Mercredi 10 avril 2019

- Présidence de MM. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, et Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -

La réunion est ouverte à 15 h 30.

Impact du Brexit sur l'industrie européenne - Audition de M. Benoît Potier, président-directeur général d'Air Liquide S.A. et ancien président de l'European Round Table

M. Jean Bizet, président. - Au nom du groupe de suivi du Brexit du Sénat, je suis très heureux de vous accueillir. Nous avons eu la chance de vous entendre lorsque vous présidiez la table ronde des industriels européens, l'European round table (ERT). Il s'agit d'un groupe d'industriels créé en 1983, qui rassemble les plus grandes entreprises européennes, dont Air Liquide, que vous présidez depuis plus de dix ans.

Le Brexit représente un choc important pour les industries européennes. Chaque année, 4,2 millions de poids lourds empruntent le tunnel sous la Manche. En 2017, 745 millions de tonnes de marchandises ont transité avec le Royaume-Uni par les ports de la Manche et de la mer du Nord. Des centaines de millions d'euros ont été investis par les industriels européens au Royaume-Uni et de multiples projets d'envergure européenne sont engagés sur le sol britannique.

Selon une étude publiée hier par le Financial Times, le Brexit a amputé la croissance de la zone euro de 0,2 point en 2018. Les importations britanniques sont bien moins dynamiques : les exportateurs tricolores auraient d'ores et déjà subi un manque à gagner de 6 milliards d'euros depuis 2016, selon un économiste d'Euler Hermes.

Notre rencontre intervient au moment où se joue la forme que prendra le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne : le Conseil européen se réunit aujourd'hui pour décider quelle réponse apporter à la demande britannique de reporter encore le Brexit. Le président de la commission des affaires étrangères et moi-même avons adressé hier une lettre au Président de la République, pour l'appeler à défendre la plus grande fermeté dans la réponse que les 27 devront apporter à cette demande de nouveau report.

Il semble que les États membres s'acheminent vers l'octroi d'un long report. Ils veulent à tout prix éviter de prendre eux-mêmes la responsabilité d'un Brexit dur, qu'ils n'ont absolument pas voulu et dont le coût serait évidemment élevé, notamment pour l'industrie. Dès novembre 2016, vous nous indiquiez votre crainte que le Royaume-Uni ne joue la carte de la division. Vous redoutiez particulièrement qu'il n'engage des négociations sectorielles par exemple en matière d'énergie ou d'automobile, susceptibles de fragiliser le front industriel des 27. Il a essayé, mais fort heureusement ses tentatives n'ont pas abouti. En outre, vous vous inquiétiez du dogmatisme que les 27 risquaient d'opposer au pragmatisme britannique dans ces négociations.

Quelques mois plus tard, pouvez-vous nous dire ce qu'il en est? Avez-vous déjà pu observer les effets de court terme du Brexit? Comment se profile la gestion des effets à long terme du Brexit sur les projets engagés en matière d'énergie, de climat, de défense ou de numérique ?

M. Pascal Allizard, président. - Avant tout, je vous prie d'excuser M. Cambon, qui vient de partir auprès des troupes françaises déployées à Gao, au Mali, et qui m'a demandé de le remplacer.

Le Brexit n'a pas eu lieu le 29 mars dernier, mais la situation reste très incertaine. Pour les acteurs économiques, ce scénario est probablement le pire de tous : celui du saut dans l'inconnu. Je vous remercie de venir de nouveau éclairer notre groupe de suivi sur tout ce qu'implique cette situation.

Les industriels britanniques sont très inquiets. Les constructeurs automobiles, notamment, ne cessent de donner l'alerte quant au ralentissement de la production outre-Manche. Cette évolution pourrait avoir des conséquences dramatiques pour l'emploi. Paradoxalement, les régions qui ont le plus voté en faveur du Brexit sont les plus menacées.

Le Premier ministre français se félicitait récemment de la hausse des investissements étrangers en France liés au Brexit : dans notre pays, les investissements britanniques ont augmenté de 33 % l'an dernier. Dans le secteur financier, les chances à saisir sont évidentes. Qu'en est-il dans l'industrie ? C'est aussi l'ancien industriel qui vous pose la question.

