Mercredi 6 février 2019

- Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, et de Mme Joëlle Garriaud-Maylam, secrétaire de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -

La réunion est ouverte à 15 h 5.

Audition de M. Hubert Carré, directeur général, et de Mme Émilie Gélard, juriste, du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) et de M. Thierry Missonnier, directeur du pôle de compétitivité Aquimer

M. Jean Bizet, président. - La période est de plus en plus délicate puisque l'échéance du 29 mars s'approche à grands pas. Je remercie M. Hubert Carré et Mme Émilie Gélard, respectivement directeur général et juriste du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM), et M. Thierry Missonnier, directeur du pôle de compétitivité Aquimer, d'avoir répondu à notre invitation. Leurs rôles sont complémentaires.

Quelles clés de sécurité imaginez-vous pour réduire l'impact du Brexit sur le secteur de la pêche ? Nos bateaux quittent quotidiennement les ports de Bretagne et de Normandie pour pêcher dans la zone économique exclusive (ZEE) du Royaume-Uni. Les eaux territoriales britanniques sont de fait plus poissonneuses que les nôtres si bien que, pour certains navires hauturiers, la ZEE britannique peut mobiliser 90 % de leur temps de pêche. L'accès à cette zone est donc d'une importance majeure pour nos pêcheurs.

En outre, le Brexit pourrait provoquer des distorsions de concurrence en raison de différences de réglementation entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, notamment en matière de mesures techniques et d'obligations de débarquement. J'étais plutôt terrien mais je deviens marin et j'ai noté avec intérêt et appréhension qu'un règlement sur la débarque s'imposait à tous les navires européens depuis le 1er janvier. Nos amis britanniques s'en affranchiront allègrement en cas de Brexit dur.

Assurément, la pêche représente un intérêt offensif pour le Royaume-Uni et défensif pour nous ; c'est pourquoi la négociation sur ce secteur ne doit surtout pas être isolée de l'accord global.

Je vous remercie d'être venus nous éclairer sur ces enjeux et explorer avec nous les moyens d'assurer l'avenir de notre filière pêche, dans l'hypothèse de moins en moins hypothétique d'un Brexit dur. Nous avons longtemps compté sur le pragmatisme britannique mais peut-être à tort.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, présidente. - C'est un plaisir de vous accueillir aujourd'hui au nom de la commission des affaires étrangères, dont le président, Christian Cambon, m'a priée de l'excuser. Nous sommes très préoccupés par les conséquences du Brexit sur les secteurs de l'agriculture et de la pêche ; 180 navires et 1 200 pêcheurs sont concernés.

Alors que la possibilité d'un retrait britannique sans accord augmente dangereusement, à moins de deux mois de l'échéance, nous sommes plus inquiets que jamais de l'impact d'une sortie sans accord sur l'industrie de la pêche, particulièrement vulnérable. L'accord négocié avec Bruxelles nous offrait au moins un répit en prolongeant le système actuellement en place, alors que nous sommes aujourd'hui plongés dans une incertitude totale.

La question de l'accès aux eaux et celle du partage des ressources nous préoccupent. Au Royaume-Uni, la reprise du contrôle des eaux territoriales était un axe fort de la campagne pour le Brexit, en faveur duquel plus de 90 % des pêcheurs britanniques ont voté. Nos pêcheurs en Normandie, en Bretagne et dans les Hauts-de-France sont en effet très dépendants des ressources halieutiques britanniques. Réciproquement, les pêcheurs britanniques ont besoin d'accéder au marché continental pour la transformation de leurs produits. Pour remédier au déséquilibre de la négociation, nous avons souhaité maintenir la pêche au coeur d'un accord global, mais sans deal, cela n'est plus possible.

Quel serait l'impact économique d'un Brexit dur sur l'industrie de la pêche française ? Quels sont les ports et les secteurs les plus concernés et les plus vulnérables ? Existe-t-il des solutions de repli pour pallier les effets du Brexit ? Nous avions auditionné Mme Sandrine Gaudin, secrétaire générale des affaires européennes, chargée, en particulier, du Brexit auprès du Premier ministre, qui nous a dit combien elle était préoccupée par l'impréparation des ports et des entreprises.

