La délégation sénatoriale pourra utiliser la note de prospective stratégique publiée en 2005 par l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) Santé des plantes et des animaux, maladies émergentes, épidémiologie ; elle pourra s'appuyer sur le rapport publié en 2010 par le Haut conseil de la santé publique Les maladies infectieuses émergentes : état de la situation et perspectives.

Ce travail s'insère dans le prolongement de trois rapports parlementaires : celui réalisé par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la vaccination contre la grippe A(H1N1), auquel s'ajoutent deux rapports de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), l'un publié en 2005 sur le thème Risques épidémiques et biologiques et l'autre, publié en 2010, intitulé Face à la grippe A(H1N1) et aux mutations des virus, que peuvent faire chercheurs et pouvoirs publics ? Mais à la différence de ces trois rapports, le nôtre procéderait d'une analyse pasteurienne allant au-delà du sujet malade pour s'interroger sur les éléments de contexte, avec une longue dimension temporelle. Il porterait également un regard particulier sur le rapport Kourilsky de 2006 présenté au Collège de France Optimiser l'action de la France pour l'amélioration de la santé mondiale : le cas de la surveillance et de la recherche sur les maladies infectieuses.

De façon générale, il convient de traiter les foyers tant que la maladie est encore peu diffusée. N'oublions pas que, selon les scientifiques de l'institut Pasteur de Bangui, les nouvelles menaces des maladies émergentes pourraient provenir de virus déjà présents, notamment en zone tropicale, mais quittant leur foyer naturel pour se diffuser dans le reste du monde à la faveur des déplacements humains. Ces chercheurs en ont déduit que la lutte contre les maladies virales émergentes exigeait une surveillance accrue de la circulation des virus en zone tropicale, où elle n'existe quasiment pas : en Afrique subsaharienne, on diagnostique une diarrhée, jamais sa cause.

J'en viens à la méthode.

Je vous propose une construction progressive, chaque étape comportant une phase de réflexion, une phase d'échanges internes et une phase de communication avec l'extérieur. L'atelier de prospective créé par la délégation sera donc mis à contribution.

La recherche proposée doit envisager les scénarii du pire et les moyens de les éviter. Or, les facteurs d'apparitions sont variés, allant de la dégradation du système de soins au développement des voyages en passant par l'altération de l'environnement ; la résistance aux traitements devient plus fréquente, en particulier pour la tuberculose.

Il est déjà possible de formuler quelques observations : le premier travail sera de faire l'inventaire des documents disponibles ; le second stade sera celui des contacts institutionnels avec les principaux organismes traitant le sujet. Je citerai notamment la fondation Mérieux et le Centre international de recherche médicale de Franceville (CIRMF) au Gabon, un organisme exemplaire en Afrique centrale, disposant d'une remarquable banque de pathogènes.

En première approche, il est possible d'identifier certaines variables expliquant l'apparition de nouvelles menaces. Elles peuvent tenir à l'évolution des pratiques agronomiques, aux changements démographiques ou comportementaux, à la précarité des conditions sanitaires, à la construction de barrages, voire au fonctionnement des hôpitaux. On observe une très grande synergie entre santé animale et humaine.

Le but de l'étude est de croiser des connaissances foisonnantes, que nul n'a transcrites pour en faire des instruments de politique publique.

Ainsi, l'étude prospective devra préciser la liste des variables, examiner les causes des évolutions passées, envisager l'avenir à un horizon de 20 ans, tester les scénarios existants et en élaborer d'autres, enfin identifier des leviers d'action susceptibles d'inverser les tendances défavorables.

J'en viens au calendrier.