En outre, nos industriels sont-ils prêts à faire face aux risques logistiques, à d'éventuelles barrières tarifaires ou non tarifaires ? Qu'en est-il pour Air Liquide, entreprise très implantée au Royaume-Uni ? Pouvez-vous nous donner une idée du coût que le Brexit représente pour elle ? Quelles mesures avez-vous prises ou allez-vous prendre en conséquence ?

Quelle que soit l'issue de cette douloureuse première phase des négociations, il faudra bientôt passer à la seconde phase, portant sur la relation future. Il est temps de voir un peu plus loin que les échéances, incertaines, du Brexit et de penser l'Europe de demain : une Europe qui serait privée d'un de ses poids lourds économiques et industriels. Quel sera l'avenir de nos programmes communs et de la politique industrielle européenne après le retrait britannique ?

M. Benoît Potier, président-directeur général d'Air liquide S.A. et ancien président de l'European round table. - En ce mois d'avril 2019, nous pensions tous que ce sujet serait derrière nous et que nous pourrions passer à l'étape suivante ; or ce n'est pas le cas.

Nous, industriels français, membres notamment de l'ERT, avons été, dans l'ombre, acteurs de diverses discussions. Néanmoins, depuis quelques semaines, voire quelques mois, ce n'est plus le cas : désormais, le jeu est essentiellement politique. Tout ce que nous avons eu à dire a été dit, écouté et apprécié de part et d'autre.

Lors de ma dernière audition, j'ai insisté sur les risques de fragmentation européenne ; heureusement, ils ont été évités. De toute évidence, l'Europe est beaucoup plus forte quand elle est unie. Nous sommes parvenus à négocier dans de bonnes conditions, du moins au titre de l'approche.

L'année dernière, nous avons dépêché plusieurs délégations auprès du gouvernement britannique et auprès de la Commission européenne. L'année dernière encore, je présidais l'ERT, et j'ai dirigé la première des délégations envoyées auprès du ministre David Davis. Puis, mon successeur a pris le relais. Nous nous sommes efforcés d'obtenir, de la part du gouvernement britannique, des éléments factuels quant à l'impact potentiel du Brexit sur les entreprises. Nous avons beaucoup insisté sur les ruptures de chaînes d'approvisionnement et sur leurs conséquences : à moyen et long termes, le Brexit entraînera un véritable bouleversement à cet égard.

Les chaînes d'approvisionnement relient un ensemble de sociétés à travers le monde ; aujourd'hui, en Europe, toute l'économie est organisée ainsi. La rupture avec le Royaume-Uni reviendrait à « désoptimiser » une grande partie de ces chaînes. Le gouvernement britannique n'en était pas pleinement conscient.

La première industrie sur laquelle nous avons insisté est l'industrie automobile : notre délégation comprenait le président-directeur général de BMW, entreprise qui est très fortement impliquée au Royaume-Uni. Dès lors qu'il ne pourra plus exporter et importer des pièces détachées, BMW aura le plus grand mal à produire des automobiles au Royaume-Uni.

La deuxième industrie était la pharmacie : certains médicaments sont produits uniquement au Royaume-Uni, et arrêter leurs chaînes de fabrication risquait de mettre en danger la vie de patients sur le continent.

Troisième élément : l'énergie. Cette industrie est intégrée, même si elle relève de la souveraineté nationale. Les accords et les interconnexions font qu'une partie de l'énergie française est exportée vers le Royaume-Uni, et une partie de l'énergie du Royaume-Uni, vers l'Irlande. Le problème de la frontière irlandaise est donc crucial : un professionnel de l'énergie britannique, membre de l'ERT, a dû s'adresser à son propre gouvernement pour lui en faire prendre conscience. Je crois que nous avons été bien écoutés. Pour autant, le résultat n'a pas été au rendez-vous.

Nous avons eu une deuxième série de réunions à l'automne et en début d'année, avec Mme May elle-même, qui a également souhaité revoir une délégation de l'ERT. Au cours de deux réunions et d'une conférence téléphonique, nous avons redit qu'il était important et urgent de trouver un accord, en mettant de nouveau en évidence les conséquences du Brexit et l'état de préparation des entreprises pour assurer la continuité des opérations. C'était en janvier. Elle nous a écoutés avec beaucoup d'attention.

Nous avons également eu en janvier un colloque franco-britannique, comme tous les deux ans. Ce colloque réunit des politiques et des industriels français et britanniques pendant deux jours pour débattre, ce qui est fort utile. Cette année, nous avons parlé essentiellement du Brexit, un soir avec le Premier ministre, l'autre soir entre nous sous la forme d'un jeu de rôle avec les députés britanniques les plus en pointe sur le sujet. C'était une sorte de répétition générale du Parlement britannique.