Enfin, que se passera-t-il, concrètement, le 29 mars prochain ? La Commission européenne a récemment dévoilé son plan d'urgence pour la pêche en cas de no deal. Elle propose notamment d'aménager les règles du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (Feamp), afin de permettre aux professionnels français d'y accéder exceptionnellement. Comment évaluez-vous cette proposition ? Êtes-vous en relation avec vos homologues britanniques ? Quel est leur état d'esprit aujourd'hui ?

M. Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM). - Je vous remercie de cette invitation à un moment difficile. Je ne suis pas venu avec ma boule de cristal : je ne sais pas ce qui se passera le 1er avril.

Nous avions alerté le précédent gouvernement sur le risque que les Britanniques votent en faveur du Brexit, sans succès - on nous a jugés paranoïaques. Il y a six mois, nous avions dit qu'il ne fallait pas faire totalement confiance à nos amis britanniques et que c'était une attitude de « Bisounours » que de croire qu'ils pourraient signer un accord avec l'Union européenne. Nous estimions qu'il fallait envisager le no deal. On nous a rétorqués que M. Barnier et son équipe faisaient un travail remarquable. Certes, mais malheureusement, nous avons encore eu raison. Le vote du Parlement britannique sur l'accord a été sans appel : il a manqué 118 voix à Theresa May dans sa propre majorité. La perspective du no deal est effectivement inquiétante.

Un Brexit sans accord pose un problème d'ordre économique mais aussi d'ordre public. Vous connaissez la zone Manche-mer du Nord : elle est très resserrée. Des problèmes de cohabitation sont possibles. Ce qui s'est passé avec la coquille Saint-Jacques pourrait être un avertissement. Il y a toujours une compétition vis-à-vis de la ressource et certains pêcheurs, français mais pas seulement, pourraient continuer à pêcher dans les eaux britanniques. Les tôles froissées ont fait réagir au plus haut niveau de l'État.

La pêche est sur le devant de la scène ; elle n'est pas oubliée.

Néanmoins, que se passera-t-il le 1er avril ? Nous espérons que les Britanniques reviendront à la raison et comprendront qu'ils ont tout à perdre à ne pas signer d'accord. Peut-être y aura-t-il un coup de théâtre ? La principale difficulté du Brexit concerne l'Irlande ; les Irlandais sont tous très inquiets car ils ne veulent pas revivre ce qu'ils ont connu pendant trente ans. Pour les Britanniques, l'un des problèmes est l'acceptabilité de l'accord, que l'Union européenne ne souhaite pas renégocier, à juste titre.

Le no deal serait une catastrophe économique. Les premières analyses réalisées dans le cadre de la préparation des mesures d'urgence montrent que pour 200 navires, 20 % du chiffre d'affaires est totalement tributaire du droit de pêcher dans les eaux britanniques. Cela représente 140 millions d'euros et 26 000 tonnes de poisson.

Ce ne sera pas simple de redéployer dans les eaux françaises les navires qui ne pourraient plus travailler dans les eaux britanniques. En effet, en application des règles de la politique commune de la pêche, les navires ne peuvent pêcher que s'ils ont un droit d'antériorité. Ainsi, ceux qui pêchent dans les eaux britanniques ne peuvent pas revenir devant Cherbourg. En outre, s'ils ne peuvent plus travailler, ils ne pourront plus alimenter la filière aval, ce qui provoquera des effets en cascade qui pourraient la déstructurer très fortement. Il faut faire très attention. Dans les années 1970, la pêche au hareng a été fermée brutalement pendant trois ans. On a tué une industrie, si bien qu'il n'y avait plus de bateaux ni de marché quand la pêche a été à nouveau autorisée.

M. Thierry Missonnier, directeur du pôle de compétitivité Aquimer. - Nous n'avons pas les réponses. Il faudra attendre le dernier moment. Chaque partie va pousser sa logique pour voir qui cédera en premier.

