Mardi 19 juin 2018

- Présidence de M. André Vallini, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 15.

Audition de M. Emmanuel Roux, directeur général du groupe AESIO

M. André Vallini, vice-président. - Nous commençons cette semaine d'auditions en entendant M. Emmanuel Roux, directeur général du groupe Aesio.

Monsieur Roux, si nous avons souhaité vous entendre, c'est que votre parcours est intéressant au regard du sujet qui occupe notre commission d'enquête. Professeur de philosophie, vous avez ensuite intégré l'ENA, et vous en êtes sorti à la Cour des comptes. Après dix ans au sein de l'administration, vous vous êtes dirigé vers un secteur particulier, celui de la mutualité, qui fait certes partie du secteur privé, mais qui a un but d'intérêt collectif. Vous avez parallèlement continué votre réflexion de philosophe sur l'État au travers de plusieurs ouvrages.

Nous souhaitons donc savoir comment vous voyez la question du ou des passages dans le privé des hauts fonctionnaires, mais aussi celle des grands corps et de leur mode de recrutement par l'ENA.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Roux prête serment.

M. Emmanuel Roux, directeur général du groupe Aesio. - Je vais retracer la suite des décisions qui m'ont conduit à me trouver aujourd'hui en disponibilité par rapport à mon corps d'origine.

J'ai commencé ma carrière comme fonctionnaire de l'éducation nationale. J'ai enseigné six ans en lycée, après avoir passé l'agrégation en 1994 et soutenu une thèse de doctorat en 2000. Je me destinais à l'enseignement supérieur, carrière qui m'offrait des perspectives extrêmement stimulantes et intéressantes. La situation de la philosophie, en particulier la philosophie politique, est ce qu'elle est dans le supérieur... À 30 ans j'ai bifurqué de manière assez radicale en passant le concours de l'ENA. Le hasard des rencontres et de la vie m'a conduit à me spécialiser sur les questions de protection sociale et de santé. J'ai choisi la Cour des comptes, en particulier la 6ème chambre, pour pouvoir me consacrer pleinement à l'audit et à l'évaluation des politiques de santé et de sécurité sociale. Cela a coïncidé avec la nomination comme Premier président de Philippe Seguin, qui était très attentif à ces questions. Ensuite, de manière assez logique, j'ai quitté la Cour des comptes au bout de quatre ans pour rejoindre le ministère de la santé et travailler auprès de Mme Bachelot et du secrétaire général, afin de réfléchir à la conception et à la création des agences régionales de santé (ARS). Je souhaitais découvrir une grande administration centrale, voir comment l'État fonctionnait vraiment, et participer à ce souffle réformateur qui a accompagné le quinquennat de Nicolas Sarkozy - la révision générale des politiques publiques a été extrêmement ambitieuse dans le champ sanitaire et social. Au bout de deux ans, j'ai été appelé par Étienne Caniard, que j'avais rencontré pendant ma scolarité à l'ENA et qui venait d'être élu président de la Mutualité française, comme directeur général adjoint puis comme directeur général.

Pour moi, il y avait une sorte de continuité entre la Cour des comptes, le ministère de la santé et la Mutualité française, car cette dernière, même si elle fédère des entreprises d'assurance régies certes par le code de la mutualité, mais, de fait, en raison de leur activité d'assurance, par le code des assurances, a une dimension de mouvement social, d'acteur du monde de la santé et de la protection sociale mettant en avant fortement les notions d'accès aux soins, d'intérêt général. Cela me paraissait être dans le prolongement de ce que j'avais pu faire. Je ne l'ai pas vécu comme un passage vers le privé. Du reste mon corps d'origine m'a autorisé à me positionner en détachement. En effet, les fédérations professionnelles de ce type peuvent accueillir des fonctionnaires en détachement. Tous les hauts fonctionnaires qui m'ont précédé à ce poste - Daniel Lenoir, membre de l'inspection générale des affaires sociales, Jean-Yves Bancel administrateur civil au Trésor - avaient été placés en situation de détachement.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Mais vous êtes en disponibilité ?

M. Emmanuel Roux. - À la Mutualité française, j'étais en situation de détachement, mais au terme de cinq années, je devais choisir entre renouveler celui-ci, ou faire autre chose. Or j'ai été contacté par des présidents de grandes mutuelles interrégionales - que je connaissais très bien parce qu'ils étaient membres du bureau et du conseil d'administration de la Fédération nationale de la mutualité française ; ils voulaient créer un groupe d'envergure nationale, Aesio. J'en ai pris la direction générale à sa création en juillet 2016, après le feu vert de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution.

De la même manière, il y a une continuité entre le travail que j'avais pu mener à la FNMF - défendre les intérêts des mutuelles, porter haut les valeurs de la mutualité, participer à l'évolution du secteur sur le plan assurantiel, sur le plan économique, s'occuper du développement des activités d'offre de soins, ce qu'on appelle le livre III du code de la mutualité, structurer un groupe mutualiste qui réalise un chiffre d'affaires de 1,9 milliard d'euros et emploie 4 000 salariés et lui donner une assise nationale forte - et ce travail visant à lui donner une envergure nationale sur un plan économique, sur un plan institutionnel, sur un plan politique. Parce que ces structures obéissent aujourd'hui à des règles économiques qui sont celles de tous les organismes d'assurance, mon corps d'origine n'a pas pu faire autrement que de demander ma mise en disponibilité.

Je suis perçu comme un haut fonctionnaire qui a choisi le secteur privé, mais au fond ce n'est pas cela qui a primé. Il y a eu une succession de positionnements. J'ai travaillé dans un corps de contrôle, dans une administration d'État, dans une grande fédération professionnelle et aujourd'hui dans un grand groupe qui cherche à se structurer tout en défendant un modèle d'entreprendre et des valeurs qui sont ceux que je défendais aussi lorsque j'étais à la Mutualité française. Maintenant, je le fais en suivant d'autres canaux, en utilisant d'autres leviers. Il importe maintenant pour nous de nous positionner comme un acteur important du marché sur le plan de la couverture individuelle, de la couverture collective, avec l'impact sur le monde mutualiste en 2013 de l'accord national interprofessionnel, de la loi relative à la sécurisation de l'emploi sécurisation, et la nécessité pour le modèle mutualise de se réinventer très profondément en direction des entreprises et des grandes entreprises. Voilà la dimension plus business de mon activité, puisqu'il s'agit de toucher les leaders d'opinion, les décideurs économiques, les décideurs sociaux.

Cet ancrage dans le secteur privé n'est pas un choix délibéré ; c'est le choix de poursuivre un engagement mutualiste non plus dans une fédération professionnelle, mais plutôt chez un acteur mutualiste qui, du fait de l'évolution des règles économiques, prudentielles, juridiques et fiscales, est devenu un acteur de marché au même titre que les compagnies d'assurances, les institutions de prévoyance, les bancassureurs.

Étant donc en disponibilité, je devrai faire un choix difficile à un certain moment. À cet égard, le choix de la mise en disponibilité au bout de 23 ans de service public n'a pas été un choix simple compte tenu de mon parcours de fonctionnaire entamé en 1993. Je suis très attaché à l'État et au service public. Mais j'ai le sentiment de continuer par d'autres moyens d'oeuvrer au bien commun.

M. Pierre-Yves Collombat, président. - Vous nous dites que votre situation actuelle n'est jamais que le prolongement de ce que vous avez vécu ailleurs, que vous défendez les mêmes valeurs. On vous croit volontiers. Les béotiens que nous sommes n'ont pas vraiment l'impression que la Cour des comptes et même les agences régionales de santé recherchent la même chose que les mutuelles ! Nous avons plutôt le sentiment que leur activité principale, c'est de faire des économies, de comprimer les effectifs, etc. Pour être moi-même mutualiste, je pensais que ce n'était pas vraiment la tasse de thé des mutuelles, même si, comme tout bon gestionnaire, elles essayent de ne pas gaspiller l'argent. N'y a-t-il pas un hiatus entre votre travail d'autrefois et ce que vous faites maintenant ? Ou peut-être avez-vous été amené à réviser vos positions antérieures ?

M. Emmanuel Roux. - Le mouvement mutualiste est à une phase très importante de son histoire : il ne peut plus se contenter d'exister à côté de la sécurité sociale et de se vivre comme le prolongement de celle-ci, un complément, un amortisseur de la croissance mécanique des dépenses de santé, en prenant sa charge et en mutualisant le plus possible le ticket modérateur, les dépassements d'honoraires, les dépenses hors nomenclature, qui ont vocation à croître compte tenu des difficultés intrinsèques de régulation de notre système de santé. Ce paradigme de la « Mutualité 45 » est derrière nous, ce qui ne signifie pas que le lien avec la sécurité sociale soit distendu. Il est même fort, et puisque nous intervenons sur le même segment de l'offre de soins, l'articulation dans le cadre de la négociation conventionnelle est très importante.

Mais le monde mutualiste, du fait de plusieurs chocs réglementaires - entrée dans la directive assurance, assimilation par l'autorité de contrôle à un organisme d'assurance de droit commun, choc fiscal 2011-2012 avec l'entrée dans la fiscalité de droit commun, choc de marché avec le transfert progressif d'une couverture massivement individuelle vers les grandes entreprises et les entreprises -, doit mettre au premier plan de ses objectifs un modèle d'entreprendre qui soit non seulement efficace sur un plan social, mais aussi performant sur un plan économique. La contrainte de performance, d'efficience, est au coeur du modèle.

Voyez les débats récurrents sur les frais de gestion, en dépit des tentatives d'instrumentalisation polémique. Nous devons pouvoir dire à nos adhérents, aux citoyens, à la puissance publique que nous sommes en capacité de gérer au moindre coût. De ce point de vue, puisque vous avez fait allusion à mes fonctions passées de magistrat financier, de haut fonctionnaire ayant construit les agences régionales de santé dans une logique d'efficience, parfois d'économies...

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Efficience, c'est un terme poli ! Elles ont surtout fait faire des économies !

M. Emmanuel Roux. - Les agences régionales de santé ont fait faire des économies, en effet. Le pilotage des politiques territoriales a gagné à être rassemblé, mais c'est un autre sujet.

Je pense donc pouvoir apporter cette exigence de rigueur gestionnaire à un secteur qui a besoin, dans le cadre de sa transformation, de sa maturation économique, d'intégrer des logiques sans doute plus contraignantes de résultats, de suivi des marchés techniques, de compression des frais de gestion, sujets qui n'ont pas toujours été au coeur du modèle pour deux raisons : d'une part, compte tenu des liens extrêmement forts avec la sécurité sociale et de l'accroissement mécanique des dépenses de santé ; d'autre part, parce que le mouvement mutualiste est un mouvement militant ou les enjeux d'accès aux soins, de prévention et d'accompagnement ont toujours sinon primé, du moins été plus mis en avant que les strictes contraintes gestionnaires. Mon parcours et mon profil sont donc utiles pour ce secteur de l'économie en transformation.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Personne ne nie que votre parcours soit utile à la Mutualité. Si elle devient une compagnie d'assurance lambda, on ne voit pas ce qui justifie son existence. L'efficience, d'accord : tout élu local sait qu'il vaut mieux bien gérer que mal gérer et que la compression des coûts est un impératif. Mais pour faire quoi si la Mutualité arrive au même résultat et finit par intégrer les mêmes valeurs, les mêmes finalités ? À quoi bon la laisser subsister ? Voyez les banques dites « mutualistes » : quand on voit ce qu'est devenu le Crédit agricole, ça fait bizarre... Il y a quand même bien des différences ?

M. Emmanuel Roux. - Vous m'avez demandé si mon parcours précédent m'était d'une quelconque utilité dans mes fonctions présentes. Je vous ai répondu. Pour répondre à votre question, bien sûr qu'il existe des différences majeures à tous les niveaux entre la Mutualité et le système assurantiel.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ce qui nous intéresse, ce sont les rapports entre les différentes façons de concourir à l'intérêt général, à l'intérêt public. Car certains qui travaillent chez BNP Paribas peuvent affirmer travailler pour le bien du pays. N'y a-t-il pas quand même de petites différences s'agissant de la Mutualité, qui assure des missions de service public ?

M. Emmanuel Roux. - Des missions de service public : c'est peut-être un peu fort. Il faut plutôt parler d'intérêt général, du fait d'ailleurs de la multiplicité des métiers de la mutualité. On parle là de l'assurance, mais la mutualité est un des premiers offreurs de soins en France sur les territoires, elle crée beaucoup d'emplois et beaucoup de structures. Bien sûr qu'il existe des différences !

Je pourrais également vous expliquer la raison pour laquelle je ne suis pas aujourd'hui fonctionnaire en poste dans mon administration. Même si j'ai beaucoup de respect pour les compagnies d'assurance, je ne travaille pas dans une compagnie d'assurance ! La Mutualité est un modèle d'entreprendre original, qu'il faut vivre de l'intérieur. J'ai tendance à penser que le mutualisme, c'est le libéralisme sans la recherche du profit : ce sont beaucoup d'initiatives privées, mais au fond la richesse créée n'est pas captée, redistribuée au profit d'intérêts privés, mais d'intérêts collectifs. Dans la Mutualité, il n'y a pas de propriété. Si une mutuelle est en difficulté économique, ses actifs ne sont pas dissous ; son portefeuille est transféré à une autre. Il y a un esprit de communauté, et c'est ce qui me plaît. Vous avez fait référence aux travaux de réflexion politique que j'ai menés, ils résonnent avec ce modèle qui échappe à l'alternative individualisme consumériste ou puissance publique triomphante.

Le modèle est en outre capable de porter des « externalités positives » dans de nombreux domaines : la santé, la prévoyance, le logement, l'offre de soins. Ce mouvement est très créatif parce qu'il est très territorial. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai accepté ce poste. Aesio, ce n'est pas Paris : c'est Saint-Etienne, Arras, Grenoble, Chambéry, Nîmes, Montpellier, Lille. Les trois mutuelles sont très enracinées d'un point de vue interrégional, et c'est ce qui me passionne dans le secteur de la mutualité : pouvoir faire le lien permanent entre des exigences de consolidation nationale avec l'incarnation territoriale.

J'ai évoqué les défis de transformation. Je n'exerce plus du tout le même métier qu'auparavant, mais je ne le vis pas comme un pantouflage d'un jeune énarque passé par un grand corps de l'État qui serait recruté par une grande banque au bout de quatre ans pour y faire toute sa carrière. Ce n'est pas tout à fait mon profil.

Pourquoi ne suis-je pas en poste aujourd'hui ? J'ai passé deux ans entre 2008 et 2010 dans une administration centrale, le ministère des affaires sociales, pour mener une grande réforme. J'ai été à la fois très impressionné par les qualités humaines et professionnelles des collaborateurs de ce ministère, y compris dans les cabinets ministériels, qui contrastait avec la manière dont collectivement tout cela a été géré en termes de structuration, d'organisation, de pilotage, de cohésion. Pendant deux ans, j'ai vu se battre de manière très violente les grandes composantes de l'État contre cette réforme portée par le Président de la République et le Premier ministre.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pour défendre des intérêts particuliers ?

M. Emmanuel Roux. - Je pense que ce ministère manquait à ce moment-là d'une véritable structuration lui permettant de faire converger l'ensemble de ses directions vers un même but. Le temps passé à la coordination, à mettre d'accord les uns et les autres, alors que l'impulsion était donnée au plus haut niveau de l'État, m'a paru être du gaspillage de ressources et une débauche d'énergie absolument disproportionnée. Si toutes les administrations centrales fonctionnent de la sorte au moment de grandes réformes, on a de gros progrès à faire sur le plan de la gestion des ressources humaines de l'État.

Outre les opportunités qui se sont présentées à moi, si je ne suis pas aujourd'hui à la Cour des comptes, c'est parce que le travail de contrôle est très intéressant... pour se former. Mes quatre années d'auditorat ont été passionnantes, je les ais passées au côté de grands magistrats qui m'ont appris le métier, la rigueur, l'humilité, la dimension intellectuelle - il faut beaucoup investiguer pour être un tout petit peu pertinent, car il est tellement facile d'écrire des généralités et de se poser en donneur de leçons... J'ai pu ainsi entrer dans la technicité redoutable de la sécurité sociale et des politiques de santé. En plus, je me suis occupé pendant quelque temps de la certification des comptes de la sécurité sociale en tant que coresponsable de la mission d'audit de la branche accidents du travail-maladies professionnelles. Cette posture du contrôle n'est pas forcément ma tasse de thé dans la mesure où elle vous place toujours dans une position de surplomb et vous conduit à porter des appréciations vis-à-vis d'administrations qui sont souvent confrontées à des contraintes extrêmement fortes. Cela étant, je peux très bien de nouveau exercer ce métier demain puisque ces grands corps ont la particularité d'être très accueillants quand on souhaite y revenir.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pour résumer ce que vous avez vécu au ministère, on peut dire que le système s'autobloque. Est-il exagéré de dire que l'énergie dépensée pour le réformer se dissipe progressivement ?

M. Emmanuel Roux. - La situation que j'ai décrite correspond à mon expérience entre 2008 et 2010. Depuis lors, elle a été atténuée. D'abord, les secrétariats généraux ont pris plus d'ampleur dans les ministères. C'était vrai dès 2008-2010 dans les ministères régaliens - le ministère de l'intérieur, le ministère des transports, le ministère de l'agriculture -, moins dans les ministères moins directement régaliens ou moins structurés historiquement comme le ministère de la santé. Désormais, entre la direction de la sécurité sociale, la direction générale de l'offre de soins, la direction générale de la santé, la direction de la cohésion sociale devenue depuis la direction de l'action sociale, directions très en résonnance avec la société civile, avec le monde médicosocial, le monde hospitalier, le monde soignant, le besoin de coordination est beaucoup plus fort. À cette époque, le ministère n'avait pas encore fait le choix d'un secrétariat général plus étoffé. C'est un peu différent aujourd'hui.

La décroissance des cabinets ministériels est une excellente nouvelle pour l'administration même si, à court terme, c'est sans doute usant pour les sous-directeurs et les chefs de bureau. J'avais constaté une double chaîne de commandement entre le cabinet et la hiérarchie administrative. Recentrer les cabinets sur l'essentiel, sur le stratégique, sur le politique, et éviter de doublonner tel conseiller pour suivre tel sujet avec tel chef de bureau hypercompétent dans telle sous-direction de tel ministère me semble de nature à changer les choses.

Je vous parle de mon expérience sur une réforme politiquement très forte car, comme le disait Mme Bachelot, c'était une réforme que tout le monde appelait de ses voeux, mais que personne n'avait envie de faire : la direction du budget était attentiste, voire légèrement hostile, la direction la sécurité sociale était méfiante, la Caisse nationale d'assurance maladie était vent debout, passant beaucoup de temps dans ces murs pour expliquer à la représentation nationale tout le mal qu'il fallait en penser.

J'ai passé des heures au Parlement à rédiger amendement contre amendement pour essayer de sortir un titre IV ayant un peu de consistance. Avec le secrétaire général, nous avions construit un pilotage national pour que la CNAM soit un peu plus en synergie avec les agences régionales de santé. Or le texte adopté par la commission ne contenait pratiquement plus rien. Il a fallu remonter jusqu'au comité RGPP, présidé à l'époque par Claude Guéant et Jean-Paul Faugère, pour que l'Inspection générale des affaires sociales refasse un rapport sur le pilotage national de manière à pouvoir redéposer un amendement six mois plus tard. Le combat a donc été très fort, et j'ai beaucoup appris de la sociologie de l'État, du poids des directions, du poids des cabinets, du poids de la présidence de la République.