Tout le débat a porté sur le timing et le report. Certains députés britanniques voulaient absolument arriver à un report. Les autres demandaient à quoi cela servirait. Nous sommes donc restés dans le flou total sur la probabilité de voir se dégager une solution.

Bien entendu, nous avons rencontré aussi M. Barnier, qui a été tenu parfaitement au courant de ce que nous disions. Bref, le monde industriel a fait le maximum pour informer les deux parties.

Compte tenu de l'incapacité politique intérieure du Royaume-Uni à trouver une solution de sortie, les industriels ont commencé à prendre des positions. Vous avez vu les annonces faites par la finance. Dans l'industrie automobile et dans celle de la technologie, les industriels ont déjà pris des décisions de fermeture d'usines. Honda ferme sa grande usine du sud-ouest de l'Angleterre, ce qui implique 8 000 ou 10 000 suppressions d'emplois. L'industrie automobile est actuellement en crise pour des raisons de long terme. La combinaison de questions de stratégie à long terme et de difficultés extrêmes à court terme aboutit immédiatement à des fermetures d'usines. Un autre industriel européen, membre de l'ERT, nous a dit qu'il avait aussi décidé de fermer ses usines et de rapatrier sa production sur le continent.

M. Jean Bizet, président. - Dans quel secteur ?

M. Benoît Potier. - Dans la fabrication de produits technologiques. On pensait que le 29 mars était une date butoir ; puis le 12 avril ; et voilà qu'on parle à présent d'un report d'un an. Nous sommes obligés de prendre nos décisions à l'aveugle. Dès lors, l'industrie est en train de se réorganiser vers le continent. Et, dans la suite des événements, nous serons plus spectateurs qu'acteurs, puisqu'elle échappe à toute décision rationnelle.

Les impacts du Brexit sur les différents industriels sont extrêmement variés. Air Liquide a une activité très locale, relativement modeste à l'échelle du groupe, car nous sommes entrés en Angleterre très tardivement, après cent ans d'existence. Nous y sommes donc un petit acteur encore, dans la santé. Nous avons une usine qui est en renouvellement et teste des technologies très nouvelles, car le Royaume-Uni nous a semblé être le meilleur pays pour cela. Nous allons probablement poursuivre le test.

Nous nous étions organisés pour constituer quatre mois de stock. Cela représente donc déjà un coût, même s'il est relativement faible. Nous nous attendions en effet à une période de crise à partir de la fin de mars 2019. Cette crise n'aura pas lieu, et nous allons donc épuiser les stocks. Nous avions véritablement anticipé un no deal - comme toutes les entreprises, qui se sont préparées au pire. À ce jour, ce scénario ne s'est pas produit, mais la situation actuelle n'est guère meilleure, puisqu'on ne sait absolument rien.

Il n'y aura pas de sortie dure, au moins dans les semaines qui viennent, et nous allons donc faire face à la continuité. Mais nous n'allons pas nous précipiter pour investir des centaines de millions de livres ou d'euros en Angleterre avant d'y voir un peu plus clair. Nous repousserons ce type de décisions. Nous n'installerons pas de centre de développement d'innovations technologiques à Londres, alors que nous avions envisagé d'aller tester les start-up de l'écosystème britannique, très dynamiques, à Oxford, à Cambridge ou à Londres. Nous resterons sur le continent, où nous sommes en train de bâtir progressivement une stratégie hors Royaume-Uni. Si ce pays reste dans l'Union européenne, il sera assez facile d'aménager notre stratégie. S'il sort, nous aurons pris les bonnes positions.

Nous avions de nombreux flux financiers qui transitaient par le Royaume-Uni. Depuis un an, nous avons commencé à rapatrier un certain nombre d'activités financières depuis Londres vers la place de Paris, celle d'Amsterdam ou celle de Francfort, selon la localisation choisie par les acteurs majeurs dans les domaines concernés.

Finalement, tout cela ne fait que renforcer la nécessité de rebâtir vite une Europe forte, compétitive et innovante. Avec ou sans les Britanniques, nous avons beaucoup de problèmes à résoudre. L'attention stratégique des sociétés qui opèrent sur le continent porte moins sur le Brexit que sur la construction de l'Europe.

