Mardi 3 avril 2012

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

Audition de M. André Cicollela, chercheur à l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS), spécialiste de l'évaluation des risques sanitaires

Mme Sophie Primas, présidente. - Notre mission a la tâche difficile de formuler des propositions concernant les pesticides et la santé. Elle s'est focalisée sur les risques pour les fabricants et les utilisateurs. Nous avons souhaité vous entendre compte tenu de votre expérience dans un domaine concerné par les pesticides.

M. André Cicollela, chercheur à l'Institut de l'environnement industriel et des risques (Ineris), spécialiste de l'évaluation des risques sanitaires. - Il importe de considérer la question des pesticides au regard des connaissances scientifiques d'aujourd'hui. Il y a eu, en effet, une mutation dans l'étude des risques cliniques et nous sommes actuellement dans le troisième âge de la prévention.

Avant-guerre, on ne se préoccupait pas de prévention, je date donc le premier âge de la prévention à l'après-guerre, quand la réflexion s'est développée en termes de valeurs-limites et de normes. On a construit un référentiel qui est encore utilisé dans le milieu du travail. Un deuxième référentiel a été construit dans les années cinquante, fondé sur la distinction, nouvelle à l'époque, entre les effets cancérogènes et les effets non cancérogènes. Pour ceux-ci, on a raisonné en seuil de dose journalière admissible (DJA) en appliquant un double facteur de sécurité pour tenir compte à la fois de l'extrapolation à partir de l'animal et de la variété des situations dans l'espèce humaine. A l'époque, on considère que les atteintes à la reproduction se déclenchent à partir de seuils. Pour les atteintes génotoxiques, autrement dit les cancers, il n'y a pas de seuil et l'on définit un risque acceptable : un cas supplémentaire sur 100 000 personnes exposées. Notre système de normes reste fondé sur cette vision.

Le troisième âge de la prévention se construit en ce moment-même, autour de la notion de perturbateur endocrinien, terme inventé il y a vingt ans, très exactement le 26 juillet 1991 par John P. Meyers, à Wingspread, lors de la réunion interdisciplinaire organisée par le Pr Theo Colborn où vingt-et-un scientifiques de disciplines différentes ont constaté des points communs dans les atteintes subies par les humains et la faune : à chaque fois, le système hormonal était touché.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Que s'est-il passé en vingt ans ? Les choses ont-elles vraiment changé ?

M. André Cicollela. - Pas vraiment. La déclaration de Wingspread, c'est frappant, contient déjà 80% des connaissances actuelles !

Mais je considère cette mutation de façon positive : on a compris les mécanismes et les modes d'action et, par là-même, une bonne partie des maladies chroniques dans le monde. Je vous renvoie au constat formulé par l'OMS à New-York, le 20 septembre 2011, lors de la réunion d'experts de haut niveau des Nations Unies sur la prévention et le contrôle des maladies non-transmissibles à l'échelle globale et à la déclaration des 193 chefs d'État appelant à une mobilisation contre l'actuelle épidémie de maladies chroniques.

Les perturbateurs endocriniens expliquent une grande part de cette épidémie. Ils ont suscité un changement de paradigme. Celui de Paracelse, au XVIème siècle - « la dose fait le poison » - a laissé place à un nouveau modèle, exposé en cinq points par l'Endocrine Society américaine en juin 2009. Le premier c'est que, avec les perturbateurs endocriniens, « la période fait le poison ». Ce n'est pas l'accumulation des doses dans le temps qui cause les atteintes mais une exposition durant une période critique. C'est ainsi que les testicules se forment précisément au 43èmee jour de grossesse, pas le 42ème ni le 44ème. Si une telle phase courte est perturbée, il en reste trace non seulement durant la vie de l'enfant mais tout au long de sa vie d'adulte et sur les générations ultérieures.

Ensuite, la latence des effets : la substance peut avoir disparu lorsque les effets apparaissent. Si la dioxine demeure présente durant des dizaines d'années, le bisphénol est éliminé dans la journée, or son empreinte sur l'épigénome est inscrite.

Troisième élément du paradigme, l'interaction des substances chimiques ou « effet cocktail », d'amplification ou de protection. Des substances différentes, même à dose inférieure à leur seuil d'effet, peuvent avoir des effets toxiques en raison de leur combinaison. C'est ce qu'a mis en évidence, par exemple, le Danois Christensen en testant un cocktail de deux pesticides, un plastifiant et un médicament. On teste traditionnellement les substances une par une, mais cela ne rend pas compte des interactions « dans la vraie vie »...

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Comment mesurer les effets réels sur l'organisme humain ?

M. André Cicollela. - Par extrapolation des données animales.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Mais connaît-on des cas précis où ces effets sont survenus ?

M. André Cicollela. - Oui : plus de quatre millions de femmes dans le monde ont pris du distilbène et l'on a soixante ans de recul. On observe les mêmes effets que lors des tests sur l'animal.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Mais on se rend compte trop tard des effets.

M. André Cicollela. - La découverte des perturbateurs endocriniens est très importante car, quand on a repéré la cause, on peut agir. Le rapport du Pr. Andreas Kortenkamp remis à la Commission européenne en février 2012 recommande de créer pour les perturbateurs endocriniens une classe en soi. Et concrètement, il convient d'éliminer de notre environnement les substances concernées, puisqu'on ne peut les gérer par la dose.

Quatrième point, la dynamique de réponse à la dose. On a une courbe en cloche et non plus une droite comme dans l'approche classique. Les effets sont plus forts à faible dose qu'à haute dose. C'est ce qu'ont montré les travaux du Pr Patrick Fénichel sur les cellules testiculaires : une dose dix millions de fois plus faible qu'une autre a le même effet. C'est incroyable ! Il y a quelques jours encore, le 14 mars 2012, un article remarquable a été publié par l'Endocrine Society, qui s'appuie sur 845 publications antérieures. C'est dire que nous n'en sommes pas aux balbutiements de ces études. J'ajoute qu'en augmentant les doses, on arrête l'action des hormones, en diminuant le nombre des récepteurs. Alors le phénomène s'arrête. L'oestradiol fonctionne de cette façon-là.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Les produits disponibles sur le marché aujourd'hui tiennent-ils compte de ces connaissances ?