M. André Vallini, vice-président. - Et le poids du Parlement ?

M. Emmanuel Roux. - J'y venais ! C'est la première grande réforme coécrite entre le Gouvernement et le Parlement, ce qui lui a donné cette dimension non pas conflictuelle, mais de confrontation très forte de vues. Le préfet Philippe Ritter avait été chargé d'un rapport sur les ARS : le député Yves Bur avait écrit le sien, sur le même sujet, prenant le contre-pied du premier et proposant de placer les agences sous la tutelle de l'assurance maladie.

Je ne méconnais pas le contexte politique qui explique la rudesse du passage en administration centrale, ni le fait que le secrétariat général était à l'époque sans doute relativement faible, n'ayant pas autorité sur les directions du ministère. Néanmoins, cette réforme a été menée dans un temps record. En avril 2010, en deux ans, 26 établissements publics avaient été créés. Ce qu'a salué la Cour des comptes.

M. Philippe Pemezec. - En entendant de hauts fonctionnaires comme vous, on est amené à nuancer l'idée qu'on pouvait se faire des allées et venues incessantes entre un secteur protégé et un secteur privé. Vous dites avoir vu d'un bon oeil la réduction du volume des cabinets ministériels pour laisser à l'administration un peu plus de pouvoir. C'est du moins ce que vous avez sous-entendu. Nous, nous pensons que le politique est important. Aujourd'hui, il est question de réduire le nombre de sénateurs et de députés. Soit, mais on pourrait aussi réduire le nombre des fonctionnaires. Ne pensez-vous pas qu'il serait possible de faire un peu de dégraissage de ce côté aussi ?

M. Emmanuel Roux. - Il est bien que le politique et l'opérationnel soient plus nettement séparés. Mon propos n'était pas de relativiser le poids du politique ; au contraire, il faut que le ministre soit fort et qu'il ait autour de lui des conseillers permettant au gouvernement de mobiliser l'administration pour tendre vers des objectifs politiques et non pas internaliser des fonctions de pilotage administratif au sein d'un cabinet. Le but n'est pas de rendre l'administration plus forte ; c'est pour que les gens qui y travaillent aient le sentiment de contribuer à la politique qu'on leur demande de mettre en oeuvre. Il est parfois démotivant pour un sous-directeur ayant dix ou quinze ans d'ancienneté et qui connaît parfaitement son métier de se voir expliquer par un jeune conseiller issu d'un grand corps, mais sans grande expérience professionnelle, ce qu'il faut faire et se voir commander une note à 18 heures pour le lendemain 8 heures. Je suis pour un politique fort à sa place et une administration efficace à la sienne.

Quant au dégraissage des administrations centrales, dans celle que j'ai connue, on pourrait chercher les sureffectifs. Ces fonctionnaires exercent des fonctions de pilotage régalien, de pilotage stratégique - des productions de haute valeur ajoutée -, réfléchissent à des textes de loi, à des décrets, en coordination avec l'ensemble des ministères, ce qui requiert un investissement extrêmement fort. J'ai eu le sentiment d'être en permanence sur la brèche. À cette époque, beaucoup de collaborateurs ont été éprouvés physiquement et psychologiquement par la puissance de la RGPP sur le plan sanitaire, sur le plan des politiques territoriales. C'est à ce moment-là qu'a été complètement refondue la carte des administrations territoriales. L'administration centrale du ministère de la santé - je ne me prononcerai pas sur les autres - travaille en flux tendu en permanence.

M. Charles Revet. - Je partage votre point de vue sur le mutualisme. Et pour avoir travaillé en secteur agricole, je connais son importance.

On parle de simplification ; je partage cet objectif. Or j'ai l'impression qu'on fait l'inverse : on diminue ou on supprime le remboursement de certains médicaments, de certaines prestations, parts que prennent à leur charge les mutuelles ou les assurances privées. Je me pose la question : faut-il vraiment que la sécurité sociale et les organismes complémentaires interviennent en complément ? Il serait normal, même s'il faut être extrêmement vigilant, de réduire le nombre des intervenants et donc les coûts. Pourquoi la sécurité sociale ne prendrait-elle pas tout à sa charge, sachant que beaucoup de gens modestes n'ont pas la capacité de souscrire une assurance complémentaire ? Ne peut-on pas simplifier les choses ?

M. Emmanuel Roux. - C'est une question majeure, que j'ai traitée avec une autre casquette dans une vie antérieure. Si l'on devait refonder le système de 1945 à la lumière de ce qu'on a vécu par la suite, sans doute construirait-on autrement l'intervention des financeurs, ferait-on en sorte qu'ils jouent un rôle différent. Mais le système est ce qu'il est et le mutualisme n'est pas un accident de l'histoire ; il a été fondamentalement pensé par Pierre Laroque en 1945 avec l'idée que le ticket modérateur entraînait une forme de responsabilisation, même si Raymond Barre, en 1980, a tenté de le rendre d'ordre public, c'est-à-dire d'empêcher un deuxième assureur de prendre en charge des dépenses qui ne seraient plus prises en charge par la sécurité sociale. Le ticket modérateur étant assurable, vous légitimez de manière structurelle l'existence d'un deuxième financeur.

Pourquoi ce deuxième financeur a-t-il pris une telle part, à savoir 50 % des dépenses sur les soins courants hors affections longue durée ? Il s'est développé en raison de l'absence de courage politique pour mettre en place un mécanisme permettant d'équilibrer les comptes de la sécurité sociale. Il est très difficile de revenir en arrière, car cela obligerait à modifier des équilibres vraiment complexes. L'idée a parfois été avancée d'en revenir à un 100 % sécurité sociale : j'y suis très réticent, car une telle solution ne réglerait pas la question de la régulation. Parfois, deux financeurs bien coordonnés sont préférables pour la régulation. Ce qu'on fait les pouvoirs publics, c'est qu'ils ont complètement réglementé ce secteur du point de vue du contenu, du point de vue des prix. Qu'est-ce que le « reste à charge zéro », que le Président de la République appelle maintenant le « 100 % santé », si ce n'est une étape ultime de la régulation de ce secteur pour garantir une prise en charge intégrale par le régime de base et le régime complémentaire ? Je ne vois pas à court terme, vu le poids financier qu'a pris l'assurance complémentaire, comment on pourrait en venir à un « 100 % sécu », idée qui n'a jamais fait partie de notre pacte social, même en 1945. Auquel cas, on aurait créé un système complètement étatique qui aurait conduit à la création d'un secteur autre sans doute moins solidaire.

M. André Vallini, vice-président. - Pensez-vous que ce soit une bonne chose que les fonctionnaires puissent non pas pantoufler - votre cas est un peu à part -, mais aller dans le privé ? Que pensez-vous de la proposition qu'a faite l'autre jour ici Jean-Pierre Chevènement d'interdire à un fonctionnaire parti pour le privé de revenir dans le public au bout d'un an ou de cinq ans ?

M. Emmanuel Roux. - La projection des hauts fonctionnaires hors secteur public s'explique aussi par un problème d'attractivité. En particulier avec la réforme de l'État ou le poids des nominations en sortie de cabinet ministériel, il est difficile pour un haut fonctionnaire d'avoir des perspectives toujours épanouissantes au sein du secteur public.

M. André Vallini, vice-président. - Y compris financièrement ?

M. Emmanuel Roux. - Oui, même si un haut fonctionnaire est correctement payé. Quand les écarts de rémunération sont tellement importants avec des personnes qui ont fait les mêmes écoles que vous quinze ou vingt ans auparavant, il n'est pas facile de retenir les gens, d'autant plus s'ils n'y trouvent pas leur compte du point de vue de l'intérêt de leur métier. Même un administrateur civil qui au bout de huit ans peut être nommé sous-directeur sait qu'il ne sera jamais nommé directeur d'administration centrale faute d'avoir fait du cabinet ministériel.

M. Pierre-Yves Collombat. - Cela aide, les cabinets ministériels ?

M. Emmanuel Roux. - Bien sûr ! Voyez les nominations à la tête de grands établissements publics intervenus au cours du dernier quinquennat, y compris de fonctionnaires n'ayant aucune expérience managériale. Lors de la création des ARS, Mme Bachelot avait mis en place un comité de recrutement dirigé par Jean-Martin Folz pour faire de l'assessment et éviter de nommer un sous-préfet par-ci, un magistrat de la Cour des comptes par-là, un directeur de caisse primaire ailleurs. Certains parmi eux pourront être nommés, mais sur la base d'un assessment, d'une évaluation en fonction des fiches de poste et après audition. Je suis pas sûr que les nominations de ces dernières années à des postes éminents de la sphère publique aient obéi à un assessment minimal, même si cela ne signifie pas les gens nommés ne possèdent pas les qualités requises. Quand un haut fonctionnaire ne fait pas le choix du cabinet ministériel et de l'engagement politique, vers 35 ou 40 ans, sa carrière est confrontée un problème d'attractivité.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Même quand on appartient à un grand corps ?

M. Emmanuel Roux. - Bien sûr ! L'appartenance à un grand corps offre simplement des facilités d'allers et retours entre le privé et le public, entre le public et le public, c'est une carte de visite, c'est une facilité de réseau. À l'exclusion cependant des corps qui se gèrent davantage sur un mode club ou réseau.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Type Conseil d'État ?

M. Emmanuel Roux. - La Cour des comptes laisse ses magistrats extrêmement libres de construire leur parcours professionnel sans obsession du placement, même si les chefs de corps sont sollicités au moment de la constitution des cabinets ministériels. Bref, je mentirais en disant qu'il n'y a pas d'avantage concurrentiel, mais l'appartenance au grand corps ne fait pas la carrière. Ce qui fait la carrière, c'est l'investissement personnel.

M. André Vallini, vice-président. - Et le laps de temps au terme duquel il ne serait plus possible de retourner dans la fonction publique - 10 ans aujourd'hui - ?

M. Emmanuel Roux. - Une réduction aussi drastique pourrait freiner l'envie de sortir du giron public pour faire autre chose. Ces mouvements me semblent bénéfiques pour la collectivité. Ainsi, 40 % des magistrats de la Cour des comptes exercent à l'extérieur, ce qui sera bénéfique pour elle quand ils y retourneront. Lorsqu'on a eu une expérience professionnelle plutôt riche, il est plus facile de conseiller l'État, de le contrôler, de l'évaluer.

Cela étant, il est assez confortable de pouvoir prendre un risque en allant travailler à l'extérieur et de pouvoir revenir dans son corps d'origine si cela ne marche pas.

Cette idée revient souvent dans l'actualité, étant sous-entendu qu'il faudrait ôter aux hauts fonctionnaires cette facilité à aller voir ailleurs, sans rompre avec leur engagement premier. Or celui-ci est une dimension forte. Si demain on propose à de hauts fonctionnaires de 45 ou 50 ans des postes dans la sphère publique qui leur permettent d'exercer vraiment leurs talents, avec de vraies responsabilités managériales, sans qu'ils aient le sentiment d'être pilotés en direct par un cabinet et que leur marge de manoeuvre est étroite, peut-être s'incarneront-ils davantage dans le service de l'État. Ce retour doit-il intervenir au bout d'un an, de cinq ans, de dix ans ? À mon sens, l'enjeu n'est pas là - sinon un enjeu politique - : il réside plutôt dans la manière de manager ce corps.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ce type de décision n'irait pas sans une refonte de la structure de l'administration de l'État, qui permettrait d'offrir des carrières intéressantes.

M. Emmanuel Roux. - L'État est accusé de tous les maux : il est improductif, il est inefficace, il coûte trop cher. C'est la petite musique qu'on entend dans la société française depuis des décennies : haro sur la fonction publique, haro sur les fonctionnaires, haro sur la dépense improductive. Il est compliqué, au terme d'un long cursus scolaire, quand vous avez fait le choix de vous incarner dans la fonction publique, d'en sortir parce que les perspectives de carrière vous semblent limitées. Certes, elles ne le sont pas au début : quand on sort de l'ENA ou d'un institut régional d'administration, on peut faire des choses passionnantes. Mais passé les premières années d'enthousiasme apparaît un goulet d'étranglement : a-t-on vocation à devenir sous-directeur, chef de service, sachant qu'il sera beaucoup plus compliqué de devenir directeur d'une administration centrale ? Faut-il se faire nommer dans un corps de contrôle faute d'avoir pu intégrer un grand corps ? Faut-il intégrer un établissement public sachant qu'ils sont une chasse gardée ? Un ministère ? Un cabinet ministériel ?

La réflexion que vous menez ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur l'attractivité des carrières publiques dans un moment historique de la société française où l'État est à la fois fort dans ses incarnations individuelles et plus en retrait dans ses incarnations collectives. Le passage dans le privé s'explique non pas tant par son attrait que par le fait qu'à un moment l'État n'est plus en capacité d'offrir des perspectives à la hauteur des attentes.

De ce point de vue-là, saluons l'initiative qui a été prise il y a quelques années de créer auprès du premier ministre la mission Cadres Dirigeants, vivier de hauts fonctionnaires. Quand la Cour des comptes m'a proposé d'en faire partie, j'ai bénéficié d'un assessment hyperprofessionnel. Voilà comment pourvoir les postes de responsabilité dans l'administration d'État et dans les administrations décentralisées. Cette mission est consultée à l'occasion de toute nomination à un poste de responsabilité dans le secteur public. Les initiatives de ce type devraient être encouragées, car elles donnent à de hauts fonctionnaires qui ne sont pas dans des cabinets ministériels, qui n'ont pas fait le choix de donner un tour plus politique à leur engagement professionnel la possibilité d'être nommés directeur d'administration centrale, préfet, etc.

M. André Vallini, vice-président. -François Mitterrand disait, paraît-il, que les cabinets étaient une très mauvaise idée. Seuls étaient utiles le chef de cabinet, qui gère l'agenda, l'attaché parlementaire, qui s'occupe des relations avec le Parlement, l'attaché de presse ou le conseiller chargé de la circonscription du ministre. Ma tout petite expérience ministérielle me permet de confirmer que les cabinets ministériels font écran. Emmanuel Macron a bien fait de réduire de moitié le nombre de leurs membres. Les hauts fonctionnaires de 40 ou 45 ans sont en permanence humiliés, qui peuvent recevoir un coup de fil sec et prétentieux d'un jeune de 25 ans leur demandant une note à l'attention de son ministre pour le lendemain matin, d'autant que c'est lui qui y apposera sa signature. Les membres des cabinets politisent des choses qui n'ont pas à l'être. Si le ministre est un vrai politique, il dispose de son équipe rapprochée qui s'occupe de politique. Pour le reste, il doit s'appuyer sur les hauts fonctionnaires, qui sont d'une grande qualité et pour la plupart très loyaux. Ils servent la République, ils servent l'État et non pas tel ou tel parti politique.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Nous nous interrogeons sur les modalités de sélection interne à l'ENA ? Il semblerait que son recrutement ne soit pas moins démocratique que celui des autres grandes écoles. En revanche, la sélection se fait à l'intérieur, et il semblerait - nous disposons néanmoins de chiffres - que le produit final soit encore moins représentatif de la société française.

M. Emmanuel Roux. - Je ne peux vous parler que d'une seule promotion, à savoir la promotion Léopold Sédar Senghor, celle de 2004, promotion atypique, puisque ses élèves du concours externe n'ont pas fait leur service militaire, mais également parce qu'elle compte ses grandes stars, à commencer par le Président de la République. En même temps elle est d'une très grande diversité, puisque près de 40 % de ses élèves, dont moi-même, étaient issus du concours interne - professeurs certifiés, agrégés, attachés principaux, fonctionnaires du Quai d'Orsay, etc. Donc une plus grande diversité, mais une diversité plus anonyme. Bien sûr, quand on regarde le classement de sortie, on peut établir des corrélations sociologiques indéniables, mais il faut regarder l'ensemble de la promotion et l'ensemble de sa trajectoire.

Ensuite, l'ENA est une école qui brasse sans doute insuffisamment les différentes couches sociales, mais le sujet, selon moi, ce n'est pas l'ENA : c'est le fait que depuis 1945 la voie royale pour y accéder, c'est Sciences-po. C'est là que tout se joue. On pourrait, selon un système à l'anglo-saxonne, privilégier les normaliens en estimant qu'il faut être cultivé pour être haut fonctionnaire, les centraliens ou les polytechniciens. Pour ma part, j'ai fait l'ENA sans avoir fait Sciences-po et au cours de ma scolarité, j'ai compris à quel point le mode de pensée à la fois dans son excellence formelle et dans son relatif conformisme intellectuel était très lié au moule Sciences-po. Pour moi, les voies d'accès à l'ENA mériteraient d'être plus diversifiées.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Au lieu de se réduire, les différences au cours de la scolarité à l'ENA s'accentuent. L'un de nos problèmes, c'est le rôle des grands corps. Vous l'avez reconnu vous-même : les disparités sociologiques sont moindres dans la botte qu'au départ. Certes, il y a un problème évident avec Sciences-po, mais le recrutement n'est pas moins démocratique qu'à l'École normale supérieure ou Polytechnique. On y retrouve les mêmes catégories. Sauf qu'on a l'impression que la sélection finale est renforcée à l'ENA.

M. Emmanuel Roux. - C'est à l'image de l'évolution de la société française, qui devient plus inégalitaire. Le brassage social à l'ENA était sans doute beaucoup plus fort en 1960, 1970 et même 1980. Les insiders sont en position d'utiliser les institutions à leur profit. On le voit dans le système scolaire. Cela vaut également pour l'accès direct aux grands corps.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Les différences se raréfient plus on monte. Est-ce significatif ? Certaines épreuves sont plus étrangement sélectives que d'autres.

M. Emmanuel Roux. - C'est ambigu. Quand la note de stage est passée de 20 % à 30 % de la note finale, on aurait pu penser que cela favorisait les gens ayant une certaine aisance sociale et maîtrisant les codes. A contrario, on a pu penser que cela valoriserait les gens disposant déjà d'une expérience professionnelle, capables, en préfecture ou en ambassade, de montrer à leur maître de stage qu'ils n'étaient pas des jeunots inexpérimentés et qu'ils savaient dénouer une situation de crise. Faire l'ENA à 30 ans avec une expérience professionnelle de quelques années m'a sans doute donné un peu plus d'épaisseur par rapport à ceux qui ne savaient faire que des dissertations et des notes. Mais il est vrai que plus vous majorez la note de stage, plus vous favorisez ceux qui maîtrisent les codes sociaux du fait de leur éducation. Mes condisciples de promotion entrés par le concours externe et sortis dans les grands corps ont tous obtenu 9 ou 10 à leur note de stage.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Merci.

La réunion est close à 10 heures 25.

Mercredi 20 juin 2018

- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Audition de Mme Marylise Lebranchu, ancien ministre

M. Vincent Delahaye, président. - Notre première audition de cet après-midi est celle de Mme Marylise Lebranchu.

Madame la Ministre, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Je rappelle que vous avez été ministre de la décentralisation, de la fonction publique et de la réforme de l'État. Dans vos fonctions, vous avez engagé plusieurs réformes concernant notamment la haute administration. Ces réformes ont connu des fortunes diverses et c'est pour en parler que nous avons souhaité vous rencontrer.

C'est donc le regard que vous portez sur le fonctionnement de la haute administration et sur les réformes qui vous paraissent nécessaires qui nous intéressent.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marylise Lebranchu prête serment.

Mme Marylise Lebranchu. - Je ne suis plus en fonction depuis plusieurs mois, mais je vais vous faire part de quelques faits marquants observés pendant trois ans et demi passés au gouvernement.

Nous avons une très bonne fonction publique, je l'ai réappris en étant ministre, mais celle-ci est extrêmement pyramidale. Ceux qui proposent les décisions aux politiques sont aussi ceux qui sont le plus loin des réalités de contact des citoyens et usagers des services publics. On avait fait le même constat pour les groupes privés : là aussi, celui qui prenait la direction était sans doute le plus éloigné du produit final sur le terrain. Cette fonction publique ne s'est par ailleurs pas située entre la décentralisation et l'Europe. Elle est également caractérisée par le poids prédominant de Bercy.