Au sein de l'ERT, nous nous sommes demandé quel message adresser, à la veille des élections européennes, aux dirigeants européens et à la nouvelle Commission. Le résultat sera rendu public d'ici une dizaine de jours par le président de l'ERT. D'abord, nous pensons que nous avons fait un mauvais marketing de l'image de l'Europe et de ses réalisations. Avant tout, il faut donc parler positivement de l'Europe et montrer tout ce que nous avons fait : création et maintien de la première zone économique du monde, avec une prospérité et des progrès notables, une démocratie stable, un cadre légal de premier plan et, pour dix-neuf pays de l'Europe, une monnaie de référence. L'Europe a également pris des initiatives sur le climat : industriels et entreprises européennes doivent le dire haut et fort.

Si nous ne faisons rien, nous risquons de voir les opportunités s'atténuer et les menaces grossir.

Le système mondial basé sur l'OMC est battu en brèche, ce qui est inquiétant. La perspective d'un combat qui opposerait la Chine et les États-Unis au détriment de l'Europe est démoralisante. Il est temps de reconstruire une Europe plus forte, compétitive et ouverte. Les entreprises de l'ERT sont prêtes à prendre un certain nombre d'engagements en matière d'investissements. Elles représentent à elles toutes près de 50 milliards d'euros de recherche par an, en Europe. Nous sommes prêts à faire plus, à condition que l'environnement autour de l'innovation soit favorable.

Autre engagement, les entreprises ont le devoir d'élargir leur prisme sur le monde au-delà de l'économique, en créant de la valeur pour la société. Les citoyens européens veulent que les entreprises soient porteuses de sens. En France, le grand débat a été l'occasion de poser le sujet. Les industriels européens sont prêts à promouvoir l'inclusion et la diversité dans leur stratégie, et pas seulement dans le discours.

La transformation digitale est un autre défi d'ampleur. Le temps n'est plus aux paroles, mais aux actes, en traitant tous les sujets, qu'il s'agisse d'éducation, de cyber sécurité ou du développement de pratiques vertueuses. Dès l'apparition des virus et des cyberattaques, nous avons créé un groupe de spécialistes des systèmes d'information, en charge de nous doter d'une puissance de réaction et d'action. Dans le champ de l'éducation, nous sommes prêts à développer des partenariats et à tester des formules nouvelles en matière d'apprentissage. Air Liquide est à la manoeuvre pour étendre le programme Erasmus aux pré-bac. Avec BASF, elle a pris l'initiative d'organiser des échanges d'apprentis et de salariés. D'autres entreprises qui ne sont pas françaises ont rejoint ce programme.

M. Jean Bizet, président. - C'est une approche très nouvelle et particulièrement séduisante.

M. Benoît Potier. - Il faut d'abord identifier les obstacles, tenter de leur apporter des réponses, puis proposer aux États de s'accorder sur des solutions communes qu'ils mettront en oeuvre. L'enjeu n'est pas tant le nombre de stagiaires que nous prenons en charge, mais l'identification de ce qui bloque.

Le commerce et la transition énergétique sont deux autres champs d'engagement fondamentaux. Nous sommes prêts à rendre public l'accord que nous avons passé au niveau de l'ERT sur ces engagements. En contrepartie, nous souhaitons rappeler leurs priorités aux institutions de l'Europe, qu'il s'agisse du marché commun ou de la compétitivité. Nous serons présents dans les discussions qui conduiront aux élections européennes.

M. Jean Bizet, président. - Merci d'avoir défriché des pistes très pertinentes en termes d'éducation et d'engagement sociétal des 57 plus grandes entreprises européennes.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Merci pour votre engagement et votre lucidité quand vous parlez des échecs de l'Union européenne en matière de communication. Merci aussi pour votre volontarisme que nous partageons, puisque nous souhaitons réformer l'Europe pour qu'elle s'adapte aux défis de demain, et en particulier à ceux portés par le Brexit. L'éventuel report d'une année ne manque pas d'inquiéter, en particulier au Royaume-Uni. Une étude du cercle d'Outre-Manche a montré que si 31 % des entreprises ne croyaient pas au no deal, 42 % ne voulaient plus investir au Royaume-Uni. L'incertitude pèse sur quasiment toutes les entreprises. En tant que responsable industriel, sans langue de bois, pensez-vous que ce report est une mauvaise solution ? Ne vaudrait-il pas mieux favoriser une décision beaucoup plus rapide ? Quelles seraient les conséquences de chacun de ces scénarios ? Je m'inquiète aussi des conséquences que notre décision pourrait avoir sur les Britanniques, avec qui nous entretenons des liens économiques très forts, la Grande-Bretagne représentant notre premier excédent commercial. Je ne voudrais pas que la presse britannique se fasse l'écho d'une hostilité française. Nous sommes habitués au French bashing ; ne donnons pas le bâton pour nous faire battre.