Je suis directeur d'Aquimer mais aussi de l'organisation de producteurs à la pêche From Nord qui regroupe 170 navires de pêche hauturière ou artisanale à partir de Boulogne-sur-Mer. Nous sommes frontaliers du Royaume-Uni. Nos navires adhérents sont directement concernés par le Brexit. La zone économique exclusive britannique est deux fois supérieure en surface à ce que serait la zone française si elle n'était pas communautarisée. C'est une zone très poissonneuse, dotée d'un plateau continental important. Nous en sommes bien plus dépendants que les Britanniques ne le sont de nous puisque leur flotte réalise 80 % de sa capture dans leur zone.

Les situations sont très différentes selon les armements mais par exemple, pour les hauturiers, plus de 80 % des pêches de lieu noir sont effectuées dans la ZEE britannique. On ne trouvera pas les mêmes quantités ailleurs. En revanche, un petit fileyeur qui travaille sur la sole pêche aussi bien côté britannique que français. On estime que 40 % des volumes débarqués dans les Hauts-de-France proviennent de la ZEE britannique. C'est près de 50 % à Cherbourg et à Roscoff. Le problème se répercutera sur toute la chaîne de valeur de la filière.

Boulogne est un point d'entrée, situé entre les pêches de l'Europe du Nord et les marchés porteurs de la France et de l'Europe du Sud. À Boulogne, outre la pêche locale, de 30 à 35 000 tonnes, ce sont au total 250 000 tonnes de poisson qui sont transformées. Je précise que la transformation du poisson d'importation ne se fait pas au détriment de la pêche locale car on offre ainsi une gamme complète de produits. Environ 6 000 salariés et 278 entreprises sont concernés en France, en s'appuyant sur deux piliers : l'achat - or moins il y a de produits à acheter à la criée, moins il y a d'activité - et la création de valeur ajoutée. La France est proche de marchés porteurs et dispose d'un savoir-faire important. La valeur ajoutée se fait surtout sur les produits d'importation bruts transformés sur le port.

Beaucoup d'importations venues d'Islande et des îles Féroé transitent par le Royaume-Uni. En cas de Brexit dur, le flux serait beaucoup plus incertain, d'autant que la fraîcheur des produits périssables est essentielle. Nous sommes très inquiets des problèmes de douanes et de contrôles vétérinaires qui se poseraient. En outre, le flux pourrait être détourné, hors de France.

On a pu penser : « Ils ont le poisson, nous avons les marchés » puisque les Britanniques exportent 70 % de leur production sur le continent, mais le ralentissement de cette exportation nous serait préjudiciable.

Au-delà des capacités de capture des navires français, c'est toute la filière française qui pourrait être sérieusement secouée.

Mme Émilie Gélard, juriste au Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM). - Nous n'avons pas de relations avec nos collègues britanniques sur la question du Brexit. Avec nos collègues européens, en revanche, nous avons, dès 2016, créé une coalition, European Fisheries Alliance (EUFA), qui rassemble les pêcheurs d'Espagne, de France, de Belgique, d'Allemagne, des Pays-Bas, du Danemark, de Pologne, de Suède et d'Irlande, pour porter un message unique. Grâce à sa réactivité, cette coalition a tout de suite entretenu des relations étroites avec les équipes de Michel Barnier et la direction générale de la mer à la Commission européenne. L'importance prioritaire de la pêche dans la négociation a bien été prise en compte. Nous avions réussi à sécuriser notre avenir en cas d'accord. Dans la situation actuelle, compte tenu de la possibilité d'une sortie du Royaume-Uni sans accord, nous continuons à nous organiser.

La Commission européenne a élaboré deux propositions de textes très différentes.

La première va dans le sens des déclarations de Michael Gove, le secrétaire d'État britannique chargé de la pêche, qui a affirmé à plusieurs reprises que le Royaume-Uni honorerait ses engagements jusqu'à la fin de cette année quel que soit le scénario. Ce serait très important pour nous, notamment en matière de réciprocité de l'accès aux eaux des différents États. La première proposition de la Commission traduit cette possibilité et pourrait entrer en vigueur si le Royaume-Uni adoptait un instrument juridique équivalent. C'est la solution que nous préférons.

La deuxième proposition prévoit que le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP) compense l'inactivité des flottilles arrêtées, grâce à l'outil des arrêts temporaires, utilisé aujourd'hui pour compenser les effets des plans de gestion de la ressource ou en cas d'interruption d'un accord avec un pays tiers. Ce serait à budget constant, ce qui est problématique. Dans l'hypothèse d'un no deal prolongé, cet outil ne pourrait pas remplir son rôle de perfusion de la filière. En outre, lorsque le Feamp a été adopté, les enveloppes des États membres étaient très diverses, sans aucun lien avec l'impact potentiel du Brexit puisque c'était antérieur. Aujourd'hui, des États qui seraient très fortement touchés par le Brexit ne disposent pas de l'enveloppe Feamp nécessaire. En outre, ils ont déjà gagé des fonds sur d'autres actions du Feamp et ne peuvent donc pas en redéployer les crédits.

Nous nous inquiétons du report de l'effort. Il serait totalement inacceptable pour un État membre qui fait le choix d'accompagner financièrement sa flottille de voir des navires étrangers pêcher dans ses eaux alors que les siens sont contraints de rester à quai. C'est pourquoi nous demandons une coordination européenne et l'élaboration d'un outil financier ad hoc pour le Brexit, afin de ne pas modifier les politiques de soutien des États à leurs pêcheurs. Il ne serait pas acceptable que des projets prévus dans le cadre du Feamp soient sacrifiés à cause du Brexit.

Les propositions européennes, même si elles sont saluées, sont relativement insuffisantes.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, présidente. - Nous ne pouvons que vous féliciter de votre réactivité et de votre travail avec les institutions européennes, mais les accords se feront sur une base bilatérale. La France sera évidemment très touchée puisqu'il y a une asymétrie très importante entre notre situation et celle du Royaume-Uni. Je suis inquiète de vous entendre dire que vous n'avez pas eu de contact avec vos homologues britanniques. Il faudrait essayer d'établir une relation de confiance. Rappelons-nous, par exemple, des tensions avec Jersey et Guernesey dans les années 1990.

M. Hubert Carré. - Il faut lever l'ambiguïté : en tant qu'État membre de l'Union européenne, la France n'a pas à négocier avec les Britanniques. La pêche étant une politique commune, c'est la Commission européenne qui négocie pour le compte de tous les États membres. La France ne peut pas avoir de contact institutionnel et nous nous y refusons.

Les Britanniques étant pragmatiques, ils essaient de faire croire à certaines flottilles françaises qu'il pourrait y avoir des accords privés de pêcheur à pêcheur. En Normandie, nous avons du mal à faire comprendre que l'organisation de la prochaine campagne de pêche de la coquille Saint-Jacques, en 2019-2020, passera par la Commission européenne et non par un accord franco-britannique. Les Britanniques rêvent de diviser et de nouer des accords avec chaque État membre, voire chaque région. Nous refusons ce jeu. Nous devons être loyaux à l'Union européenne et empêcher que le Royaume-Uni ne fissure le front européen.

Mme Émilie Gélard. - Le timing explique aussi que nous n'ayons pas de contact avec le Royaume-Uni. Nous avons toujours dit que la pêche devait être incluse dans l'accord global. Si nous commencions des négociations particulières avant la conclusion de cet accord, nous nous contredirions. Cela ne signifie pas qu'il n'y aura pas d'échange sur le Brexit avec les Britanniques à l'avenir.

M. Jean Bizet, président. - En matière de pêche, la France est en position défensive. C'est dans la toute dernière ligne droite que les points d'accord se décanteront en compensation d'autres secteurs sur lesquels nous sommes davantage à l'offensive. Le dossier de la pêche sera peut-être conditionné à celui du ciel européen. Je vous remercie de ne pas être tombés dans le piège de la négociation bilatérale.

M. Laurent Duplomb. - En ma qualité de président du groupe d'études « Agriculture et alimentation », je me suis intéressé aux effets du Brexit. Selon nos travaux, il y aurait 527 navires concernés par le Brexit dont 180 réalisant plus de 20 % de leur pêche dans les eaux britanniques. Les plus gros navires sont les plus touchés ; 25 % du chiffre d'affaires serait affecté, soit 250 millions d'euros. Les ports les plus déstabilisés seraient Boulogne et Cherbourg. Quelque 1 300 emplois de marins en subiraient l'impact. Au total, combien d'emplois seraient concernés, en incluant ceux de la transformation ? Quid des emplois dans les ports ? Quel est l'état de la flotte britannique aujourd'hui ? J'ai compris que les Français avaient pris le dessus et qu'elle était plutôt en régression.

La sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne ne laissera-t-elle pas une marge supplémentaire aux pêcheurs britanniques pour venir dans les eaux françaises ? Comment pourra-t-on les contraindre à respecter nos eaux ? Le cas des Britanniques venus pêcher la coquille Saint-Jacques dans les eaux françaises ne va-t-il pas s'amplifier ?

Quelles aides pour les pêcheurs ? Quelle règlementation pour les Britanniques, qui pourront s'absoudre des règles européennes ? Va-t-on encore demander aux pêcheurs français de courir le 100 mètres avec un boulet au pied ? La différence de compétitivité entre Britanniques et Français ne va-t-elle pas s'accroître ? Quid des quotas de pêche ?

Pourquoi ne pas monter des fermes aquacoles sur le territoire français ?

Les produits britanniques ne déstabiliseront-ils pas nos marchés, s'ils n'ont pas à respecter la même réglementation ni les mêmes contraintes, ce qui les rendra plus intéressants en valeur ?

M. Hubert Carré. - Effectivement, l'état de la flotte britannique n'est pas très vaillant depuis quelques années. Toutefois nous n'avons pas de leçon à donner car la moyenne d'âge de nos bateaux est de 25 ans.

Les Britanniques vivent dans l'illusion que c'est la politique commune de la pêche qui les a tués, or leur splendeur s'est largement ternie avant, lors de la guerre de la morue marquée par leur exclusion de la nouvelle ZEE d'Islande, comme celle des Français d'ailleurs, dans les années 1970.

Nous savions que les pêcheurs britanniques voteraient à 99 % en faveur de la sortie de l'Union européenne car ils pensaient que tout le poisson de leur zone, soit 500.000 tonnes, leur reviendrait. Or ils ne sont actuellement pas en capacité de le pêcher. Soit ils accroîtront leur flotte, soit ils fourniront des licences de pêche aux plus offrants. Les Britanniques sont très dépendants du marché européen des produits de la mer, qui est le premier à l'échelle mondiale, mais la Chine, qui souhaite sécuriser ses approvisionnements, leur fait miroiter l'achat de tous leurs crabes et bulots. Une flottille de crabiers est d'ailleurs en train de se monter.

Le Royaume-Uni pourrait être le cheval de Troie de produits venant d'autres pays. Il faudra faire très attention. Du poisson venu d'Amérique du Sud ou des Philippines pourrait être labellisé comme britannique et vendu comme tel.

Nous affrontons déjà la concurrence des produits britanniques. La politique sociale du Royaume-Uni est différente de la nôtre ; la main d'oeuvre, souvent étrangère, est payée 800 dollars. De plus, la livre a baissé de 30 % depuis l'annonce du Brexit. Il ne faut pas croire que le Brexit pourrait être compensé par l'ajout de barrières douanières.

M. Thierry Missonnier. - L'Europe bleue a été mise en place lorsque la flotte britannique était historiquement au plus bas et la France en situation favorable. Si les Britanniques ont la prétention de pêcher seuls toutes leurs ressources, il leur faudra réaliser de très lourds investissements, ce qui nécessite qu'ils soient sûrs de leur rentabilité. Ils pourraient effectivement vendre l'accès à leurs ressources, comme le Maroc, qui a instauré un système de licences payées par les armements qui ont accès à leur zone.

A priori, les Britanniques auraient accès aux eaux européennes pour circuler mais pas pour pêcher, sauf accord ou licence.

Quant au nécessaire développement de l'aquaculture, nous y travaillons. Aujourd'hui dans le monde, on commercialise davantage de produits issus de l'aquaculture que de la pêche. Or l'Union européenne, Royaume-Uni inclus, représente à peine 3 % de la production aquacole mondiale. Celui qui gagnera sera celui qui trouvera de l'espace. À Boulogne, pour un projet de plate-forme aquacole qui produirait 2 000 à 3 000 tonnes de saumon ou de truite de mer, la liste des candidats est déjà longue. C'est l'espace qui manque. En mer, il est compté. En cas de Brexit, les flottilles pourraient se concentrer sur la zone communautaire tandis que le trafic transmanche continuera à fonctionner. Il faut y ajouter les activités touristiques et les engins de pêche. On n'a pas de fjord - idéal pour l'aquaculture. La seule possibilité est la production inland par pompage, mais cela requiert de l'espace, or les autorisations sont difficiles à obtenir, en raison des contraintes posées par la loi Littoral mais aussi de l'opposition farouche à toute implantation industrielle en bord de mer.

En aquaculture continentale, dont le marché, en particulier celui de la truite, se développe, une seule nouvelle pisciculture ex nihilo a été autorisée par l'administration depuis quinze ans. Tous les autres dossiers ont été bloqués. C'est une question de volonté et d'arbitrage.

M. Jean Bizet, président. - Les Britanniques ont-ils un savoir-faire de transformation des poissons ou peuvent-ils l'acquérir rapidement ?

Le Gouvernement a laissé entendre qu'il avait ouvert une ligne budgétaire de 50 millions d'euros pour les ports lançant des travaux. Est-ce véritablement une nouvelle ligne ou plutôt l'addition de lignes existantes ? Il me semble que c'est plutôt la deuxième hypothèse.

Mme Émilie Gélard. - Mon homologue de la fédération des ports de France a la même lecture que vous et attend des précisions.

Le souci des Britanniques sera d'adapter les habitudes des consommateurs, ce qui ne se change pas à court terme. Tous ne se mettront pas demain à manger des langoustines alors qu'ils sont habitués au fish and chips.

M. Thierry Missonnier. - Les Britanniques ne sont pas de gros consommateurs de produits de la mer.

Le savoir-faire peut s'acquérir - ce n'est pas de la physique nucléaire - mais il faut savoir que faire. Et pour cela, la proximité du marché est importante, ce dont bénéficie la filière française. La consommation de produits aquatiques augmente mais les exigences aussi, non seulement de goût, mais aussi de présentation, de praticité, de traçabilité, de respect de l'environnement... Les Britanniques ne s'y sont jamais intéressés car ils nous vendent 70 % de leur production sous forme brute. Le plus compliqué n'est pas d'acquérir le savoir-faire mais d'être proche des marchés, de les suivre et de s'y adapter. Cela reste notre atout, à condition que les produits soient toujours transformés en France et non en Lituanie ou en Pologne - certaines entreprises françaises elles-mêmes font transformer leurs produits bruts en Pologne.

M. Olivier Cadic. - Ma question porte sur la recherche sectorielle. Je me suis rendu, quelques semaines après le vote sur le Brexit, au centre de recherche de Marine Scotland Science à Aberdeen. Les chercheurs étaient inquiets car ils risquaient de perdre l'accès aux projets européens de recherche sur la pêche et la participation à la collecte des données statistiques. Ils se posaient la question de la survie de leur centre, qui recevait 2 millions de livres de l'Union européenne chaque année. La recherche et la collecte de données statistiques ont-elles été abordées, sachant que des pays hors Union européenne y participent ?

Mme Émilie Gélard. - Pour l'instant non, mais le chapitre de la recherche devra être inclus dans le futur accord sur la pêche entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, tout comme la réciprocité de l'accès aux zones et le partage des ressources. Le risque de déperdition de la connaissance des stocks a été dénoncé.

M. Pierre Laurent. - Je voudrais revenir sur le processus de négociation. Nous sommes dans une grande incertitude, mais pour l'instant on s'interdit toute négociation sectorielle ou bilatérale. En cas de no deal, la profession aura du mal à entendre ce discours. Quelles garanties a-t-on que la pêche restera une priorité de l'Union européenne ? Si ce n'est pas le cas, les professionnels montreront leur impatience. Le Feamp est entouré de flou et de toute façon, si le chiffre d'affaires des professionnels s'effondre, la filière se dégradera. Le Feamp ne peut être guère plus qu'une aide d'urgence.

Où les négociations avec les Britanniques sont-elles menées et comment ? Pour le moment, je n'ai pas l'impression qu'il existe de plan B, or les élections européennes accroîtront l'incertitude politique dans l'Union européenne. Ne faut-il pas hausser le ton en faveur de scénarios alternatifs immédiats ?

M. Hubert Carré. - Vous avez tout à fait raison. C'est pourquoi la coalition exerce une vraie pression sur la Commission européenne pour continuer à chercher une solution et assurer un avenir à nos pêcheurs européens. Nous voulons faire de la pêche une priorité mais éviter qu'elle soit traitée comme un sujet séparé, sinon elle deviendra une variable d'ajustement.

M. Jean Bizet, président. - Cela a toujours été la position de Michel Barnier.

M. Hubert Carré. - La pêche doit faire partie d'un paquet global de négociation. Bien entendu, le Feamp est largement insuffisant et n'est pas du tout adapté. La pêche française est assez bien dotée en matière de Feamp et l'État est capable d'assurer plusieurs mois d'aides. Ce n'est pas le cas des Pays-Bas ni de la Belgique. Dans un scénario catastrophe, la flottille française pourrait être indemnisée pour rester à quai parce qu'elle ne peut plus accéder aux eaux britanniques tandis que d'autres pays ne pouvant assurer les mêmes garanties à leurs flottilles les obligeraient à aller pêcher, dont certaines dans les eaux françaises, au titre des droits historiques. Ce serait un comble.

Nous souhaitons un accord. Nous pensons qu'il sera possible de conserver l'existant jusqu'à fin décembre, si l'on s'en tient aux déclarations de Michael Gove. Cela signifie qu'il resterait neuf mois pour négocier.

Mme Émilie Gélard. - Toute la difficulté est véritablement de connaître la position des Britanniques, au-delà de leur volonté de récupérer le contrôle de leurs eaux. Un accord de pêche sera noué avec le Royaume-Uni quoi qu'il arrive. Si des scénarios se préparent, il n'est pas bon, en ce moment, de les mettre en avant. Nous n'enverrions pas un bon message si nous disions ce sur quoi nous sommes prêts à céder. Notre difficulté est de rassurer nos pêcheurs sans pour autant dévoiler toutes nos cartes.

M. Thierry Missonnier. - Personne ne dévoilera rien jusqu'au 29 mars. Des Britanniques m'ont confié récemment qu'ils ne comprenaient plus du tout ce qui se passait au Royaume-Uni.

Nous ne devons surtout pas séparer la pêche du reste des sujets à négocier, par exemple l'espace aérien. Il faudra sans doute utiliser ces leviers-là le moment venu.

En cas de Brexit dur au 1er avril, nous serons effectivement dans une situation compliquée. Les mesures d'indemnisation d'arrêt temporaire ne seront qu'un palliatif.

M. Jean Bizet, président. - En restant relativement discret en matière stratégique, on voit qu'après l'annonce de nos amis britanniques de vouloir quitter l'Union européenne et l'expression musclée des pêcheurs, le principe de réalité remonte à la surface.

Je suis inquiet de l'évolution des circuits de transformation. Quand on connaît le tempérament ultra-libéral des Britanniques, on peut penser qu'ils chercheront le site adéquat. Rappelons à cette occasion la nécessité d'une autorité européenne de surveillance sanitaire à la place des autorités nationales ; ce serait beaucoup plus sécurisant. On est toujours réticent à déclencher la clause de sauvegarde vis-à-vis d'un État membre, mais derrière, c'est de la sécurité des consommateurs dont il est question.

Nous devrons interroger le secrétariat général des affaires européennes sur les 50 millions d'euros que j'évoquais, pour savoir s'ils sont issus d'une nouvelle ligne budgétaire ou non.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, présidente. - Merci pour cette audition très importante et instructive.

La réunion est close à 16 h 15.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.