Nous avions décidé d'améliorer les règles applicables en matière de déontologie, de conflits d'intérêts ou de lanceurs d'alerte, avec des apports du Sénat.

On n'a pas réglé un problème quasi immatériel sur lequel il va falloir que vous trouviez des solutions matérielles, ce ne sera pas simple, surtout juridiquement parlant : c'est ce que j'appelle l'impossible réforme des grands corps.

Je peux vous livrer une anecdote, pour situer ce sujet. Faisant le tour des grands services, grandes directions, grandes administrations centrales, on constate que dans certaines administrations centrales, on manque de personnes pour prendre des postes de responsabilité : chef de service, directeur, etc. Je propose au président de la République, au cours d'un conseil des ministres, d'enlever deux sorties de l'ENA, une au Conseil d'État, l'autre à la Cour des comptes, une année, pour flécher, en particulier sur le ministère de l'environnement qui a besoin de structurer des équipes.

Ça n'a jamais été fait, parce que, lorsque vous touchez aux grands corps, et en particulier ceux-là, vous recevez des coups de fil du directeur de cabinet, du secrétaire général de l'Élysée, de Matignon, disant : « ce n'est pas possible, nous, on a besoin de ces jeunes-là, on a besoin de se renouveler ». Un mot d'ailleurs m'est resté gravé dans la mémoire : « on a besoin de formater les jeunes ». On n'a jamais enlevé ces 2 postes donc.

Il faut que ceux qui vont être inspecteur des finances, rentrer dans un grand corps, peu importe lequel, mais je mets les inspecteurs généraux des finances en premier, eh bien, ils doivent d'abord exercer quelques années, 4-5 ans peut-être, sur des territoires, soit en déconcentré - et pas dans le cabinet du préfet seulement -, si possible dans une collectivité territoriale, peut-être dans des entreprises, même si c'était beaucoup plus difficile et à mon avis moins utile.

J'ai fait cette proposition, et demandé à un groupe d'universitaires, ainsi qu'à un ancien directeur de l'ENA, de travailler cette question. J'ai vu alors là aussi le mur se lever, le secrétaire général du gouvernement, le Conseil d'État, la Cour des comptes et tous les chefs de corps. Je les ai d'ailleurs réunis une fois, et au cours de cette réunion, la seule personne qui se sentait intruse, c'était moi.

Dans les noms des principaux responsables de banques ou de grands groupes, on retrouve des énarques. C'est un concours formidable, mais la scolarité ne dure que deux ans, on ne peut pas tout y apprendre ! Je me souviens qu'une proposition que j'ai faite comme secrétaire d'État aux PME a mis vingt ans à être mise en oeuvre. Le directeur de cabinet de mon ministre de l'époque m'avait demandé de recevoir le président de l'Association française des banques pour qu'il m'explique pourquoi il ne fallait pas faire cette réforme.

Je m'interroge sur la facilité pour eux d'exercer ces fonctions. On pourra prévenir les conflits d'intérêts, mais il est plus difficile de lutter contre ce que Raymond Barre appelait le microcosme.

Ce que l'on dit de la mobilité des fonctionnaires vers le privé est faux : celle-ci n'enrichit pas la fonction publique. Il y a par ailleurs une pensée unique sur la dépense publique.

La haute fonction publique connaît des inégalités énormes de rémunération en raison des primes. Progressivement, les rémunérations dans les établissements publics ont beaucoup monté.

Derrière les arbitrages interministériels, on reconnaît souvent la main de la direction du budget. Pour cette direction, la réduction de la dépense publique se réalise par des ETP en moins, alors que l'ensemble des évaluations de politiques publiques que nous avons réalisées ont permis de dégager 5 milliards d'euros d'économies.

Je n'ai présenté ici que l'aspect négatif des choses et la grande majorité de la fonction publique n'est pas concernée par ces observations.

M. Vincent Delahaye, président. - Êtes-vous favorable à une interdiction des allers-retours avec le secteur privé ? Quelles dispositions devraient être prises pour renforcer la lutte contre les conflits d'intérêts, voire les conflits d'influence ?

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - La cause de notre réflexion était les migrations de la haute fonction publique dont les grands corps sont les spécialistes. Ce que vous dites montre très clairement qu'il y a une sorte de blocage de la réforme, avec un État dans l'État. Des propositions de bon sens peuvent paraître révolutionnaires à ces hauts fonctionnaires. Comment sabote-t-on une réforme ?

Mme Marylise Lebranchu. - Je pense qu'il faut être beaucoup plus rigide sur la réglementation des allers-retours avec le privé. Il faut des mobilités. Mais il n'y en a pas assez vers l'étranger par exemple. Quand on rentre d'un poste à l'étranger, on a été oublié. Il faut au contraire encourager ce type de départs. La France n'a pas assez de présence de fonctionnaires sur des territoires où on nous a demandé des écoles de service public. Le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, avait essayé de développer cela.

Si quelqu'un part dans le monde bancaire, il ne doit pas pouvoir revenir dans les directions de Bercy concernées, pour 5 ou 10 ans, voire pour toujours. On ne peut pas humainement se détacher complétement de ce qu'on vient de vivre.

Les chefs de corps sont peu concernés par la déontologie. Il faut les rendre responsables en exigeant un avis écrit de leur part.

Je pense qu'il ne faut pas multiplier les allers-retours. Une remise à niveau peut être nécessaire au retour parfois. Un contrôle renforcé doit être mis en place pour le retour du privé.

Concernant les saboteurs, je ne pense pas que ce soit global et organisé. Cela arrive sur des décisions ministérielles, mais pas sur la loi. En revanche, je plaide pour un spoil system à la française. Il faut que les personnes qui travaillent dans les cabinets soient des politiques et que les directeurs puissent s'engager à suivre ce qu'on propose. Un directeur m'avait demandé de partir en reconnaissant qu'il n'aurait pas été capable de mettre en oeuvre les réformes que j'allais proposer.

J'ai eu à traiter des rémunérations, c'est l'enfer pour avoir des éléments sur les rémunérations, la liste des plus hauts salaires de la haute fonction publique. Vous êtes ministre de la fonction publique, vous pensez qu'il faut trois minutes pour obtenir ce que vous voulez mais non, il faut du temps, le Secrétaire général du Gouvernement vous appelle pour vous demander si c'est vraiment utile, si vraiment vous avez besoin de regarder ça et vous dit surtout, ce n'est pas public. J'ai dit, attendez, toute rémunération publique est publique. Moi je suis d'accord pour que l'ambassadeur de France en Afghanistan soit très cher payé. Peut-être que dans d'autres ambassades c'est moins justifié mais donc, on est capable de comprendre.

En résumé, il faut des cabinets restreints et des administrations plus en phase politiquement. Cela pose des difficultés lorsque les personnes qui travaillent en cabinet ont vocation à revenir sous les ordres de la personne qu'ils auront éventuellement dérangée lorsqu'ils occupaient leurs fonctions.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Les allers-retours entre les cabinets et l'administration posent donc problème. Le secrétaire général du Gouvernement n'est pas un quelconque directeur d'administration. C'est un conseiller d'État qui peut bloquer au plus haut niveau le dispositif.

Mme Marylise Lebranchu. - Il ne pourra pas arrêter une proposition très politique, mais son écriture en droit pourra être compliquée. Une personne responsable dans une administration peut court-circuiter son ministre, même involontairement, avec un coup de fil à Matignon. Un haut fonctionnaire m'avait reproché de déstabiliser la République.

Sur les textes réformant les collectivités territoriales, dont tout le monde connaît le caractère sinueux, il y a des moments, on se demandait comment les choses s'étaient vraiment passées. Une personne responsable dans une administration peut court-circuiter son ministre, qui reçoit un coup de fil de Matignon, un coup de fil de l'Élysée. Certains rencontrent le secrétaire général de l'Élysée qui dit, on ne peut pas laisser faire ça.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Concernant le rôle de Bercy, j'ai le sentiment que si on ne cherchait pas seulement à faire des économies à l'occasion de chaque réforme, les choses seraient différentes. Le critère budgétaire est tellement important qu'il commande tout le reste.

Mme Marylise Lebranchu. - C'est vrai et la direction du budget estime qu'on lui demande de jouer ce rôle. Il manque en France une véritable dimension interministérielle. J'ai essayé de réfléchir au niveau interministériel sur la réforme de l'action publique. Mais ce sont des rares occasions et pour le reste, la Direction du Budget prend par tranche et, on ne veut pas utiliser le mot, mais elle rabote. Vous avez par exemple un pôle où il y a plusieurs agences et la direction du budget dit qu'il faut couper dans les agences. Non, il faut regarder, à mon avis, en amont, quelles sont les agences qui sont utiles et celles qui ne servent plus à rien, et là il y a encore du travail à faire, on a commencé, on n'a pas fini, en revanche, dire à tout le monde ce sera moins X % ça se traduit en ETP, cela ne marche pas.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ne serait-ce pas le travail du Premier ministre voire du Président de la République ?

Mme Marylise Lebranchu. - Je défends ce que Jean-Marc Ayrault avait fait sur les comités interministériels pour la modernisation de l'action publique. On se voyait tous les deux mois au sujet de l'évaluation des politiques publiques. Cela s'est arrêté, car la culture de l'interministérialité est insuffisante. Il faudrait que le ministre chargé de la réforme de l'État soit un ministre d'État et non un secrétaire d'État rattaché au Premier ministre, afin de pouvoir convoquer ses collègues.

J'ajoute qu'à la direction du budget, j'ai constaté une méconnaissance totale des collectivités territoriales.

Mme Maryvonne Blondin. - Qu'en est-il des mobilités dans nos provinces, à l'exception des stagiaires de l'ENA qui sont présents pour six mois ? Les hauts fonctionnaires craignent d'être oubliés lorsqu'ils sont dans les collectivités.

Comment travaille la commission de déontologie ?

M. André Vallini. - Je partage ce que vous avez dit. Ne doit-on pas interdire aux hauts fonctionnaires qui sont allés pantouflés de revenir après une durée de un ou cinq ans ? Ne peut-on pas obliger les hauts fonctionnaires, en particulier ceux issus des trois grands corps, à aller travailler au moins cinq ans dans les territoires ?

Mme Marylise Lebranchu. - J'ai remarqué qu'il y a un sentiment de punition de devoir quitter les hautes sphères pour les collectivités territoriales, alors que partir pour un établissement public bien rémunéré est plus valorisant.

Quand j'ai proposé de déconcentrer le fonds d'intervention pour la sauvegarde de l'artisanat et du commerce (FISAC), la réponse immédiate du fonctionnaire d'administration centrale a été : « Ils ne sauront pas faire ». La création de l'Institut nationale des études territoriales (INET) est un élément très important. Je regrette que cette école n'ai pas été enthousiaste sur son rapprochement avec l'ENA.

Les mines et les ponts sont principalement partis vers les régions, parfois les métropoles, mais peu dans les départements.

Pour moi, cette mobilité devrait être obligatoire. À la direction générale des collectivités locales, il y avait plus de contrôleurs que de contrôlés. IL faut aussi que les élèves de l'INET fassent des mobilités en administration centrale ou dans les hôpitaux. Des mobilités vers les lycées ou les universités pourraient également être envisagées.

Au cours de leurs deux années de scolarité, les stagiaires de l'ENA vont découvrir un grand groupe privé et une préfecture. Ce n'est pas suffisant pour connaître l'organisation territoriale de la République !

Sur la commission de déontologie, il faut qu'une personne regarde de très près et en responsabilité chaque cas. Je voudrais que les chefs de corps fournissent un écrit qui les engage, y compris au niveau pénal en cas de conflit d'intérêts.

Lorsqu'une entreprise privée accueille un haut fonctionnaire, elle sait qu'il sera son relais lorsqu'il repartira. Il doit donc y avoir un document qui retrace ce que le haut fonctionnaire a fait dans l'entreprise dans laquelle il est parti.

Pour Bercy, une collectivité territoriale est une machine à dépenser et non pas à exercer des compétences.

M. Benoît Huré. - Votre témoignage nous permet de continuer à esquisser les contours d'une nouvelle façon d'exercer la décision publique. On constate une grande différence entre les fonctionnaires d'administration centrale et ceux au niveau opérationnel, sur lesquels l'administration a fléché les économies à réaliser en termes d'ETP, alors qu'elles sont au contact des usagers.

M. Philippe Pemezec. - Au fur et à mesure que nous avançons et que nous recevons un certain nombre de personnes en audition, je découvre à chaque fois que ce sont des gens particulièrement brillants. Je suis assez respectueux de cette compétence et je ne suis pas forcément choqué par les niveaux de rémunérations. Il est certain que dans ce pays, il existe une certaine hypocrisie en ce qui concerne l'argent.

Ce qui me choque est le traitement différent selon qu'on est élu ou fonctionnaire. Les élus sont surveillés, alors que ces hauts fonctionnaires échappent à tout contrôle. Pourquoi ne sont-ils pas soumis à des déclarations d'intérêt ou de patrimoine ? On devrait rétablir une égalité de traitement. Il y a une sorte de confiscation du pouvoir par une caste de hauts fonctionnaires.

Je considère néanmoins que la mobilité vers le privé est une source d'enrichissement.

Mme Marylise Lebranchu. - La solution juridique est difficile à trouver pour lutter contre le microcosme et les dîners du 7e arrondissement, qui m'ont toujours impressionné. Cela existe aussi en matière de nominations. C'est le secrétaire général de l'Élysée ou son adjoint qui suggère les noms. On retrouve les mêmes qui vont d'un poste à un autre. Vous citiez le secrétaire général du gouvernement, lui, estimait qu'il était le RH. Puis vous avez le ministère de l'Intérieur qui estime être plutôt le RH et du coup, le comité interministériel de la modernisation de l'action publique s'arrête. Il n'y en a plus parce que l'intérieur pense que c'est à lui de faire ça, et ne veut pas voir Bercy, parce que si Bercy vient ils vont forcément couper des fonds.

François Hollande avait dit que tout le monde se prend les pieds dans la réforme de l'État.

Plus les gens sont brillants, plus il est nécessaire de savoir où ils vont. Sur tous les postes de responsabilité, on a beaucoup progressé et des déclarations d'intérêts sont désormais exigées. Les propositions de nominations doivent revenir à une direction des ressources humaines de l'État, aux côtés du Premier ministre, pour que ce travail ne soit pas fait que par des membres de cabinet.

Sur les publications de rémunérations, ce sont les fonctionnaires issus des ponts et des mines au ministère de l'environnement qui ont les plus fortes rémunérations. Il faut remettre cette question des rémunérations sur la table. Certaines sont méritées, mais il faut que les choses soient transparentes pour être acceptables.

En France, le « buzz » sur les rémunérations des grands patrons crée ce murmure bruyant qui rend les gens en colère. J'étais fière avec François Hollande d'avoir plafonné le salaire des patrons des entreprises publiques. Le problème est qu'on a oublié le salaire des adjoints de ces patrons.

Mme Christine Lavarde. - Les hauts fonctionnaires sont amenés à faire des déclarations d'intérêts depuis l'année dernière. Elles sont certes moins poussées que celles demandées aux élus, c'est donc peut être insuffisant pour contrôler les conflits d'intérêts.

Le principal frein à une mobilité sur les territoires est la question des primes qui est très différente selon les administrations. Notre commission aura sur ce point des propositions à faire.

Mme Marylise Lebranchu. - On a été aussi loin qu'on a pu sur les conflits d'intérêts. Les chefs de corps devraient avoir accès pour une personne qui postule à l'ensemble des données permettant de contrôler des conflits d'intérêts. Il faut faire évoluer le fonctionnement de la commission de déontologie et lui donner des moyens.

Sur les primes, j'ai été choquée au départ de ne pas en avoir la liste et de constater cette disparité entre ministères. Personne ne veut partir de Bercy pour aller à la Justice par exemple. Seuls les préfets postulent car quand ils ne sont plus en préfecture, ils perdent en niveau de vie.

Le principal frein à une mobilité, on va dire, de hauts fonctionnaires sur le territoire et notamment vers les collectivités locales, ce sont les primes, puisque si effectivement chacun est rémunéré de manière identique en fonction de son indice, qu'il soit en poste dans son ministère de tutelle, à Bercy ou dans une collectivité locale, la part variable de sa rémunération est très différente, et il est difficile de comprendre qu'un poste de directeur en Dreal soient moins bien payé qu'un poste de chef de bureau à Paris ; parce que Paris c'est l'administration centrale, et quand on est chef de bureau au ministère chargé de la transition écologique, on sera moins bien payé qu'un chef de bureau à Bercy. C'est un des principaux freins à la mobilité des fonctionnaires de catégorie A.

La réunion est suspendue à 15h10.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Sylvain Laurens, maître de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales

M. Vincent Delahaye, président. - Nous entendons maintenant M. Sylvain Laurens maître de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales.

Monsieur vos travaux de sociologue vous ont conduit à vous pencher tous particulièrement sur les liens entre intérêts publics et privés au niveau européen.

Comme vous le savez peut-être notre commission d'enquête porte sur la France mais la question de l'influence du droit et des pratiques européennes se pose.

Nous attendons donc vos éclairages sur cette question et sur le point de savoir, éventuellement, dans quelle mesure elle concerne les hauts fonctionnaires français.

Avant de vous laisser la parole je dois vous demander de prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ?

Levez-la main droite et dites « Je le jure ».

Je vous remercie.

Après votre propos liminaire, je passerai la parole à M. le Rapporteur puis à Mmes et MM. les commissaires pour vous poser des questions.

Nous vous écoutons.

M. Sylvain Laurens. - Mesdames et messieurs les sénateurs,

Cette commission d'enquête est une bonne chose si elle peut déboucher sur des mesures permettant de limiter les conflits d'intérêt et le détournement des ressources publiques.

Je profiterai du temps qui m'est imparti pour revenir sur ce que l'on sait aujourd'hui assez précisément des rapports entre la haute fonction publique et les intérêts privés. Nombre de chiffres que je vais citer aujourd'hui sont tirés de mes propres recherches ou ont été produits par d'autres chercheurs au prix de longues heures de travail. Je précise donc en préambule que beaucoup des chercheurs que je vais citer aujourd'hui sont des sociologues. Ils sont issus d'une discipline sur laquelle il est coutume de projeter tous les maux de notre société et qu'on accuse régulièrement de produire des chômeurs voire de fournir des excuses au terrorisme. Certains de ces chercheurs ne trouvent pas de postes et sont confinés dans la précarité depuis de longues années en raison d'une politique malthusienne de recrutements qui tue à petits feux des domaines entiers de la recherche et éteint les vocations. Sans la sociologie et notamment la sociologie de la haute administration, nous n'aurions pas les éléments factuels que je vais présenter aujourd'hui, ce qui constituerait un vrai problème civique. Je regrette finalement qu'on ne se tourne vers les sciences sociales que lorsqu'on a besoin de ce type de données qui sont des connaissances essentielles en prélude à toute action politique.

Mon intervention se déroulera en trois points. Tout d'abord je poserai quelques chiffres dressant un constat sur les rapports entre la haute fonction publique et le secteur privé sur le plan des formations, des grandes écoles et des carrières. Ces premiers chiffres permettront de donner des précisions sur le type de mélange des genres que peut produire de façon très ordinaire notre haute administration. J'en arriverai donc naturellement à mon second point qui consistera à décrire les formes communes de conflits d'intérêt sur lesquels le législateur devrait me semble-t-il être vigilant. Cela m'amènera alors dans un dernier temps, à suggérer une série de mesures très simples et le plus souvent sans coût financier pour l'État pour permettre d'avancer dans la voie de rapports plus sains entre la haute fonction publique et le secteur privé.