M. André Cicollela. - Non, c'est tout l'enjeu... Le rapport Kortenkamp recommande une nouvelle classification européenne des substances toxiques, actuellement C, M, R - cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques. Soit dit en passant, l'Académie de médecine estime elle aussi qu'il faut considérer les perturbateurs endocriniens comme des cancérogènes, revenant sur sa vision antérieure. Les perturbateurs endocriniens ont aussi des effets reprotoxiques. Nous avons fait le lien entre l'environnement chimique, l'obésité et le diabète. Les perturbateurs endocriniens arrivent au troisième rang des facteurs, après l'alimentation et la sédentarité, pour expliquer l'épidémie des maladies métaboliques. Depuis dix ans, le tissu adipeux est considéré comme un organe sous contrôle hormonal et non plus un simple lieu de stockage

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - On n'en tient pas compte dans les autorisations de mise sur le marché ?

M. André Cicollela. - Non.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Que changer ?

M. André Cicollela. - Ajouter deux lettres à la réglementation : P et E.

Je reviens à mon nouveau paradigme : le cinquième point concerne les effets transgénérationnels. Les données chez l'animal laissent penser que, non seulement les enfants, mais même les petits-enfants et arrière petits-enfants sont concernés. S'agissant du bisphénol ou du distilbène, on constate une baisse de la fertilité et de la qualité du sperme. Pour une exposition moyenne de 1,2 microgramme par kilo et par jour, la première génération de rats subit les effets in utero, la deuxième est exposée aussi ; la troisième ne l'est pas, mais il y a transmission épigénétique cellulaire. Une étonnante étude américaine sur la vinclozoline, dont Science a rendu compte en 2005, a fait beaucoup de bruit. Elle montrait que l'exposition de la première génération, F-0, produisait des effets jusqu'à F-4. Et qu'elle induisait chez les femelles des générations F-2 et F-3 une préférence sexuelle pour les mâles dont les ascendantes n'avaient pas été exposées à la substance.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - La vinclozoline est-elle encore utilisée ?

M. André Cicollela. - Dans la vigne, je crois ; mais il me semble que le produit a été interdit. Le methoxychlore a des effets de même nature. Ces phénomènes sont bien compris aujourd'hui. Le pilier de ces recherches, le Néozélandais Peter Gluckman, parle de « décade de l'épigénome » qui exprime ou réprime les gènes. Tout cela a bouleversé notre compréhension scientifique et remis en cause la vieille opposition entre Darwin et Lamarck : ils ont tous deux raison ! C'est un changement d'époque.

La question des faibles doses, des traces, semblait marginale ; elle doit aujourd'hui être reconsidérée.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Quid des autorisations de mise sur le marché ?

M. André Cicollela. - Des séries de tests sont pratiquées en amont.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Ce sont les fabricants qui les font...

M. André Cicollela. - Le problème de fond, c'est que REACH ne prend pas en compte ces aspects nouveaux : il est basé sur des tests classiques. Il est nécessaire d'intégrer, dans les tests, l'observation concernant la perturbation de l'ensemble du système hormonal.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. -Pourquoi les données recueillies depuis longtemps par les scientifiques, les médecins, les chercheurs, ne sont-elles pas intégrées dans le programme REACH ? Quel est le suivi des risques ?

M. André Cicollela. - L'enjeu est de freiner la croissance du nombre de cancers, de diabètes, de cas d'obésité. Le changement scientifique est si considérable que la prudence des chercheurs, qui a été longtemps de mise, se comprend. Mais elle devient aujourd'hui contre-productive. Le politique doit se saisir de la question et si nous avons créé le réseau environnement-santé, c'est bien pour faire entrer ces questions dans le débat social. On ne sait pas tout, on a encore beaucoup à découvrir, mais on en sait assez pour agir.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Qu'entendez-vous par « prudence scientifique » ?

M. André Cicollela. - Il se trouve encore des gens, épidémiologistes, pour affirmer que les effets sur l'homme ne sont pas démontrés, ce à quoi je réagis vivement. Attendre de voir démontrés les effets chez l'homme aurait des conséquences dramatiques.

M. Joël Labbé. - Attendre les effets est contraire au principe de précaution. Les firmes privées ont des moyens mais leur recherche est intéressée. Quels sont les moyens de la recherche publique, neutre et indépendante ?

M. André Cicollela. - Concernant la santé environnementale, il faut développer les moyens et procéder à des changements institutionnels. A peine la communauté scientifique commence-t-elle à s'organiser que le programme de l'ANR santé et environnement est arrêté ! Quel signal négatif...

L'institut américain de santé environnementale, le National Institute of Environmental Health Sciences, a un budget de 700 millions de dollars. Si l'on tient compte de la différence de population, nous devrions affecter à ce domaine 120 millions d'euros : nous en sommes à 10 millions.

M. Joël Labbé. - La recherche privée peut être utile, si ses résultats ne sont pas couverts par le secret industriel. Comment faire pour que la controverse scientifique s'exprime en toute transparence ?

M. André Cicollela. - Attendre une preuve chez l'homme, confirmée par plusieurs études - ce qui correspond à la vision classique de l'épidémiologie - constitue un obstacle. L'autre obstacle, c'est effectivement que la recherche financée par l'industrie construit du doute. Dans le cas du bisphénol, il s'est trouvé des études pour conclure que ce produit était métabolisé différemment chez l'homme et le rat. Et l'agence européenne continue de dire que l'homme y est moins sensible que le rat, et le bébé moins que l'adulte : c'est une énormité, et pourtant la norme européenne officielle découle de ces résultats. Parfois, on produit des connaissances à la limite de la fraude, comme dans un cas révélé au grand jour où l'on trichait sur l'âge des rats.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - N'y a-t-il pas des contrôles ?