M. Ronan Le Gleut. - Votre propos était factuel. Au-delà, quel est le niveau d'inquiétude des entreprises ? Vous dites avoir bénéficié de suffisamment d'opportunités pour porter le message des industriels. On ne peut que s'en réjouir. Qu'en est-il du résultat ? Suffit-il d'avoir été entendu ? Certains éléments me semblent contradictoires. D'un côté, le Brexit a donné lieu à une diminution de 0,2 % du PIB en Europe, de l'autre le Premier ministre se félicite d'une augmentation de 33 % des investissements britanniques en France pour la même année. Pourriez-vous nous préciser la situation ?

M. Benoît Potier. - Soyons honnêtes, un an, cela n'est rien du point de vue d'un industriel. Aucune décision stratégique significative ne pourra porter ses fruits en un an. Une période de cinq ans permet un cycle d'investissement, qu'il s'agisse de la production ou du recrutement. Le report d'un an n'est rien d'autre qu'une mauvaise nouvelle qui prolonge l'incertitude sans apporter aucun élément positif. Le problème est entièrement de politique interne. Il n'y a rien que nous puissions faire pour l'instant, et même si nous avons mesuré les conséquences du Brexit, ces arguments n'ont pas suffisamment pesé au sein du débat interne britannique. Par conséquent, selon moi, un report d'un an ne servira à rien.

Lors d'une conférence téléphonique à laquelle participait l'ERT, ainsi que des représentants d'entreprises allemands, français et espagnols, la Première ministre britannique avait indiqué de manière très diplomatique que la France pouvait avoir une influence décisive dans le Brexit. C'est important et j'avais relayé ce message auprès de l'Élysée.

Les coopérations franco-britanniques qui existent dans le domaine de l'énergie ou de la défense sont très valorisées de part et d'autre de la Manche, de sorte que personne n'imagine qu'on y mette fin. Ce jeu de contradictions fera qu'une fois qu'on aura passé l'étape politique du Brexit, certaines garanties seront déjà assurées. N'oublions pas qu'il y a 18 000 textes de loi à réécrire. Les Britanniques en trouveront au moins 100 d'indispensables et ils continueront d'appliquer les règles de l'Europe, en calquant dessus leurs propres règles.

Tous les industriels, y compris les Britanniques membres de l'ERT, considèrent que le Brexit n'est plus la priorité. Nous prenons beaucoup plus de temps à parler d'Europe. Les Anglais sont très sensibles au Brexit, mais ils envisagent l'Europe dans les débats. La véritable menace est américaine et chinoise. Nous craignons que les Américains soient out of control, incontrôlables, et que la Chine avance ses pions pour sa route de la soie, établissant, dans chaque pays européen, des relais - comme les anciens relais postaux - sur un domaine précis. Nous avons l'exemple de la Grèce et du Portugal, et les décisions de l'Italie au sein de l'Union européenne commencent à s'infléchir... Si le Royaume-Uni devient une tête de pont de la route de la soie chinoise, nous aurons de grandes inquiétudes à avoir sur la stratégie européenne. L'important est de bâtir une stratégie européenne non de protection et de fermeture des frontières, mais une véritable stratégie industrielle - elle n'existe pas actuellement. Cette fragmentation nous tue. Un an, cela ne pèse rien dans tout cela.

Le niveau d'inquiétude des industriels est élevé, mais il est moins lié aux contours du Brexit qu'à la faiblesse de l'Europe dans un contexte de guerre commerciale préoccupante. Voyez les derniers rebondissements autour d'Airbus, après les incidents des Boeing, le conflit d'intérêts potentiel inhérent au processus d'autorisation des nouveaux Boeing et la menace de 11 milliards d'euros de représailles commerciales sur Airbus. Cette séquence, imprévisible et répétitive, nous inquiète.