Je débuterai donc mon premier point avec une série d'éléments chiffrés sur les rapports entre la haute fonction publique et le secteur privé. Quand on aborde cette question il semble nécessaire de savoir de quoi l'on parle avec précision. Dans le cadre d'une étude menée pour le compte de l'ENA en 2015, deux chercheurs de mon laboratoire, François Denord et Sylvain Thine, ont produit une enquête statistique sur 1145 énarques diplômés depuis 1983. Cette étude éclairante permet d'emblée de cerner le sujet qui nous concerne ici.

Je vais commencer par donner une première série de chiffres : 78% de ces énarques n'ont jamais exercé de responsabilité en entreprise. Pour ce qui est d'un passage dans le privé : on estime donc que 22% des énarques diplômés depuis 1983 ont déjà rejoint une entreprise publique ou privée au fil de leur carrière. 8% semblent avoir quitté l'État définitivement. Ce taux de mobilité autour de 8% est stable depuis les années 1980. Ajoutons que, quand il s'opère, ce passage dans le privé s'effectue en moyenne autour de la neuvième année après la sortie de l'ENA.

Il est possible que certaines des personnes auditionnées par votre commission s'arrêtent à ces premiers chiffres et considèrent qu'il n'y a donc aucun problème ou qu'on exagérerait les problèmes posés par cette question des rapports entre haute administration et secteur privé. Certains pourraient aussi s'arrêter à l'enquête exhaustive menée par François Xavier Dudouet et Eric Grémont en 2010 qui constataient que si les patrons issus de la haute fonction publique au sens large représentaient 55% en 1997, ce chiffre semblant décliner en 2007, 2008 pour s'établir à 49%. Denord et Thine rappellent que les énarques représentent actuellement seulement 7 des 40 patrons du CAC 40. On pourrait aussi remarquer que seuls 26% des états-majors du CAC 40 venaient de la haute administration en 2007 (pour reprendre les chiffres donnés par Dudouet et Joly en 2010 dans leur article pour la revue Sociologies pratiques)

S'arrêter à ces chiffres pour clamer l'inexistence d'un problème relèverait cependant d'une forme d'illettrisme scientifique. Et ce pour au moins deux raisons. Tout d'abord on ne peut limiter la question des rapports entre privé et public à la question du nombre de haut-fonctionnaires devenus PDG du CAC 40, surtout dans une séquence historique où les grands groupes français anciennement adossés à l'État se sont européanisés voire mondialisés se dotant de PDG ajustés à leurs stratégies. Ensuite car ces chiffres moyens connaissent bien sûr d'importantes disparités selon les corps administratifs.

Pour les énarques inspecteurs des finances, le passage dans le privé au fil de la carrière concerne 75,5% des agents depuis 1983 avec au moins 34% pour lesquels on peut considérer que le passage est définitif ou durable. Je me permets de m'attarder et de redire ce chiffre car il est primordial : 75,5 % des énarques devenus inspecteurs des finances depuis 1983 sont passés par le privé. 34% ont passé plus de temps dans le privé que dans le public.

Pour les énarques auditeurs à la Cour des comptes, 45,3% d'entre eux sont passés au moins temporairement dans le privé et pour 20,3% d'entre eux le passage est durable ou définitif.

Pour les énarques auditeurs au conseil d'État, on estime à 37,7% les agents qui ont expérimenté un passage dans le privé dont au moins 11,5% de façon durable et définitive.

Cette situation comporte un contraste très fort avec le corps des administrateurs civils ou simplement 20,4% des énarques du corps ont depuis 1983 connu un passage dans le privé et seulement 7,6% y sont restés.

Si cette commission sénatoriale souhaite s'attaquer à la question des revolving door, à la question des passages du public au privé, elle doit dès lors trouver un moyen d'orienter le travail des agents qui s'occupent de gérer les carrières des inspecteurs des finances, mais aussi du conseil d'État et de la Cour des comptes. Il serait nécessaire de réglementer le travail opéré par le MS3P, le bureau qui recense les offres du privé pour les agents de Bercy. Il serait également pertinent de demander à M. Patrick Gérard les mesures qu'il envisage pour sensibiliser ses meilleurs élèves à ces réalités qui sont connues par l'ENA depuis au moins deux ans, date de la remise du rapport que je viens de citer.

Comment expliquer cet attrait pour le privé ? La réponse est complexe et plusieurs facteurs sociologiques se cumulent que je vais essayer d'évoquer successivement.

Un premier facteur est celui des origines sociales. On passe généralement rapidement sur celui-ci car on le considère comme déjà connu ou comme étant un critère qu'on ne peut faire évoluer car il reflète les inégalités sociales structurelles de nos sociétés. Je pense qu'il mérite néanmoins qu'on s'y arrête car ces passages par le privé ne sont pas sans lien avec l'origine sociale des énarques. On constate ainsi que plus l'on recrute des énarques dont les parents travaillaient dans le privé et plus il est probable qu'ils quittent l'État. Dit ainsi c'est bien sûr un peu schématique car bien sûr le lien entre l'origine sociale des fonctionnaires et l'orientation dans les carrières administratives est toujours retravaillé, refiltré par les classements de sortie, les primo affectations dans les corps et ainsi de suite. Mais tout de même : le passage en entreprise concerne 34,3% des énarques qui ont père exerçant une profession libérale, 23,8% des énarques qui ont père cadre ou patron du privé contre seulement 13,4% des énarques qui ont un père employé ou ouvrier. Pour le dire autrement, 86,6% des énarques qui ont un père employé ou ouvrier n'iront jamais en entreprise au cours de leur carrière. Or depuis la fin des années 1990, l'ENA a toujours recruté plus de 70% de fils de cadres contre moins de 10% d'enfants d'ouvriers. Il serait sans doute bon que l'on s'interroge sur les groupes sociaux dans lesquels l'État puise pour constituer ses élites administratives. On sait que la question du service public n'est pas perçue de la même façon par tous les groupes sociaux et professionnels et on a, à l'inverse de toute logique des concours qui valorisent aujourd'hui les composantes du capital culturel extérieures à l'État et les plus tournées vers le privé. Les travaux de Jean-Michel Eymeri ont par exemple montré le filtre social important que représentait le concours de l'ENA et notamment l'épreuve du grand oral, véritable épreuve de cooptation sociale. J'ai avec Delphine Serre, spécialiste de la sociologie du travail, écrit un article sur la façon dont les agents de l'État s'orientent au fil de leur carrière en fonction de ce qu'ils ont fait avant d'entrer dans l'État. En compilant des travaux sur tous types de corps administratifs menés ces dix dernières années, on se rend rapidement compte que la question des origines sociales ne joue pas seulement comme un filtre à l'entrée (avoir le concours ou pas) mais elle pèse tout au long de la carrière car les agents administratifs ne s'orientent pas au hasard dans l'espace des carrières qui s'offrent à eux.

J'en viens à un autre facteur probable pour expliquer ces passages dans le privé : celui de l'évolution des formations universitaires antérieures à l'ENA. C'est bien sûr un aspect qui va venir redoubler l'effet de l'origine sociale. Cet attrait pour une sortie de l'État peut en partie s'expliquer pour certaines promotions des années 1990 par une formation antérieure à l'ENA qui est passée par des écoles de commerce ou des formations en économie. Les étudiants ayant suivi des études d'économie représentaient 6% de la promotion diplômée de l'ENA en 1985, ils représentaient 28% en 1998 pour se stabiliser autour de 20% dans la décennie 2000. A l'inverse le droit qui était auparavant la filière initiale de base des élèves (35% de la promotion 1985 avaient fait du droit avant l'ENA) a décliné. Il n'est aujourd'hui un premier pas dans les études supérieures que pour 13% des élèves. Le point notable est aussi que les années 1990 ont vu la part des élèves passés par une grande école de commerce dépasser les 60% dans une logique de multi diplôme visant le passage à Science Po et par une École de commerce. Beaucoup d'énarques PDG sont ainsi en réalité des « énarques / HEC ». Cette mode est un peu passée et la part des étudiants passés par une grande école de commerce présents dans les sommets des classements de sortie a largement diminué tombant sous la barre des 20% depuis le début des années 2000. Néanmoins cela continue de peser sur ces statistiques générales. Si on ne regarde que les énarques qui nous intéressent pour ces histoires de revolving door, c'est-à-dire principalement ceux sortis dans la botte (IF, CE, CC), la part des étudiants issus de Sciences Po Paris frise désormais les 100% et c'est donc aussi sans doute du côté de la façon dont s'effectuent désormais les scolarités du côté de la rue Saint-Guillaume qu'il faudrait prendre le pouls. Quel est le type de formation au service public qui est transmise par Sciences Po aujourd'hui ? Le site internet de Sciences Po est tout heureux d'annoncer que 71% de ses élèves travaillent aujourd'hui dans le secteur privé. Et il serait intéressant de saisir comment ont évolué y compris les formations en droit dans ces institutions. C'est d'ailleurs un travail auquel se sont livrées par exemple les sociologues Emilie Biland et Liora Israël, dont je vous recommande leur article paru en 2011 dans les Cahiers de droit. Cet article montre comment depuis 2007 Sciences Po a opéré - je les cite - « un déplacement d'un savoir sur ce qu'est le droit vers une connaissance de ce que font les juristes » afin de produire des cours « en adéquation à la fois avec les meilleurs standards universitaires internationaux et les besoins de souplesse et de créativité des cabinets d'affaires ».

Maintenant que j'ai évoqué la question des origines sociales et des formations initiales, sans doute un autre facteur explicatif se trouver du côté des déroulés des carrières. J'ai déjà mentionné le fait que les départs vers le privé s'effectuaient en moyenne à ENA +9. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Il y a une réflexion à mener sur l'étalonnage des carrières au sein de la fonction publique. Dans les multiples enquêtes que j'ai pu mener sur la haute fonction publique, j'ai été amené à interroger environ une centaine de grands commis (une soixantaine pour ma thèse, une quarantaine pour d'autres enquêtes). Ce qui m'a toujours frappé c'est le caractère extrêmement borné de ces carrières qui devraient s'opérer avec le sentiment d'occuper des fonctions élevées dans la hiérarchie mais semblent au contraire s'effectuer dans une veille permanente de ce que font les « anciens » camarades de promotion. Ce que j'essaie de dire ici c'est que le système de classement de sortie de l'ENA couplé à une cotation implicite des emplois crée en permanence un sentiment de compétition, une course à la distinction permanente qui est un puissant levier de sortie vers le privé. Sortir dans le privé, c'est aussi en apparence sortir d'une gradation administrative des emplois qui vous désigne comme un fonctionnaire « moins bon » ou « moins habile » quand vous ne parvenez pas à enchaîner les passages d'obstacles dans la gestion de votre carrière. Certaines nominations pourtant tout à fait louables sur le plan du service public sont vécues comme de véritables punitions ou disgrâces. Repenser les carrières est un point important si on entend limiter les sentiments de stagnation. Plus on monte dans la pyramide hiérarchique et plus les postes de vraies promotions sont rares et donc plus le privé peut apparaître comme une voie d'attente (qui peut devenir durable) et constituent un moyen, pour ceux qui gèrent les corps, d'abaisser la pression, de diminuer le nombre de candidats potentiels. Ajouter des barreaux intermédiaires dans les échelles de grade ou - encore mieux - multiplier les échelles de comparaison sur lesquelles pourraient s'évaluer les « bonnes » ou « mauvaises » carrières à ENA +4, ENA+ 9 etc. peut sembler une question simplement de ressources humaines. Elle me semble à l'inverse très connectée à la question du turn-over. Elle pose à mon sens à l'inverse la question du maintien d'un intérêt au service public tout au long de la carrière. Une autre piste possible serait de créer des passages obligatoires et valorisés vers des postes à l'étranger à ENA +3 ou +4. Peut-être que cela permettrait d'automatiser un « rattrapage » des classements de sortie et mettrait à nouveau à des postes à responsabilité des anciens élèves d'origine sociale modeste ou ne disposant pas du même réseau que certains de leurs camarades de promotion. Dans un rapport de 2011 rédigé par l'Institut de l'entreprise, un témoin interrogé parlait d'une « surproduction de hauts fonctionnaires », « d'encombrement des parcours de carrière », « d'un enrayement de la promotion des hauts fonctionnaires ». J'ai aussi souvent collecté ce sentiment en entretien. Ne soyons pas pour autant naïfs : pour les Inspecteurs des finances, les membres de la Cour des comptes et du Conseil d'État ou même les anciens élèves des écoles d'ingénieurs, ces discours viennent, bien sûr, surtout justifier et légitimer un saut dans le privé pour des raisons économiques. D'après une enquête du magazine Alternatives Economiques et de l'observatoire des multinationales de juin 2017, 34% des 333 inspecteurs des finances des 40 dernières années ont travaillé dans le secteur bancaire où, on le sait, les salaires peuvent être jusqu'à dix fois supérieurs au public. Avant d'aborder la même question en nous plaçant du côté des firmes, donnons simplement un autre chiffre au passage : une enquête du syndicat des ingénieurs du corps national des Mines citait en 2011 par l'Institut de l'entreprise estimait que « la rémunération des `mineurs' passés dans l'entreprise était de 2 à 2,5 fois supérieure à celles de leurs homologues restés dans l'administration entre 31 et 45 ans ; entre 46 et 60 ans ce multiple était compris entre 3 et 4 ».

M. Vincent Delahaye, président. - Sur quelle base vous fondez-vous en ce qui concerne le privé. Nous avons jusqu'à présent entendu plusieurs coefficients, mais sans jamais connaître la base.

M. Sylvain Laurens. - Je vais y revenir dans quelques instants. En ce qui concerne la Commission européenne sur laquelle j'ai travaillé récemment, on est sur un multiple de 1,5/2. Là où le fonctionnaire touchait 7 000 € à la Commission européenne, il va percevoir entre 13 000 et 14 000 € dans le privé.

Ces éléments sur les promotions, les carrières et les corps ayant été donnés, je dois dire que nous n'avons à ce stade que traité une partie du problème. Car pour bien saisir ce qui se joue ici, il faut désormais introduire ce qu'attendent les entreprises de ces hauts fonctionnaires ainsi recrutés.

La figure la plus fréquente dans les scandales liés aux conflits d'intérêt est donc celle de l'ancien responsable administratif ou personnel de cabinet qui passe au privé ou monte son entreprise. Si l'on veut bien mettre de côté pour le moment la question des anciens ministres ou Commissaires européens, on rangera dans ce type de conflit d'intérêt les agents qui - ayant acquis une connaissance intime du fonctionnement d'une bureaucratie particulière - se trouvent en mesure au fil de leur carrière de monétiser (au sens le plus économique qui soit) leur connaissance de l'administration et leur accès à certains agents administratifs toujours en poste. Ce dernier point est peut-être d'ailleurs secondaire car comme le résume bien un responsable d'une fédération patronale de l'agro-alimentaire auparavant passé par la Commission européenne que j'avais pu interroger, ce n'est pas seulement l'enjeu des « gens que l'on connait » qui peut se revendre car « ceux-ci changent » tôt ou tard mais souvent plutôt la compréhension du fonctionnement des institutions qui est stratégique pour les grandes firmes.

Pourquoi ces firmes recrutent-elles des hauts fonctionnaires ?

Rappelons pour commencer que l'administration dispose d'un pouvoir réglementaire qui façonne les cadres de la concurrence commerciale. Internaliser dans une entreprise un ancien agent qui dispose de la connaissance intime de l'administration permet de tenter d'influencer le cadre normatif qui encadre la production de votre marchandise ou la façon dont vous délivrez votre service. Recruter quelqu'un qui vient du public c'est internaliser dans son entreprise quelqu'un qui peut aider à transformer les règles juridiques qui régissent le marché sur lequel vous jouez. Vous ne cherchez plus seulement alors à battre vos concurrents sur le marché à travers vos produits mais vous cherchez à transformer les règles du jeu du marché pour qu'elles tournent à votre avantage.

L'administration c'est aussi un lieu qui délivre d'importantes ressources sous la forme de subventions directes sous la forme de marchés publics, d'appels d'offres etc. Si on regarde comment les choses fonctionnent à Bruxelles, c'est assez frappant : les grands groupes sont des deux côtés du guichet administratif. D'un côté, un groupe comme Accenture a dépensé 1 million d'euros en lobbying en 2013 mais de l'autre il a touché plus de 68 millions d'euros de marchés publics en termes de conseil (accompagnement des politiques publiques etc.). Si on prend la liste des 25 firmes qui ont touché le plus d'argent public européen en 2013 et qu'on la compare à la liste des groupes qui ont dépensé le plus d'argent en lobbying, c'est presque exactement la même. Le lobbying est un investissement très rentable sur le plan économique si on prend en compte l'intégralité de la chaîne de relations entre une firme et l'administration. On dépense de l'argent pour obtenir une représentation politique au plus près de l'administration mais celle-ci se voit rapidement concrétisée sous la forme de prestations que l'on obtient de cette bureaucratie.

Troisième point qui peut aider à faire comprendre cet intérêt à un débauchage des hauts fonctionnaires par le privé ce sont bien sûr les partenariats public-privé. Une bonne part du travail de lobbying consiste à convaincre la haute administration de construire en lien avec des groupes d'intérêts économiques des plates-formes de recherche et développement et de faire financer une partie du tournant écologique ou de l'évolution des normes sanitaires qui entourent vos produits par de l'argent public. Dans le cadre de ces stratégies, internaliser un ancien haut fonctionnaire est le moyen d'obtenir très vite quelqu'un qui va parler le même langage que des interlocuteurs clefs pour la firme. Plus on multiplie les partenariats public-privé ou l'ouverture d'anciens marchés publics ou privés et plus on augmente le besoin d'un recrutement par les firmes d'anciens hauts fonctionnaires.

Si vous ajoutez ces trois dimensions, on comprend mieux pourquoi le débauchage de hauts fonctionnaires est à ce point une pratique courante : elle se nourrit tout autant de logiques propres à la haute administration que de logiques du secteur privé. Il y a aujourd'hui un marché de la revente de la connaissance intime de l'administration. Au niveau des institutions européennes, ce point est encore plus assumé mais il est aussi plus surveillé. Une rapide sociographie des fondateurs de la plupart des boîtes de consulting sur Bruxelles révèle assez sûrement des parcours initiaux du côté des institutions : des agents passés par les Représentations permanentes, les cabinets des commissaires, les fonctionnaires retraités ou (plus rarement) ayant démissionné, anciens agents contractuels... L'administration bruxelloise consomme et rejette un grand nombre d'agents qui sont par la suite disponibles sur le marché du travail des spécialistes des affaires européennes. Les circulations se font d'ailleurs à Bruxelles véritablement dans les deux sens au début et en fin de carrière. Selon une enquête menée récemment par une équipe de chercheurs anglais, on sait que plus de 50% des fonctionnaires de la DG Entreprise actuellement en poste ont travaillé dans le privé avant d'intégrer la Commission.

Pour tenter de limiter ces circulations, la Commission a instauré pour certaines fonctions une période de « cooling-off » interdisant les recrutements immédiats après l'occupation de postes à responsabilité mais les pénalités sont rares. Néanmoins voici les règles qui s'appliquent à Bruxelles en théorie :

Un fonctionnaire de la Commission qui souhaite travailler moins de deux ans après avoir quitté la Commission doit demander une autorisation et informer celle-ci. Si l'emploi en question est lié à l'emploi occupé les trois dernières années avant son départ de la Commission, celle-ci peut s'opposer à l'obtention de ce nouvel emploi.

Les retraités ne peuvent pas exercer d'activités de lobbying vis-à-vis de leur ancien service pendant un an après leur départ.

Les cadeaux de plus de 50 euros ne peuvent être acceptés sans autorisation.

Enfin, les agents doivent signaler à la Commission où sont employés leur compagne ou compagnon.