M. André Cicollela. - La triche a été détectée, pourtant l'étude est toujours citée en référence par l'Agence européenne. Je souhaiterais, et cela m'amène à votre question sur la protection des lanceurs d'alerte et la déontologie, que les fraudes donnent lieu à des investigations. Je plaide pour une haute autorité de l'alerte et de l'expertise, qui aurait pour fonction de définir la déontologie et de la faire appliquer. Un statut du lanceur d'alerte me semble peu pertinent.

Mme Sophie Primas, présidente. - Et l'ANSES ?

M. André Cicollela. - Cela fait effectivement partie de ses missions mais parfois elle ne remplit pas totalement son rôle, comme pour le bisphénol.

Mme Sophie Primas, vice-présidente. - Pourquoi ?

M. André Cicollela. - Parce qu'au sein du comité de l'AFSSA, à l'époque, les conflits d'intérêt étaient nombreux. C'est encore le cas aujourd'hui. La méthodologie a consisté à écarter 95% de la littérature sur la question, à ne pas retenir les effets des faibles doses - ce dernier point n'est pas propre à l'agence française, la Food and Drug Administration (FDA) américaine fait de même, les autres agences dans le monde aussi...

Mme Sophie Primas, présidente. - En quoi une haute autorité gérerait mieux le problème des conflits d'intérêt ?

M. André Cicollela. - Le président du comité de l'AFSSA travaillait pour Arkema, une filiale de Total qui fabriquait des polycarbonates : conflit d'intérêt ! La création de l'ANSES dotée d'un code de déontologie montre bien qu'il y avait des problèmes. Le rapport le plus récent de cette agence a été salué comme remarquable, mais c'est la démarche normale.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - L'ANSES pourrait peut-être remplir cette fonction de haute autorité ?

M. André Cicollela. - Non, car il faut séparer l'autorité qui s'occupe d'expertise et celle qui est chargée du respect de la déontologie. Le mieux serait un système de type CNIL, autour de personnalités chevronnées, afin de résoudre les problèmes les plus criants. La première alerte sur le bisphénol a été lancée en 1993, M. Krishnan s'interrogeait sur la présence de substances à potentiel oestrogénique dans les revêtements des boîtes de conserve. La première étude est intervenue en 1997. Il y a quinze ans...

La stratégie du doute a été portée à son plus haut degré de raffinement par l'industrie du tabac ; un dirigeant de l'un des grands groupes mondiaux disait du reste : « Nous sommes là pour produire du doute ». De fait, pendant vingt ans, on invoquait des effets incertains sur la santé, on remettait en question la notion de tabagisme passif, etc. L'industrie chimique fonctionne sur le même modèle.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Mais maintenant, on colle sur les paquets de cigarette des photos épouvantables.

M. André Cicollela. - Certes, ce n'est plus la publicité d'il y a cinquante ans où le jeune Ronald Reagan fumait une Chesterfield...

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - J'ai été choquée par une publicité récente qui montre un enfant dans un champ tandis que le slogan annonce : « L'abus de pesticides est dangereux pour la santé ». L'abus seulement ?

M. André Cicollela. - Cela pose la question de la gestion des risques.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Vous avez dit, à propos des autorisations de mise sur le marché (AMM), qu'il suffirait d'ajouter deux lettres à la réglementation.

M. André Cicollela. - Oui, une substance classée parmi les perturbateurs endocriniens doit être éliminée. On ne peut la gérer par la dose.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Y en a-t-il aujourd'hui qui sont utilisées ?

M. André Cicollela. - Bien sûr. En 2004, une étude japonaise a porté sur 200 pesticides. Une liste de 47 substances à effets oestrogéniques a pu être établie, et une autre de 34 substances à effets androgéniques - y compris des substances utilisées aujourd'hui, les carbamates par exemple.

Un article américain récent fait le point sur les faibles doses : c'est la question urgente aujourd'hui.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Les scientifiques doivent-ils être plus prudents ?

M. André Cicollela. - Il faut surtout que la prudence scientifique ne se transforme pas en immobilisme sociétal. A quel moment le faisceau est-il suffisant pour justifier une réaction ? C'est au politique de le décider. En France, le schéma actuel est assez positif. Sur le bisphénol dans les biberons, on a vu des sénateurs se saisir de la question et entraîner avec eux une large majorité. Il y a unanimité sur les phtalates ou le parabène. Notre pays est le premier au monde à avoir interdit le bisphénol dans les boîtes de conserve, continuons à donner l'exemple. Les États-Unis d'Amérique nous ont emboîté le pas concernant les biberons, l'ensemble des pays européens également, la Chine et le Brésil ont suivi. Si la France joue un rôle moteur, tant mieux : cela vaut mieux que d'envoyer des signaux contradictoires à la recherche, sur ces questions, voire de couper les crédits...

Mme Sophie Primas, présidente. - Les épidémiologistes ont-ils apporté suffisamment ?  

M. André Cicollela. - L'essentiel est d'avoir une approche multidisciplinaire. L'épidémiologie a tendance à se considérer comme la seule science du risque alors qu'il faut aussi faire intervenir la toxicologie, ainsi que l'expologie, terme nouveau qui mesure les différences d'effets selon les populations exposées, les exposomes faisant l'objet de plusieurs programmes de recherche européens.

Mme Sophie Primas, présidente. - Des Français travaillent-ils sur l'expologie ?

M. André Cicollela. - L'ANSES dispose d'un département d'expologie et cela se développe. Ainsi, le programme national de recherche « Elfe (Étude longitudinale française depuis l'enfance), Grandir en France » va suivre pendant vingt ans un échantillon de 20 000 enfants nés en 2011. Il apparaît déjà que 96% de femmes enceintes étaient contaminées par le Bisphénol A et que la comparaison du taux de contamination à celui des césariennes était particulièrement éclairante.