Au contraire, la stratégie de la Chine est extrêmement lisible : elle passe par l'Europe et son marché pour aller vers l'Afrique et ses ressources naturelles. A titre d'illustration, dans un forum entièrement asiatique au Myanmar, j'ai pu voir comment la Chine faisait passer sa route de la soie par ce pays. La deuxième ville du pays est en cours de construction grâce à des capitaux chinois.

La situation politique nous inquiète davantage que le Brexit.

M. Jean Bizet, président. - Le groupe de suivi du Brexit, constitué de membres issus de la commission des affaires étrangères et de la commission des affaires européennes, a dans son cahier des charges la refondation de l'Union européenne. Il nous tarde de tourner la page du Brexit pour passer à ce sujet. Un sommet de l'Union européenne se tiendra à Sibiu le 9 mai prochain.

Nous sommes impatients de découvrir la note de l'ERT, qui représente les plus grands chefs d'entreprise européens. Derrière votre expression d'« Europe ouverte », envisagez-vous une Europe à plusieurs vitesses ? Quelle que soit l'issue, le Royaume-Uni restera un partenaire. Espérons que nous aurons les rapports les moins ambigus possibles au travers d'accords bilatéraux. Avez-vous réfléchi à ce sujet ?

Notre collègue M. Pascal Allizard a publié un rapport sur les nouvelles routes de la soie avec notre collègue Mme Gisèle Jourda. J'étais hier à Vienne avec le président du Sénat, M. Gérard Larcher. Les Balkans se trouvent à la fois dans la sphère russe et dans la sphère chinoise. Doit-on distribuer les fonds de cohésion en fonction du respect des règles et valeurs européennes, alors que « l'empire du milieu » s'en affranchit ? Ces règles ne sont pas extensibles.

Au travers du Brexit, l'industrie créée au Royaume-Uni, essentiellement aéronautique, automobile, ou pharmaceutique, largement dépendante du tunnel, n'avoue-t-elle pas sa grande fragilité ? Quel sera l'avenir de cette industrie ? Le Royaume-Uni est excellent dans de nombreux domaines, au-delà du secteur financier.

Le multilatéralisme est en crise. Les Américains font tout pour « casser » le dernier bel outil existant, l'organe de règlement des différends, l'ORD, de l'Organisation mondiale du commerce, l'OMC. L'Union européenne et le Japon ont émis des propositions mais les États-Unis sont sourds. Ils ne veulent voir dans les relations économiques que des rapports de force. Comment, dans ce contexte, se situent des entreprises comme Air Liquide ?

M. Benoît Potier. - L'Europe ouverte, c'est la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes, dont nous sommes les grands bénéficiaires. La globalisation a des effets largement positifs. Il n'est pas question de fermer les frontières de l'Europe. Les grandes plateformes économiques du monde doivent échanger avec une règle du jeu commune. Oui à l'ouverture, mais non à la naïveté. Nous ne pouvons être ouverts que si nous sommes assez forts, et si nous savons où nous voulons aller - ce n'est pas le cas actuellement. Peut-être faudra-t-il une Europe à plusieurs vitesses, avec de nouvelles règles de fonctionnement. Les membres de l'ERT sont convaincus par l'Europe. Les industriels ne se mettraient pas en travers du chemin si les États choisissent une Europe à plusieurs vitesses.

Le Royaume-Uni restera un partenaire. Air Liquide est présent dans 85 pays, et nous continuerons à faire des affaires au Royaume-Uni.

Lors du colloque franco-britannique organisé en janvier dernier, les Britanniques se sont exprimés sur les modèles suisse, norvégien et canadien. À l'époque, ils ne souhaitaient pas redéfinir un nouveau modèle britannique. Les industriels sont prêts à des règles internes européennes plus flexibles. Les grands acteurs mondiaux - États-Unis, Chine, Japon - doivent jouer le jeu. L'ERT a cosigné avec le Business Roundtable américain et le Keidanren, la fédération des organisations économiques japonaises, une tribune soutenant les efforts de nos ministres du commerce pour une refondation de l'OMC. Nous croyons à l'ouverture et aux grands principes de l'OMC, et souhaitons sa réorganisation avec des règles, un organe de règlement des différends et une égalité de traitement des entreprises. Certes, il y a eu des dérives et certaines règles doivent être modifiées, mais les industriels européens préfèrent une OMC new-look plutôt que de revenir à du bilatéralisme ou à du plurilatéralisme.

Les pays européens prennent l'argent où il se trouve : dans les fonds de cohésion ou dans le portefeuille chinois. C'est difficile à accepter, mais il s'agit là d'une question plus politique qu'industrielle.

Le Royaume-Uni a de très grandes industries. Si des usines sont amenées à fermer et à être transférées ailleurs, les Britanniques recréeront d'autres choses dans cinq, dix ou quinze ans. Le Royaume-Uni a un niveau d'éducation, une capacité à prendre des initiatives, une imagination, une créativité pleine et entière : il ne faut pas sous-estimer ces atouts. Même si certains pans de l'économie disparaissent, le Royaume-Uni sera, demain, un concurrent redoutable.

M. Jean Bizet, président. - Croyez-vous que le Royaume-Uni fera du dumping ? Le compte rendu du séminaire de Chequers du 6 juillet est inquiétant à cet égard...

M. Benoît Potier. - Quelle est la part de bluff ? Les Britanniques sont d'excellents négociateurs. Ils sont prêts à faire certaines choses mais ils sont conscients qu'il leur faut davantage de temps. Dans certains secteurs, il y aura du dumping pour se repositionner ; les Britanniques chercheront à recréer des secteurs d'excellence. Recréer une technologie pour fabriquer des ailes d'Airbus n'est pas impossible, alors qu'il faut dix à quinze ans pour créer un nouveau moteur.

Sur la concurrence, la Commission européenne a été hermétique aux arguments de Siemens et Alstom. C'est dommage. Selon la commissaire européenne, certaines autorités nationales de la concurrence et certaines collectivités locales se sont opposées au deal - ces dernières car elles n'avaient que deux fournisseurs, et refusaient de n'en avoir qu'un seul. Une telle décision est prise en regardant les parts de marché nationales. C'est une doctrine de fragmentation assumée, ignorant totalement la concurrence future ou actuelle mais extérieure à l'Union.

A contrario, j'ai été très surpris par la fusion autorisée par l'Union européenne et les États-Unis dans l'industrie très concurrentielle qu'est la nôtre. Le numéro 2 et le numéro 3 ont créé un nouveau numéro 1 ; c'est rarissime, et je n'y croyais pas. Ils ont appliqué une doctrine qui définit comme marché pertinent le pays, et non le continent ou le monde entier, et ont pris en compte les parts de marché dans chaque pays. Ainsi, chaque entreprise a désinvesti, alternativement, dans tel ou tel pays. Ils ont recomposé un leader mondial à partir de positions nationales. Voilà une faiblesse européenne, sans parler de créer un champion européen. Il faut prendre en compte un marché au minimum européen, voire mondial. Ce n'est pas faute d'avoir travaillé avec la commissaire, par ailleurs plus ouverte que ses prédécesseurs, mais qui ne veut pas aller plus loin que la mission fixée par les États membres ; elle nous invite à nous rapprocher d'eux pour faire évoluer sa mission.

M. Jean Bizet, président. - Nous n'avons pas une virgule à modifier dans vos propos. Il y a cinq ans, nous avions développé la même analyse quant à la notion de marché pertinent. Le monde a changé depuis le traité de Rome, mais pas la Commission européenne. Mme Margrethe Vestager n'a fait qu'appliquer les règles : or l'on ne peut pas évoluer dans le monde de demain avec les lunettes d'hier. Les chefs d'entreprise doivent être navrés du manque de vision de la Commission. Pour notre part, nous sommes tournés vers la refondation de l'Union européenne.

Merci pour vos propos très clairs : n'hésitez pas à nous faire part, ultérieurement, de vos positions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Questions diverses

M. Jean Bizet, président. - Pour notre prochain déplacement à Londres et à Édimbourg les 9 et 10 mai prochain, je vous propose de désigner, à la proportionnelle des groupes politiques, les six missionnaires suivants : pour le groupe Les Républicains, les deux présidents, M. Christian Cambon et moi-même, et M. Ladislas Poniatowski - rapporteur du projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnance les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne - ; pour le groupe socialiste et républicain, M. Simon Sutour et Mme Gisèle Jourda, et M. Claude Kern pour le groupe de l'Union Centriste.

Il en est ainsi décidé.

La réunion est close à 16 h 40.