À partir de ce type de cadres réglementaires supranationaux, il ne serait pas complètement inutile que le législateur se penche sur la façon dont certaines choses aujourd'hui totalement légales en droit français posent néanmoins certains problèmes éthiques. Est-il normal par exemple qu'un ancien ministre des Finances comme Alain Madelin puisse monter un fonds d'investissement (appelé Latour Capital) avec comme co-actionnaire l'énarque Cédric Bannel auparavant en charge à la Direction du Trésor des prises de participations et privatisations, un fonds dont la holding est située en Belgique pour des raisons évidentes de défiscalisation et que ce fonds opère des LBO (Leverage Buy Out) sur Proxyserve une ancienne filiale de la Compagnie Générale des eaux justement privatisée en 1998. Encore une fois rien d'illégal là-dedans en l'état de nos réglementations. On y voit néanmoins comment la connaissance du fonctionnement intime de l'État et de ses anciens services publics peut être mise au service d'opérations financières à des fins d'enrichissement personnel. Comment imaginer que d'avoir conduit les ouvertures en capital depuis la direction du Trésor ne procure pas une connaissance intime des rouages de l'État et de ses services publics qui peut dans le temps d'une deuxième carrière être mise à profit sur le plan personnel ?

J'ai déjà égrainé quelques propositions au fil de ma proposition. Mais je vais terminer cette présentation par une série de mesures possibles autour de cinq chantiers.

La mesure la plus urgente serait sans doute que l'IGF cesse de faire des chartes de déontologie purement symbolique et que le décret relatif au statut particulier du corps des inspecteurs des finances intègre immédiatement des dispositions comparables à celles que j'ai évoqué pour la Commission européenne. Il faut aussi rapidement donner les moyens à la Commission de déontologie de la fonction publique de rendre des avis suivis d'effets. Il faut changer le cadre normatif pour qu'elle puisse aller au-delà de ces 2% d'avis négatifs et le plus souvent non suivis qu'elle s'autorise par an.

Deuxième chantier : renforcer les institutions en charge de la transparence. J'avais déjà été auditionné dans le cadre de la loi Sapin II à l'Assemblée. Je dois dire que j'avais été considérablement déçu de voir qu'aucune des propositions que j'avais pu faire, après d'autres, pour améliorer la précision du registre transparence de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique n'aient été retenues. Pire encore, au terme du lobbying mené par l'AFEP, l'AFCL et des organismes patronaux on se retrouve aujourd'hui avec la création d'une nouvelle agence (l'AFA) qui n'a même pas le statut d'Autorité Indépendante.

On a d'un côté une HATVP qui regarde si les élus et certains hauts fonctionnaires ont touché de l'argent de façon illégale et maintenant, de l'autre côté, une Agence française anticorruption qui regarde si de l'argent part des entreprises pour aller vers des responsables publics. La dispersion des agences est ici synonyme d'une moindre coordination et d'une dispersion des ressources publiques. Reverser l'AFA dans la HATVP serait un premier pas vers une bonne gestion. Bien sûr, il faudrait maintenir la direction de la HATVP du côté du corps de la magistrature. J'ajouterais qu'il serait bien que la HATVP ait une vision interministérielle de ce qui se fait en matière de transparence dans tous les services de l'État. Il est par exemple étonnant que la Base de données « Transparence santé », véritable fichier Sunshine à la française soit totalement déconnecté du registre tenu par la HATVP. Il faudrait également améliorer au plus vite la granularité du registre transparence en obligeant notamment les entreprises de consulting à faire figurer au registre leur actionnariat. Maintenant que le registre est en place, il faut également l'utiliser pour créer de la transparence en cascade. Il serait possible d'interdire l'accès à des rendez-vous avec des députés ou des membres de cabinet ministériel si on n'est pas inscrits dans le registre transparence. On pourrait aussi interdire l'accès à des rendez-vous avec ces personnalités si jamais les entreprises n'ont pas satisfait aux obligations de dépôt légal de leurs bilans comptables auprès du registre du commerce. Trop souvent lorsque l'on entre des noms d'entreprises dans les bases du registre du commerce aucun compte n'a été déposé depuis des années et on ne sait pas de qui il s'agit. Le registre transparence compte aujourd'hui 1600 groupes d'intérêt inscrits mais 40% de ses groupes n'ont pas déposé les données qui leur aient été demandées de renseigner avant le mois d'avril 2018. Si on appliquait les règles en vigueur ailleurs, ces 40% ne devraient plus avoir le droit d'accéder au Parlement. Cette sanction a déjà fonctionné pour certains groupes de consulting qui avaient omis de déclarer certains de leurs clients importants sur Bruxelles. Je pense enfin concernant ce registre transparence qu'il serait utile qu'il intègre aussi les agendas des rendez-vous pris par les ministres et leurs membres de cabinets autour de certains projets de lois en préparation. Le lobbying exercé à l'Assemblée n'est que la partie immergée de l'iceberg. Les textes qui arrivent au Parlement ont déjà été largement façonnées par des consultations réalisées à Bercy ou à Matignon. Rendre les agendas publics a pu être faits au moment des négociations TTIP par les institutions de l'UE donc les solutions techniques existent et cela peut être fait. Cela devrait être fait en France pour les textes de lois qui reviennent de façon cyclique dans l'agenda parlementaire : je pense notamment à la loi de finances. On commence à produire des données sur qui sont les groupes d'intérêt mais il faut qu'on obtienne une meilleure granularité de l'information pour comprendre quelle est l'empreinte normative laissée sur la loi et le règlement.

La troisième série de préconisations que je ferai se situe du côté du renforcement du cadre juridique de la lutte anticorruption. Il serait envisageable d'actualiser la notion juridique de « personne dépositaire de l'autorité publique » qui est à la base de tous les textes anticorruptions. Il faudrait liée cette notion de « personne dépositaire de l'autorité publique » à l'appartenance à un corps et pas seulement à l'occupation d'une position dans l'État.

Quatrième chantier : compliquer les passages dans le privé. Il faudrait réduire à trois ans maximum la durée des détachements depuis certains corps pour obliger à des choix de carrière plus clairs entre public et privé. Il faudrait aussi interdire les retours à certaines positions dans l'État depuis certaines positions occupées dans le privé : je pense notamment à tout ce qui est en lien avec la spéculation boursière, la gestion des produits dérivés etc. On pourrait par exemple interdire d'occuper des positions à l'ACPR ou à certains postes du Trésor après l'occupation de certaines fonctions précises dans le privé. Pour ce quatrième chantier, on peut imaginer bien d'autres leviers tout aussi incitatifs : augmenter le coût du rachat de la pantoufle, jouer sur les annuités minimales passées dans la fonction publique pour obtenir les droits à la retraite pleine et entière, etc.

Cinquième et dernier chantier : il faudrait ouvrir les instances de décision à des observateurs tiers pour briser la logique d'entre soi. Sur le plan des rapports entre IGF, Trésor et secteur bancaire : il serait plus sain d'ouvrir la composition du conseil stratégique de l'Agence France Trésor à des députés et sénateurs de la Commission des Finances ainsi qu'à des représentants de la société civile du type Finance Watch et des syndicalistes qui pourraient introduire un autre point de vue sur la question de la gestion de la dette publique que celle des marchés financiers. Il serait également très sain de faire la même chose pour la CADES (Caisse d'amortissement de la dette sociale) et RFF (Réseau Ferré de France).

Compte tenu des rapports de force entre les grands corps de l'État et le Parlement, je me fais au fond peu d'illusions sur la possibilité que ces cinq chantiers aboutissent. Mais les avoir lister permet déjà d'ouvrir un débat et des pistes de réflexion et je suis disponible désormais pour répondre à vos questions.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je vous remercie pour l'ensemble de ces renseignements. Vous avez fait un gros travail. J'aimerais des précisions sur deux points.

Tout d'abord, comment se passe ce travail d'influence ? Vous nous dites que la connaissance de l'administration, c'est quasiment une marchandise. On peut objecter que ce n'est pas un crime de connaître le fonctionnement de l'administration. Ce que j'aimerais creuser, c'est la question de savoir comment cette pratique peut influer sur le cadre réglementaire ? Je me suis laissé dire que le sport préféré des lobbys à Bruxelles, c'est de demander des crédits à la Commission pour faire une étude. Et miraculeusement, les normes qui sortent deux ans après et qui reprennent les conclusions de l'étude profitent plutôt à celui qui l'a faite. Est-ce que c'est un fantasme ou est-ce que ça existe ? Par quelle mécanique cela peut-il devenir efficace ?

Deuxièmement, comment ça se pratique à Bruxelles ? C'est un sujet très important et très peu renseigné dans notre pays. Comment les lobbys parviennent-ils à des résultats ? Qui représente le mieux la France à Bruxelles : le représentant du Gouvernement ou ceux des lobbys français ? Et quel lien avec la fonction publique nationale ?

M. Sylvain Laurens. - La première chose qu'on récolte auprès des fédérations patronales à Bruxelles, c'est une distance, voire une méfiance vis-à-vis de ce qui se passe dans les parlements. Le Parlement européen est perçu comme un espace incertain, où on va ré-ouvrir les positions critiques, où les ONG vont être présentes. Donc, le gros du travail des lobbyistes que j'ai rencontrés se fait auprès des administrateurs de la Commission européenne où le noyau dur des textes est conçu, puisque c'est la Commission qui a l'initiative de la législation. Leur stratégie consiste à se présenter comme partie prenante à un sujet donné et à tisser des liens de long terme avec les administrateurs qui s'en occupent.

Autre aspect, le moment parlementaire servira surtout à affirmer des positions générales ou de principe, mais on va confier à une agence la mise en oeuvre technique. Par exemple, on dira au parlement que tel ou tel texte est meilleur pour la protection de l'environnement et les spécifications techniques, qui sont le véritable enjeu, interviendront après. C'est donc en amont et en aval du travail parlementaire qu'il est plus intéressant d'exercer le lobbying, plutôt que lors du débat parlementaire.

Comme le résumait un des lobbyistes du secteur du papier industriel que j'avais interviewé, il y a un bon et un mauvais lobbyiste : le mauvais lobbyiste, c'est celui qui amène la position commune de son secteur à un parlementaire, alors que le bon lobbyiste, c'est celui qui va faire produire par l'administration bruxelloise la norme de demain. Par exemple, on fera valoir auprès du régulateur que l'industrie du papier n'est pas très écologique, qu'elle pollue et participe à la déforestation et on va demander s'il est possible de procéder à des expérimentations pilotes de bio-raffinerie pour produire du papier de façon plus verte. À partir de là, le groupe patronal amène 80 % des entreprises de son secteur, la Commission apporte des fonds publics et associe laboratoires et universités. Ce partenariat public-privé existe. Ce lobbying n'a pas pour but la dérégulation d'un marché. Il a pour objectif de faire prendre en charge ses coûts de recherche et développement et d'anticiper le tournant écologique du secteur en préparant la norme qui s'y appliquera demain. Cela permet de déposer un dossier d'antidumping contre, par exemple, le papier asiatique qui ne sera pas produit dans le respect des nouvelles exigences environnementales et de cibler la production low-cost. Pour parvenir à ce résultat, il faut une bonne connaissance du fonctionnement de l'administration bruxelloise et c'est là où l'embauche d'anciens fonctionnaires de la Commission est utile.

Je prends un autre exemple qui est lui aussi réel : vous êtes un jeune fonctionnaire de la DG SANCO (santé et protection des consommateurs) et on vous charge d'un nouvel étiquetage pour une catégorie de médicaments. En face, vous avez un salarié de la fédération des laboratoires pharmaceutiques qui arrive en disant : « je représente 80 % de la profession et on est tous d'accord pour lutter contre la contrefaçon et pour vouloir mettre un hologramme qui indique où la boîte de médicament a été construite ». Vous avez une homologie de situations. Il y a d'un côté quelqu'un qui veut réglementer 80 % d'un marché avec un nouvel étiquetage et de l'autre quelqu'un qui représente ces 80 % et qui propose une solution quasiment clé en main. Cette solution n'est pas proposée pour rien, elle vise à tuer ceux qui font du packaging low cost ou du re-packaging et par-là même un circuit parallèle de circulation des médicaments. Ce qui se joue dans cette relation c'est la compréhension des attentes d'un régulateur, auxquelles le lobbyiste va faire correspondre des dispositifs techniques qui vont protéger des modèles commerciaux.

M. André Vallini. - Je me fais l'avocat du diable. En prenant un peu de distance par rapport des deux cas que vous évoquez, est-ce que ce n'est pas là servir l'intérêt général au sens large en développant l'emploi, l'économie, la recherche ? Certes on sert des intérêts privés, mais ne va-t-on pas dans la bonne direction sur le long terme ?

M. Sylvain Laurens. - Je vais vous faire une réponse à deux niveaux. En premier, ce dont les fonctionnaires de la Commission se rendent compte, c'est que ce qu'on appelle les intérêts du marché, ce sont en réalité les intérêts de 4-5 grand groupes qui dominent ce marché. Donc, cela pose la question, par exemple, de savoir comment sont représentées les petites et moyennes entreprises de la production de papier face aux grands groupes ? Et d'un point de vue d'un régulateur d'essence libérale, vous avez un système de production de normes qui favorise toujours les gros acteurs et on a du mal à faire émerger une contre-expertise du marché.

Et le deuxième niveau, c'est qu'on ne dispose pas de l'expertise qui permet de s'assurer que la solution proposée correspond bien au but poursuivi. Va-t-on vraiment mieux protéger l'environnement en favorisant la bio-raffinerie de papier ? C'est un problème et c'est pour cela qu'un service d'expertise a été créé au Parlement européen pour renforcer le travail des parlementaires dans l'expertise des dossiers et pour être moins dépendant de l'expertise apportée par le secteur privé.

Par ailleurs, dans certains secteurs, l'expertise est liée à des modes de production. Par exemple, les entreprises qui produisent des enzymes font déjà travailler avec elles les scientifiques traitant de ces questions. Et quand la Commission ordonne une étude, elle retombe nécessairement sur les mêmes. Ce n'est pas vraiment de la corruption -même s'il y a des cas de dissimulation de données-, mais plus une forme de cynisme assumé. On est plus dans une forme de symbiose entre industrie et monde scientifique qui pèse énormément sur l'expertise disponible.

M. Vincent Delahaye, président. - Plus on arrive à un niveau élevé scientifique et technique, moins il y a de « sachants ». Donc, on tombe forcément sur les mêmes.

M. Sylvain Laurens. - Tout à fait. Pour moi, le cas typique, c'est le système REACH de contrôle des produits chimiques qui est présenté comme un succès parce qu'on oblige les industriels à donner la preuve que leurs produits ne sont pas dangereux. On a créé pour cela une agence chimique européenne devant laquelle les industriels doivent apporter cette preuve. Sauf que celle-ci, basée à Helsinki, n'a pas les moyens de lire tous les dossiers toxicologiques. Donc, ses agents tirent au hasard 5 % des dossiers pour contrôle et 95 % est validé sans contre-expertise technique. En face, les grands groupes vont recruter des docteurs en toxicologie. Et c'est d'ailleurs un phénomène remarqué à Bruxelles : on a de moins en moins de profils science-po et de plus en plus de profils scientifiques parce que le gros du lobbying va se faire auprès des agences techniques.

Mme Christine Lavarde. - Vous vous exprimez en tant que sociologue et j'aurais aimé savoir quelle est votre matière. À partir de quoi tirez-vous vos conclusions ?

M. Sylvain Laurens. - Ce que je vous expose concernant Bruxelles est tiré de mon dernier livre sur les groupes d'intérêt, produit d'une étude menée à Bruxelles entre 2009 et 2015. J'ai rencontré soixante représentants d'intérêts, une quinzaine de fonctionnaires de la Commission et surtout, j'ai pu assister à une bonne douzaine de réunions internes de groupes d'intérêt patronaux. À cela s'ajoute les résultats d'une étude statistique tirés du registre de la transparence de la Commission publiée en 2013 que j'ai croisés avec des données financières publiques.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je voudrais revenir sur le sujet qui nous intéresse et les liens entre ce qui se passe à Bruxelles et les liens avec l'administration française. Est-ce qu'il y a une coupure totale ou est-ce qu'il y a des passages entre les deux ?

M. Sylvain Laurens. - Dans la prise de décision à Bruxelles, la France est représentée, notamment au Comité des représentants permanents. Les fonctionnaires qui y siègent sont aussi des personnes que les groupes d'intérêt cherche à rencontrer et à influencer. Il y a aussi toute une série de décisions d'exécution qui sont prises en comitologie, c'est-à-dire dans des comités d'un niveau plus technique dans lesquels il y a des représentants français. Ça aussi, les groupes d'intérêt le savent. Les agents de la Représentation permanente française sont eux aussi très souvent courtisés, et notamment par des grands groupes français. C'est-à-dire que des grands groupes de dimension internationale sont capables de renationaliser certains sujets et faisant valoir la défense des emplois dans le pays, voire dans certaines régions. Cela est aussi fait auprès des parlementaires européens.

Après, il y a des passages comme celui d'un expert national détaché qui va quitter l'administration pour travailler pour un groupe d'intérêt. C'est quelque chose qu'on retrouve dans à peu près tous les États membres. Il n'y a pas de spécificité française à ce niveau. Pour moi, les porosités entre secteur public et secteur privé ne sont pas spécifiquement françaises.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ces mouvements n'intéressent pas les grands corps ?

M. Sylvain Laurens. - Ça dépend. Cela peut passer par le cabinet d'un commissaire, c'est un arbitrage entre les postes qui sont proposés à la personne. Je me souviens d'un Français de la DG recherche, énarque qui était plutôt proche du parti socialiste à une certaine époque, qui se trouvait déconnecté de ses camarades de promo en étant à l'international et en étant à Bruxelles et qui est parti. Je dirais que Bruxelles offre des postes valorisant pour des fonctionnaires français, mais ça ne signifie pas qu'ils vont basculer dans le privé.

Je n'ai pas de données concernant les grands corps et je n'ai pas rencontré de conseiller d'État durant mon étude. En revanche, ce que je constate, c'est une « scientifisation » des profils. Sur les sujets économiques et monétaires, on va aller chercher des titulaires de doctorat.

Mme Christine Lavarde. - Je vous remercie pour votre présence, car vous êtes le tout premier de nos auditionnés à donner une dimension européenne à nos travaux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de Mme Christine Lavarde, vice-présidente, puis de M. Vincent Delahaye, président -

Audition de M. Marc-André Feffer, président de Transparency international France

Mme Christine Lavarde, présidente. - Nous entendons à présent M. Marc-André Feffer, président de Transparency International France. Votre point de vue nous intéresse au regard de vos missions, mais également de votre parcours. Vous avez été membre du Conseil d'État, chargé de la structure responsable des médias auprès du premier ministre Laurent Fabius, secrétaire général puis membre du directoire de Canal Plus, et directeur général adjoint du Groupe la Poste. Vous êtes en outre membre de la Commission des participations et des transferts de l'État. Votre avis sur les passages du public au privé et les contrôles qui peuvent être mis en place nous intéresse tout particulièrement.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Marc-André Feffer prête serment.

M. Marc-André Feffer. - Madame la Présidente, Madame et Messieurs les sénateurs, Monsieur le rapporteur, je trouve intéressante l'orientation de votre commission. Elle cherche en effet à replacer la question de la haute fonction publique dans sa globalité, qui n'est pas facile à saisir. J'ai quitté la fonction publique il y a trente ans, par conséquent même si j'y ai gardé des contacts, ma vision peut être un peu ancienne sur ce sujet précis.