Certaines actions ont déjà été engagées. Je mentionnerai d'abord un petit déjeuner de travail le 15 juin réunissant Mme Marie-Christine Blandin et des représentants de l'Agence française de développement, autour du Professeur Patrice Debré, alors ambassadeur chargé des questions de santé. Par la suite, j'ai rencontré le 30 août M. Henri de Raincourt, ministre de la coopération, pour évoquer la coordination de l'action publique contre les maladies infectieuses émergentes. Il faut également citer l'intervention au colloque Concertation pour une politique française internationale de lutte contre les maladies infectieuses émergentes, auquel participaient de nombreux ministres et organismes. S'ajoute la visite du laboratoire P4 de la fondation Charles Mérieux à Lyon, géré par le CNRS, suivie d'un entretien avec M. Alain Mérieux, qui finance un remarquable programme sur les pathogènes. Vint ensuite un déplacement à Libreville du 3 au 7 novembre, à l'occasion du colloque sur les maladies infectieuses émergentes organisé par l'institut Pasteur et le Cirmf. Enfin, je citerai la participation, le 16 novembre, au séminaire organisée par le Quai d'Orsay, consacré à la coordination de l'action entre l'État et les ONG sur la base du rapport commandé par M. Kouchner.

Un atelier de prospective est envisagé pour mai 2012, afin de confronter les points de vue des personnes auditionnées. Il pourrait être précédé de tables rondes thématiques dans une optique pluridisciplinaire. Le rapport final serait présenté en juillet 2012.

Certaines auditions ont déjà eu lieu, d'autres sont programmées au cours des trois prochains mois.

Le dernier point de cette présentation concerne le budget.

La réalisation du rapport de prospective devrait coûter environ 17 500 euros. Cette somme permettrait d'organiser diverses tables rondes, l'intervention de l'atelier de prospective et la réalisation de traductions en anglais. S'ajouteraient les frais de déplacement en France et à l'étranger dans le cadre de colloques ou les visites de laboratoires, l'assistance technique d'organismes partenaires, enfin le recrutement pour cinq mois d'un stagiaire - étudiant en mastère ou doctorant - chargé d'assurer le suivi logistique de l'étude et de tenir à jour le blog ouvert sur le site Internet du Sénat. L'expérience confirme le caractère fructueux d'un tel blog.

En conclusion, je voudrais citer Le destin des maladies infectieuses, ce recueil de conférences données dans les années 20 et 30 au Collège de France par M. Charles Nicolle, fils spirituel de Pasteur : « Je suis inquiet à l'idée de ce qu'il adviendrait d'une population indemne jusqu'ici, si un nouvel agent infectieux venu d'ailleurs venait à s'y propager... Les maladies infectieuses ne disparaîtront jamais. Il en naîtra toujours de nouvelles ; il en disparaîtra lentement quelques-unes ; celles qui subsisteront ne se montreront plus sur la forme que nous connaissons aujourd'hui ».

M. Jean Desessard. - Bravo pour la concision et la clarté de l'exposé. Mais M. Charles Nicolle a aussi écrit dès 1933 : « Il y aura donc des maladies nouvelles. C'est un fait fatal. Un autre fait, aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. Lorsque nous aurons notion de ces maladies, elles seront déjà toutes formées, adultes pourrait-on dire. Elles apparaîtront comme Athéna parut, sortant toute armée du cerveau de Zeus. Comment les reconnaîtrions-nous, ces maladies nouvelles, comment soupçonnerions-nous leur existence avant qu'elles ne revêtent leurs costumes de symptômes ? »

Bref, dès que nous connaissons une maladie, il est un peu tard. Sommes-nous entre une période de développement permettant d'identifier une souche et son inquiétante généralisation ?

Mme Fabienne Keller, rapporteur. - Nous voulons mieux comprendre les maladies animales et végétales pour anticiper leur transmission à l'homme, qui se passe essentiellement dans les pays pauvres, en raison d'une mauvaise hygiène, d'une forte concentration humaine et de système de soins défaillants.

Il est parfaitement justifié de monter des tentes en Haïti pour soigner les malades du choléra, mais il faut surtout améliorer les conditions sanitaires de la population. Le grand assainissement de Paris a pour origine la volonté d'éviter les pandémies.

En remontant à l'origine des maladies, on peut agir à temps.

M. Joël Bourdin, président. - Le budget entre dans le cadre de nos possibilités. Désormais, le recrutement d'un stagiaire fait partie de notre culture : nous n'avons eu qu'à nous louer des services rendus.

La délégation approuve l'étude de faisabilité.

M. Jean Desessard. - Il faudra nous dire contre quoi nous prémunir.

M. Joël Bourdin, président. - Au Gabon, contre le virus Ebola.

Mme Fabienne Keller, rapporteur. - En France, faites attention à la coqueluche.

Organisation des travaux de la commission

M. Joël Bourdin, président. - Le bureau s'est réuni il y a une semaine pour se pencher sur le calendrier.

Nous avons retenu l'idée d'un rapport sur l'avenir des territoires, complétant celui présenté par M. Sueur sur la ville. Outre les études consacrées au commerce sur Internet et à l'alimentation, qui doivent être présenté dans quelques semaines, il nous reste à déterminer un ou deux autres thèmes. Vous pouvez y réfléchir !

Nous avons aussi retenu l'idée d'un colloque sur l'avenir de la planification. Après tout, notre délégation est l'héritière de l'ancienne délégation à la planification, qui était la correspondante du Commissariat à la planification, supprimé il y a quelques années. Pour envisager le futur, se projeter dans l'avenir à un an ne suffit pas ; a fortiori, on ne peut se contenter d'une approche à trois ou quatre mois. Il nous a donc semblé intéressant de réfléchir aux horizons de la décision économique et financière et à la résurgence de l'ancien Commissariat à la planification, remplacé aujourd'hui par le Centre d'analyse stratégique. Le Conseil économique social et environnemental pourrait s'associer à cette initiative confirmant que le futur est souvent le passé réinventé !

Audition de M. Hugues de Jouvenel

M. Joël Bourdin, président. - Nous allons écouter M. Hugues de Jouvenel, directeur de la revue Futuribles, créée par M. Bertrand de Jouvenel.

Monsieur de Jouvenel, la délégation à la prospective - à la création de laquelle vous avez été associé- vous accueille dans sa nouvelle formation.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui sur le thème de la prospective.

M. Hugues de Jouvenel. - Qu'est-ce que la prospective ? La mode en a fait un mot valise où chacun met ce qu'il veut.

La prospective des temps modernes s'est développée aux États-Unis dans la mouvance du Pentagone et de la Rand corporation, avant d'arriver en Europe et en France.

Pour présenter le concept, j'utilise une métaphore simplificatrice et caricaturale assimilant tout dirigeant politique au capitaine d'un bateau qui, pour le diriger, dispose d'une vigie chargée de dire si le Titanic se dirige vers un iceberg. Tel est le rôle de la veille prospective, souvent présentée sous d'autres dénominations, comme « intelligence sociétale » par exemple. L'objectif est de comprendre le présent pour faire le tri entre événements conjoncturels et anecdotiques d'une part, et tout ce qui, d'autre part, annonce des tendances lourdes - « les racines d'un futur possible ». Elle est prolongée par la prospective exploratoire, qui étudie à partir du présent l'arborescence des futurs possibles.

Les méthodes classiques de prévision peuvent être groupées en deux catégories : la première prolonge les tendances passées, la seconde utilise les modèles simulant les relations entre variables pour effectuer des projections, intéressantes à condition de les limiter à un horizon temporel suffisamment bref et sous réserve qu'aucune rupture majeure n'intervienne. Les limites des méthodes classiques tiennent au « toutes choses égales par ailleurs », conduisant à exclure les chocs exogènes, par exemple un quadruplement brutal du prix du pétrole. Implicitement, on suppose que le système se reproduit à l'identique. Or, les prévisions ne valent pas plus que ce que valent les hypothèses sous-jacentes : même présentés avec deux chiffres après la virgule pour donner l'impression d'être scientifique, les résultats peuvent être erronés.

À l'opposé de cette approche, la prospective exploratoire recherche les facteurs de rupture ; elle attache une grande importance au pouvoir des acteurs, qui ne sont pas des robots et qui suivent des stratégies explicites ou implicites. Le but n'est pas de prévoir, mais d'alerter sur les enjeux avant que l'incendie ne se soit déclaré, car celui-ci acculerait les dirigeants à courir d'une urgence à l'autre sous l'emprise des circonstances. Ainsi, la prospective comporte un volet que l'on peut résumer en une question : que voulons-nous et que pouvons-nous faire ? Cette approche renvoie aux marges de manoeuvre, d'autant plus grandes que l'on est alerté plus tôt et que l'on a passé des alliances. La représentation que l'on se fait d'un avenir souhaitable n'est pas scientifique, mais politique. Elle débouche sur le compte à rebours des actions à entreprendre dès aujourd'hui pour atteindre l'objectif que l'on s'est assigné. Telle est la démarche de Futuribles, contraction de « futurs possibles », non de « futurs horribles » ! Au lieu de nous positionner comme victimes d'un futur subi, nous nous positionnons comme acteurs d'un avenir choisi en associant veille d'anticipation et vision de la société à construire.

Ainsi, née de préoccupations géostratégiques et géopolitiques américaines, la prospective s'est développée en Europe dans les années 60 sous l'influence de philosophes sociaux. C'était la grande époque du Commissariat général au plan, quand la Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (DATAR) disposait de moyens considérables. M. Jacques Delors notamment a joué un rôle moteur pour développer la prospective au sein des pouvoirs publics, avant qu'ils ne se désengagent. Les entreprises s'y sont alors mises, puis des collectivités territoriales, surtout au cours des vingt dernières années.

Aujourd'hui, tous les ministères sont censés disposer d'une cellule de prospective. Il s'agit parfois de fonctionnaires éparpillés s'efforçant de conduire des travaux plus ou moins prospectifs ; on trouve aussi des cellules aboutissant à des résultats intéressants. Mais chaque entité travaille exclusivement pour son administration, malgré la volonté de constituer un réseau, en principe animé par le Centre d'analyse stratégique. On assiste en fait à des échanges d'informations, pas à un véritable travail interministériel. Il y a quelques années, l'Assemblée nationale a exprimé des velléités de travail prospectif. Le Sénat a joué un rôle pionnier. Sous l'impulsion de M. Jean-Paul Delevoye, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) essaye aujourd'hui de prendre des initiatives. Les collectivités territoriales ont investi la dimension prospective, notamment lorsqu'elles ont dû élaborer des documents comme les schémas de cohérence territoriale (SCOT).

Il y aussi une prospective plus marchande, avec de nombreuses sociétés de conseil et des bureaux d'études aux pratiques assez variables.

Cette démarche a fait long feu au Congrès américain, tout comme en Finlande, mais d'autres assemblées parlementaires ont pris la relève. Ainsi, le Bundesrat a conduit un travail exemplaire sur le vieillissement démographique. Un secrétaire d'État à la prospective a été nommé en Tunisie. Certains pays voisins disposent d'un commissariat ou d'une agence.

À mon sens, la prospective réhabilite la noblesse du politique en lui permettant d'incarner un projet collectif au service du bien commun, mais la logique du long terme reste insuffisamment développée dans le monde parlementaire et au sein de l'Exécutif. Je suis donc très heureux que votre délégation incarne cette préoccupation, plus nécessaire que jamais à un moment où notre société a le sentiment qu'un brouillard épais l'empêche d'élaborer une représentation collective de la situation actuelle et de ses enjeux. La scène politique française ne me semble pas marquée par l'analyse, encore moins par des projets à long terme susceptibles de relever les défis. Dire qu'il faut instituer une bonne gouvernance et un développement durable n'est qu'un propos de Café du commerce n'engageant pas à grand-chose. Je suis persuadé que la prospective peut aider les décisions publiques et alimenter un débat politique de qualité, tout en faisant le constat d'insuffisances, voire de carences.

M. Jean-Pierre Chevènement. - L'Europe ne propose aucune vision globale pour son avenir. Nous constatons une certaine paralysie des mécanismes de décision de l'Union, paralysie à laquelle la chancelière allemande tente de remédier. Quelle est la position de la France ? Quel est l'avenir de la France en Europe ? Sa population augmente, mais celle de l'Europe diminue. Certes, certaines tendances de notre pays sont porteuses, mais nous ne pouvons que déplorer l'absence de maîtrise de notre destin. Vers quoi allons-nous, qu'y pouvons-nous ? Quels projets à long terme pourrions-nous nous donner ?

M. Hugues de Jouvenel. - Le diagnostic de la situation est sujet à controverse. Certains économistes réputés estiment que la crise actuelle est cyclique et qu'il suffit d'attendre pour que l'économie reparte. J'estime, pour ma part, que nous vivons une crise de notre modèle de développement. Nous sommes dans une phase de transition entre un monde qui n'en finit pas de mourir et un autre qui n'en finit pas de naître.

Qu'y pouvons-nous ? Beaucoup plus qu'on ne l'imagine. Les pays européens ont à peu près la même évolution démographique, ils sont confrontés au choc des nouvelles technologies et à la mondialisation, avec la concurrence parfois exacerbée des pays émergeants. La Grande-Bretagne et les pays scandinaves, qui avaient des taux d'emploi de 70% il y a quelques décennies, sont aujourd'hui à près de 80%. Or, depuis quarante ans, en France, ce taux n'a jamais dépassé 63 à 64%.

M. Jean Desessard. - Quelle est la définition du taux d'emploi ?

M. Hugues de Jouvenel. - La population ayant un emploi, rapportée à la population en âge de travailler, à savoir les 15 à 64 ans.

La France a ajusté son marché du travail par le sous-emploi des jeunes et des séniors. Les jeunes sont gravement pénalisés tandis que les séniors vont l'être de plus en plus, ce qui remet en cause le principe de solidarité entre générations. Il faut donc agir et les marges de manoeuvres existent.

Nous constatons aussi qu'en France même, certains régions se développent tandis que d'autres s'enlisent. Là encore, il y a des marges de manoeuvre.

Autre domaine important : le fonctionnement de notre système de protection sociale, qui était très performant après-guerre et dont le mode d'organisation doit désormais être revu. Le système d'éducation et de formation présente, quant à lui, bien des failles : il s'agit d'un chantier difficile, mais essentiel. Et puis, il y a la question du tissu productif français : nos PME peinent à monter en puissance. A l'occasion de chaque élection présidentielle, les candidats promettent d'aider les PME, mais les promesses ne se concrétisent pas, une fois l'élection passée.

Les défis énergétiques et climatiques constituent un autre chantier majeur : tant au niveau local que national, beaucoup pourrait être fait. Or, nous sommes à la traîne.

Enfin, je constate que la France est toujours un pays de vieille monarchie, avec ses baronnies. C'est un régime frileux où l'emporte le chacun pour soi, tant au niveau individuel que collectif. Pour qu'un projet de société s'impose, il faut que les acteurs y adhèrent. Nous devons donc montrer un futur souhaitable, possible, qui donne envie et suscite une dynamique. Hélas, tel n'est pas le cas aujourd'hui.

M. Pierre Bernard-Reymond. - Les grands organismes internationaux tels que l'ONU, l'OMS, l'OIT, l'OMC se sont-ils dotés de structures de prospective ? Et si oui, ont-ils des relations entre eux ? Existe-t-il des synergies entre ces différents organismes ?

Comment analysez-vous les éléments de puissance que sont la démographie, l'économie et la géopolitique ? La prospective s'intéresse-t-elle au rôle de chacune ? Quelle est la part respective de chacune dans le destin planétaire ?

Du fait de leur démographie, on entend dire que la Chine et l'Inde sont les grands pays de demain. Pour d'autres, le monde futur se joue autour du Pacifique : l'analyse géopolitique s'imposerait alors. Pour d'autres encore, l'Europe n'a pas dit son dernier mot dans le domaine de l'innovation : l'économie l'emporterait alors.

M. Hugues de Jouvenel. - Une de mes premières missions, lorsque je suis arrivé aux Nations Unies, a été de mettre en place une commission du futur pour fédérer les agences de prospective spécialisées. Mais le projet n'a pas abouti. L'Unesco a fait une tentative du même ordre. Certaines instances se sont développées grâce au parrainage des Nations-Unies, comme le groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC).

Nous avons créé une instance sur laquelle je fonde beaucoup d'espoir et qui réunit les meilleurs centres géopolitiques du monde. Enfin, il existe divers organismes qui s'apparentent à des ONG, comme le Club de Rome ou Futuribles.

Je souscris à l'idée qu' « il n'est de richesse que d'hommes » mais le poids démographique ne me semble pas pouvoir, à lui seul, déterminer la puissance des nations. Ainsi, la Chine risque d'être vieille avant d'être riche. La population de l'Inde va dépasser celle de la Chine en 2025 mais elle n'est pas en si bonne position : le niveau d'éducation, de protection sociale et d'innovation n'est pas très élevé. Le Bangladesh dispose ainsi de meilleurs indicateurs que l'Inde, même si son taux de croissance est inférieur.

L'innovation est fondamentale, mais il ne s'agit pas seulement de recherche et développement. Je pense aussi à l'innovation socio-organisationnelle. Si l'on se lance dans une fuite en avant en matière d'innovation technologique sans réorganiser les secteurs de l'éducation et du travail, le gaspillage d'énergie sera considérable.

L'épicentre du monde est en effet en train de changer : il y a une dynamique entre les Etats-Unis, la Chine et le Japon que l'on ne retrouve pas en Europe. Les pays émergents sont de plus en plus présents en Afrique noire et en Méditerranée : n'est-il pas inconcevable que le Brésil soit devenu la première puissance agricole en Méditerranée ?

M. Jean Desessard. - Je m'attendais à ce que vous nous donniez des indications plus précises. Je croyais que nous allions savoir quelles seraient les évolutions de la planète pour les vingt prochaines années. Or, vous nous dites qu'il n'y a pas de certitudes.

M. Joël Bourdin, président. - Les certitudes, c'est pour le Gosplan !

M. Jean Desessard. - Alors que nous avions le Commissariat au plan dans les années 1960, nous avons été incapables de prévoir la pénurie de médecins. Alors que la population augmentait, pourquoi n'avoir pas prévu la crise du logement ?

M. Hugues de Jouvenel. - Je n'ai pas le privilège d'être sénateur. J'anime un think tank indépendant. Il est important de ne pas mélanger la réflexion et la décision. Animant un centre de réflexion prospective, mon rôle est de poser les bonnes questions et d'apporter des éléments qui permettent aux politiques de prendre des décisions, mais mon rôle n'est pas de dire ce qu'il faut faire, sinon les politiques ne serviraient à rien.

Nul ne peut prévoir l'avenir : il se construit, ce qui implique que l'avenir est du domaine du pouvoir. Or, le pouvoir doit être mis au profit d'une volonté, d'un projet. La démarche prospective n'est pas de prédire le futur, mais de poser les vraies questions et de fournir des éléments utiles à la décision des acteurs. Or, les décisions comportent toujours une part de risque. Nous sommes loin d'une physique sociale. Une prévision réussie est par nature ratée puisque une prévision réussie est faite pour alerter les responsables d'un danger qu'il convient de combattre. Si la prévision se réalise, c'est que les responsables ont échoué à la déjouer.

Mme Fabienne Keller. - Je veux saluer votre remarquable travail de prospective.

La délégation créée à l'initiative de M. Bourdin a pour but de faire se rencontrer les chercheurs et les élus. Ceci dit, comment faire partager notre analyse à nos concitoyens ? Les élus ne parviendront à rien si les idées qu'ils défendent ne sont pas partagées collectivement.

M. Hugues de Jouvenel. - Je vous renvoie le compliment : votre travail de prospective est remarquable et je me réjouis d'avoir eu le privilège d'y être associé.

Votre réflexion sur le consensus m'amène à dire quelques mots sur le commissariat au plan. A sa création, ce commissariat était un lieu de concertation entre les différents acteurs. Ensuite, il est devenu le bureau d'étude du Premier ministre et il a connu des hauts et des bas. Il s'est transformé en centre d'analyse stratégique mais le caractère prospectif de ses études à rarement été souligné. Il a souvent fourni au Premier ministre des analyses intéressantes.

Ceci dit, le consensus ne se décrète pas. De plus, les Français préfèrent un consensus mou plutôt que de poser les vraies questions qui risquent de faire controverse. A une époque, j'ai essayé de réunir des experts qui n'avaient pas les mêmes opinions sur un même sujet : la confrontation des idées me paraissait stimulante. Je n'y suis pas parvenu car ils refusaient d'exposer leurs divergences. La prospective permet de poser les vraies questions et de nourrir des débats féconds. Les élus peuvent en faire leur miel et assumer leur fonction politique au sens le plus noble qui soit.

M. Yannick Vaugrenard. - Je partage votre réflexion sur l'obsession française du consensus, alors que toute société doit accepter les confrontations nécessaires. La prospective implique humilité et incertitude.

Sur le fond, je constate que nos sociétés évoluent au niveau économique mais aussi idéologique. Aujourd'hui, nous manquons d'une vision globale : la planification serait bien utile.

Vous avez dit que l'économie réelle était en crise depuis 2008. J'ai quand même le sentiment que l'économie virtuelle nous a mis dans cette situation. Des efforts devront être faits. Il revient au politique de répartir ces efforts en fonction des possibilités de chacun, ce qui n'est pas le cas à l'heure actuelle en raison du court-termisme en vigueur. Le politique doit faire preuve de courage en utilisant les éléments de décision fournis par la prospective. C'est en ce sens que la prospective est une aide indispensable aux politiques.

M. Hugues de Jouvenel. - Je suis d'accord avec votre définition de la prospective.

Comme vous, je dénonce la déconnexion préoccupante entre l'économie réelle et financière. Avant la crise, les flux financiers se montaient à 1 000 milliards par jour, soit cent fois plus que les transactions réelles.

Après la crise, nous avons aidé la sphère financière, mais les opérateurs n'ont rien appris. Inévitablement, nous allons aller de crises financières en crises financières. A elle seule, la France ne peut espérer assainir le système, même si elle prend des mesures de bon sens, notamment en ce qui concerne les banques. En outre, nous ne sommes pas seulement confrontés à une crise financière mais aussi à une crise de l'économie réelle. Même si la France et l'Europe affrontent une concurrence internationale de plus en plus féroce, elles n'ont pas perdu la guerre. L'Europe souffre de son extrême division : les petits Etats vivent très mal le fait que le couple franco-allemand fasse mine de vouloir piloter l'Union européenne. En outre, la répartition des pouvoirs au sein du couple n'est pas particulièrement équilibrée.

L'incertitude peut être stimulante si l'on se fixe un cap en s'appuyant sur des valeurs fondamentales. En revanche, elle est angoissante quand tout s'effondre et que l'on ne sait où aller. Le modèle économique et social européen n'est pas mort, mais il doit accepter de se rénover sans rien renier de ses valeurs fondamentales.

M. Ronan Kerdraon. - La dispersion des instances de prospective est grande, que ce soit au sein des ministères ou du CESE. Serait-il possible de les rapprocher ?

Lorsqu'on parle de planification, on nous rétorque Gosplan. Comment faire pour imposer plus de transversalité et pour étoffer les différents scénarios ?

M. Hugues de Jouvenel. - Il faut faire la différence entre l'exécutif et les assemblées parlementaires. Si les responsables politiques se comportent comme des commerçants qui, au jour le jour, communiquent et cherchent à répondre à la demande de leurs clients ou de leurs électeurs, c'est la mort du politique.

M. Jean Desessard. - Nous n'en sommes pas loin !

M. Hugues de Jouvenel. - Nous sommes même en plein dedans ! La politique doit se recentrer sur ce qui fait sa grandeur.

Il existe énormément de travaux de prospective de qualité inégales. Il serait effectivement intéressant d'en faire un meilleur usage. Comme je l'ai dit, nous sommes toujours dans une vieille monarchie avec ses baronnies que l'on retrouve aussi bien dans les administrations qu'au niveau local. Il n'est pas envisageable d'imposer un organisme transversal. Plutôt que d'imaginer des directeurs d'administration centrale se réunir autour d'une table pour parler prospective, il serait préférable de créer une structure qui compile les travaux et qui effectue des synthèses.

M. Jean Desessard. - Le CESE ne pourrait-il remplir ce rôle ?

M. Hugues de Jouvenel. - Il en a l'ambition, mais je ne suis pas sûr que son président ait les moyens d'animer une telle réflexion.

M. Joël Bourdin, président. - Nous sommes en rapport étroit avec le CESE. J'ai été invité par M. Jean-Paul Bailly qui préside la délégation à la prospective du CESE et nous le recevrons ici même le 15 février. Le CESE a très peu de moyens, alors que le Sénat est mieux doté : je souhaite que nous travaillions en commun, car le CESE a le grand avantage sur nous d'avoir une représentation socio-économique.

M. Hugues de Jouvenel. - Il y a quelques jours, le président de CESE, M. Jean-Paul Delevoye, m'a réaffirmé sa volonté de mener une réflexion prospective. Mais il a besoin d'accroître ses marges de manoeuvre face à une institution qui comporte quelques lourdeurs.

Mme Samia Ghali. - Vous parlez de construire l'avenir mais, avant tout, il faut éviter de le détruire. Avant de faire de la prospective, un état des lieux ne s'impose-t-il pas ?

Les schémas de cohérence territoriale (SCOT) font de la prospective à vingt ans, mais ces schémas ne prennent aucun compte de l'évolution mondiale, européenne, française ou même régionale. Il ne s'agit, en définitive, que de prospective de proximité. Comment éviter des catastrophes dans les domaines du logement, de la sécurité ou de l'éducation ? Quel avenir proposons-nous aux jeunes des quartiers ? Je crains que les politiques ne s'intéressent qu'aux « plateaux télé » auxquels ils sont invités.

M. Hugues de Jouvenel. - Détruire l'avenir ? C'est hélas ce à quoi nous nous employons tous ! Il y a de quoi s'inquiéter lorsqu'on voit comment les jeunes des quartiers anticipent leur avenir et leur intégration dans la société française. Nous devons tout faire pour empêcher le navire de couler.

La prospective ne peut exister sans état des lieux, puisque le passé et le présent déterminent l'avenir. Il faut faire le tri entre le conjoncturel et le structurel afin de partir sur des bases solides.

Un SCOT n'est pas un projet de développement : il ne s'agit que de schémas de transports ou d'aménagements. Même les schémas régionaux d'aménagement et de développement territorial (SRADT) me semblent insuffisamment prospectifs.

La prospective de proximité est importante, mais elle doit être menée en concertation avec les acteurs de terrain, sinon les rapports ne servent à rien car les acteurs ne sont pas co-auteurs. En revanche, je ne cautionne pas les prospectives participatives : non, il n'est pas possible de penser le futur tous ensemble ! La prospective reste une affaire de spécialistes. C'est d'ailleurs un débat qui nous oppose, Jean-Paul Bailly et moi.

M. Gérard Bailly. - Il y a quarante ans, aviez-vous prévu la mondialisation, Internet et le développement des communications ?

M. Hugues de Jouvenel. - Non. Nous nous livrons à de la rétrospective critique, non pas pour distribuer les bons et les mauvais points, mais pour comprendre où nous avons pêché. Si vous estimez que l'avenir est prédéterminé, vous n'avez pas besoin d'être sénateur ! Nous essayons de défricher l'avenir à grands traits ; il est à construire, donc indéterminable, ce qui n'empêche pas de réfléchir au futur.

M. Joël Bourdin, président. - Merci pour ce débat passionnant.

Je vous annonce que nous allons organiser un colloque sur l'avenir de la planification.

M. Hugues de Jouvenel. - Il faudrait que vous invitiez des représentants de Singapour, où un équilibre remarquable entre prospective et planification a été trouvé.

M. Jean Desessard. - Seriez-vous favorable à un ministère du plan ?

M. Hugues de Jouvenel. - Tout dépend de ses attributions ! Il y a eu un secrétariat d'Etat à la prospective, mais la création d'un ministère peut être un moyen d'évacuer la prospective comme celui de la promouvoir...

M. Joël Bourdin, président. - Ce sera le sujet de notre colloque !