Mme Sophie Primas, présidente. - Y a-t-il corrélation ?

M. André Cicollela. - Pour les épidémiologistes, corrélation n'est pas causalité ! La vérité est en la matière un peu comme l'horizon, qui semble s'éloigner au fur et à mesure que l'on avance.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - N'est-il donc pas possible d'établir un lien de causalité ?

M. André Cicollela. - Non, puisque la méthode consiste toujours à se fonder sur le doute. Mais il ne faut pas attendre la preuve du lien de causalité en se donnant une apparence de rigueur scientifique. Cela dit, lorsque pour le Bisphénol A, vous disposez de plus de 600 études qui disent à 95% la même chose...

Idem pour les phtalates, présents même dans des médicaments, pour lesquels l'on dispose de plus d'une centaine d'études, alors que l'on sait que les prématurés débutent aujourd'hui leur vie avec une dose de phtalates dans le sang mille fois supérieure à celle des adultes ! Si l'on utilise cette grille de lecture, on voit incontestablement apparaître des choses.

Mme Sophie Primas, présidente. - Mais à partir de quel moment le faisceau d'indices est-il considéré comme suffisamment large ?

M. André Cicollela. - La déontologie de l'expérimentateur joue un rôle essentiel. Par exemple, on ne saurait se contenter de résultats d'expérimentations in vitro...

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Il faut une batterie d'indicateurs très large ou alors beaucoup de morts...

M. André Cicollela. - Dans le cas des perturbateurs endocriniens, dans la mesure où tout le monde est exposé, on ne peut plus compter les morts. On n'est plus dans le schéma causal simple que l'on a connu avec l'amiante, cause du mésothéliome. Outre que, comme dans le cas du cancer du sein, on a une multiplicité de facteurs, l'effet cocktail  et la courbe en cloche rendent impossible l'établissement d'une chaîne de causalité univoque.

M. Joël Labbé. - Dans la mesure où les scientifiques ne peuvent pas aller jusqu'au bout de leurs preuves, il revient à un certain moment aux responsables politiques de jouer leur rôle. A cet égard, le fait que plusieurs décisions d'interdiction aient été votées à l'unanimité est plutôt encourageant.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Oui, c'est au politique d'aller au-delà de la prudence scientifique.

M. André Cicollela. - Sans reprendre cette expression, je dirai aussi qu'il revient au politique de décider, lorsque nous disposons de suffisamment d'éléments et au regard de l'enjeu sociétal des risques encourus, qui peuvent être transgénérationnels, comme avec le distilbène pour lequel des études révèlent que 9% des enfants dont les grand-mères ont pris ce médicament naissent encore avec des malformations génitales. Ce sont autant de bombes à retardement qui ont été lancées !

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Ce qui est terrible, c'est qu'une partie de ces produits sont encore sur le marché. Vous évoquiez deux listes de 47 et de 34 substances sur 200...

M. André Cicollela. - Pour les pesticides, oui.

Mme Sophie Primas, présidente. - Rencontre-on aussi des problèmes liés à certaines substances naturelles ?

M. André Cicollela. - Oui, c'est par exemple le cas de la génistéine, un phyto-oestrogène qui est une des composantes du soja.

Mme Sophie Primas, présidente. - Que peut-on faire ?

M. André Cicollela. - Peut-être faudrait-il sérieusement s'interroger sur la mode du soja qui peut être bénéfique aux Asiatiques, compte tenu de leur patrimoine génétique, mais produire des effets différents chez nous.

M. Joël Labbé. - C'est une question environnementale. A-t-on tant besoin du soja ici ?

M. André Cicollela. - Il y a aussi d'autres substances, telles que le mercure, le cadmium ou l'arsenic aujourd'hui considérés comme des perturbateurs endocriniens. Mais il est difficile de s'en passer, sauf, par exemple, dans des cas tels que celui du mercure en dentisterie.

Sur les pesticides, je précise pour finir qu'il existe aujourd'hui trois études, notamment canadiennes, portant sur les effets cancérogènes sur l'adulte et sur l'enfant, dont certains sont liés à des expositions directes.

Audition de M. Joël Guillemain, pharmaco-toxicologue, membre de l'Académie nationale de pharmacie

M. Joël Guillemain. - Pharmacien toxicologue, j'ai participé à de nombreuses missions auprès de l'AFSSAps, je préside le comité d'experts spécialisés en biotechnologies de l'ANSES, traitant plus spécifiquement de la sécurité sanitaire des OGM en biotechnologies. Je suis membre du haut conseil des biotechnologies.

L'évaluation préalable des produits phytosanitaires constitue un minimum minimorum. Encore faut-il savoir si elle est pertinente au regard de la façon dont ces produits seront utilisés par la suite, la question s'étant posée pour un dossier sur lequel je suis intervenu récemment, celui des glyphosates ayant fait l'objet de plus de 116 études reprises dans un dossier de l'ANSES de 3 000 pages. Si elles sont nécessaires, ces études sont néanmoins perfectibles.

Mme Sophie Primas, présidente. - Sur quels points ?

M. Joël Guillemain. - Elles le sont dans la mesure où les différents protocoles utilisés ne prennent pas toujours en compte l'évolution des connaissances et des préoccupations, comme celle des perturbateurs endocriniens ou des effets à long terme de faibles doses de produits. Alors que la toxicologie porte sur les effets de doses massives, il me semble particulièrement intéressant de développer une approche infra-toxicologique, notamment à partir de l'effet de faibles doses à répétition. Mais cela est difficile et je n'ai pas de remède miracle à vous proposer pour permettre de faire des observations en longue période, la durée de deux ans retenue pour les études sur les rats à propos de produits cancérogènes n'étant peut-être pas suffisante.

Doit aussi être pris en compte l'effet cocktail, même si son analyse est très difficile à documenter comme le démontrent les effets de la génistéine, dont les effets génotoxiques disparaissent quand elle est associée à un autre composant du soja. Pensez aussi au potentiel cytotoxique de certaines protéines à dose très élevée en association avec le glyphosate, qui se transforme en un effet protecteur, lorsque ces protéines sont associées à du Round'up. Lors d'un congrès sur la génotoxicité et les pesticides, il a été constaté qu'il était impossible de faire le point sur l'ensemble de ces effets cocktail : les combinaisons possibles sont infinies.

Mme Sophie Primas, présidente. - Qu'en est-il des effets sur l'environnement?

M. Joël Guillemain. - L'exemple des OGM illustre bien que les différences de teneur de certaines substances sont liées à l'environnement, Bruce Ames (professeur de biochimie et biologie moléculaire à l'Université de Californie, Berkeley) ayant même démontré dans un article provocateur publié en 1990 que 99,99% des pesticides alimentaires étaient en fait d'origine naturelle, contenus par exemple dans le persil, la salade, le poivre, le basilic, et que 27 sur 52 étaient cancérogènes à forte dose.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Si la salade est sulfatée, c'est encore pire.

M. Joël Guillemain. - L'on a effectivement observé un cas d'intoxication par le persil : lié à une consommation quotidienne de plusieurs centaines de grammes pendant quinze ans ! Les pesticides ne devraient être utilisés que dans de bonnes conditions et selon les bonnes doses, comme cela aurait aussi du être le cas des antibiotiques, ce qui poserait aujourd'hui moins de problème de résistance.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - M. André Cicollela nous disait que, s'agissant des perturbateurs endocriniens, ce n'est pas la dose qui fait le poison et que le problème est ailleurs. N'est-ce pas contradictoire avec votre propos ?

M. Joël Guillemain. - Au delà de la déclaration que vous citez qui demeure vrai, plusieurs experts de l'INRA ont indiqué que les pesticides étaient intéressants dès lors que l'on ne les utilisait pas n'importe comment, au point d'aboutir, comme on l'a fait, à des intoxications ou à des phénomènes de saturation des sols.

Mme Sophie Primas, présidente. - Si l'on n'abuse pas, ça va. C'est bien cela ?

M. Joël Guillemain. - Moins on en aura, mieux on se portera. Les pesticides demeurent un poison au même titre que les médicaments et, dans les deux cas, si l'on ne respecte pas les doses, l'on va à la catastrophe.

M. Cicollela a raison lorsqu'il affirme que, en principe, de faibles doses produisent aussi des effets, des études démontrant toutefois que, au-delà de certaines doses, les effets d'un produits changent, jusqu'à s'inverser. Le cadmium est immunodépresseur à forte dose mais peut avoir un effet immunostimulant à faible dose.

La réalisation des études par les industriels est-elle de nature à introduire des biais ? Il est évident que les industriels ne sont pas des poètes mais il nous revient d'évaluer ce qu'il y a derrière ces études plutôt que de « jeter le bébé avec l'eau du bain », en entretenant l'idée que les choses sont nécessairement suspectes, comme c'est le cas en matière d'OGM.

A cet égard, il faut distinguer les études réalisées sur le site de l'industriel de celles confiées à des prestataires de service pas trop malléables car le critère tenant à l'environnement de réalisation de l'étude est essentiel. Si les études répondent aux normes de bonnes pratiques de laboratoire (BPL), est alors assurée une totale traçabilité de l'ensemble des opérations donnant lieu à des contrôles. C'est ce qui est fait par l'AFSSAPS, tous les deux ans, s'agissant de laboratoires d'études de médicaments. Dès lors que l'on se trouve dans ce type d'environnement, il me semble difficile d'affirmer que les études sont biaisées. Bien entendu, les industriels peuvent toujours orienter à la marge le résumé du rapport d'étude, mais il nous revient de ne pas nous en contenter et d'aller débusquer les éléments de démonstration dans les données présentées à l'intérieur même de ce rapport.

Mme Sophie Primas, présidente. - Ces prestataires de service sont-ils payés par les industriels ?

M. Joël Guillemain. - Oui, sachant que, en France, pas un seul laboratoire public ne pourrait se vanter de répondre à la norme BPL !

M. Joël Labbé. - Quels sont précisément les moyens de la recherche publique? Ne pourrait-on pas imaginer un système de taxation de ces activités bénéficiant aux laboratoires publics ?

M. Joël Guillemain. - Face à ces lacunes, l'exemple de l'organisation néerlandaise pour la recherche scientifique appliquée (TNO), qui réalise beaucoup d'études, à la fois dans un cadre public et privé, pourrait être intéressant.

Je vais faire deux confidences. Il y a quelques années, le laboratoire de l'INRA de Tours, pourtant particulièrement en pointe, auquel je m'étais adressé pour effectuer des études dans le cadre de recherches sur une substance OGM susceptible de lutter contre la mucoviscidose, n'avait pas été en mesure de réaliser cette mission, que j'ai donc confiée à un organisme privé. De même, alors que nous disposions de financement et du matériel pour réaliser une étude sur les effets à long terme de certains OGM à la demande d'un conseiller régional écologiste de la région Centre, nous n'avons pas pu la réaliser dans les laboratoires publics.

Mme Sophie Primas, présidente. - Pour quelles raisons ?

M. Joël Guillemain. - L'université sollicitée n'avait visiblement pas envie de s'attaquer à un sujet tabou sur lequel on s'expose à des critiques, que l'on démontre une chose ou son contraire.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Que pensez-vous de la réévaluation tous les dix ans des substances autorisées par les autorisations de mise sur le marché (A.M.M)?

M. Joël Guillemain. - Tout dépend de la qualité des études initiales et des mesures de suivi mises en place. Certes, les pesticides sont toxiques et je préfère les salades de mon jardin non traitées mais, dans le cas où ils sont indispensables, il faut qu'un suivi soit instauré.

Mme Sophie Primas, présidente. - Qu'entendez-vous par mesures de suivi ?

M. Joël Guillemain. - Il s'agit notamment des fichiers que les agriculteurs sont appelés à remplir, même si ceux que je rencontre me disent ne pas utiliser les protections prévues. Il est vrai que le dispositif de suivi est un peu nébuleux et peut-être pas extrêmement pertinent.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Et que penser du fait que la réévaluation intervienne tous les dix ans ?

M. Joël Guillemain. - Cela convient dès lors que l'on dispose des moyens d'alerte propres à remettre en cause ou compléter les études initiales, comme cela existe pour les médicaments ou, en matière d'OGM pour le Mon810. Il s'agit en effet de véritables plans de suivi post-commercialisation indispensables notamment fondés sur des questionnaires.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Mais ces systèmes n'existent pas ou si peu.

M. Joël Guillemain. - Oui, le Pr. Denise-Anne Moneret-Vautrin, membre de l'Académie de médecine, s'est plusieurs fois plainte de ne pas disposer de moyens pour assurer de suivi en matière d'allergo-vigilance.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Quels sont les principaux risques auxquels sont exposés les utilisateurs ?

M. Joël Guillemain. - Outre les risques d'ingestion aiguë, qui relèvent de la toxicologie et sont très bien documentés, il s'agit surtout de risque d'inhalation ou de contacts cutanés.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - À cet égard, il semblerait que les équipements de protection ne servent à rien.

Mme Sophie Primas, présidente. - Et qu'ils aggraveraient même la situation...

M. Joël Guillemain. - En effet, ils peuvent avoir un effet d'augmentation du confinement, même si, a priori, l'idée de protéger les utilisateurs de ces substances est une bonne chose.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Si ces substances sont néfastes pour les utilisateurs, elles doivent l'être aussi pour l'environnement et pour toutes les autres personnes.

M. Joël Guillemain. - Oui, ce qui pose une fois encore la question de la validation des procédures mises en place, qui ne sont peut-être pas pertinentes.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Quelles sont les substances en cause dans l'apparition de maladies professionnelles ?

M. Joël Guillemain. - Parmi les plus incriminées, me semblent figurer les substances organo-phosporées ou les carbamates agissant comme perturbateurs endocriniens ou causant des troubles neuro-comportementaux tels que la maladie de Parkinson ou celle d'Alzheimer. Il est de toute façon probable qu'une substance destinée à avoir une action létale sur des insectes n'est pas sans effet sur l'homme. Je le redis, il s'agit de substances dangereuses.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Si l'on considère ces produits comme dangereux, peut-être vaut-il mieux les retirer du marché ?

M. Joël Guillemain. - Vous avez raison. Mais je crois que l'on observe une évolution après le laxisme des trente dernières années, les jeunes générations, notamment chez les viticulteurs que je rencontre, me semblent plus sensibilisées à ces questions, même si beaucoup reste à faire en termes d'éducation.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - M. Paul François qui a été intoxiqué par les pesticides nous a dit avoir été étonné par le manque de prise de conscience des jeunes auxquels il s'adresse. Il y a effectivement beaucoup à faire en matière de formation.

M. Joël Labbé. - Qu'en est-il des effets, sur la biodiversité en général, de l'épandage de ces produits ?

M. Joël Guillemain. - L'usage des pesticides a effectivement un effet environnemental. D'ailleurs, je m'étonne de constater qu'un OGM utilisant une protéine BT elle-même utilisée en agriculture biologique, non toxique pour l'homme et susceptible de constituer une des solutions de remplacement des pesticides, se heurte, même si ce n'est pas la panacée, non pas au principe de précaution, mais à une hostilité systématique, l'approche de la société me semblant sur ce point paradoxale. Mais c'est un autre sujet.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Existe-t-il des alternatives aux pesticides ?

M. Joël Guillemain. - Oui, il en existe, qu'il s'agisse des OGM, du DiPel, insecticide à base de protéine BT utilisé par l'agriculture biologique, ou de certains pratiques culturales telles que la rotation des cultures permettant d'améliorer la résistance naturelle des plantes. Car celles-ci savent se défendre et produisent elles-mêmes leurs propres insecticides.

Les plantes peuvent aussi être améliorées par d'autres méthodes, comme la mutagénèse. L'on a ainsi développé des variétés de tournesol particulièrement résistantes mais, alors même qu'il ne s'agit pas d'OGM, elles ont été fauchées... Pourtant, la recherche d'alternatives aux pesticides étant impérative, tous les champs de la recherche devraient être ouverts !

L'objectif dans l'immédiat est déjà celui d'une réduction de 50%.

Mme Sophie Primas, présidente. - Voire davantage...

M. Joël Guillemain. - Certes, mais je crains qu'il ne s'agisse d'une bonne intention qui ne sera pas suivie d'effets.

Mme Sophie Primas, présidente. - Souhaiteriez-vous nous délivrer un message ?

M. Joël Guillemain. - Si j'ai évoqué les OGM, je n'en suis pas un inconditionnel, l'essentiel à mes yeux étant que soient retirés de la consommation tous les produits dont la toxicité est avérée.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteur. - Mais qu'entendez-vous par « avérée », lorsque de nombreux produits toxiques sont encore sur le marché ?

M. Joël Guillemain. - Les critères scientifiques permettent, notamment par le rapprochement de différentes études, de définir la toxicité d'une substance, sachant qu'il revient ensuite au gestionnaire du risque de prendre ses responsabilités. Bien entendu, un équilibre doit être trouvé, dans la mesure où l'on ne peut pas se passer complètement des pesticides ; en revanche, il est, évident que leur utilisation et leur suivi doivent être améliorés.

Entretien avec des agriculteurs membres du G.I.E. « La Ferme de Chassagne », exploitation d'agriculture biologique à Villefagnan

La mission d'information a été reçue par M. François Peloquin, exploitant en agriculture biologique, à Villefagnan, en présence d'autres agriculteurs membres du GIE «  La Ferme de Chassagne ».

Tout d'abord, M. François Peloquin a fait visiter son exploitation à la mission. Il s'agit d'une exploitation familiale, passée en agriculture biologique dès les années 1970 suivant un choix écologique et éthique de contribuer à une agriculture pérenne. M. François Peloquin a repris l'exploitation en 1996. Celle-ci s'étend sur un parcellaire de 62 hectares d'un seul tenant autour du siège d'exploitation. Les parcelles sont maillées de 7 kilomètres de haies ou de lisières de bois qui contribuent à la richesse de l'écosystème.

M. François Peloquin alterne sur ses parcelles la culture de céréales (blé, grand épeautre, petit épeautre), de légumes secs (lentilles, pois chiches), et de tournesol, en rotation avec de la luzerne. La ferme ne dispose pas d'un système d'irrigation. La totalité de la production réalisée sur l'exploitation est valorisée en bio. La commercialisation passe par le GIE de « La Ferme de Chassagne », créé également en 1996. Il s'agit d'un groupement d'agriculteurs biologiques spécialisé dans la transformation et la commercialisation de légumes secs, de farines de céréales et d'huile de tournesol biologiques. 400 tonnes de légumes secs et de céréales sont produits, transformés et vendus par an. M. François Peloquin a indiqué que la plus-value ainsi apportée aux produits permet aux agriculteurs du groupement de vivre sur des fermes de taille moyenne. Étant donné la variabilité des rendements en bio du fait de la non irrigation et des risques liés à certaines cultures (lentilles, pois chiches), la vente collective permet de maîtriser les débouchés et de mieux valoriser les produits. M. François Peloquin a conclu la visite par la présentation du fournil, installé sur son exploitation en 2009 pour valoriser le blé produit et créer un emploi pour sa femme.

Les agriculteurs présents ont déploré la pollution subie sur leurs parcelles biologiques du fait des produits phytosanitaires employés par les agriculteurs conventionnels voisins. Ils ont plaidé en faveur du développement de l'agriculture biologique, système pérenne et économiquement viable qui permettrait d'éviter de nouvelles victimes des pesticides, plutôt que de se contenter de réparer les dommages subis par ces victimes. Le développement de cette filière passe notamment par des efforts supplémentaires en matière d'enseignement agricole pour promouvoir les méthodes alternatives aux pesticides.

Par ailleurs, M. François Peloquin a regretté le manque de moyens alloués à l'agriculture biologique, que ce soit au niveau des aides européennes ou à celui de la recherche. Il a relevé que, sur les 2 900 salariés de l'INRA, seulement 25 travaillent sur l'agriculture biologique qui représente pourtant 20 % de l'agriculture française alors qu'il serait important d'améliorer les rendements.

Il a rappelé que la politique agricole commune (PAC), qui favorise une agriculture intensive et conventionnelle, devrait être réformée après discussion avec l'ensemble de la population, à savoir les citoyens qui sont aussi les consommateurs de produits issus de l'agriculture.

M. François Peloquin a rappelé que, à l'heure actuelle, 50 % des produits bio consommés en France sont importés. Plutôt que de financer des usines de biocarburants, il a indiqué qu'il serait préférable de développer des pôles de conversion au bio, « qui n'est pas une agriculture de niches », afin de créer des synergies entre agriculteurs et encourager la filière. En effet, la conversion au bio prend de une à trois années en moyenne, selon que la coopérative apporte ou non son aide. L'agriculture bio constitue un véritable exemple de diversification ; elle est susceptible de fonctionner quels que soient les types de sol et de territoire.

Il a signalé que la filière de l'agriculture biologique avait interpellé sur ces thèmes tous les candidats à l'élection présidentielle et comptait en faire autant pour les candidats aux élections législatives.

700 agriculteurs biologiques sont présents dans la région Poitou-Charentes sur environ 23 000 au niveau national. L'enjeu économique est fort, notamment si l'on prend en compte la filière de transformation de la production de ces agriculteurs. En réponse à une question sur les rendements de l'agriculture biologique, M. François Peloquin a rappelé que pour de nombreuses productions comme le tournesol, et sur un sol argilo-calcaire, les rendements moyens sont très proches de ceux de l'agriculture conventionnelle.

Enfin, au-delà de la question de l'usage des produits phytosanitaires, plusieurs des agriculteurs présents ont mentionné l'enjeu de la qualité de l'eau et de la réduction de sa consommation. En effet, retrouver une qualité de l'eau satisfaisante est une démarche difficile mais nécessaire pour la santé des citoyens. La mission a ainsi pu recueillir le témoignage d'un agriculteur qui a expliqué avoir pu se convertir au bio grâce à une mesure agro-environnementale territorialisée parce que ses parcelles étaient situées sur une zone de captage de l'eau.

Les agriculteurs ont critiqué un système qu'ils jugent paradoxal : de nombreuses collectivités ainsi que l'Union européenne subventionnent le développement de l'irrigation, donc de l'agriculture intensive avec usage de pesticides, ce qui contraint ensuite le contribuable à payer pour que l'eau polluée redevienne potable.

Ils opposent à ces pratiques le modèle de l'agriculture biologique, plus économe en eau car il organise la rotation des cultures et le bon fonctionnement des sols, ce qui augmente leur capacité de rétention de l'eau. Par ailleurs, M. François Peloquin a attiré l'attention de la mission sur le relèvement, fin 2011, des seuils de référence pour la quantité de pesticides dans l'eau. Il a préconisé de donner la priorité à l'agriculture biologique pour les terres qui se libèrent sur des zones d'alimentation de captage d'eau.

Enfin, M. François Peloquin a déploré que les aides obtenues par les agriculteurs conventionnels pour réduire leur utilisation de produits phytosanitaires soient supérieures aux aides accordées à l'agriculture biologique. Le signal politique ainsi donné est fortement décourageant.

Entretien avec des élus et des personnels territoriaux sensibilisés à la réduction de l'usage des pesticides par les collectivités territoriales, à Saint-Groux

La mission a rencontré, autour du maire de Saint-Groux M. Gérard Bouchaud, un certain nombre d'élus locaux du pays du Ruffécois ayant décidé de réduire puis d'abandonner totalement l'usage de produits phytosanitaires pour l'entretien des espaces publics de leurs collectivités.

Ainsi, le maire de Saint-Groux a indiqué à la mission d'information s'être engagé dans cette démarche de non utilisation des pesticides en 1995. La mise en oeuvre de ce choix a nécessité de la pédagogie, aussi bien auprès du conseil municipal, dont bon nombre de membres sont eux-mêmes agriculteurs, que de la population.

La commune de Saint-Groux a adhéré à la Charte « Terre saine Poitou-Charentes. Votre commune sans pesticides », qui commence à être bien connue dans la région et incite les communes et les intercommunalités à participer à la réduction des pesticides et à la préservation de l'environnement. Le développement de ce type de dispositifs contribue à la sensibilisation des élus et des techniciens à la dangerosité des produits phytosanitaires.

M. Franck Bonnet, vice président du conseil général, a rappelé que la Charte « Terre saine » concernait 89 communes du Ruffécois et 47 écoles. Il a montré à la mission le panneau qui est maintenant apposé dans tous les lieux où se trouvent des enfants pour les alerter sur le danger des pesticides.

Il s'est félicité du nombre de communes du Ruffécois qui, avec ou sans engagement officiel, ont désormais des écoles sans pesticides ou presque.

Pour mener ces actions novatrices, il a rappelé la nécessité d'établir un plan de gestion avant d'aller sur le terrain ainsi que celle de sensibiliser le grand public.

En outre, dans le pays du Ruffécois, un partenariat avec l'ATMO Poitou-Charentes, association régionale pour la mesure de la qualité de l'air, a été conclu pour mesurer les pesticides dans l'air.

Après avoir rappelé que la Charente utilisait beaucoup de pesticides et avait supprimé les haies, le maire de Saint-Groux a expliqué que le changement de pratiques d'entretien des espaces communs est passé par la replantation de sept kilomètres de haies, dont les agriculteurs ont constaté le bienfait sur les cultures. L'aménagement de la commune a également dû être adapté, avec des trottoirs désormais en calcaire, des zones laissées enherbées, mais tondues régulièrement, etc. Cette démarche a nécessité de convaincre la population du village et d'engager des actions de communication sur la propreté et les nouvelles méthodes d'entretien des espaces collectifs. La gestion des mauvaises herbes dans le cimetière a notamment pu constituer un point particulier d'attention pour la population qui considérait cette végétation comme le signe d'un entretien défaillant.

Au milieu des années 1990, au début de la transition opérée à Saint-Groux, le cantonnier passait dans la commune un jour par semaine. Aujourd'hui, l'entretien nécessite un emploi à temps complet, mais plus aucun pesticide n'est utilisé. Des formations ont été suivies par les employés municipaux comme par les élus présents qui ont insisté sur l'enjeu et le coût de ces formations. Le CNFPT finance une partie de cette formation, dont le poids financier repose essentiellement sur les communes, en termes de non disponibilité des agents pendant quelques jours, ce qui peut poser problème pour les petites communes. La valorisation du travail des agents municipaux a été mise en avant comme un point central de la démarche de réduction de l'emploi des pesticides dans les collectivités. Par ailleurs, les élus ont rappelé que, à partir de 2014, les employés qui continueront à utiliser des pesticides seront soumis au respect des règles de Certiphyto.

Les élus ont indiqué la nécessité de réaliser un nouveau plan de gestion de la commune, pour préparer la transition vers la fin de l'usage des pesticides. Ce plan permettra, d'une part, de donner une vision globale du territoire communal, et, d'autre part, de disposer d'un outil pédagogique pour convaincre le conseil municipal et la population. Des journées de sensibilisation du grand public pourront être organisées, notamment à destination des jardiniers amateurs afin de les informer sur les dangers des produits phytosanitaires et parler des méthodes alternatives existant à l'heure actuelle. Les élus ont mentionné la constitution d'un recueil des pratiques de jardinage traditionnelles et écologiques. Ils ont insisté sur l'ambiguïté de la réglementation : si l'achat et l'utilisation des pesticides sont globalement bien encadrés pour les usages professionnels, leur accès est très facile et peu contrôlé pour les particuliers. Toujours dans le cadre des actions de sensibilisation, les élus présents ont fait état du travail important effectué dans les écoles locales sur le sujet des pesticides, avec la création de jardins écologiques, afin d'enseigner les méthodes alternatives dès le plus jeune âge. En outre, les espaces à destination des enfants des communes du Ruffécois sont gérés sans pesticides par la communauté de communes.

Comme le résultat des méthodes alternatives diffère de celui obtenu avec l'emploi de pesticides, les élus ont indiqué la nécessité d'expliquer la raison de leur choix, à savoir la dangerosité des produits pour l'agent municipal comme pour la population et l'environnement. La première étape de la démarche de réduction des pesticides dans les collectivités est véritablement l'information. Les élus ont porté à la connaissance de la mission les résultats du programme Acceptaflore, mis en oeuvre dans le cadre du plan Ecophyto, sur « l'acceptation de la flore spontanée en ville », réalisé par Plante & Cité en 2011 et ses recommandations pour l'élaboration d'outils de communication.

Interrogés sur les maladies éventuellement contractées par les agents municipaux, les élus ont cité le Dr. Éric Ben-Brik, médecin du travail à Poitiers, qui a mis en évidence la difficulté de prouver le lien de causalité entre les pathologies affectant certains agents communaux et l'usage des pesticides. Cela est en partie dû au fait que les communes ne sont pas obligées de suivre leurs achats de produits phytosanitaires et l'utilisation de ces produits.

En conclusion, les élus présents ont souligné que les efforts devaient être poursuivis et que les collectivités ne pouvaient se permettre d'être en retard sur ces questions, à l'heure où la loi exige des agriculteurs eux-mêmes de réduire leur utilisation de pesticides.