Comme président de Transparency International France, les questions de conflit d'intérêts, de passage du public vers le privé, et éventuellement en sens inverse, sont particulièrement importantes à mes yeux. Elles montent en puissance, et l'exigence de redevabilité est aujourd'hui plus marquée. Les conflits d'intérêts font l'objet d'une analyse plus fine, et une approche déontologique forte se développe depuis plusieurs années dans la fonction publique. Elle est illustrée par la création de la Commission de déontologie, et plus récemment par la loi de 2013 qui a mis en place la Haute autorité pour la transparence de la vie publique et un système de déclaration d'intérêts pour des personnes occupant des fonctions publiques. Nous considérons que l'obligation de remplir les déclarations d'intérêt, ce que je fais comme membre de la Commission des participations et transferts, constitue un moyen de conduire les personnes qui sont dans ces situations à réfléchir aux questions de déontologie et de conflits d'intérêts, et de développer ainsi à une culture de la déontologie.

La loi de 2016 sur la fonction publique a en outre étendu les déclarations d'intérêts à tous les fonctionnaires d'autorité, et mis en place des chartes et des déontologues.

Notre structure-mère, TI International travaille sur ces sujets depuis plus longtemps que nous. Nous n'avons que modérément suivi la loi de 2016, dans la mesure où nous étions engagés dans le lobbying sur la loi Sapin 2. Nous y revenons aujourd'hui.

Pour notre organisation, les passages entre secteurs privé et public ne sont pas condamnables en soi. Ils peuvent permettre de mieux comprendre la culture de l'autre, et de dynamiser le développement et l'innovation des deux côtés. Ils doivent cependant intervenir dans un cadre légal précis, avec prise en compte des éventuels conflits d'intérêts. TI s'est penché sur la question à plusieurs reprises, pour la dernière fois en 2015, en s'intéressant notamment aux anciens membres de la Commission européenne. TI a comparé les différentes législations européennes, et milite pour l'établissement systématique d'un délai de carence, notamment pour les ministres, commissaires, et fonctionnaires d'autorité, proportionné aux fonctions occupées et au secteur concerné ; des mécanismes de suivi et de contrôle des obligations, avec des organismes dédiés, qui sont présents ou non selon les pays : nous avons en France un organisme de ce type, avec un avis obligatoire ; la nécessité de contrôler dans le temps les obligations éventuellement posées par l'organisme responsable, en sanctionnant les manquements si besoin.

À TI France, nous n'avons à ce jour pas pris de position officielle. Nous y travaillons, et nous avons déjà proposé une vérification systématique de la situation fiscale des fonctionnaires nommés en Conseil des ministres, au-delà du mécanisme déjà en place pour les ministres. Nous avons également suggéré des améliorations du fonctionnement de la Commission de déontologie, notamment la publication de ses avis, dans le respect de la vie privée des personnes concernées, l'accroissement de ses moyens, son indépendance, et la possibilité de lui donner compétence quand le fonctionnaire revient dans son corps. À ce jour, il n'y a aucune règle particulière concernant ces retours, alors qu'un avis obligatoire est prévu pour rejoindre le secteur privé. Nous proposons également que la Commission puisse exercer un contrôle sur les restrictions et limites qu'elle a pu poser par le passé, avec par exemple un rapport annuel de la personne autorisée à quitter la fonction publique.

Enfin, nous nous interrogeons sur une éventuelle fusion de la Commission de Déontologie avec la Haute autorité. C'est une idée du président de cette dernière. Il existe en effet des effets de bord compliqués entre ces deux organismes, que le Conseil constitutionnel a d'ailleurs sanctionnés dans le cadre de la loi Sapin 2.

En parallèle, nous venons de publier une guide pratique des conflits d'intérêts en entreprise, où ce sujet est également présent. Nous travaillons avec elles depuis de nombreuses années, et elles étaient demandeuses de réflexions et de préconisations à ce sujet. Nous projetons un document du même type pour la fonction publique.

Mme Christine Lavarde, présidente. - Qu'est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à cette question, alors que vous êtes vous-même issu de la haute fonction publique ? Ne jouez-vous pas en quelque sorte contre votre camp ?

M. Marc-André Feffer. - La vie professionnelle connaît plusieurs étapes. J'ai cherché à ce que la mienne soit variée, en profitant de mes expériences autant publiques que privées, françaises ou européennes. Au cours des dernières années de ma carrière, j'ai été amené à la Poste à m'intéresser aux questions de gouvernance de déontologie. J'ai discuté avec Transparency International à ce sujet, en tant qu'interlocuteur de la Poste. Quand j'ai pris ma retraite il y a trois ans, j'ai souhaité avoir une activité en lien avec l'intérêt général. Lorsque j'ai été sollicité par Transparency, j'ai donc répondu positivement. Cette action me conduit à m'intéresser à la corruption au sens propre, qui reste notre principal sujet. Cependant le champ de l'association s'est élargi vers la déontologie et l'éthique, et donc les conflits d'intérêts. Nous avons mûri dans nos thèmes, et la société a également évolué. Elle n'est plus disposée à accepter les mêmes pratiques. La création de la Haute autorité, lieu de contrôle et de conseil, constitue ainsi un élément très important. Je constate avec intérêt le nombre de dossiers qui remontent vers elle, ou les déontologues du Parlement, avec des demandes individuelles. C'est donc un thème que nous ne pouvons pas ignorer.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je connais votre organisation depuis longtemps, et j'ai plusieurs questions. TI est inscrit à Bruxelles et auprès de l'Assemblée nationale comme représentant d'intérêts. De quel type d'intérêts s'agit-il ?

Par ailleurs, vos partenaires incluent de nombreuses grandes entreprises, notamment Lafarge-Holcim, qui a défrayé la chronique pour ses activités en Syrie il y a peu. J'en ai été un peu surpris. En outre, votre classement de la corruption m'a également étonné. La France y est 23ème, derrière Singapour, le paradis fiscal que nous connaissons, le Luxembourg, qui joue un rôle particulier dans l'évasion fiscale, Hong Kong, les Émirats Arabes Unis, et à deux places des Barbades, un paradis fiscal notoire. J'avoue que ce classement m'intrigue. Sommes-nous à ce point corrompus ?

M. Marc-André Feffer. - TI est en effet un lobby. Notre fondateur travaillait à la Banque mondiale, et y avait été confronté à des situations qui l'ont poussé à créer une association de lutte contre la corruption il y a 25 ans. Il a d'emblée souhaité se positionner dans l'accompagnement du changement et de la lutte contre la corruption de deux façons : par du lobbying auprès des gouvernements et organisations internationales afin de faire évoluer les conventions et législations ; par une action prosélyte auprès des entreprises, afin qu'elles s'engagent d'elles-mêmes à lutter contre la corruption.

La section française a été créée selon la même logique. Au fil des années, nous avons ainsi milité aux Nations unies, à l'OCDE, à Bruxelles, et en France. Nous faisons donc du lobbying, pour une cause d'intérêt général, d'où notre enregistrement. Aujourd'hui, dans le cadre de la 5ème directive anti-blanchiment, nous cherchons à rendre public le registre des ayant-droits des trusts, et notre action à ce titre correspond à la définition du lobbying.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - N'est-ce pas entretenir la confusion entre l'intérêt général que vous défendez et les intérêts particuliers, pour licites qu'ils soient ? C'est le problème de certaines définitions du conflit d'intérêts que de tout mettre sur le même plan.

M. Marc-André Feffer. - La loi française intègre désormais dans la représentation d'intérêts tous les acteurs qui effectuent des démarches, indépendamment de leur motif. Vous plaidez pour que la représentation d'intérêts soit liée à un intérêt particulier, ce que je comprends. Ceux qui travaillent pour l'intérêt général n'auraient pas à s'enregistrer.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le dernier texte paru ne porte que sur les conflits entre intérêts public et privé.

M. Marc-André Feffer. - Je parlais du registre d'intérêt. Dans la version actuelle de la loi Sapin, il nous oblige à nous inscrire. C'est d'ailleurs un sujet de discussion. Le gouvernement a demandé au Parlement de sortir les associations à objet cultuel de l'obligation de s'inscrire au registre, au motif qu'elles défendent un intérêt général et n'auraient pas à rendre compte. Nous le contestons, dans la mesure où nous considérons que la règle doit être générale. S'il n'y a pas de distinction en fonction du motif défendu, tous les organismes doivent figurer au registre, et non pas uniquement ceux qui ne sont pas des associations à objet cultuel. La question sous-jacente est de savoir si ceux qui militent pour une noble cause doivent être soumis aux mêmes règles. Les méthodes sont les mêmes, mais l'objet est différent.

TI travaille avec des entreprises partenaires, et environ 60 % de notre budget viennent d'elles. Ce sont des entreprises qui ont accepté de s'engager formellement contre la corruption, en signant une charte. Elles acceptent en outre que nous les contrôlions tous les 18 mois, et participent régulièrement à des travaux que nous menons. Elles constituent un forum des entreprises engagées. Nous disposons en outre d'une procédure qui nous permet de suspendre ou d'exclure l'un de nos membres qui serait en faute. C'est la contrepartie du label que nous leur accordons. Ainsi, suite à la sanction des États-Unis, BNP Paribas a été suspendu pendant deux ans, le temps de voir si les mesures demandées par les autorités américaines étaient bien en place. Quand nous avons constaté leurs efforts réels, nous les avons réintégrés.

Lafarge est l'une des premières entreprises à avoir travaillé avec nous au début des années 2000. Elle s'est retirée de TI au moment de la fusion avec Holcim, et entre-temps des procédures n'ont manifestement pas été suivies. Son retrait nous a dispensés de la réflexion sur la façon dont nous aurions dû traiter cette situation. Je pense que nous l'aurions au minimum suspendu.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Votre classement m'a toujours intrigué. Vous dites que les conflits d'intérêts sont souvent inopinés. Vous le pensez vraiment ?

M. Marc-André Feffer. - Oui.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Les personnes ne savent donc pas ce qu'elles font ?

M. Marc-André Feffer. - Non, c'est autre chose. Si vous appartenez au conseil exécutif d'une entreprise qui se lance dans une nouvelle activité, dans le cadre d'un partenariat, et qu'elle lance un appel d'offres dans ce sens, vous pouvez être actionnaire de l'un des candidats. Il y a alors conflit d'intérêt, qui exige votre retrait de la procédure, mais il est inopiné. De même, l'enfant d'un président d'entreprise peut candidater à un poste dans cette société sans lui en parler. Tous les conflits ne sont pas inopinés, mais ils sont tout à fait possibles dans la vie d'une entreprise ou administration.

En ce qui concerne notre Indice de Perception de la Corruption (IPC), nous nous sommes posé la question à plusieurs reprises. Nous sommes partagés entre notre filiation à notre structure-mère et notre amour-propre national. Nous progressons, mais je reconnais que le classement n'est pas encore flatteur. Certains ont contesté la réalisation de ce classement, mais il me semble assez solide scientifiquement. Pour autant, il s'agit d'un indice de perception de la corruption. Nous interrogeons les milieux économiques locaux sur leur idée de la corruption dans leur pays. Ce n'est pas un classement objectif, par exemple sur la base du nombre des condamnations.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - J'entends bien, et j'imagine que la corruption peut être considérée comme largement normale dans certains pays.

M. Marc-André Feffer. - En outre, ce résultat nous est d'autant plus désagréable que les pouvoirs publics, en particulier le Parlement, ont réalisé d'importants efforts dans ce domaine ces dernières années. L'arsenal dont nous disposons désormais est au niveau des meilleurs états dans ce domaine. Depuis 2000, une seule entreprise a été pénalement condamnée pour corruption en France. Cet élément pèse significativement sur l'IPC, et avec le temps cette perception devrait changer.

Ces éléments n'expliquent pour autant pas certaines aberrations géographiques que vous avez soulignées. La population de Singapour a manifestement plus confiance dans les mécanismes dont elle dispose. Je ne saurais pas dire si la corruption y est plus importante, mais la perception de nos concitoyens et milieux économiques de la corruption n'est pas bonne. Je suis convaincu qu'elle s'améliorera dans les prochaines années, en vertu des mécanismes mis en place.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous êtes vous-mêmes passés du public à l'entreprise, après un passage par le cabinet du premier ministre. Après plusieurs postes à Canal Plus, vous êtes revenus dans le secteur public. Pouvez-vous nous expliquer vos motivations ? Nous cherchons précisément à comprendre ce qui pousse certains hauts fonctionnaires à de tels parcours.

M. Marc-André Feffer. - J'ai toujours aimé changer, même quand j'étais dans la fonction publique. J'ai été en poste au Conseil d'État, à Bruxelles, et à Paris, par goût personnel. Quand j'ai intégré l'ENA, j'étais très motivé par la chose publique et l'intérêt général, et je n'ai pas été déçu pendant les 14 ans que j'ai passés au sein de la fonction publique. Je n'ai donc pas demandé ma disponibilité par dépit. J'ai effectué un travail très intéressant. C'était en outre sans doute une période plus glorieuse pour la fonction publique, dans les années 70, et nous pourrons y revenir. Nous étions portés par un certain colbertisme volontariste, et c'était l'époque des grands plans. C'était exaltant pour un jeune fonctionnaire.

J'ai bifurqué parce que Canal Plus m'a fait une proposition, je n'avais pas particulièrement le souhait de rejoindre l'audiovisuel. J'ai voulu mener une activité entrepreneuriale.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pourquoi Canal Plus vous a-t-il fait cette proposition ?

M. Marc-André Feffer. - Je ne peux pas répondre pour André Rousselet.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Peut-être cherchait-il un juriste ?

M. Marc-André Feffer. - Non, il m'a indiqué qu'il cherchait quelqu'un pour intégrer une équipe de développement, et c'est ce qui m'a plu. Canal Plus était encore une petite société, pour laquelle André Rousselet avait de grands projets, notamment internationaux. Je n'ai pas été déçu. J'ai quitté la fonction publique parce que le défi m'intéressait.

Passer du public au privé n'est pas si simple. Le changement de culture est important, et c'est une prise de risque significative. Nous ne sommes pas assurés de réussir dans un environnement différent. Pour autant, ce défi m'attirait.

Je suis revenu dans la sphère publique pour retrouver une activité professionnelle. J'ai démissionné de la fonction publique en 2000, à l'expiration de ma disponibilité. En 2003, j'ai fait partie d'un plan de sauvegarde de l'emploi à Canal Plus, ce qui m'a conduit pour la première fois de ma vie à rechercher du travail sur le marché de l'emploi. J'ai rencontré plusieurs entreprises potentiellement intéressées, dont la Poste. J'étais heureux de reprendre une vie professionnelle dans laquelle je pourrais mêler des questions d'entreprise et d'intérêt général, puisque j'ai été chargé de la mise en oeuvre des missions de service public. J'ai eu le plaisir de réconcilier ces deux dimensions sur la fin de ma carrière.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous aviez alors un statut de droit privé.

M. Marc-André Feffer. - Oui, puisque j'avais démissionné de la fonction publique.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Y compris à la Commission des participations de l'État.

M. Marc-André Feffer. - J'ai été nommé à cette commission juste avant mon départ en retraite. Cet organisme est composé de fonctionnaires et de représentants du privé. Au vu des sujets évoqués, ce mélange crée une richesse. L'objectif de la commission est de valoriser des entreprises. Les cultures se combinent, ce qui permet de travailler de façon satisfaisante.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Cette commission m'a toujours intrigué. Il me semblait que le rôle de l'État n'était pas de gagner de l'argent. Pour vous donner un exemple, quand EADS a rencontré des difficultés, le cours de son action a chuté. La Commission a immédiatement recommandé au ministre de vendre les participations de l'État, ce qui aurait précipité la catastrophe. Il a refusé. Je comprends que l'État s'efforce de gérer au mieux ses participations, mais cette volonté de valoriser m'étonne.

M. Marc-André Feffer. - La Commission ne joue aucun rôle dans l'opportunité de vendre des participations.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Elle donne des avis.

M. Marc-André Feffer. - Parce que le Conseil constitutionnel l'a exigé en 1986. La Commission a pour mission de protéger le patrimoine de l'État, pour éviter qu'il soit bradé. Nous disposons à ce titre d'un pouvoir exorbitant du droit commun, puisque nous rendons un avis conforme au ministre. Si nous fixons le cours d'une action, le ministre n'a pas le droit de vendre en-dessous.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il n'est cependant pas obligé de vendre.

M. Marc-André Feffer. - En effet. Notre mission est de protéger le patrimoine public d'une sous-valorisation.

M. Vincent Delahaye, président- Comme le service des domaines.

Marc-André Feffer. - En quelque sorte.

M. Vincent Delahaye, président- À ceci près que l'immobilier fluctue moins que la valorisation d'une entreprise. Selon vous, certains éléments devraient-ils être changés dans le système actuel, en ce qui concerne par exemple la Commission de déontologie ou la durée de disponibilité de dix ans ?

M. Marc-André Feffer. - Notre sentiment est que la France dispose d'un appareil plutôt bon. Nous avons réalisé une étude comparative des mesures prises dans ce domaine. Depuis la loi de 2016, nous disposons de déclarations d'intérêts de hauts fonctionnaires, ou de déontologues. Il faut maintenant faire vivre ce corps de doctrine. Vous pourriez d'ailleurs demander, après deux ans, un rapport sur la mise en oeuvre de cette loi. Je pense que de notre côté, nous étudierons son application l'année prochaine, pour formuler éventuellement des propositions.

La Commission de déontologie est accusée d'opacité, puisque ses avis ne sont pas publics. Sous réserve de protéger la vie privée, la publicité de ses avis nous semblerait de nature à lever une partie des suspicions. Par ailleurs, il n'y a pas vraiment de suivi des obligations et restrictions qu'elle impose. Elles ne sont pas connues, et il conviendrait de les suivre régulièrement, avec la personne voire l'entreprise qui l'a accueillie.

En ce qui concerne les retours, des propositions ont été avancées pour que la Commission soit compétente quand un salarié du secteur privé revient dans la fonction publique. Il me semblerait normal que la Commission rende un avis dans de telles circonstances.

Enfin, comme je l'indiquais précédemment, nous suggérons également une procédure de vérification fiscale préalable pour les fonctionnaires nommés en Conseil des ministres, comme pour les ministres.

Ce ne sont pas des mesures spectaculaires, mais elles permettraient de fluidifier le dispositif, et de le rendre plus transparent et donc acceptable. Le secret dans lequel elle travaille affecte sa crédibilité.

M. Vincent Delahaye, président- En ce qui concerne la durée de disponibilité, vous avez bénéficié d'un délai de dix ans. S'il avait été plus long, auriez-vous démissionné ?

M. Marc-André Feffer. - La disponibilité n'est à mon sens pas mauvaise. Elle donne un minimum de confort à une personne qui prend un risque, et c'est un droit issu du statut de la fonction publique. A l'inverse elle donne à l'État la possibilité de récupérer son agent si son incursion dans le privé n'est pas fructueuse.

Mon expérience me conduit à considérer qu'avec le temps, le retour est quasiment impossible. Vous ne cotisez plus pour votre retraite, et vous ne bénéficiez plus d'avancement, ce qui semble tout à fait légitime.

M. Vincent Delahaye, président- La loi sur les parcours professionnels comprend un article contesté à ce sujet.

M. Marc-André Feffer. - En effet. Je suis assez partisan du système actuel, qui préserve l'intérêt de chacun tout en actant une coupure, ce qui suspend l'avancement et les droits à la retraite. Au cours des premières années, vous avez la sécurité de disposer de ce filet, mais avec le temps l'écart s'accroît. Si vous revenez dans votre corps d'origine après six ou sept ans, la différence d'avancement par rapport à vos collègues rend la situation complexe. Je ne vois donc pas la nécessité d'aller au-delà de dix ans.

M. Vincent Delahaye, président- Faudrait-il réduire le délai à 5 ans, voire moins ?

M. Marc-André Feffer. - La durée actuelle constitue-t-elle une gêne ? Peut-être. Je dirais que le délai au-delà duquel le retour est difficile est de l'ordre de 6 à 7 ans. La question par rapport à l'amendement que vous avez mentionné est celle de l'intérêt de l'État. A-t-il intérêt à modifier le système pour récupérer certains de ses serviteurs ? Dans certains domaines comme la santé, il peut y avoir des allers-retours, et l'État a alors intérêt à ne pas trop pénaliser ceux qui le quittent, afin d'organiser une forme de mouvement permanent. A défaut, je ne vois pas l'intérêt de changer le système.

M. Vincent Delahaye, président- Merci.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Patrick Gérard, directeur de l'École nationale d'administration

M. Vincent Delahaye, président. - Monsieur Gérard, merci de votre présence à cette commission d'enquête sur les mutations de la Haute Fonction publique et leur incidence sur le fonctionnement des institutions.

Depuis 1969, les réformes de l'ENA se sont succédé. Le fait qu'il s'agisse du « pire du système à l'exception de tous les autres » s'est, semble-t-il, progressivement imposé. L'ENA s'est elle-même penchée sur la question de l'avenir des fonctionnaires qu'elle forme avec l'association des anciens élèves. Nous avons alors pris connaissance des statistiques relatives au « pantouflage ». Nous nous intéressons plus particulièrement aux grands corps et à l'intérêt que présente le fait de les recruter, au moins partiellement, par le biais de l'ENA. Pensez-vous que, si le recrutement dans les grands corps ne se faisait plus à la sortie de l'ENA, nous aurions moins de candidats volontaires pour intégrer l'école ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Gérard prête serment.

M. Vincent Delahaye, président. - Je vous remercie. Je vous laisse la parole pour un propos liminaire.

M. Patrick Gérard. - L'ENA est à la fois admirée et décriée. Elle a été créée par le Général de Gaulle en 1945. Il s'agit de la troisième tentative de création d'une école d'administration. La première avait été créée par Hippolyte Carnot en 1848, pendant le gouvernement provisoire précédant la Deuxième république. Elle a été dissoute un an plus tard. En 1936, Jean Zay, alors Ministre de l'Instruction publique, a proposé au gouvernement de Front Populaire de créer une nouvelle école d'administration. Ce projet de loi a créé un tollé au Sénat et l'affaire a ainsi été abandonnée.

En 1945, Michel Debré était conseiller du Général de Gaulle. Il avait tout particulièrement été marqué par Marc Bloch, qui dans « L'Étrange Défaite », disait que la défaite française était due à une absence de service d'information, mais également de services statistiques et de prévision. Bloch décriait des administrations se cooptant corps par corps, avec des fonctionnaires mis en poste par un de leurs parents. Michel Debré a donc souhaité construire la Fonction publique sur un modèle démocratique.

À compter de 1945, les hauts corps de l'état dépendant de l'exécutif sont donc recrutés par un concours unique. Dès la démission du Général de Gaulle en 1946, tous les corps ont tenté d'imposer des exceptions à l'ENA. Le gouvernement de la Quatrième république s'y est opposé et l'ENA a continué son cours.

Il existait à l'époque deux concours au mérite, le premier pour les étudiants de droit, d'économie, de sciences politiques, voire d'histoire et de lettres, et le second pour les fonctionnaires de Ministère, de préfecture ou de rectorat, ayant pour ambition d'atteindre la Haute Fonction publique. Il s'est agi de la première école mixte en France. L'ENA valorise l'expérience en alternance, avec des stages et des cours. Les élèves étrangers y sont également accueillis.

Tous ces principes sont retrouvés dans l'ENA d'aujourd'hui. Il me semble que ce sont de bons principes. Un troisième concours a toutefois été ajouté, réservé aux personnes témoignant de huit années d'activité professionnelle dans le secteur privé, politique ou associatif. J'ai demandé la création d'un quatrième concours, afin d'accueillir à compter de 2019, quelques Docteurs en sciences. Environ un tiers de nos élèves proviennent de l'étranger, ce qui assure à la France un rayonnement international.

Les programmes ont été améliorés, avec une emphase sur le numérique et la pratique, par exemple la gestion d'une négociation budgétaire ou d'un texte à Bruxelles. La formation en continu et l'alternance ont été développées.

Selon moi, les grands corps doivent être recrutés par la Haute Fonction publique, sans aucune hésitation. L'attractivité de l'ENA est notamment due aux débouchés qu'elle offre à sa sortie. Les corps d'inspection et de contrôle sont des phares de l'Administration française. Un certain nombre de jeunes ne se dirigeraient pas vers l'ENA si elle ne débouchait pas sur ces grands corps.

Il ne me semble pas opportun de recruter les élèves dans un seul et unique corps, pour ensuite les répartir par corps lors de concours organisés cinq ans plus tard. La moyenne d'âge d'entrée des élèves est de 29,7 ans. Les élèves sortent donc de l'ENA à 31,7 ans en moyenne. Il serait tardif d'organiser une deuxième sélection après autant d'années.

S'agit-il de refuser des opportunités d'évolution intéressante à la jeunesse ? Ce sont les jeunes, tels que Blum ou Friedman, qui ont fait la grandeur du droit administratif français et proposé des solutions juridiques.

Je ne pense donc pas qu'il soit négatif que les grands corps puissent étudier à l'ENA. Cependant, afin que les grands corps s'ouvrent, il est impératif que les Énarques aillent « voir ailleurs » de temps en temps afin que d'autres, qui n'ont pas eu autant de succès qu'eux au classement, puissent directement avoir accès aux grands corps.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Monsieur le Directeur, vous avez rappelé que la mission de l'ENA était de conforter la démocratie républicaine. Or, la situation actuelle semble être le contraire. Les grands corps ont récupéré le pouvoir qu'ils détenaient jadis dans la répartition des pouvoirs. Les mécanismes sont certes plus subtils qu'une simple cooptation.

L'entrée de l'ENA est similaire à celui des autres grandes écoles. Les différences se ressentent davantage au niveau de l'entrée des grands corps. Jugez-vous ou non, comme moi, que les études, telles qu'elles sont menées à l'ENA actuellement, renforcent ce contre quoi l'ENA luttait dès sa création ?

M. Patrick Gérard. - Aujourd'hui, les choses sont bien plus différentes qu'on le croit. Lorsque j'étais étudiant, le « grand oral » de l'ENA n'était composé que de questions de culture générale. Il s'agissait d'un élément discriminant en termes d'origine et de milieu sociaux. Cependant, nous avons modifié l'organisation du concours. Le « grand oral » est devenu un entretien, visant à évaluer le parcours, les ambitions et les valeurs des étudiants.

Sur la dernière promotion, entrée en décembre 2017, 29,8 % des élèves de l'ENA étaient boursiers de l'enseignement supérieur. Nous ne comptons dans cette promotion aucun enfant de ministre ou d'ancien ministre, ni d'enfant de parlementaire ou d'ancien parlementaire. Aucun enfant d'ancien élève de l'ENA n'est inscrit dans cette promotion 2018. Le concours interne et le troisième concours ont attiré des publics tout à fait différents.

Sur les trente premiers élèves sortants ayant pris leurs fonctions dans des Ministères ou des corps de contrôle au 1er janvier 2018, dix provenaient du concours interne et vingt du concours externe. Cinq ans auparavant, les élèves du concours externe monopolisaient les postes les plus intéressants.

Nous avons créé en 2010 un centre de préparation à l'ENA pour 25 élèves de milieux modestes, ruraux ou de banlieue, ayant réussi leurs études. Ces élèves se voient attribuer une chambre universitaire en face des locaux parisiens de l'ENA, rue de l'Observatoire. Ils sont coachés par de jeunes anciens élèves. Leurs résultats sont excellents. Une deuxième classe de préparation sera créée à Strasbourg, à compter de septembre 2019.

Les élèves se trouvant en stage auprès d'un préfet se rendront dans les lycées des petites villes afin de promouvoir l'ENA auprès des lycéens. En effet, les candidats à la fonction publique se font de moins en moins nombreux.

Je pense donc que le recrutement par l'ENA est tout à fait bénéfique, à condition que les grands corps s'ouvrent à la diversité.

Les élèves de l'ENA réalisent un stage à l'international ou en Europe, mais également un stage en préfecture et un stage en entreprise. Nous avons remarqué que les pères ou mères de famille, le plus souvent issus du troisième concours ou du concours interne, connaissaient des difficultés à réaliser les allers-retours que requièrent ces stages. Nous avons donc rassemblé la totalité des stages en première année, en leur proposant de réaliser tous leurs stages « internationaux » et « européens » à Paris, à l'UNESCO ou à l'OCDE. Sur les quinze premiers élèves du concours, cinq étaient issus du concours interne, souvent issus de milieux modestes.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Si une grande partie des grands corps, voire la majeure partie s'agissant notamment de l'Inspection des finances, se retrouve dans les entreprises, la fonction de l'ENA est-elle de créer des gestionnaires d'entreprise ?

M. Patrick Gérard. - En 1945, toutes les entreprises étaient nationalisées. L'ENA formait alors des fonctionnaires qui géraient l'économie administrée.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - L'objectif n'était pas le même. Il ne s'agissait alors pas de réaliser un maximum de profit, mais bien de relancer la croissance de la France.

M. Patrick Gérard. - Toujours est-il qu'il était alors considéré comme normal que les Enarques se dirigent vers les entreprises privées. En 2015, à l'occasion des 70 ans de l'ENA, nous avons réalisé une étude sur dix cohortes d'Énarques, entre 1986 et 2015. 78 % des élèves de ces dix cohortes n'ont jamais quitté l'État. 14 % sont passés dans le privé et 8 % y sont restés définitivement.

En ce qui concerne les grands corps, 34 % des Inspecteurs des Finances ont effectué un passage durable dans le privé, 20 % des étudiants issus de la Cour des Comptes ont effectué un passage durable dans le privé et 11,5 % de ceux qui ont issus du Conseil d'État ont effectué un passage durable dans le privé. Les résultats varient selon les corps.

Je ne suis plus responsable des élèves une fois qu'ils sont remis à l'Administration. On remarque qu'au bout d'un certain nombre d'années, des cadres supérieurs de l'État anciennement Directeurs de l'Administration centrale, remerciés pour une quelconque raison, cherchent à se diriger vers le domaine privé.

Il ne me semble pas choquant qu'un élève de l'ENA se rende dans le privé, deux à trois fois dans sa carrière, pour deux ou trois ans à chaque fois. Au contraire, cela enrichit le savoir de l'élève et le rend plus sensible à l'innovation. Les règles de « pantoufle » sont limitées dans la mesure où ce sont les entreprises qui remboursent aux élèves en question.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous confirmez donc qu'ils occupent des places au détriment d'autres candidats ?

M. Patrick Gérard. - Oui. Cependant, ils se voient rapidement remplacés. Les élèves sont obligés par la loi de servir l'État pendant dix ans. Toutefois, la majorité des élèves ne souhaite pas servir l'État toute sa vie.

Nous proposons des enseignements d'éthique et de déontologie, dispensés notamment par Monsieur Christian Vigouroux, spécialiste du sujet. Nous ne pouvons cependant pas demander aux écoles de contrôler leurs élèves vingt ou trente ans après la fin de leurs études.

Mme Christine Lavarde. - Vous venez de mentionner l'engagement décennal. Comment le mettez-vous en oeuvre de manière concrète et quelles sont les démarches entreprises pour recouvrir les frais de scolarité d'un élève qui ne respecterait plus cet engagement décennal ?

M. Patrick Gérard. - L'engagement décennal est signé par les élèves à la sortie de l'école. Cet engagement est ensuite transmis à son premier employeur et à la Direction Générale de l'Administration de la Fonction Publique. Lorsque l'élève souhaite sortir avant la fin de son engagement décennal, il n'a rien à rembourser à l'ENA.

Selon le décret du 14 novembre 2014 numéro 2014-1370, si l'élève quitte sa position au bout de cinq ans, il doit cependant rembourser à l'État l'équivalent de ses deux dernières années de salaire en tant que fonctionnaire, soit bien plus que ce qu'il a perçu à l'ENA. Au-delà de six ans, cette somme est réduite de 20 % pour chaque année de service.

Les élèves qui remboursent leurs frais de scolarité à l'ENA sont ceux qui refusent le poste qui leur est proposé à leur sortie de l'ENA. Ces cas sont globalement rares.

M. Vincent Delahaye, président. - Vous indiquez donc que l'engagement n'est pas toujours sur dix ans. Sur les statistiques de passage dans le privé je crois que ceux de l'Inspection des Finances sont particuliers.

M. Patrick Gérard. - Tout à fait. Toutefois, tout engagement d'une durée inférieure à dix ans est pénalisé.

75 % des Inspecteurs des finances effectuent un passage dans le privé. Pourtant, seuls 34 % effectuent un passage durable dans le privé. Je vous transmettrai les résultats de cette étude statistique.

Nous faisons parfois rembourser la « pantoufle » à des étudiants prenant des responsabilités dans l'Administration européenne. Je trouve cela choquant puisqu'il s'agit d'un levier d'influence français. Il n'existe pas de politique unique et chaque Administration gère ses remboursements comme elle l'entend. Ceci est bien dommage puisqu'il existe un réel sujet de l'influence de la France sur l'administration européenne. Nous avons besoin de candidats à l'Administration européenne, afin d'éviter une sous-représentation française. Seuls 7,6 % des candidats à l'Administration de la Commission sont français, contre 18,6 % d'Italiens, 10,9 % d'Espagnols et 9,3 % de Roumains. Or, 17 % des fonctionnaires français en poste dans les instances européennes partiront en retraite d'ici 2020. Nous avons beaucoup de mal à les remplacer. Afin de pallier cette situation, l'ENA a donc mis en place une préparation spéciale au Concours européen.

M. Vincent Delahaye, président. - - Quel est votre sentiment sur le dispositif actuel d'autorisation de départ vers le privé, les conditions de retour, la clause de dix ans de disponibilité, ainsi que le fonctionnement de la Commission de déontologie ?

M. Patrick Gérard. - Je pense que trois séquences de trois ans sont préférables à une longue séquence de dix ans, afin de s'assurer que les élèves reviennent du domaine privé.

M. Vincent Delahaye, président. - Pensez-vous, dès lors, que ces allers-retours sont un événement positif ?

M. Patrick Gérard. - Bien sûr, s'ils se font dans le respect des lois en vigueur.

M. Vincent Delahaye, président. - Comment est fixé le nombre d'énarques qui peuvent intégrer les grands corps, voire certains Ministères, à leur sortie de l'ENA ?

M. Patrick Gérard. - Ce chiffre est fixé par un arrêté du Premier ministre qui paraîtra la semaine prochaine. Nous avons parfois diminué le nombre des grands corps et augmenté les autres.

Il existe depuis une dizaine d`années une tendance à multiplier les concours d'entrée parallèles, visant à contourner l'ENA, que je trouve particulièrement choquante et dommageable.

M. Vincent Delahaye, président. - Pourquoi cette tendance est-elle regrettable ?

M. Patrick Gérard. - La formation coûte moins cher et les élèves sont moins bien formés.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Cela fait longtemps que cela existe ?

M. Patrick Gérard. - Une dizaine d'années.

M. Vincent Delahaye, président. - Pensez-vous qu'un ou une DRH soit nécessaire au niveau de l'État ?

M. Patrick Gérard. - Un ou une DRH est sans aucun doute nécessaire pour gérer la Haute Administration de l'État. Certains s'en vont faute de s'être vu proposer une affectation. Les postes de Directeur d'Administration Centrale ou de Chef de service font dorénavant l'objet de Comités d'audition, ce qui améliore légèrement la situation. Toutefois, il n'existe pas de réelle DRH de la Haute Administration de l'État français.

Depuis quelques années, Matignon a mis en place un groupe nommé « Cycle supérieur de management de l'État » ou CSME qui demande à l'ensemble des Ministères de recenser les personnes considérées comme « valables ». Cependant, ce groupe se préoccupe essentiellement des personnes prenant leur premier poste. Il n'existe aucun suivi des « seniors ». Il est nécessaire de ne pas négliger les compétences des personnels.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Est-il vrai que les grands corps recrutent les élèves dès la publication du classement de sortie ?

M. Patrick Gérard. - Cela a été vrai mais ne l'est plus. Nous ne communiquons plus publiquement le classement de sortie.

Toutes les Administrations viennent recruter à l'ENA en mai. Le classement n'est pourtant publié qu'en novembre. En effet, la motivation des élèves compte autant que leur place au classement. Nous nous doutons cependant que les élèves divulguent leur place au classement.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Certains réformateurs souhaitent transformer l'ENA en une école « de guerre » à laquelle on ne peut accéder qu'après une longue carrière, supprimant ainsi la différence d'âge entre les différents concours ? Cela vous paraît-il loufoque ?

M. Patrick Gérard. - La moyenne d'âge a augmenté, notamment pour les élèves du concours externe, qui ont en moyenne 27 ans. Les élèves du concours interne ont en moyenne 33 ans. Je ne pense pas qu'imiter le système de l'armée soit une décision importante. Je ne considère pas choquant que de jeunes talents prennent leurs postes dans l'Administration.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Certains élèves, vers 35 ans, estiment avoir fait le tour de leur fonction et quittent leur poste.

M. Patrick Gérard. - C'est parce qu'ils comparent leur carrière à celle de leurs homologues du privé. À la solution de l'école « de guerre », je préfère celle d'une DRH des Hauts Fonctionnaires de l'État, qui placerait les fonctionnaires selon leurs aptitudes et leurs points forts. Les « juniors » sont supervisés par des « seniors ». Les jeunes issus de la magistrature portent des responsabilités énormes, sûrement supérieures à celles des élèves de l'ENA. Par ailleurs, peu de fonctionnaires atteignent le haut de la pyramide avant 40 ans. Les fonctionnaires souhaitent eux-mêmes quitter le service de l'État et évoluer vers le privé. L'État doit donc utiliser ses ressources humaines intelligemment.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pouvez-vous nous dire plus précisément ce qu'est la scolarité de l'ENA ? On dit qu'il s'agit d'une école « d'application », bien que généraliste.

M. Patrick Gérard. - Les résultats des différents concours sont proclamés en décembre. L'élève arrive en janvier à Strasbourg. Les premiers mois servent de préparation au premier stage International. Le rôle de l'État et les problématiques de sécurité nationale font également l'objet d'une étude approfondie. Les élèves partent ensuite pendant quatre mois dans une ambassade ou une institution européenne. Ils reviennent avant de repartir en préfecture jusqu'au mois de novembre. Du 15 décembre au 8 février, les élèves seront envoyés en entreprise. Ils reviendront ensuite à Strasbourg.

À Strasbourg, des enseignements de politique territoriale sont dispensés, qui s'appuient sur ce qu'ils ont constaté lors de leurs stages en préfecture. Les administrateurs d'État et les administrateurs territoriaux travaillent ensemble, par exemple sur des questions de logement. Les enseignements de question européenne se déroulent dans les locaux du Parlement européen, où les élèves apprennent la négociation de textes. Les élèves sont également formés à la légistique, ils apprennent à écrire des arrêtés, des décrets et des textes de loi. J'ai demandé à ce qu'on leur apprenne à supprimer un texte.

Les enseignements de gestion et de management public concernent entre autres la conduite de projet et la gestion des collaborateurs. Les autres enseignements portent sur les questions internationales, les langues et le sport. Par ailleurs, j'ai introduit cette année des conférences portant sur les sciences. En effet, les administrateurs de demain devront s'intéresser davantage aux sciences.

L'année se termine à la fin du mois d'octobre, avec les épreuves de sortie. Les résultats sont publiés à compter du 12 novembre. C'est seulement vers la fin décembre, à l'occasion d'une cérémonie, que chaque élève choisit son poste.

Mme Sophie Taillé-Polian. - Merci pour ces informations pratiques. Quelles sont les disciplines évaluées lors du concours de sortie, qui occasionnent ensuite un classement ?

M. Patrick Gérard. - Ce sont toutes celles que j'ai décrites ci-dessus, y compris le sport.

M. Vincent Delahaye, président. - Je vous remercie.

La réunion est close à 17 h45

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est ouverte à 18 h 05.

Audition de M. James Galbraith, économiste

Mme Sophie Taillé-Polian, présidente. - Monsieur le professeur vous êtes titulaire de la chaire de relations entre le gouvernement et les entreprises à l'université du Texas et nous vous avons sollicité pour avoir un point de comparaison entre la situation française, avec laquelle vous êtes familier, et la situation aux États-Unis que vous connaissez parfaitement.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. James Galbraith prête serment.

M. James Galbraith. - Tout État moderne possède une fonction indispensable de régulation. Elle concerne l'administration publique stricto sensu, mais est aussi nécessaire pour faire démarrer et stabiliser les systèmes largement privés de production industrielle et relations financières ainsi que pour assurer la qualité des produits et services disponibles sur les marchés.

La différence entre les pays développés et les pays dits « en voie de développement » ne se situe ni au niveau de la qualité de l'enseignement ou de la technologie dont ils disposent, mais bien au niveau de la qualité de leur système de régulation interne.

Il existe aux États-Unis, un « service civil », c'est-à-dire une haute fonction publique composée de cadres permanents dont la participation dans les affaires politiques est rigoureusement défendue. Le spoil system, introduit sous la présidence d'Andrew Jackson en 1829, a largement été remplacé au cours des dernières décennies du dix-neuvième siècle, à la suite de l'assassinat du président Garfield. L'expansion de la fonction publique entre les années 1930 et 1970 a indéniablement contribué à la construction de l'État moderne au niveau fédéral, mais il faut admettre que le spoil system restait intact à l'échelle de certains États fédérés ou de grandes villes telles que Chicago jusqu'à beaucoup plus récemment.

Les universités constituent la principale source de recrutement de la fonction publique américaine, qu'il s'agisse des écoles de droit ou des écoles d'affaires publiques, telles que celle du Texas qui me compte parmi ses professeurs. Une bonne partie de mes étudiants intègre directement un service fédéral après leurs études. Selon leurs profils, ils rejoignent, par exemple, le bureau du budget, le service de recherche du Congrès ou le service des affaires étrangères. Il existe néanmoins une part importante d'agents - 7 000 personnes - à la disposition du Président. Il doit, en outre, obtenir l'accord du Sénat pour nommer ceux d'entre eux possédant la qualité de « Officers of the United States ». Cette procédure concernait entre 1 200 et 1 400 agents en 2012.

Ce pouvoir de nomination, prérogative principale de la Maison blanche, est utilisé par tous les présidents, mais est donc limité, dans certains cas, par le Sénat. En 2017, le Sénat a, par exemple, fait obstacle à la nomination de Merrick Garland à la Cour suprême des États-Unis. Ce système permet un contrôle politique important de la bureaucratie fédérale. Il s'opère dans la durée puisque un certain nombre des personnes nommées restent en poste après le remplacement des administrations qui ont procédé à leur nomination.

Ce système mêlant la politique et le professionnel peut donc être qualifié de « mixte ». À travers lui, il est possible de distinguer certaines tendances significatives qui caractérisent la politique américaine actuelle.

Le « revolving door » en est la preuve. Il s'agit du système de circulation des élites issues du secteur privé qui sont nommées par le politique et qui retournent dans le secteur privé après une certaine période de service public. Cette pratique entraine nécessairement une identité d'intérêts entre la tête de la fonction publique et les intérêts du secteur privé dont ces personnes sont issues et où elles ont vocation à revenir. Il est ainsi possible de multiplier les exemples de conflits d'intérêts entre les « professionnels » et leurs maîtres. C'est notamment le cas au sein des services de régulation financière, comme a pu le révéler au monde la grande crise financière. C'est aussi le cas dans les services de protection environnementale dirigés par un ressortissant de l'industrie pétrolière. Les départements en charge de la justice ou des affaires étrangères ne sont guère plus épargnés.

Par comparaison avec les autres pays, le système américain ne bénéficie pas d'une grande différence de résultats même si la circulation des hauts fonctionnaires y est un aspect assez singulier. J'ai pu remarquer une tendance permanente à migrer vers les lobbies chez les agents des services du Congrès où je travaillai il y a quelques décennies en tant que directeur exécutif du comité bicaméral en charge des affaires économiques. Je ne sais pas si cette tendance est encore d'actualité mais j'ai l'impression que les lobbies s'occupent directement de la préparation des textes législatifs depuis un certain nombre d'années au détriment des services du Congrès dont le rôle a diminué depuis les années soixante-dix et quatre-vingt.

Il y a également une tendance à la « reinvention » du gouvernement qui consiste à introduire les principes du marché dans la gestion de ses affaires. Je ne sais pas s'il s'agit d'un phénomène typiquement américain mais cela a pour effet de faire se confondre les rôles de ceux qui font la régulation et de ceux qui la subissent, en matière financière notamment.

J'ai aussi développé le concept d'« État prédateur », dans un ouvrage publié il y a une dizaine d'années. Depuis quarante ans, il consiste à la privatisation partielle des éléments les plus lucratifs de l'État providence, de l'administration de la justice ou des affaires militaires. On peut notamment parler de l'introduction des prisons privées il y a quelques décennies ou de l'emploi des services de mercenaires offerts par la société Blackwater en Irak. Cela n'a rien avoir avec de la privatisation stricto sensu puisqu'il s'agit de modifier les structures de la fonction publique, aux dépens de son efficacité, dans le but d'acheter le soutien politique de certains acteurs du secteur privé. L'introduction de l'« Obama care » en 2010 et le développement des assurances santé à destination de la population est un excellent exemple du genre.

S'agit-il de corruption ? On peut le dire. La situation est d'autant plus curieuse que la haute fonction publique opère dans le cadre de règles particulièrement strictes. D'un côté, il est par exemple interdit à un fonctionnaire d'être invité à déjeuner dans un bistro par un ancien camarade, mais de l'autre il est possible d'introduire l'idée du « too big to fail » en faveur des banques alors que cela peut coûter des milliers de milliards de dollars aux contribuables ! C'est ce que l'on appelle en anglais « straining at gnats and swallowing camels ».

En ce qui concerne le gouvernement de Monsieur Trump, il s'agit d'un gouvernement d'oligarques et de généraux. En général, je préfère les généraux car il s'agit de hauts fonctionnaires qui savent ce qu'est la guerre... Je vous conseille, toutefois, de ne pas prendre modèle de ce gouvernement !

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vos propos nous dépaysent, mais ils décrivent peut-être notre avenir. Il n'y a plus vraiment de spoil system depuis la fin du XIXe siècle puisqu'existe une administration permanente professionnelle formée à l'université. Il convient de le préciser car nous fantasmons beaucoup sur ce système en France.

M. James Galbraith. - Je n'ai pas le nombre exact en tête mais l'administration fédérale, hors Pentagone, emploie entre un et deux millions d'agents. Parmi eux, seuls 7 000 qui constituent la haute administration sont renouvelés au grès des Administrations successives.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ces personnes conservent-elles malgré tout un emploi public ou doivent-elles aller ailleurs ?

M. James Galbraith. - Le seul moyen pour eux de rester est d'occuper un poste permanent avant le renouvellement de l'administration. Il arrive donc souvent que des « officiers » nommés par la voie politique cherchent à devenir permanents. Cela ne concerne pas la plupart d'entre eux qui regagne leur carrière à l'extérieur de l'administration, dans les grands cabinets d'avocats, les banques d'investissement, les universités ou bien les lobbies. Ils viennent puis s'en vont au rythme des changements d'Administration et de partis qui contrôlent la Maison blanche.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Outre ces 7 000 personnes constituant la haute administration, existe-t-il des directeurs d'administration qui sont neutres et qui ne changent pas à chaque renouvellement ? Au contraire, l'exercice de toute responsabilité un peu forte emporte-t-elle la nécessité d'un renouvellement au gré du politique ?

M. James Galbraith. - Il existe certainement des administrateurs permanents au sein de l'ensemble des départements de l'administration, mais leur degré de responsabilité varie. Il peut, par exemple, arriver qu'une nouvelle administration soit hostile à la régulation environnementale et qu'elle décourage les services en charge en rendant leur travail inutile. Lorsqu'il était à majorité démocrate, le Congrès avait enquêté assez sérieusement sur cette question sous une administration républicaine, dans les années quatre-vingt. La majorité du Congrès étant désormais du même bord politique que l'administration en place, ces travaux sont désormais assez difficiles.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le Sénat intervient-il dans le cadre de toutes les nominations importantes ou seulement celles concernant l'entourage direct du Président ?

M. James Galbraith. - Cette procédure de contrôle ne concerne que 20 à 25 % des nominations effectuées par le Président des États-Unis soit, environ 1 500 personnes par administration. Il s'agit, par exemple, des ambassadeurs, les chefs et sous-chefs de cabinets ainsi que les magistrats. Le contrôle effectué par le pouvoir législatif en vertu de l'article 2 de la Constitution des États-Unis est en ce sens très important.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - J'ai cru comprendre que le lobbying bat son plein aux États-Unis, comme dans beaucoup d'endroits et qu'il n'a même plus à passer par les canaux de l'administration. Les lobbyistes ne se gêneraient plus et traiteraient directement avec l'entourage immédiat du Président.

M. James Galbraith. - Ce n'est pas un phénomène nouveau car les lobbies existent depuis la création du Congrès. En revanche, leur influence a beaucoup augmenté depuis trente ou quarante ans. La raison est principalement le changement de majorité de la chambre des représentants qui est devenue républicaine alors qu'elle était démocrate depuis les années cinquante. Il y avait, jusque-là, une administration propre au Congrès qui était « professionnelle », assez indépendante et qui disposait de ses propres compétences. Je travaillais, par exemple, sur le secteur bancaire et nous disposions d'une équipe qui connaissait bien le sujet.

Mais, toute cette infrastructure a été détruite après l'arrivée de M. Gingrich en 1993 qui a externalisé l'élaboration des projets de lois auprès de lobbies. Les projets portant notamment sur la dérégulation ont donc été élaborés par les industries auxquelles ils avaient vocation à s'appliquer. Le rôle du Congrès et sa faculté à intervenir en a été diminué d'autant. Je pense que ce système ne changera pas tant qu'un parti possédant une doctrine basée sur l'indépendance de l'administration n'arrivera pas au pouvoir.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - La situation a donc tendance à se dégrader dans le sens d'une influence plus forte des lobbies ?

M. James Galbraith- Oui, mais je pense qu'il ne s'agit plus d'une question réellement partisane puisque démocrates et républicains sont également assujettis à l'influence extérieure du secteur privé.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Quel est le point de vue du peuple américain sur cette question ? Existe-t-il des critiques ou des inquiétudes ?

M. James Galbraith. - Des critiques sont apparues et ont affaibli la réputation des institutions américaines auprès du grand public. Je pense, néanmoins, que ces pratiques ne sont pas nécessairement connues de la plupart des américains. Ils croient en la mythologie selon laquelle les gouvernements n'arrivent pas à comprendre les choses valables et importantes. C'est le cas malgré la construction d'un État moderne, possédant des compétences sérieuses en matière technologique ou économique, depuis l'Administration Roosevelt, dans les années trente. Les gens oublient facilement ce genre de choses...

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Est-ce que les résultats des dernières élections présidentielles et la situation que connait le parti démocrate ne sont pas une manière de réagir à cette situation bloquée ? L'élection de Donald Trump est-elle une dérive du sens de l'État ou n'a-t-elle rien avoir ?

M. James Galbraith. - Les électeurs américains ont une vision assez pertinente de leur situation. Ils savaient que le parti démocrate ne représentait plus les intérêts de la classe ouvrière. Ce parti est en positions de force sur les côtes - à New York, au Massachussetts, en Californie - mais est très faible à l'intérieur du pays. Le candidat républicain a donc capitalisé sur la frustration de cette classe ouvrière du fait de l'indifférence du parti démocrate à leur égard depuis une trentaine d'années. S'il est très clair que l'administration actuelle ne représente pas les intérêts de cette classe, elle a en revanche très bien composé avec leur frustration au moment où les démocrates, eux, représentaient des citoyens assez contents de leur sort et du sort économique du pays.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Si l'on excepte une fine couche de milliardaires, les « riches » votaient pour les démocrates ?

M. James Galbraith- Une régression statistique commune associe habituellement les citoyens possédant le plus de revenus au parti républicain. On constate toutefois une majorité démocrate dans les grandes villes. Dans les communautés plutôt pauvres, comme les minorités ou chez les immigrés, on constate également un soutien pour le parti démocrate. La position du parti démocrate est donc difficile puisqu'il doit tenir compte de ces deux types de soutien. C'est au milieu que se situe le soutien au parti républicain, plus spécialement dans le Sud et dans le Middle West.

Mme Sophie Taillé-Polian, présidente. - Que pensez-vous du système français dans ses principes et dans sa réalité actuelle ? Il est souvent pris en exemple mais nous nous posons aujourd'hui beaucoup de questions, notamment du fait de la nouvelle place de l'État dans l'économie.

M. James Galbraith- J'ai réalisé une étude sur cette question au début de ma carrière, en 1980, lorsque je travaillais pour le congrès américain. Dans ce cadre, j'ai rencontré beaucoup de hauts fonctionnaires français. À l'époque, j'avais l'impression que la haute fonction publique occupait un rôle très important depuis la seconde guerre mondiale non seulement dans les administrations publiques mais également dans les entreprises publiques. Je n'aie pas spécialement approfondi le sujet mais il semblait assez normal aux hauts fonctionnaires de rejoindre les entreprises publiques après être passés par l'administration. Bien que ces entreprises n'aient pas exactement les mêmes intérêts que l'État, elles semblaient tout de même plus ou moins investies d'une mission de service public. Ce système dépendait de la présence de l'État au sein de l'économie et des banques ainsi que d'une certaine égalité de rémunération, de prestige et de récompenses entre secteurs public et privé. Or, des différences importantes se sont creusées depuis quarante ans. Au sein d'une économie qui devient très inégalitaire, la tendance fait dominer les intérêts privés car ceux qui servent l'intérêt public ont pour ambition de rejoindre le secteur privé un peu plus tard dans leur carrière. Ce problème est également très important aux États-Unis. Dans les années soixante-dix, lorsque je travaillais dans la régulation bancaire, mes collègues n'avaient pas pour ambition de devenir banquiers. Maintenant, ce sont les banquiers qui, d'une certaine manière, financent le système. Car la commission en charge reçoit les contributions de ce secteur et les banques sont toujours prêtes à satisfaire leurs demandes, sauf pendant les crises ! C'est exactement ce qui s'est passé récemment pour la régulation bancaire aux États-Unis.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Dans un tel contexte, la notion de conflit d'intérêts a-t-elle encore un sens, si ce n'est une fonction « décorative » ?

M. James Galbraith. - Un universitaire texan a dit cette phrase célèbre : « Là où il n'y a pas de conflit, il n'y a pas d'intérêts ! ». Je pense que, dans une économie capitaliste, il existe certainement un conflit entre l'intérêt public, tel qu'on peut le concevoir abstraitement et l'intérêt des institutions privées. La nécessité de régulation qui en découle est semblable au cas d'une centrale nucléaire qui a besoin d'eau ou d'une voiture qui a besoin d'huile. Cette fonction de régulation doit être autonome et échapper à ceux qui auraient pour intérêt de faire fonctionner la machine à trop vive allure. Les dérégulations entrainent des crises, qu'elles soient financières, environnementales ou économiques. C'est une loi très générale. Les conflits entre les intérêts sont nécessaires pour atteindre un équilibre entre les forces et faire fonctionner le système. Il s'agit néanmoins d'un conflit d'intérêts différent de celui que vous dénoncez et qui consiste à orienter le système dans le sens d'un seul intérêt : la maximisation du profit et la diminution du rôle de l'État.

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - La lutte contre les conflits d'intérêts est considérée comme la solution aux interpénétrations entre intérêts public et privés. Est-ce que cela a un sens ? Lorsque ce concept est apparu en France il y a quelques années, s'est posée la question de déclarations à effectuer par les parlementaires pour les prévenir. Afin d'y étudier les pratiques, la commission des lois du Sénat français s'était déplacée au Sénat américain. Dans ce cadre, j'avais demandé à son président combien de cas s'étaient déjà présentés et il m'avait répondu « trois, dont deux pour harcèlement sexuel ». J'en avais déduit que beaucoup de papier était utilisé, sans pour autant déboucher sur grand-chose. Comment se passent désormais les choses aux États-Unis pour défendre la morale publique auprès du législateur et des responsables administratifs ?

M. James Galbraith. - À ce titre, je peux évoquer la dérégulation du secteur bancaire avant la crise. Pendant les années quatre-vingt - quatre-vingt-dix, les institutions en charge des hypothèques ont connu une crise sévère dans notre pays du fait d'interventions malavisées du Congrès à leur égard. Il y a finalement eu une vague de répressions pour fraude qui a concerné plus d'un millier d'agents de ces institutions. Ce fut le plus grand effort de répression du crime en « col blanc » connu par les États-Unis, tant au niveau judiciaire qu'au niveau des agences en charge de la régulation de ces institutions. Or, après l'arrivée de l'Administration Clinton un projet de dérèglementation du système financier a vu le jour et a abouti à l'abrogation du glass steagall act en 1999 et la dérégulation du credit default swap en 2000. Un recul de la surveillance des institutions financières est apparu sous l'Administration de Bush « fils ». Cinq-cents agents du FBI ont été transférés du pôle financier vers le pôle terroriste et n'ont jamais été remplacés. On a pu avoir l'impression que cette administration a encouragé la vague d'hypothèques frauduleuse qui a été à l'origine de la grande crise financière. Par la suite, l'Administration Obama n'a carrément pas mis en oeuvre d'inculpations, même dans l'affaire concernant le blanchiment d'argent issu de la drogue par une banque aux États-Unis. Je crois qu'il existait un conflit d'intérêts très clair dû à certains individus hautement placés dans le secteur bancaire et assez étroitement liés aux Administrations Obama puis Bush. Il n'existe pas de preuve directe mais, en l'espèce, comme le disait le philosophe Henry-David Thoreau « certaines preuves indirectes sont très fortes, comme lorsque vous trouvez une truite dans le lait ».

M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Des États-Unis, comment percevez-vous l'administration française ? Est-elle encore à la hauteur de ses taches ?

M. James Galbraith. - Je ne pense pas disposer des connaissances nécessaires pour formuler un tel jugement. Je crois néanmoins que beaucoup reste à faire dans nombre de pays afin de reconstruire une administration publique qui fonctionne dans l'intérêt public. Vous avez, notamment, en Europe, ce grand problème d'intégration économique et la nécessité de stabiliser l'économie européenne à l'échelle du continent. Outre la question de l'administration nationale, il s'agit également de savoir s'il est possible de se passer d'un État providence est d'assurances sociales mises en oeuvre à la même échelle que cette économie. Aux États-Unis, avant le new deal, ces compétences étaient dévolues aux États fédérés et elles n'existaient pas dans le Sud. Des différences très profondes existaient à ce titre entre les États. Elles tiraillaient le pays et étaient sur le point de déchirer la Nation. C'est finalement l'Administration Roosevelt qui, par le new deal, a donné une identité cohérente à l'économie, à l'échelle de tous les États-Unis, à travers le développement industriel dans le sud, mais aussi celui des assurances sociales et la régulation nationale du système bancaire. Il me semble que ce travail reste à faire en Europe.

La réunion est close à 19 heures.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .