Mardi 5 novembre 2019

- Présidence de M. Alain Milon, président -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Audition de M. Jean-François Delfraissy, président, et Mme Karine Lefeuvre, vice-présidente du Comité consultatif national d'éthique (CCNE)

M. Alain Milon, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux sur le projet de loi relatif à la bioéthique avec l'audition de M. Jean-François Delfraissy, président, et de Mme Karine Lefeuvre, vice-présidente du Comité consultatif national d'éthique (CCNE).

J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat et consultable à la demande.

Aux termes de la loi, « tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé doit être précédé d'un débat public sous forme d'états généraux, organisés à l'initiative du CCNE ».

Je vous rappelle que ni le Gouvernement ni l'Assemblée nationale ne souhaitaient, à l'époque, que la loi de bioéthique soit révisable; le Sénat l'a imposé. C'est donc grâce à sa volonté que des états généraux, dont un rapport de synthèse a été publié en juin 2018, se sont tenus au premier semestre de la même année. Cette association des citoyens à la réflexion est la marque du processus de révision de la loi et nous permet d'entamer le processus parlementaire avec cet apport.

Dans un second temps, en septembre 2018, le CCNE a publié l'avis n° 129 qui détaille ses prises de position sur les différents sujets soumis à la consultation adoptées sinon sur un mode consensuel, ce qui, compte tenu des sujets, semble un art difficile, mais selon le principe de l'assentiment majoritaire.

Le Conseil réfute la loi de Gabor, du nom d'un ancien prix Nobel de physique selon lequel tout ce qui est techniquement possible sera fait tôt ou tard. Cette réfutation laisse un espace pour la réflexion éthique qui consiste précisément à définir, au sein de ce que la technique biomédicale permet, ce qui est souhaitable pour le patient et, plus largement, pour une société dotée de règles communes.

En conclusion, le CCNE appelle de ses voeux une loi de « confiance » qui réponde aux défis posés par les questions de bioéthique en perpétuelle évolution et aux enjeux sociétaux qui s'y rattachent. Vous nous direz dans quelle mesure le texte adopté par l'Assemblée nationale répond à ce souhait exprimé d'une loi de confiance.

Je vous laisse la parole pour un propos introductif avant de la passer à nos rapporteurs, puis à ceux de nos collègues qui souhaiteront vous interroger.

M. Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). - Je tiens tout d'abord à vous remercier de cette invitation. Comme vous l'avez souligné, monsieur le président, c'est grâce à la volonté du Sénat que la « démocratie sanitaire » a pu prendre une dimension nettement plus importante que d'habitude.

L'organisation des états généraux était une tâche nouvelle pour le CCNE dont il s'est acquitté pour la première fois en 2018. Dans ma vie professionnelle, j'ai eu à accomplir des missions importantes, notamment dans la lutte contre le sida ou contre le virus Ébola. Toutefois, je peux dire qu'animer la démocratie sanitaire et la discussion autour des sujets de bioéthique, face auxquels il faut faire preuve de beaucoup d'humilité, est la plus difficile tâche que l'on m'ait jamais confiée. Il s'agit d'un choix de société relativement important. Un des thèmes des états généraux de la bioéthique s'intitulait d'ailleurs : « Quel monde voulons-nous pour demain ? » Il s'agit d'un choix difficile qui oscille entre une vision individuelle, et donc très diverse, et une vision plus collective en ce qui concerne non seulement la bioéthique, mais aussi la santé.

Aux États-Unis, par exemple, le choix individuel l'emporte en ce moment ; en Asie, ce sont les choix d'État qui dominent. En Europe, notamment en France, nous avons une culture de la réflexion bioéthique. À l'occasion des états généraux, nous avons retrouvé un socle de valeurs partagées sur lesquelles nous pourrons revenir dans le cours de notre discussion.

La construction collective n'est pas seulement faite d'apports individuels. Quelque chose de plus vaste se construit. On dit des Français qu'ils deviennent de plus en plus égoïstes. Après les états généraux de la bioéthique, je n'en suis pas persuadé. Nous avons tous fait, à un moment de notre vie, des choix individuels. Mais tous, nous sommes aussi capables d'avoir une vision plus collective. Et c'est là qu'est tout l'enjeu, qu'il s'agisse des questions de procréation ou d'accès à certains tests génomiques. Nous sommes dans cette oscillation entre vision individuelle et construction collective. Cette dernière, pour généreuse qu'elle soit, ne doit pas non plus écraser un choix qui touche à l'intime sur un certain nombre de sujets délicats.

Nous avons tenté d'aborder des questions difficiles, sinon conflictuelles, au travers des états généraux, bien sûr, mais aussi de la réflexion que nous avons menée au sein du CCNE et qui se poursuit dans le pays, de manière plus globale, autour de la construction de cette loi. Nous avons dû le faire dans un délai contraint. Toutefois, entre les travaux du CCNE, ceux de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) et ceux des deux commissions spéciales de l'Assemblée nationale et du Sénat, environ 1 200 heures auront été consacrées à la réflexion sur la bioéthique, avant même que le débat parlementaire ne soit engagé - c'est bien.

En France, on a souvent tendance à se tirer une balle dans le pied et à dénigrer notre démocratie. Je me rends régulièrement à l'étranger pour exposer ce que nous faisons. Je peux vous assurer que beaucoup de grands pays regardent avec intérêt ce qui se passe chez nous. Le Japon, par exemple, va probablement organiser des états généraux sur des questions aussi difficiles que la génomique ou la recherche sur l'embryon avec une participation citoyenne.

On pourrait s'interroger sur la place respective du législateur, des experts et des sachants - médecins, scientifiques, philosophes, etc. - et du citoyen de base. Il est difficile de toucher ce dernier sur des sujets aussi complexes. Nous vivons dans une démocratie, c'est donc vous qui allez trancher en votant. Mais le débat qui aura eu lieu avant votre vote se poursuivra encore après. La réflexion sur les sujets de bioéthique ne s'arrêtera pas à ce texte. C'est la raison pour laquelle il est essentiel de faire participer nos concitoyens à cette réflexion.

Nous ne sommes qu'au début de la construction d'une démocratie sanitaire. La discussion sur les enjeux majeurs qui sont devant nous doit pouvoir s'appuyer sur ce triangle que j'évoquais entre parlementaires, experts et citoyens. Il s'agit d'une construction commune. La santé se prête bien à ce type de discussion.

Vous m'avez très gentiment fait parvenir une quarantaine de questions, jeudi soir. J'ai bien compris votre clin d'oeil et j'y répondrai dans les délais proposés, à savoir d'ici au 20 novembre prochain. Toutefois, je peux déjà dire que le CCNE et son président se retrouvent globalement dans cette loi qui est bien de confiance et d'ouverture, comme nous l'avions appelée de nos voeux.

Le texte comporte ainsi des titres et des sous-titres explicatifs qui permettent d'aborder un certain nombre de points importants. Ces derniers ne sont donc pas noyés dans des articles auxquels nos concitoyens - moi le premier - ne comprennent pas grand-chose, faute d'être des spécialistes.

Par ailleurs, alors que la société change profondément, la science n'est pas forcément source de progrès. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle des choix bioéthiques se posent et qu'un équilibre doit être trouvé entre évolution profonde de la société et nouvelles possibilités offertes par la science. Cette loi, qui peut encore être améliorée sur certains points, se situe sur cette ligne de crête.

Avant d'évoquer le sujet de l'accès à l'assistance médicale à la procréation (AMP) aux femmes seules et aux couples de femmes, que nous ne pourrons éviter, je souhaite parler d'abord de la génomique. De nouveaux tests de séquençage du génome à haut débit sont aujourd'hui disponibles. Avec un peu de votre salive, je peux avoir, demain, en milieu d'après-midi, le séquençage de votre génome, pour 300 euros. Dans un an, il ne faudra plus que 50 euros ! La loi des coûts et l'innovation technologique rendent possible une génomique du quotidien.

À l'heure actuelle, la loi interdit l'utilisation des tests génomiques récréatifs ou de recherche des origines. Pourtant, au cours des douze derniers mois, des publicités vantaient ces tests sur BFMTV. C'est la raison pour laquelle le CCNE avait proposé l'utilisation de tests génomiques en population générale. Par crainte d'une certaine forme d'eugénisme, les ministres de la recherche et de la santé ont préféré les interdire, tout en fermant les yeux sur ce qui se passe réellement. Le CCNE avait préconisé de rester dans un modèle à la française, soit un modèle permettant aux personnes qui l'auraient souhaité d'avoir accès à un conseil génétique. On le sait, dans la majorité des cas, les personnes intéressées auraient renoncé à leur projet de test. Cette solution a l'avantage de dépister un certain nombre de mutations concernant des pathologies parfois létales. Par ailleurs, elle permet de repérer des mutations non classiques, la personne concernée bénéficiant ainsi d'une surveillance particulière, sans avoir à attendre un événement clinique.

Le CCNE continue de préconiser un dépistage préconceptionnel pour la population qui le souhaite, dans un contexte médicalisé et de conseil génétique. En effet, une interdiction pure et simple de ces tests risque d'entraîner une utilisation « à la sauvage », par le biais d'Internet.

Par ailleurs, la loi, dans sa forme actuelle, clarifie la différence entre recherche sur embryons et recherche sur cellules souches. La recherche sur embryon est un sujet difficile. Moi-même, il m'a fallu du temps pour comprendre en quoi elle ne pouvait avoir d'alternative.

Les taux de réussite en matière de fécondation in vitro (FIV) sont relativement faibles. Ainsi, sur les embryons implantables, seulement 16 % ou 17 % d'entre eux vont finalement « prendre ». Un tel taux d'échec, considérable, n'aurait jamais été admis dans le cadre d'une autorisation de mise sur le marché d'un médicament ou d'un vaccin. Nous avons donc besoin de comprendre ce qui se passe durant les tout premiers jours de l'embryon qui se trouve en contact avec son milieu naturel.

Quant aux cellules souches, elles sont soit d'origine embryonnaire, soit d'origine adulte (les IPS). On a longtemps cru que les cellules souches d'origine adulte avaient les mêmes qualités de plasticité et de durée de vie que les cellules souches embryonnaires, ce qui n'est pas tout à fait le cas. Somme toute, l'important, ce n'est pas d'où viennent les cellules souches, mais ce que l'on va en faire. C'est la communauté scientifique elle-même qui réclame une régulation sur ce point.

Les cellules souches permettent d'aboutir à deux choses. Premièrement, elles peuvent devenir un cartilage d'épaule ou de hanche, et elles représentent la médecine du futur, qui doit se développer. Deuxièmement, elles peuvent se différencier en spermatozoïdes ou en ovocytes, avec lesquels on pourra créer des embryons nouveaux, sans acte sexuel. C'est le domaine de la crête, de la ligne rouge qu'il ne faut pas franchir. La loi installe un phénomène de régulation, qui était nécessaire et n'existait pas jusqu'à maintenant.

J'en viens au diagnostic préimplantatoire : parmi les embryons créés par FIV pourrait-on mieux cerner ceux qui seront viables ? Il existe des tests génétiques permettant de repérer les modifications chromosomiques. Même s'il ne s'agit pas de tests définitifs, ils permettent toutefois de disposer d'une base solide de différentiation, en cas d'anomalies importantes au niveau chromosomique. Au demeurant, nous faisons déjà ce type de choix dans le cadre du diagnostic de la trisomie 21. Pourtant, la loi ne va pas jusqu'à les autoriser, considérant qu'il y a là quelque chose de très sensible. Quant à la communauté médicale, elle souhaite mettre en oeuvre ces tests, car, dans ce domaine, la souffrance est immense. Le CCNE regrette que ce point n'ait pas été plus approfondi. Mais vous avez encore la possibilité d'écouter ce que disent les spécialistes de médecine foetale. Pour eux, ce sujet constitue un vrai point d'interrogation. Ne les accusons pas de vouloir construire l'eugénisme !

Dans le cadre des états généraux, deux sujets nouveaux ont été mis sur la table : « Intelligence artificielle et santé » et « Santé et environnement ». Ce dernier n'a pas aussi bien fonctionné que le premier. Il n'apparaît pas dans la loi, sauf dans les préconisations concernant le périmètre du CCNE.

S'agissant du groupe de travail « Intelligence artificielle et santé », il aurait été « inéthique » de ne pas se pencher sur les nouveaux outils de l'innovation technologique. Il s'agit de ne pas laisser passer certaines chances, tout en conservant un modèle dans un domaine où la France a encore un rôle majeur à jouer, en raison, notamment, de l'importance des bases de données de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM). Comment faire pour que l'homme garde la main ? Toute la question tourne autour de la notion de consentement.

Enfin, la loi n'aborde absolument pas le sujet des coûts de l'accès à l'innovation, qui soulève des questions éthiques. Pour ma part, je n'ai jamais autant ressenti la présence du business dans le domaine de la santé. Je pense non seulement aux cliniques gérées par des fonds d'investissement, mais aussi au coût des médicaments. Ainsi, pour traiter certains cancers, il existe aujourd'hui des traitements dont le coût s'élève à plus de 500 000 euros par patient et par an.

Quelle relation avec une loi de bioéthique ? À la fois aucune et beaucoup ! Soit on laisse s'installer une période de non-choix et on privilégie l'innovation  - c'est ce que l'on a toujours fait en France, et c'est ce que j'ai toujours préconisé de faire -, soit on procède à des choix. Car si l'on finance l'accès à ces nouveaux traitements, on ne financera pas du personnel aux urgences ou dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Ce choix éthique ne peut pas être du seul ressort des médecins ou des politiques. Il doit être fait par les citoyens. Cette question n'est absolument pas abordée dans la loi.

M. Olivier Henno, rapporteur. - J'ai apprécié votre propos sur la notion d'équilibre et vos précisions sur le génome. Nous avons le sentiment que nous n'avons pas encore arbitré entre, d'une part, l'amélioration et la prolongation de la vie et, d'autre part, la crainte de bouleverser la vie et la peur du vide. Il faut aborder ce sujet de manière plus frontale.

Sur l'innovation, le débat est absolument fondamental. Nous n'avons pas décidé s'il fallait trancher dans le tout-remboursement, même si certains médicaments sont déremboursés. Nous continuons à croire qu'on peut tout financer. Sans aller jusqu'au modèle anglais, il faut avoir le courage de dire que ce qui relève du banal ne sera plus remboursé pour que la France puisse rester au top en matière d'innovation et éviter tout risque de décrochage.

M. Jean-François Delfraissy. - Il existe plusieurs définitions de la bioéthique. En tant que médecin, la mienne est simple : c'est l'équilibre à trouver entre les avancées scientifiques et les modifications de la société. Pour éviter d'être dans un monde virtuel, il faut tenir compte de la capacité de la société à réclamer et à utiliser les avancées scientifiques, qui ne sont pas toujours source de progrès. Cette loi de bioéthique est la première à sortir du domaine des sachants, en abordant ces questions complexes avec une approche plus sociétale. Mais cela n'est pas suffisant, et le CCNE poursuivra dès 2020 un débat continu et approfondi sur ces sujets, sans attendre la prochaine loi.

Nous menons actuellement une réflexion sur l'accès à l'innovation. Dans le modèle américain, il faut vendre sa maison pour payer les 500 000 euros du coût de l'immunothérapie après un cancer... Ce modèle individuel est inacceptable en France. Mais à force de faire des non-choix, nous allons devoir en arriver à des choix drastiques.

Il faut mettre un frein à l'industrie pharmaceutique. Même si celle-ci est importante et nécessaire, son budget atteint aujourd'hui un niveau inacceptable, notamment d'un point de vue éthique.

Le CCNE rendra un avis sur l'accès à l'innovation thérapeutique au printemps 2020.

Mme Corinne Imbert, rapporteure. - Merci pour votre présentation, qui était très claire. Dans son avis, le CCNE explique que le possible n'est pas toujours souhaitable. Puisque vous nous avez dit que vous vous retrouviez dans ce projet de loi, j'en déduis qu'il n'y a rien qui ne soit pas souhaitable dans ce texte.

S'agissant de la recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires, le CCNE souhaite, dans son avis, que « le nouvel encadrement législatif afférent à la recherche sur l'embryon soit précisé, clarifié sur les points suivants : la création d'un d'embryon transgénique, la création d'embryons chimériques et la limite temporelle au temps de culture sur l'embryon ».

Je vous remercie de ne pas avoir commencé votre propos par la question de l'assistance médicale à procréation, qui n'est pas le seul sujet du texte. Les questions relatives à l'embryon et aux cellules souches sont passionnantes : le CCNE est-il satisfait du texte eu égard aux propositions qu'il a formulées sur ces sujets ?

Ma seconde question, qui peut paraître anecdotique, concerne la gouvernance de la bioéthique. Êtes-vous favorable à l'extension du champ de compétences du CCNE ?

M. Jean-François Delfraissy. - En ce qui concerne la recherche sur l'embryon, nous avons essayé, après la synthèse des états généraux, d'être aussi neutres que possible. Nous avons eu un débat avant de donner notre avis, lequel peut servir de table d'orientation pour les décideurs politiques sur un certain nombre de grands sujets. Une large majorité du CCNE a soutenu la production de l'avis n° 129, mais certains membres y étaient opposés en soutenant que nous dépassions notre rôle d'observateurs.

Le CCNE a été profondément changé par les états généraux. Constitué d'un tiers de médecins et de chercheurs, mais aussi de philosophes, d'économistes et de grands juristes, il représente un monde d'intellectuels, parisiens dans leur majorité, composé à parité d'hommes et de femmes. En tant qu'élus, vous côtoyez vos concitoyens chaque week-end, mais tel n'est pas le cas des membres du CCNE. Les états généraux leur ont fait le plus grand bien, en leur permettant de prendre connaissance de la vision qu'avait la société, ce qui nous a fait évoluer sur certains sujets. Sur cette base, nous avons émis un certain nombre de recommandations.

S'agissant des embryons, l'idée est de ne pas faire d'embryons à visée de recherche. C'est ce que prévoit la loi et c'est ce que nous avions également recommandé, dans le respect de la convention d'Oviedo. Mais un certain nombre d'embryons surnuméraires peuvent, en l'absence de tout projet parental, être utilisés. Cette situation soulève une série de questions scientifiques, notamment sur les conséquences d'une modification du génome à J 8.

Nous avons évoqué un allongement du délai de J 8 à J 10 ou J 12, pour nous aligner sur la communauté internationale. Pourquoi les scientifiques formulent-ils cette demande ? Parce que les embryons ne deviennent surnuméraires qu'à partir de J 4 ou J 5 : il existe donc une période « grise », entre J 0 et J 5, pendant laquelle aucune étude ne peut être menée. Je suis plutôt favorable à un prolongement de la date d'utilisation, en précisant qu'il ne s'agit pas d'embryons de recherche, mais d'embryons surnuméraires sur lesquels on fait de la recherche.

Sur le périmètre du CCNE, je veux soulever deux points.

D'abord, le mécanisme de nomination des membres du CCNE, qui était jusqu'à présent défini dans la loi, relèverait désormais d'un décret en Conseil d'État : ce mécanisme permettra de procéder plus facilement à des modifications. J'ai demandé leur avis à des conseillers d'État, lesquels estimaient qu'il s'agissait plutôt d'une mesure de simplification bienvenue.

Ensuite, sur l'extension du périmètre du CCNE au numérique, d'une part, et à l'environnement et à la santé, d'autre part, je vous donne rendez-vous dans deux ans ! Il s'agit d'une question démocratique importante. Après la première FIV, le CCNE a été conçu par François Mitterrand et ses conseillers, qui ont compris que la biologie-santé serait l'un des enjeux majeurs du début du XXIe siècle. Mais il en existe d'autres : l'intelligence artificielle, le numérique... Lors du dernier renouvellement, nous avons fait entrer au sein du CCNE trois membres issus du milieu du numérique.

Si l'on met en place un comité d'éthique du numérique, qui ne s'intéresserait pas seulement aux questions du numérique et de la santé, mais aussi, par exemple, à la voiture autonome et à la reconnaissance faciale, doit-il faire partie du CCNE ou être une entité à part entière ?

Il a été décidé de créer un comité pilote du numérique, sous l'égide du CCNE : il devrait permettre de diffuser un certain nombre de savoir-faire, comme la multidisciplinarité, le partage des valeurs et la construction commune, auprès des intervenants du monde du numérique, mais aussi de nous ouvrir à des idées nouvelles. La recherche dans le numérique se fait pour moitié dans des start-up : nous avons besoin de jeunes dans ce comité ! Leur vision est très différente de celle du CCNE.

J'ai reçu une lettre de mission du Premier ministre fin juillet pour mettre en place ce comité pilote, qui couvrira l'ensemble des questions du numérique et pas seulement celles qui sont relatives à la santé. La première réunion se tiendra le 4 décembre prochain sous l'égide du CCNE : ce comité n'est pas une nouvelle entité administrative. Nous nous donnons un délai de deux ans - c'est la raison pour laquelle je vous ai donné ce rendez-vous - pour réfléchir à la suite. Soit on en fait une entité autonome - on peut imaginer faire la même démarche pour l'environnement -, ce qui conduit à multiplier le nombre d'organismes ; soit on garde le CCNE, en mettant en place des piliers - sciences de la vie, numérique, environnement - et en organisant des réunions communes, mais il faut alors veiller à ne pas créer un « machin ».

Nous ne voulons pas être une agence : nous souhaitons garder notre autonomie par rapport aux élus et au Gouvernement.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Pour élaborer une bonne loi bioéthique, il faut suivre l'évolution des biotechnologies, d'un côté, et confronter cette évolution à nos valeurs éthiques fondamentales, mais aussi à ce que sont les nouvelles demandes de la société, les valeurs « montantes » que celle-ci exprime, de l'autre. Quelles sont, selon vous, ces valeurs nouvelles ?

On observe parfois un décalage entre l'avis du CCNE et la version du projet de loi adopté par l'Assemblée nationale, notamment sur les questions de médecine génomique. Vous venez d'ailleurs vous-même d'indiquer que vous ne vous y retrouviez pas tout à fait sur le diagnostic préimplantatoire. Comment expliquez-vous un tel décalage ?

Ma dernière question est beaucoup plus précise : dans le projet de loi, les modalités d'application de l'une des dispositions relatives aux greffes d'organes sont renvoyées à un décret en Conseil d'État. Cela vous paraît-il une bonne chose que le Conseil d'État soit juge en la matière ?

M. Jean-François Delfraissy. - S'agissant des valeurs, on peut tirer trois enseignements des états généraux de la bioéthique.

Le premier est qu'il existe incontestablement un certain nombre de valeurs de bioéthique, dites « à la française », qui sont partagées. Je pense notamment à l'attention portée aux plus faibles, à la gratuité du don et à la nécessaire bienveillance.

Une fois de plus, les états généraux de la bioéthique ne sont pas un sondage et ne reflètent pas ce que pense la population française. Néanmoins, certains débats en région, notamment ceux qui se sont déroulés en présence de jeunes étudiants, ont révélé l'existence d'un déséquilibre entre des aspirations individuelles, qui s'accroissent fortement en France, et une vision collective. Pour autant, je précise que ces deux visions, l'une individuelle et anglo-saxonne, l'autre plus collective, ne sont pas incompatibles.

Le deuxième enseignement, c'est l'interrogation d'une partie de la société vis-à-vis des médecins et des scientifiques, une forme de remise en cause des sachants. J'alerte moi-même régulièrement les experts à propos de la fragilité actuelle de la confiance dont témoignent les Français à l'égard de la communauté scientifique dans le domaine biomédical, le risque étant d'entrer dans un modèle à l'anglo-saxonne.

Le troisième enseignement, assez inattendu et qui est ressorti de manière très forte, c'est l'importance que prend la question de la place du citoyen dans le système de soins et celle de la gouvernance du futur système, dans un monde où tout s'accélère à la vitesse grand V.

Mme Karine Lefeuvre, vice-présidente du Comité consultatif national d'éthique. - La question des valeurs est absolument indispensable et anime tous les débats du CCNE.

Les notions de consentement et d'information ont représenté un fil rouge lors des états généraux, alors même que celles-ci ne sont pas du tout nouvelles et que la loi en fait déjà des droits fondamentaux.

Ayant très attentivement relu le texte de l'Assemblée nationale, je note que ces questions ont été traitées avec beaucoup de prudence. On recherche le consentement, qui peut être refusé ou révoqué ; on prévoit un délai de réflexion, voire plusieurs. Quant à l'information, elle doit être claire, loyale et détaillée. Tous ces termes visent à encadrer le plus possible les démarches biomédicales et à accompagner le plus possible les patients. De mon point de vue, cette démarche est très positive. Ainsi, le projet de loi donne toute son effectivité au principe de « consentement éclairé », déjà tant employé en droit.

Deuxième point positif, le thème de l'opinion citoyenne ne cesse de prendre de l'ampleur. Nous sommes nous-mêmes en train de réfléchir sur la place que peut prendre l'expression citoyenne, et pas uniquement les représentants des usagers, dans la réflexion et l'élaboration des avis du CCNE. J'observe que le texte en cours d'examen confie au Comité l'organisation de débats publics annuels sur la bioéthique. Dans cette perspective, nous avons déjà commencé à travailler sur la mise en place d'un maillage territorial beaucoup plus serré, avec le soutien des espaces de réflexion éthique régionaux, mais aussi d'autres instances. Tout cela devrait contribuer à nourrir une culture de la réflexion éthique en France.

Le défi que nous avons à relever consiste à mieux associer l'ensemble des citoyens à ces questions, en particulier les plus jeunes, ce qui permettra de construire une véritable culture de l'éthique.

M. Jean-François Delfraissy. - Pour répondre à votre question sur la génomique, monsieur Jomier, je reprendrai à mon compte les arguments formulés par la ministre de la santé, à savoir que nous assistons à la mise en place d'une démarche commerciale avec des tests proposés qui ne sont pas totalement fiables. Aujourd'hui, on fait dire à la génétique des choses qu'elle ne peut pas dire. Je suis d'accord avec la ministre lorsqu'elle affirme que notre avenir n'est pas dicté par nos gènes. Je partage en outre son interrogation : n'est-on pas au début d'une certaine forme d'eugénisme ?

Je comprends tout à fait que le législateur ait la main qui tremble sur ces sujets. Toutefois, je vous mets en garde sur un point : en interdisant sans être capable d'interdire, ne laisse-t-on pas la voie libre à une forme sauvage d'utilisation des tests génétiques ? On sait très bien que le prix de ces tests va baisser et qu'il sera bientôt possible d'en offrir à des occasions aussi diverses que Noël ou Halloween, sans pour autant que les usagers puissent bénéficier du conseil génétique « à la française ». Je regrette profondément cette prudence. Le CCNE, pour sa part, est plutôt favorable à une ouverture prudente, encadrée, médicalisée, à la française.

S'agissant des greffes d'organes, je ne répondrai pas à votre question sur le rôle du Conseil d'État. Nous regrettons seulement que le sujet n'ait pas été mis davantage en avant, alors même que l'on observe une baisse du don d'organes en France. Pour faire écho aux demandes des associations, nous souhaiterions que la loi instaure un véritable statut du donneur vivant, ce qui permettrait de faciliter les choses et d'accroître le nombre de donneurs.

Mme Muriel Jourda, rapporteur. - J'ai deux questions à poser à Mme Lefeuvre. Tout d'abord, en quoi l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes ou aux femmes seules est-elle un sujet de bioéthique ? Ensuite, l'ouverture de l'AMP doit-elle systématiquement engendrer la suppression de toute référence à une pathologie, notamment aux maladies transmissibles et à l'infertilité, dans le texte ?

Mme Karine Lefeuvre. - Pour répondre à votre première question, l'ouverture de l'AMP est un sujet de bioéthique, tout simplement parce que ces femmes ou ces couples de femmes demandent à avoir accès au même processus que les couples hétérosexuels. Très concrètement, ce texte défend une vision beaucoup plus large, qui est celle d'une AMP sociale.

Faire référence aux textes antérieurs ajouterait de la confusion. Le texte dans sa version actuelle permet de respecter le principe de non-discrimination et d'égal accès de tous les citoyens à cette procédure, qu'il s'agisse d'un couple homme-femme, d'un couple de femmes ou d'une femme seule.

Proposer une telle ouverture n'empêche pas d'encadrer la démarche, ce que fait d'ailleurs très précisément le texte dans sa version actuelle : il y est ainsi fait référence à la recherche du consentement, au fait notamment que la mise en oeuvre d'une AMP nécessitant un tiers donneur devra donner lieu à un consentement préalable devant notaire.

Lors de notre l'audition à l'Assemblée nationale, j'ai déjà indiqué que le texte faisait à chaque fois référence soit aux couples de femmes soit à « toute femme non mariée », ce qui renvoie à la présomption de paternité dans le cadre du mariage. Il me semble que l'on devrait assumer jusqu'au bout cette distinction en ouvrant la PMA soit à un couple, soit à une femme seule non mariée. Ce serait beaucoup plus clair ainsi.

Mme Catherine Deroche. - Vous avez évoqué, s'agissant de l'innovation, son coût et sa soutenabilité pour l'Assurance maladie. Nous avons travaillé sur le sujet, notamment sur l'accès à l'innovation pour l'ensemble des territoires. Je ne crois pas qu'il faille opposer l'innovation aux autres dépenses sanitaires, à l'instar du budget consacré à l'hôpital ou du remboursement des traitements plus classiques par exemple. Certes, des choix s'imposent, mais il convient de favoriser le développement de l'innovation et son accessibilité, notamment en termes de coût.

M. Jean-François Delfraissy. - L'innovation constitue un sujet de débat depuis deux ans environ, mais elle n'apparaît pas dans le projet de loi. J'ai travaillé à de nombreuses reprises avec l'industrie pharmaceutique sur le sida et diverses maladies infectieuses : il ne s'agit nullement de la condamner, mais d'interroger la viabilité de son modèle au regard des calculs réalisés par plusieurs experts. Il faut désormais compter plus de 500 000 euros pour certains traitements anticancéreux comme les checkpoint blockers - peut-être davantage pour les bithérapies - auxquels un tiers des patients répondent favorablement. Le coût du médicament devient un sujet majeur, tandis que les dividendes versés aux actionnaires des grands laboratoires pharmaceutiques apparaissent, rapportés au chiffre d'affaires, supérieurs à ceux qui sont versés par l'industrie du luxe. Le secteur est devenu financier - il ne crée plus, mais rachète des start-up - et il n'est pas illégitime de questionner son modèle s'agissant de l'accès à l'innovation, car l'argent que nous y consacrons ne bénéficie pas à d'autres politiques. À mon sens, le temps humain d'une aide-soignante dans un service des urgences ou dans un Ehpad n'est pas moins précieux pour nos concitoyens les plus fragiles.

M. Michel Amiel. - N'aurait-il pas été opportun de séparer la PMA du reste du projet de loi afin que le sujet ne confisque pas le débat ? Je ne lis pas de proposition en ce sens dans votre avis no 129. Vous n'avez, par ailleurs, pas évoqué le sujet des neurosciences et ses corollaires : la neuro-éthique et la neuro-loi.

M. Jean-François Delfraissy. - Fallait-il externaliser le débat sur la PMA ? Je vous rappelle que le CCNE n'est responsable que de l'organisation des états généraux de la bioéthique, pas de la définition du périmètre du projet de loi. Les états généraux ont abordé le sujet de la PMA, comme celui de la fin de vie, qui n'est pas traité par le texte, mais représente un débat de société majeur.

Le CCNE n'a effectivement pas pris position sur l'intégration de la PMA au projet de loi, mais son avis no 129 traite des nouvelles techniques de procréation. Il ne semble pas illogique que le Gouvernement ait choisi d'intégrer la PMA au texte ; l'inverse se serait d'ailleurs avéré délicat. En raison des évolutions technologiques - utérus et gamètes artificiels, différenciation des cellules souches par exemple -, il s'agit plus que des faits sociétaux ; nous nous trouvons à l'aube de questions bouleversantes sur la procréation.

Je vous remercie de votre question sur les neurosciences. Je ne suis pas neuroscientifique moi-même, mais le CCNE compte trois experts de haut niveau. Le plafond de verre de la connaissance est sur le point d'être brisé, notamment dans les domaines de la psychiatrie et de la génomique, grâce au big data. Le CCNE a peiné à établir des propositions constructives dans le cadre du présent texte - l'Agence de la biomédecine n'y a elle-même pas consacré plus de cinq lignes -, mais le sujet va devenir central dans les prochaines années.

Mme Élisabeth Doineau. - Le CCNE publie des rapports de synthèse à la portée de tous, y compris sur des sujets scientifiques complexes, et je salue son travail de vulgarisation.

Lors des débats sur la loi du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé, nous avons évoqué le sujet des données de santé dont d'aucuns s'inquiètent de l'usage. Comment ces données, qui peuvent conduire à des avancées réelles, seront-elles utilisées ? Quels remparts seront érigés contre d'éventuels abus, notamment dans le domaine de la santé mentale ?

S'agissant des liens entre la santé, tout particulièrement la fertilité, et l'environnement, nous avons entendu, dans le cadre de la préparation de la loi précitée, le professeur Jean-Marc Ayoubi, chef de service de gynécologie-obstétrique à l'hôpital Foch, professeur à la faculté de médecine de l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et membre de l'Institut santé. Nous sommes aux prémices de l'utilisation des données de santé, mais il faudrait aller plus loin compte tenu des implications avec la PMA.

M. Jean-François Delfraissy. - Le sujet du big data en santé apparaît majeur. Après les états généraux de la bioéthique, le CCNE a lancé une réflexion sur le sujet avec des personnalités extérieures, en particulier de la haute administration, et a publié un avis. La France affiche une position originale, étant l'un des rares pays à disposer, avec la CNAM, d'une prodigieuse base de données. Le Danemark ou la Hollande, plus avancés en matière de big data, ne possèdent pas, en l'absence de masse critique, une telle base.

L'utilisation des données de santé inquiète, mais elle peut s'avérer utile. Ainsi des chercheurs de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ont-ils montré que l'étude des données de la CNAM aurait pu permettre de donner l'alerte sur le Mediator cinq ans avant. Le big data comprend cependant des limites, notamment parce que 18 % de la population française ne dispose pas d'un accès aisé à Internet. À titre d'illustration, la prise de rendez-vous en ligne dans les hôpitaux parisiens, pour pratique qu'elle semble, prive certaines personnes âgées, isolées ou handicapées d'une réservation facile d'un créneau de consultation. Le CCNE est engagé sur le sujet et a plaidé pour que le texte le traite.

Je partage votre perception des liens entre fertilité et environnement. Vous entendrez, lors des auditions, des pontes de la gynécologie aborder le sujet. L'environnement porte effectivement en partie la responsabilité de la réduction de la fécondité et l'enjeu apparaît crucial. Les trois groupes de travail établis par le CCNE concernent d'ailleurs respectivement les liens entre l'environnement et la santé, les nouvelles techniques de procréation et les neurosciences. Nous souhaitons également intégrer des experts de l'environnement à nos travaux, mais n'avons guère rencontré de succès dans notre entreprise lors des états généraux de la bioéthique : les secteurs de la santé et de l'environnement se connaissent mal et travaillent encore peu ensemble.

Mme Michelle Meunier. - Je vous suis reconnaissante d'avoir abordé le projet de loi sans focaliser votre propos sur la seule PMA.

Nos débats, comme l'évolution accélérée de la société, plaident pour une révision plus fréquente, quinquennale par exemple, de la législation relative à la bioéthique, voire pour un rendez-vous annuel entre le CCNE et le Parlement, au-delà des seules auditions proposées par la commission des affaires sociales.

Comme ma collègue Élisabeth Doineau, je m'interroge sur les règles régissant l'utilisation des données de santé.

Mme Karine Lefeuvre. - Le projet de loi rend obligatoires le consentement et l'information des assurés avant toute utilisation de leurs données de santé. Il me semble toutefois que l'article 11 mériterait de préciser davantage, compte tenu du risque d'abus, la nature de l'information fournie.

M. Jean-François Delfraissy. - La bioéthique est-elle une matière figée ? Elle s'appuie sur un socle de valeurs, mais son contenu peut évoluer, comme le montre le nombre de nouveaux sujets abordés par le texte - big data, séquençage génomique, imagerie médicale notamment. L'évolution des techniques interroge logiquement le corpus de la bioéthique. Le CCNE est favorable à une révision quinquennale de la loi, comme le projet de loi le prévoit.

D'aucuns souhaitent élargir le périmètre du CCNE : nous n'y sommes pas opposés, mais il conviendrait alors de nous allouer des moyens supplémentaires. Nos collègues anglais, canadiens et allemands disposent, à titre d'exemple, d'un budget de deux tiers supérieur au nôtre.

M. Alain Milon, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 45.

Jeudi 7 novembre 2019

- Présidence de Mme Élisabeth Doineau, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Audition de représentants de courants de pensée

Mme Élisabeth Doineau, présidente. - Nous poursuivons nos travaux sur le projet de loi relatif à la bioéthique avec l'audition de représentants des courants de pensée. Je vous prie de bien vouloir excuser l'absence de M. Alain Milon, qui préside notre commission. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site Internet du Sénat et consultable à la demande.

Nous recevons, dans l'ordre des réponses reçues à notre invitation, pour la Grande Loge féminine de France, Mmes Marie-Thérèse Besson, présidente de la Commission nationale « éthique-bioéthique », et Joëlle Mounier, membre de cette même commission ; pour la Grande Loge mixte de France, M. Édouard Habrant, Grand Maître, et Mme Christiane Vienne, Grand Maître adjoint aux affaires extérieures ; pour la Grande Loge de France, M. Alain-Noël Dubart, ancien Grand Maître, et M. Jean-Jacques Zambrowski, ancien Grand Chancelier ; et pour le Grand Orient de France, M. Pascal Neveu, président de la commission de santé publique et de bioéthique, et M. Thierry Lagrange, conseiller de l'ordre.

Mme Marie-Thérèse Besson, présidente de la Commission nationale « éthique-bioéthique » de la Grande Loge féminine de France. - Il était important que notre obédience, la Grande Loge féminine de France, strictement féminine donc directement concernée, puisse s'exprimer sur l'ensemble des sujets qui concernent la bioéthique. Notre qualité de franc-maçonne et le travail que nous effectuons dans nos loges nous conduisent à faire preuve de discernement, ce qui est indissociable, pour nous, des notions de justice et d'équité. Les quelque 14 000 femmes de la Grande Loge féminine de France sont représentées dans trois commissions : la commission d'éthique, la commission des droits des femmes et la commission de la laïcité. Elles ne pratiquent pas la pensée unique. Pourtant, nous nous retrouvons toutes sur les valeurs issues du siècle des Lumières, à savoir la liberté, la fraternité, l'égalité, la dignité absolue de tous les êtres humains, et l'usage de la raison, sur laquelle s'est fondée l'autonomie de la conscience.

Nous sommes satisfaites des progrès de cette loi dans son ensemble, malgré quelques réserves et quelques interrogations.

Nous sommes bien entendu favorables à l'ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes. Nous souhaitons toutefois attirer votre attention sur le fait qu'il faudra être extrêmement vigilant et apporter une aide soutenue et réelle aux femmes seules, dont la précarité psychique et financière a été très bien documentée, en particulier chez les veuves et les femmes divorcées.

La conservation des gamètes est un réel progrès pour la liberté et l'égalité entre les hommes et les femmes. Jusque-là, on ne pouvait conserver que le sperme, dans le cadre de la convenance personnelle avec un projet parental, la congélation ovocytaire n'étant pas possible sauf pour raisons médicales. Or, pour les femmes, la fertilité naturelle baisse dès 35 ans. Et l'âge de la procréation, eu égard à l'engagement professionnel des femmes, a reculé. Il apparaît toutefois que seules les structures publiques pourront procéder, après autorisation, au prélèvement, au recueil et à la conservation des gamètes. Pourquoi ? Cela risque d'allonger encore les délais, qui sont déjà souvent de l'ordre d'une année, voire davantage. Et si les couples vont en Espagne, c'est à cause des délais. N'allons-nous pas organiser la pénurie, en rendant encore plus difficile l'accès au sperme ? Peut-on faire une loi qui serait, dans certains domaines, peut-être inapplicable ? Où est la solidarité, la justice pour tous, dans la prise en charge ? Il suffirait d'encadrer les pratiques, en limitant par exemple le nombre de tentatives remboursées par la sécurité sociale. Il faudrait élargir le diagnostic préimplantatoire à toutes les femmes de plus de 38 ans, en raison des risques causés par les anomalies génétiques liées à l'âge, avec des embryons de moins bonne qualité.

Concernant la filiation pour les couples de femmes, est-il vraiment nécessaire d'indiquer la reconnaissance conjointe dans l'acte de naissance ? Ne risque-t-on pas de créer une stigmatisation de certains enfants ? Interdire à l'enfant, en ce cas précis, de pouvoir établir un jour un lien avec son géniteur, n'est-ce pas le spolier du légitime désir de vouloir se replacer dans une filière que l'on pourrait qualifier de naturelle ? Naître, c'est aussi être mis en face d'une liberté d'être et d'advenir, qui pourrait disparaître pour certains. La loi va modifier complètement la définition de la famille. Il nous semble donc important que le législateur soit attentif aux conséquences des lois sur la filiation et à l'égalité de traitement des femmes et des enfants.

Concernant le don d'organes, à propos du don croisé à quatre paires, nous ne pouvons qu'apprécier cette fraternité au-delà de la famille, véritable valeur maçonnique de solidarité, qui augmentera bien évidemment les chances de réussite des greffes. Mais nous nous interrogeons sur la notion de liberté à propos du don intrafamilial et de l'inévitable pression psychologique qui risque d'exister.

Mme Joëlle Mounier, membre de la Commission nationale « éthique-bioéthique » de la Grande Loge féminine de France. - En ce qui concerne les manipulations génétiques, il y a un enjeu éthique dans la modification des cellules germinales et de ce qui toucherait au patrimoine de la descendance. On ne connaît pas les conséquences exactes, mais il pourrait y avoir des mutations inattendues. Jusqu'où peut-on aller dans la modification du génome humain ? Sommes-nous au seuil de l'invraisemblable et du moralement non souhaitable ? Il nous paraît essentiel de ne pas autoriser ces modifications et, par conséquent, d'interdire les manipulations sur les cellules germinales humaines, car la tentation sera de dériver vers l'eugénisme.

À la suite de tests prescrits lors d'un conseil génétique, des maladies non recherchées, dites incidentes, peuvent être découvertes. La loi permet l'information de la personne concernée et de sa famille. Faut-il révéler ces anomalies génétiques découvertes fortuitement, ou bien les cacher ? Ce serait vraiment une avancée que de donner cette liberté de choix et de connaissance médicale aux membres de la famille.

En ce qui concerne les tests génétiques dits récréatifs, les résultats sont vraiment difficiles à interpréter pour des personnes qui n'ont aucune connaissance scientifique et médicale, ce qui peut apporter confusion et inquiétudes. Ces tests donnent l'illusion de comprendre son profil génétique. La loi les interdit, mais comment la faire respecter ? Le débat porte aussi sur la confidentialité des informations récoltées : en donnant son ADN à une société commerciale, on communique aussi des informations génétiques qui concernent celui de ses parents et de sa famille, qui n'ont pas forcément donné leur accord pour communiquer ces renseignements. La réflexion doit se poursuivre sur l'impact de toutes ces technologies, dont l'utilisation de l'intelligence artificielle, qui va bouleverser nos vies.

La recherche sur les cellules souches embryonnaires pourrait être soumise uniquement à une déclaration obligatoire auprès de l'Agence de biomédecine. Cela faciliterait certainement beaucoup les conditions de manipulations et d'échanges dans les collaborations internationales. Il faudrait poursuivre les recherches sur l'embryon, mais uniquement dans le cas d'embryons venant d'un abandon de projet parental, avec le consentement éclairé du couple - comme c'est déjà la procédure actuelle -, mais non pour des embryons qui seraient conçus à cet effet, ce qui serait de la manipulation génétique sur l'embryon. Il nous paraît totalement justifié de poursuivre la recherche sur l'embryon, en la conditionnant à une autorisation encadrée - très encadrée - de l'Agence de la biomédecine. Le régime juridique serait donc distinct pour les deux types de recherche, les enjeux éthiques étant différents. Il faudrait sans doute inscrire dans la loi les deux prérequis à la recherche sur l'embryon que sont la finalité médicale et l'absence d'alternative.

Mme Marie-Thérèse Besson. - Cette première présentation est incomplète, mais nous répondrons bien évidemment au questionnaire que vous nous avez adressé dans les délais impartis.

Il nous semblerait plus judicieux de mettre en place une commission permanente, qui pourrait assurer le suivi de cette loi dans son application, plutôt que de faire une évaluation à quatre ans - sans l'exclure pour autant. Ces projets de loi ne devront pas enfermer nos libertés individuelles, au risque de déshumaniser nos existences.

M. Édouard Habrant, Grand Maître à la Grande Loge mixte de France. - Nous nous exprimons au nom de la Grande Loge mixte de France et de sa commission de bioéthique, mais pas au nom de chacun et chacune des 6 000 membres de la Grande Loge mixte de France, qui conservent naturellement leurs opinions propres, avec des nuances et des subtilités.

La commission de bioéthique de la Grande Loge mixte de France estime que le rôle d'un débat bioéthique est d'informer, d'expliquer et de clarifier les enjeux, et non pas d'imposer un mode de pensée. Nous avons été invités au titre des courants de pensée, ce qui sonne comme un oxymore ! La pensée, c'est justement de ne pas suivre le courant, et parfois d'aller contre le courant.

La bioéthique est l'affaire de toutes et de tous. Ce n'est pas l'ordre public, ce ne sont pas les experts officiels ou les traditions religieuses qui doivent définir le contenu de la bioéthique. Il n'y a pas de nature humaine gravée dans le marbre : nous devons faire face de façon pragmatique aux phénomènes nouveaux soulevés par la science et les nouvelles pratiques sociales.

Notre valeur ajoutée n'est pas celle d'experts ou de médecins. C'est celle de maçons. Ce sont les valeurs et principes de la Grande Loge mixte de France qui peuvent donner une orientation à cette réflexion.

Le premier principe est la recherche du bonheur individuel et collectif, en veillant à ne pas faire souffrir les tiers. L'épanouissement individuel et l'émancipation doivent être la finalité de toute organisation sociale dans une démocratie. Autres principes : la faculté de se déterminer librement - l'autonomie ; l'abolition des rapports de domination - et en premier lieu dans les rapports entre hommes et femmes - ; le refus de toute assignation à un genre, à une classe sociale ou à une communauté ; la primauté de la raison, la défiance à l'égard de tout ordre naturel, où l'individu ne s'appartiendrait pas, mais appartiendrait à une condition qui le dépasse ; la foi dans le progrès, dans le projet des Lumières, dans le développement du savoir ; la tradition humaniste, qui conçoit l'idée que la condition humaine n'est pas frappée du sceau de lois immuables et extérieures à l'humain ; une approche laïque : ce ne sont pas les églises, ni les convictions religieuses, qui doivent structurer la cité. Enfin, la fraternité et la solidarité, car notre recherche est de renforcer sans cesse notre commune humanité.

Quelles sont les conséquences de ces principes sur une loi de bioéthique ? D'abord, ne pas privilégier des principes immuables, qui proviennent le plus souvent de religions. Ne pas obéir toujours à des principes transcendants, tels que celui d'une nature humaine qui serait inscrite dans les cieux, où l'idée que la maternité impliquerait un lien profond et interne avec le foetus. Puis, le refus du catastrophisme, des fantasmes, des discours apocalyptiques : nous ne croyons pas en matière de bioéthique à la pente fatale, où la libre disposition de soi mènerait inexorablement à la marchandisation du corps et à l'esclavage. Plutôt qu'une éthique des convictions, nous croyons en une éthique de la responsabilité. Les personnes sont responsables de leurs choix, et la loi ne doit intervenir que quand des comportements causent un préjudice à un tiers.

Le principe de responsabilité et le principe d'émancipation excluent de faire de la bioéthique une réflexion qui serait seulement sous le contrôle de l'État, s'agissant de questions qui concernent la relation à notre corps, à notre personnalité et à notre reproduction. Or, le droit français reste marqué par un ordre public du corps et de la vie - et je ne parle pas de la confiscation de la mort. Le corps est encore sous l'emprise de Léviathan, des pouvoirs publics, de l'État. Nous devons sortir de ce paternalisme d'État, tout en veillant à défendre les plus fragiles. Il faut donc passer d'un ordre public de direction à un ordre public de protection.

Nous relevons certaines avancées, et en particulier la reconnaissance que la filiation est désormais la conséquence d'une intention, d'un projet. Nous sommes déçus, par contre, par le rejet de l'assistance médicale à la procréation (AMP) post mortem, car cela implique que l'on force la femme dont le conjoint est décédé à donner ou détruire ses embryons, tout en ayant la faculté de procéder seule à une insémination avec les gamètes d'un donneur. Il s'agit, selon nous, d'une injonction arbitraire, qui est d'autant plus injuste au niveau de l'enfant qu'il pourrait sans doute, dans ce cas, avoir un accès plus facile à ses origines, et à l'histoire de sa famille. Il en va de même du refus de reconnaître la filiation d'enfants conçus par grossesse pour autrui (GPA) dans un pays étranger où la pratique est autorisée. L'arrêt de la Cour de cassation du 4 octobre 2019 valide pourtant l'idée de transcription automatique, même si c'est dans un cas d'espèce, où elle a reconnu que l'adoption n'était pas appropriée.

Benjamin Constant disait : « Que l'autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d'être heureux ! »

Mme Christiane Vienne, Grand Maître adjoint aux affaires extérieures de la Grande Loge mixte de France. - À la lumière des travaux préparatoires, et notamment du rapport Breton-Touraine, nous sommes déçus que ce texte soit essentiellement technique et manque d'une vision globale de la bioéthique, qui est, par nature, une matière transversale. Ce texte manque un peu d'âme, même pour des laïcs ! On ne voit pas quelle vision de la société est portée, puisque les mesures sont très techniques et n'ont pas nécessairement de lien entre elles. J'aimerais toutefois souligner quelques évolutions de la société que l'on retrouve en partie dans le texte.

Toutes les études le montrent, et la pratique le confirme, le désir de nos contemporains est d'avoir des enfants issus de leur capital génétique. Deuxième évolution sociétale, plutôt sympathique : l'investissement des hommes dans la paternité. Ils ont le désir d'être père, même lorsqu'ils sont homosexuels, et celui d'élever des enfants, d'avoir une garde alternée, bref de participer à l'éducation. Troisième élément : les carrières féminines, les études font que beaucoup de femmes repoussent leur désir de maternité à un âge où leur fécondité est en baisse.

Le texte comporte un certain nombre d'évolutions que nous considérons comme positives, notamment en matière d'AMP pour toutes les femmes, qu'elles soient homosexuelles ou non : après tout, en observant l'appareil génital d'une femme, je ne vois pas comment on peut mesurer si elle est hétérosexuelle ou homosexuelle. Nous sommes satisfaits de la reconnaissance du droit de l'enfant à connaître ses origines. Il s'agit d'un débat de fond qui, au sein de l'Union européenne, a trouvé une solution depuis quelques années déjà. Nous approuvons aussi le don d'organes croisé et la lisibilité en matière de recherche sur l'embryon et les cellules embryonnaires. Nous regrettons cependant qu'il n'y ait pas un mot dans le texte sur l'accompagnement des adultes et des enfants transgenres. Certains adolescents préfèrent acheter des hormones sur Internet plutôt que d'avoir un véritable accompagnement médical. Pour nous, c'est une lacune.

Sur la reconnaissance des enfants nés de GPA réalisées à l'étranger dans les pays où cela est autorisé, il y a un rendez-vous manqué. Quant à la question de la fin de vie, c'est un sujet qui nous tient beaucoup à coeur, et qui est resté hors du périmètre. 

Nous ne faisons pas de différence dans le désir d'enfant d'une femme selon son orientation sexuelle et la nature du couple qu'elle forme - comme l'Union européenne depuis de nombreuses années. Toutes les études montrent qu'il n'y a pas d'impact sur l'évolution et le développement de l'enfant.

La question de l'autoconservation des gamètes est un sujet important pour les femmes. C'est un immense progrès pour les femmes occidentales que de pouvoir choisir le moment de la maternité. L'autoconservation des gamètes permettrait à de nombreuses femmes de devenir mères quand elles le souhaiteront réellement.

L'information du public et la formation des professionnels sont-elles suffisantes ? Elles ne le seront jamais, puisque les évolutions scientifiques se développent à un rythme très rapide. Il faut constamment y revenir et avoir une attitude ouverte. Le texte parle très peu du médecin généraliste, alors qu'il a un rôle fondamental à jouer.

La thérapie génique du patrimoine génétique de cellules somatiques ne nous pose pas de problèmes, puisque ces cellules ne transmettent jamais à leur descendance les mutations qu'elles ont pu subir. Il ne faut pas voir de l'eugénisme partout ! C'est le rôle de l'État d'empêcher de telles dérives, et il peut le faire. Il ne faut pas brandir des monstres du Loch Ness bioéthiques... Les nanotechnologies aussi suscitent de nombreux fantasmes. Or, grâce à une puce implantée dans le cerveau, une personne hémiplégique peut remarcher. On ne peut que s'en réjouir ! Il faut donc poursuivre le travail.

M. Jean-Jacques Zambrowski, ancien Grand Chancelier de la Grande Loge de France. - Merci d'avoir prévu l'audition de représentants des courants de pensée, et particulièrement des obédiences maçonniques, qui regroupent environ 200 000 hommes et femmes à travers la France, de métropole et d'outre-mer.

L'histoire de la Grande Loge de France remonte aux premières décennies du XVIIIe siècle. Elle compte à ce jour près de 34 000 membres. La devise de la Grande Loge de France a été « Liberté, Égalité, Fraternité », cinquante ans avant que la République ne l'adopte ! Nous y ajoutons aujourd'hui la spiritualité, avec, pour corollaire, la liberté absolue de penser, la liberté absolue de conscience, et l'humanisme, au sens où l'homme et son épanouissement sont au coeur de notre projet.

Nous n'avons pas demandé l'avis de chacun des 34 000 frères de la Grande Loge de France sur les différents éléments techniques de cette loi. Notre processus ne consiste pas à nous poser des questions sur l'actualité ou les questions de société, mais nous défendons de manière très ferme des valeurs et des principes liés à l'éthique, à la morale et à des aspirations spirituelles ou philosophiques, sans être nécessairement religieuses.

Il ne peut donc pas y avoir un point de vue de la Grande Loge de France sur les questions extrêmement pertinentes que vous vous posez légitimement, et auxquelles vous devez apporter des réponses. Notre propos sera de vous rappeler, s'il en était besoin, à votre mission, qui est de respecter des valeurs et des principes fondamentaux et de ne pas les oublier au motif que la réflexion est très largement technique, pour ne pas dire scientifique. Si elle est aussi médicale, elle est surtout profondément humaine, profondément spirituelle, au sens le plus large de ce terme.

Nous avons toutefois des commissions qui travaillent techniquement sur ces sujets.

M. Alain-Noël Dubart, ancien Grand Maître de la Grande Loge de France. - Merci de nous donner la parole.

Premier regret : ce projet de loi est essentiellement technique, alors qu'il va apporter des modifications substantielles au fonctionnement même de la société. Il nous aurait semblé nécessaire de privilégier une réflexion fondée sur ce qu'est la société, ce qu'est la finalité de la société, la vie bonne en société, et sur les problèmes éthiques. Répondre à des questions de société par des modifications purement techniques, sans préalable de considérations éthiques, ne me semble pas la bonne solution.

Ce projet existe, et a été adopté en première lecture par l'Assemblée nationale. Il va dans la bonne direction concernant la possibilité pour les couples homosexuels féminins d'utiliser la PMA dans toute son amplitude. C'est une réponse logique au progrès de la société. Seule réserve : il est absolument nécessaire pour l'enfant d'avoir un accès complet à ses origines, y compris génétiques. C'est un droit fondamental. Il y a une petite lacune dans le projet de loi sur la levée de l'anonymat pour les dons de sperme effectués avant ce texte.

En ce qui concerne la PMA pour les femmes célibataires, nous avons une certaine réserve, car il paraît différent sur le plan éthique de faire naître un orphelin, ou de devenir orphelin par accident. Le principe d'égalité nous renvoie au couple homosexuel féminin. Il me semble que le principe d'égalité n'est pas le principe fondamental, cela dit. Il y a aussi le principe de l'organisation de la société, qui peut aller parfois contre le principe d'égalité. Il faut y réfléchir.

Il n'y a pas de droit à l'enfant, il y a des droits de l'enfant. L'enfant à naître possède les mêmes droits que les personnes adultes, tout simplement parce qu'il est un sujet de droit. Nous avons hérité cela de la philosophie des Lumières : l'autonomie de la personne humaine s'entend pour l'autonomie de l'enfant. J'ai même le sentiment que les droits de l'enfant sont supérieurs au droit des parents, car ils se projettent plus loin dans l'avenir.

La conservation des gamètes est un progrès technique et un progrès pour les femmes qui veulent choisir le moment de leur maternité. La procréation post-mortem peut raisonnablement s'envisager, mais avec des conditions médicales et techniques bien précises. Ce n'est pas un droit absolu.

La commission de l'Assemblée nationale nous avait dit que la GPA ne serait pas à l'ordre du jour. Pourtant, un rapporteur a introduit un amendement, qui a été voté par l'Assemblée nationale et retiré par la suite. Pour nous, la GPA pose un énorme problème : celui de l'indisponibilité du corps humain et celui de sa non-marchandisation. Sur ce sujet, il faut être clair : nous ne sommes pas favorables à la GPA, dans quelque circonstance que ce soit, sauf circonstances médicales très particulières. Nous sommes issus du siècle des Lumières. À ce titre, nous sommes fondamentalement attachés à la philosophie de John Locke et d'Emmanuel Kant. Or, l'impératif catégorique d'Emmanuel Kant s'énonce de la manière suivante : tu considéreras la maxime de son action de telle sorte que, pour autrui comme pour toi-même, tu ne prendras jamais de personne humaine comme un moyen, mais toujours comme une fin. Utiliser le ventre d'une femme comme moyen est inacceptable pour un franc-maçon.

Tout est techniquement possible, et la recherche doit être absolument libre. Mais ce n'est pas parce que c'est techniquement possible que c'est éthiquement souhaitable. L'éthique est là pour mettre des barrières à l'utilisation du progrès technique.

M. Jean-Jacques Zambrowski. - Même si le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) avait fait le constat que le don d'organes était à la fois fiable et nécessaire, il s'avère que le don croisé d'organes, légalisé par la loi de bioéthique de 2011, ne va peut-être pas assez loin, parce que les donneurs sont trop peu nombreux, et que les dispositions à prendre sont insuffisamment connues. Le principe de non-opposition au prélèvement post mortem, qui vient d'être évoqué s'agissant des gamètes, réaffirmé par la loi de janvier 2016 de modernisation du système de santé, ne va pas non plus assez loin. Il faut adopter une véritable politique si l'on veut favoriser le don d'organes, qui est une nécessité pour traiter un certain nombre de situations pathologiques, acquises ou innées.

L'article qui permet un examen génétique d'une personne hors d'état d'y consentir devrait à cet égard être adopté, dans l'intérêt des membres de sa famille qui sont potentiellement concernés. Les réponses aux questions de la gratuité et de l'anonymat du don sont encore imprécises. Il faudrait les clarifier, expliquer et élargir le cadre actuel, tout en préservant la notion d'équité, qui vient d'être évoquée au travers de cet héritage philosophique dont nous nous inspirons.

Il faut bien voir la différence de nature qui existe entre le don d'organes ou de tissus, d'une part, et la création d'un embryon humain qui possède les mêmes droits naturels et imprescriptibles que tout individu d'autre part. Favoriser les progrès scientifiques ou technologiques dans les domaines de l'intelligence artificielle ou des neurosciences - sur lequel certains d'entre nous passent l'essentiel de leur temps - est évidemment primordial : un franc-maçon, par définition, est un cherchant, quand il n'est pas un chercheur. Nous sommes donc favorables aux dispositions soutenant la recherche à condition qu'elle soit libre, responsable, et non gouvernée par les seuls intérêts matériels du petit nombre au détriment de la collectivité. C'est le sens même du progrès. Idem pour tout ce qui concerne l'imagerie cérébrale. Les textes doivent simplement être attentifs à ce que les valeurs éthiques et le respect de l'individu qui servira de sujet d'expérimentation soient parfaitement respectés. La création d'embryons chimériques doit rester formellement interdite. L'article 14 du projet de loi qui confirme le distinguo entre embryons et cellules souches embryonnaires doit être bien entendu regardé avec précision puisque le régime juridique de ces deux entités est parfaitement différent.

Il faut donner un cadre éthique et juridique - c'est au fond le leitmotiv de notre intervention - à tout ce qui concerne la génétique ou le microbiote, sur lesquels certains d'entre nous travaillent à longueur d'année, 75 heures par semaine. Ce cadre éthique et juridique est au moins aussi indispensable que la promotion et le développement de la technique elle-même : si celle-ci se développe en dehors de tout cadre relevant de l'intérêt collectif, de l'intérêt moral et de la préservation de notre société qui, dans sa diversité, partage certains fondamentaux, nous allons à la catastrophe et nous laisserons les intérêts d'un tout petit nombre prendre le pas sur l'intérêt collectif dont vous êtes les garants.

M. Thierry Lagrange, Conseiller de l'Ordre du Grand Orient de France. - Permettez-moi de vous adresser d'abord les chaleureuses salutations du grand maître du Grand Orient de France, Jean-Philippe Hubsch, retenu ce jour.

La bioéthique suppose de se poser des questions fondamentales sur la vie, même sur la façon dont nous, êtres humains, tentons d'intervenir sur nos formes d'existence. Y a-t-il un seul instant où les questions de bioéthique ne se posent pas ? Les esprits religieux l'ont bien compris, et c'est pourquoi nous devons, nous, maçons, formuler des réponses sur ces questions. Car, en matière de bioéthique, il ne saurait y avoir de dogme, d'obscurantisme, de réponse unique ou figée. La réflexion bioéthique appelle des réponses, celles que nous élaborons en nous écoutant, en débattant, en émettant des avis. Il n'y a pas d'autres méthodes pour en comprendre les enjeux.

En 2018, nous avons assisté à une première dans l'histoire : en amont de la révision des lois relatives à la bioéthique, des états généraux de la bioéthique ont été organisés, pensés par leurs animateurs comme un temps de démocratie sanitaire et de santé démocratique. Le Comité consultatif national d'éthique s'est donc proposé de construire un avis sur l'ensemble des huit thèmes débattus : recherche sur l'embryon et cellules souches embryonnaires, examens génétiques et médecine génomique, transplantations d'organes, neurosciences, numérique et santé, santé et environnement, procréation et accompagnement de la fin de vie - même si ce dernier thème est sorti de nos réflexions, nous aurions des propositions à vous faire sur ce sujet.

L'éthique ne peut se penser hors sol. Elle ne peut pas non plus être déléguée à quelques experts, car elle concerne chacun d'entre nous. Nous, maçons, devons étudier en amont à travers le filtre de nos valeurs les questions d'avenir, construire notre réflexion éthique et établir une morale provisoire. C'est ce que notre commission nationale de santé publique et de bioéthique nous propose et je laisse la parole à son président.

M. Pascal Neveu, président de la Commission nationale de santé publique et de bioéthique du Grand Orient de France. - Merci de recevoir le Grand Orient de France, dont la Commission nationale de santé publique et de bioéthique travaille depuis presque trente ans sur les thèmes que nous allons aborder. En vue de la révision de la loi bioéthique, le CCNE a pris en compte, de manière inédite, l'avis des citoyens, et non pas seulement celui des experts. De nouveaux espaces de réflexion en matière de santé se sont ouverts, s'appuyant non pas sur des avancées scientifiques et techniques, mais sur des demandes émanant d'une partie de la société. Nous souscrivons aux avis du CCNE et souhaitons les soutenir.

Concernant la recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires, le CCNE est favorable à la recherche sur les embryons surnuméraires issus des fécondations in vitro qui n'ont pas été conduites jusqu'au bout par les parents. Il est en revanche opposé à la création d'embryons par la culture de lignées de cellules souches embryonnaires. L'idée est d'utiliser les matériaux biologiques existants, de recycler ceux qui ont été créés pour un projet parental, mais non - pour éviter tout eugénisme - d'autoriser une nouvelle forme de création de la vie en laboratoire. La difficulté de définir une législation dans ce domaine tient à l'évolution relativement rapide des biotechnologies à base de cellules souches. Il faut donc être vigilant sur la finalité médicale, l'absence d'alternative, la robustesse du protocole sont à questionner.

Dans le domaine des examens génétiques et de la médecine génomique, la finalité médicale rend les décisions plus faciles à trancher sur le plan éthique. Le diagnostic génétique préconceptionnel, c'est-à-dire le dépistage en amont d'anomalies qui peuvent être engendrées par des géniteurs porteurs sains, telles que des monosomies ou des déficits immunitaires par exemple, est ainsi légitime. C'est un acte médical de prévention qui devrait être pris en charge par l'assurance maladie ; le consentement éclairé devrait être recueilli à tous les stades. Diagnostic préimplantatoire ou diagnostic prénatal doivent pouvoir être étendus à la population générale et une étude doit être menée sur vingt-quatre mois afin d'en établir les bénéfices éventuels.

Concernant les dons et transplantations d'organes, le prélèvement d'organes chez des patients décédés souffre aujourd'hui de fortes disparités régionales. L'offre de greffons arrive trop tôt ou trop tard, ce qui compromet le principe d'égalité lorsqu'il s'agit de bénéficier d'une greffe. En accord avec le CCNE, nous sommes favorables au don d'organes, qu'il faut amplifier, d'abord en formant mieux les personnels médicaux, ensuite en réalisant une large campagne d'information auprès du public. L'inscription au registre national des refus est accessible partout sur Internet depuis quelques années. Le plus important est de faire prévaloir le consentement éclairé et le choix de la personne sur les arrangements médicaux ou les pressions. Il en va de même pour les greffes d'organes à partir de donneurs vivants. Un statut de donneur dans le respect du principe d'équité entre tous les patients inscrits en liste d'attente reste fondamental ; il serait souhaitable de raccourcir les délais de remboursement des frais avancés par le donneur vivant, afin qu'il ne soit pas amené à supporter les conséquences financières de ce geste généreux.

Concernant les neurosciences, ce domaine de la recherche scientifique s'appuie principalement sur l'énergie cérébrale pour approfondir la connaissance du fonctionnement du corps humain, ainsi que les possibilités du diagnostic d'un certain nombre de pathologies. L'étude de ces mécanismes cérébraux soulève néanmoins un certain nombre de questions éthiques relatives à la frontière entre le normal et le pathologique. Une imagerie cérébrale anormale chez un criminel peut-elle expliquer ses actes criminels ? Quelles sont les limites du neuro-marketing, voire d'une neuro-politique ? Un employeur potentiel pourrait-il passer votre cerveau dans une machine afin de savoir s'il va vous embaucher ? Si la neuro-éthique est très développée dans les pays anglo-saxons depuis une quinzaine d'années, elle l'est encore assez peu en France. Les concepts de dignité humaine, d'autonomie, de non-malfaisance et d'équité restent fondamentaux. Les techniques de neuro-amélioration concernant des dispositifs médicaux et surtout non médicaux doivent être encadrées par la loi et une information doit être diffusée.

L'insuffisante utilisation du numérique dans le domaine de la santé, qu'il s'agisse de prise en charge des patients, de recherche ou de pilotage par les données, induit sur une large échelle des situations non éthiques au sein de notre système de santé. La résorption de ces problèmes est un enjeu prioritaire et qui ne peut passer que par la loi. La diffusion du numérique en santé semble inévitable, mais face au développement de ces technologies, le recours au droit opposable doit être circonscrit au maximum, comme le précise le CCNE : « Compte tenu des marges de gain de qualité et d'efficience permises par un recours élargi au numérique dans le nouveau système de santé, mettre en oeuvre des réglementations restrictives est contraire à l'éthique. » Le contact humain, pour nous, reste essentiel, car lui seul est en mesure de transmettre l'ensemble des informations concernant le patient dans le cadre de nos parcours de soins. Comme dans d'autres domaines, le consentement libre et éclairé du patient est indispensable et fondamental pour le recours aux techniques d'intelligence artificielle.

La procréation est un des points les plus clivants. Depuis la fin des années 1960, une forte pression sociale s'est exercée en faveur de la liberté de la procréation humaine. En libérant la sexualité d'une finalité procréatrice, la possibilité pour un couple de faire un enfant quand il le veut et s'il le veut est devenu un droit revendiqué. Il implique, lorsque la procréation spontanée se heurte à une difficulté, d'utiliser une technique d'assistance médicale à la procréation. En apportant une réponse médicale à un problème d'infertilité, l'AMP recouvre un ensemble de techniques conçu par le corps médical, puis organisé par le législateur pour répondre à des infertilités dues à des dysfonctionnements de l'organisme. Mais elle soulève des problèmes éthiques d'ordre général, qui sont depuis le début au centre des travaux du CCNE et même à l'origine de sa création, avec le premier bébé-éprouvette.

Les demandes sociétales d'accès à l'AMP, c'est-à-dire à d'autres fins que de pallier l'infertilité pathologique chez les couples hétérosexuels, augmentent, alors qu'elles étaient autrefois très marginales. Elles sont portées à la fois par les évolutions de la société, de la loi française et de certains pays étrangers, et de la technique. Le CCNE est favorable à l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation pour les couples de femmes et les femmes seules. Il demeure favorable au maintien de l'interdiction de la gestation pour autrui. Il souhaite par ailleurs que soit rendue possible la levée de l'anonymat des futurs donneurs de sperme pour les enfants issus de ces dons. Le CCNE est favorable à l'ouverture de l'AMP post mortem, c'est-à-dire au transfert in utero d'un embryon cryogéné après le décès de l'homme sous réserve d'un accompagnement médical et psychologique de la conjointe. Le Grand Orient de France précisait dans un communiqué officiel du 29 septembre 2017 : « Le Grand Orient de France souhaite que cette évolution vers plus d'égalité et de justice sociale se réalise rapidement. Il suffit pour cela que le législateur prenne toutes ses responsabilités, conformément aux principes de notre République laïque. Il serait contre-productif de relancer à cette occasion d'éternels débats de société qui font la part belle aux lobbies politico-religieux, voire provoquent des déferlements d'homophobie, comme en 2013. Le droit de toutes les femmes à la PMA, leur égalité quels que soient leurs préférences sexuelles et leurs modes de vie, ne doivent pas plus être otages des campagnes politiciennes que des anathèmes religieux. [...] Le vrai débat, qui revient au Parlement, doit porter sur la faisabilité technique et financière - notamment les conditions de remboursement - de cette ouverture de la PMA. Le Grand Orient de France met en garde contre tout amalgame avec l'indispensable réflexion sur la GPA, sujet de nature différente, qui pose d'autres types de questions que l'on ne peut considérer tranchées à ce jour. »

M. Thierry Lagrange. - Le Grand Orient de France a été auditionné par diverses institutions lors de la révision des lois de bioéthique. Nous avons mis en avant nos principes de liberté, d'égalité, de fraternité, mais bien évidemment, de laïcité et de solidarité. Il nous importe - et il vous importe en tant que sages - de réfléchir en avance au travers des filtres de nos valeurs, aux questions d'avenir, de construire notre réflexion éthique, d'établir un cadre sociétal provisoire sans doute, sans jamais cesser de penser un avenir qui sera celui de nos enfants et petits-enfants - mais le penser comme un advenir sur certains sujets inéluctables et face auquel le cadre légal doit se positionner, car la loi se positionne trop souvent a posteriori, n'étant pas suffisamment en lien avec ce qui se pratique déjà en coulisses. La loi doit ainsi s'inscrire dans un champ des possibles et surtout la prospective d'un meilleur vivre-ensemble. Si la bioéthique doit être l'établissement d'une morale provisoire avec l'incertitude, le doute et l'imperfection, il est indispensable de rappeler que l'éthique emporte avec elle la solidarité et la responsabilité. La réflexion du Grand Orient de France a pour objet l'amélioration à la fois de l'humain et de la société, éclairée par sa devise qui se confond avec celle de notre République : liberté, égalité, fraternité. Il ne s'agira pas de répondre à la question « pour ou contre ? », mais d'examiner comment et pourquoi l'amélioration simultanée de l'humain et de la société peut et doit être pensée.

Au-delà du cadre législatif qui, n'en doutons pas, sera tôt ou tard transgressé, la question majeure est celle de la solidarité et de la responsabilité. L'exercice de la responsabilité multiple doit engager solidairement le politique et le scientifique ; un choix doit être fait, considéré comme provisoire et donc révisable ; un suivi rigoureux doit être mis en place avec la promotion d'études à fort niveau de preuves pour évaluer l'effet de ces choix ; être responsable consistera ensuite à partager avec les citoyens le résultat de ses choix ; enfin, il conviendra d'assumer face au débat citoyen les conséquences des choix proposés et assumer, si nécessaire, leur révision. Notre avenir et le bonheur d'une vie à penser et à construire est entre vos mains.

Mme Élisabeth Doineau, présidente. - Quelle responsabilité vous nous donnez là !

Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Madame Besson, s'agissant de la filiation, vous avez indiqué deux choses : la première, que la reconnaissance conjointe dans l'acte de naissance pourrait être vécue comme une stigmatisation pour l'enfant, mais je n'ai pas compris la seconde. Pourriez-vous me la réexpliquer ?

Mme Marie-Thérèse Besson. - Nous avons compris que, dans le texte, un enfant qui serait mis au monde à partir d'un couple de femmes ne pourrait pas avoir accès à l'identité du donneur, contrairement à ce qui se passerait pour les autres enfants. Si c'était le cas, cela constituerait une inégalité de traitement entre les enfants ; il serait quand même problématique pour un enfant que de ne pas pouvoir inscrire sa vie dans quelque chose qui serait de l'ordre d'une lignée, d'avoir accès à ses origines. C'est important dans la constitution d'un être humain.

Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Vous parliez donc en termes d'accès aux origines, et non en termes de reconnaissance d'une filiation paternelle. (Mme Marie-Thérèse Besson le confirme)

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Merci à toutes et à tous de nous avoir bien exposé les valeurs qui sous-tendaient votre approche du projet de loi. Madame Besson, vous avez parlé justement de la notion de discernement. J'imagine que vous ne faisiez pas référence à la notion juridique, mais plutôt à l'intelligence ou à la sagesse. Pourriez-vous préciser ? Monsieur Dubart, vous avez dit : « On doit pouvoir parfois faire passer les questions d'organisation de la société avant les questions d'égalité. » Cette dernière est pourtant une valeur essentielle et fondamentale de notre République ! Madame Vienne, vous avez dit que le risque d'eugénisme était très faible dans ce projet de loi. Pouvez-vous préciser ?

Mme Marie-Thérèse Besson. - Nous avons des méthodes de travail communes dans nos loges, quelles que soient nos obédiences. Celles-ci nous amènent avant toute chose à travailler sur nous-mêmes avant de travailler sur l'altérité et de réfléchir à tous les grands axes auxquels nous sommes confrontés à travers notre vie quotidienne. Faire preuve de discernement, c'est à la fois savoir prendre suffisamment de recul par rapport à un texte et c'est aussi savoir prendre en compte tout ce qui peut être afférent, tout ce qui pourrait être mis en jeu, en termes d'évolution de la société et des rapports humains, car le monde de demain ne sera pas notre monde d'aujourd'hui, en termes de filiation, par exemple. C'est pour cela que je l'ai associé à la notion de justice et d'équité.

M. Alain-Noël Dubart. - Sur la notion d'égalité, je comprends que vous ayez été un peu surpris. L'égalité, comme tous les principes de la République, n'est pas seule ; elle est encadrée par la liberté, la fraternité - c'est-à-dire l'humanisme au sens large. On ne peut donc pas mettre en avant isolément un seul des trois principes qui collaborent ensemble à l'organisation de la société. Celle-ci, depuis la nuit des temps - en fait depuis Aristote et Platon -, c'est l'organisation de la vie bonne pour tous les hommes et les femmes qui composent la société, en fonction d'un certain nombre de principes éthiques qui dépassent la revendication d'un droit isolé.

M. Jean-Jacques Zambrowski. - Une dimension qui ne doit pas non plus nous échapper, c'est celle de l'anticipation. Légiférer, c'est déterminer un cadre pour le temps présent, en se fondant sur l'expérience du passé ou sur l'immédiate actualité ; mais évidemment, tout texte crée des conséquences qui se développeront dans l'avenir. Il faut donc anticiper, le temps qu'une nouvelle législation vienne éventuellement corriger des dérives. Il faut se demander quels dominos seront renversés, de quels effets le battement de l'aile de papillon agitée ici affectera l'autre bout de l'univers, quelles pourront être les conséquences sociales, sociétales profondes qu'une législation rapidement examinée sur des aspects purement techniques pourra engager. C'est le sens de ce qu'ont dit tout à l'heure M. Dubart, mais aussi les autres frères. Vous voyez qu'au-delà de nos différences nos préoccupations sont les mêmes.

Vous ne faites pas une législation et un cadre pour les trois prochaines années ; or dans trois ans, la technologie, qu'il s'agisse de manipulation génétique ou d'intelligence artificielle - ou plutôt de prétendue intelligence, car il s'agit de bien autre chose - aura évolué. Cette notion d'anticipation doit nous garder des dérives de l'intuition, de ce qu'on pourrait imaginer dans l'instant et par effet de mode, ou pour répondre à l'urgence. La sagesse, qui est peut-être la dimension particulière du travail législatif des sénateurs, doit prévaloir et tenir compte de cette dimension dans la durée au moins à l'échelle de ce que nous pouvons anticiper comme étant la durée d'un cadre législatif.

Mme Christiane Vienne. - Ce qui se trouve dans le texte n'ouvre pas la porte à l'eugénisme. Les cellules humaines somatiques qui seraient manipulées ne seraient pas transmissibles dans le capital génétique ; c'est donc de la recherche qui vise à soigner. Dans votre questionnaire, vous revenez sur la question des cellules souches pluripotentes induites et vous les mettez en parallèle avec les cellules souches embryonnaires ; rien n'empêche de poursuivre la recherche dans les deux domaines. Votre question donne l'impression qu'il faut choisir entre les deux, mais la possibilité de transformer une cellule adulte spécialisée en cellule immature, capable de donner n'importe quelle cellule, donc en une cellule souche pluripotente, c'est un peu un joker en la matière : cela ouvre vraiment des portes intéressantes sur, notamment, la modélisation d'un certain nombre de pathologies et en médecine régénérative. Tant que l'on aborde ces questions de travail sur la cellule, on n'est pas dans l'eugénisme.

J'ai entendu parler tout à l'heure de ce génome, mais le texte ne parle pas de manipulation du génome humain. Nous avons tous signé la convention européenne qui date des années 1960 sur l'interdiction du travail sur le génome humain. Il n'empêche que l'année dernière ou il y a quelques mois, un chercheur chinois, en utilisant ce qu'on a appelé d'une manière un peu simple des ciseaux génétiques, a mené une expérience qui a permis de manipuler le génome humain et d'enlever avec l'accord de ceux qui ont souhaité participer à l'expérience, la transmission du virus HIV. Or cela est transmissible et nous entrons là dans des domaines extrêmement dangereux. D'ailleurs, la communauté internationale a réagi, la condamnation a été unanime, même en Chine. Lorsque l'on manipule le génome, la manipulation est transmissible, héréditaire, et donc on ne parle pas tout à fait de la même chose.

La crainte d'eugénisme est plus légitime dans le domaine de la GPA : la situation d'une femme née sans utérus, victime d'un syndrome de Rokitansky, dont la mère, la soeur, la cousine porte l'enfant, dans une logique de générosité, est différente de celle d'un couple, qu'ils soit d'hommes ou de femmes ou hétérosexuel, car la GPA ne concerne pas que les couples homosexuels, qui choisirait un géniteur ou une mère porteuse parce qu'il veut avoir à tout prix un bel enfant blond aux yeux bleus. On peut toujours imaginer des dérives, mais rien dans le texte ne porte à croire qu'il y a un risque d'eugénisme.

Mme Joëlle Mounier. - Les cellules qui sont reprogrammées ne peuvent pas être travaillées comme des cellules souches d'origine, puisqu'elles gardent une mémoire épigénétique sur ce qu'elles ont vécu. Il faut donc être très prudent. Par ailleurs, elles peuvent avoir acquis des mutations qui provoqueraient la formation de cellules cancérigènes. Il ne s'agit pas d'eugénisme, mais quand on dit qu'on peut les mettre en parallèle avec des cellules souches embryonnaires classiques, ce n'est pas tout à fait exact ; il faut vraiment vérifier en fonction des critères de travail de ces manipulations. Désolé si c'est un peu technique...

Mme Corinne Imbert, rapporteure. - Mmes Besson et Mounier se sont exprimées sur les tests génétiques récréatifs...

Mme Joëlle Mounier. - ... dits récréatifs.

Mme Corinne Imbert, rapporteure. - En effet. Les représentants des autres obédiences maçonniques pourraient-ils rapidement nous donner leur position ? Puisque la semaine prochaine, le Sénat va discuter du projet de loi de financement de la sécurité sociale, une absence de prise en charge par l'assurance maladie de l'assistance médicale à la procréation - contrairement au texte de l'Assemblée - vous semblerait-elle contraire à vos principes d'égalité, de solidarité, tels que vous les avez tous exprimés ?

M. Alain-Noël Dubart. - Il en va des tests génétiques récréatifs comme du cannabis récréatif : des gens expédient un échantillon de telle partie de leur muqueuse buccale à l'étranger pour qu'on leur renvoie une analyse de leur ADN et une présomption d'origine géographique. Quelles garanties de qualité, quelles garanties sur l'effet que va produire la révélation du résultat sur l'individu, quelles garanties a-t-on ensuite sur le fait qu'on trouvera à l'individu des parentés géographiques avec telle ou telle région à l'insu de son plein gré - si vous me permettez l'expression ? Tout cela manque terriblement d'anticipation. Il y a certainement des entreprises qui pourraient proposer en France des tests auxquels la sécurité sociale n'aurait aucune raison de participer et qui pourraient avoir de l'intérêt.

Autant les tests génétiques chez des individus dans la famille desquels existent des pathologies susceptibles d'avoir une transmission héréditaire comme le cancer ou le diabète ou bien d'autres pathologies, ont une raison médicale, scientifique, de prévention, permettant de proposer à la personne concernée une information qui lui servira à gouverner sa liberté et ses choix ou lui déconseiller formellement telle ou telle direction, autant les tests récréatifs faits par des opérateurs non contrôlés relèvent du jeu d'argent : c'est un trafic comme un autre, sur la base d'une découverte scientifique. Le rôle du législateur est de protéger les individus contre les dérives, qu'elles soient attachées à un passé révolu ou à un futur sans contrôle. Il est de votre responsabilité d'établir des barrières qui éviteront que les plus fragiles, les moins capables de discernement puissent se prémunir contre les risques. Les barrières, c'est contraignant ; c'est vrai que distinguer le bon grain de l'ivraie est parfois un exercice difficile. Dans le cas des tests génétiques récréatifs, la pratique présente infiniment plus de risques et de dangers que de bénéfices.

Cela n'a rien à voir avec un test prescrit par un conseiller en génétique, car beaucoup plus de pathologies que ce que nous croyions encore il y a encore une dizaine d'années ont un substratum génétique inné ou acquis, transmissible ou non, qui fait peser un danger que non seulement l'individu et sa famille assumeront, mais qu'assumera la collectivité tout entière au travers de l'assurance maladie et des institutions d'aide aux personnes en situation de handicap. Bien sûr, il faut favoriser ces nouveautés.

Pour le reste, la collectivité doit être au moins aussi attentive à la prévention des risques liés à ces tests génétiques récréatifs qui n'ont pas de raison d'être qu'à l'addiction aux jeux de hasard.

Mme Christiane Vienne. - Sur cette question-là vous abordiez dans votre questionnaire la question d'Internet, par lequel passent ces tests récréatifs. Derrière cette demande, il y a un peu de curiosité, la demande n'est pas nécessairement extrêmement scientifique, mais je ne vois pas par quels mécanismes législatifs, on pourrait interdire l'accès à Internet dans ce domaine-là. Dès lors, pourquoi se fatiguer ?

À l'inverse, il me semble essentiel d'informer et de mettre en garde. Toute la question qui est posée à travers ce texte est aussi celle de l'information, de la communication, de l'éducation : la médecine évolue à une telle vitesse que le fait d'être capable de maîtriser, de comprendre les enjeux devient en soi un défi. Un jeune de dix-huit ou vingt ans qui veut savoir quelles sont ses origines ne voit pas nécessairement quoi que ce soit de dangereux dans ces tests. Le texte est peut-être un peu faible sur ce sujet-là.

Mme Marie-Thérèse Besson. - Sur le remboursement par l'assurance maladie de l'AMP, il ne faut pas poser la question d'une manière binaire - notre approche à nous, en maçonnerie, c'est d'éviter d'être binaire. Si je ne m'abuse, actuellement, l'assurance maladie prend en charge quatre essais, pendant lesquels on récupère à chaque fois 3 à 5 ovocytes. Cela fait donc une récolte de 15 à 20 ovocytes. S'il faut prendre en compte le côté économique de la chose, on pourrait penser que peu de femmes utilisent 15 à 20 ovocytes dans leurs démarches, et que l'on pourrait ne rembourser que trois essais. Cela représenterait une économie conséquente, ce qui permettrait à chacun d'avoir accès à la prise en charge de cet acte par l'assurance maladie.

M. Thierry Lagrange. - Vous avez pu voir tout au long de notre propos qu'au triptyque « liberté, égalité, fraternité » nous associons très souvent laïcité et solidarité. Au titre de la solidarité et de l'égalité, comment ouvrir un nouveau droit et en priver certaines femmes ? Il est donc évident que nous sommes favorables au remboursement. C'est peut-être un peu binaire, mais cela a le mérite d'être clair.

M. Olivier Henno, rapporteur. - J'ai été très marqué par une audition, celle de la présidente de l'Agence de la biomédecine qui disait ceci : ce qui, pour nous, relevait de la science-fiction il y a seulement cinq ans, est devenu possible.

Compte tenu de cette vitesse qui s'accroît de manière presque exponentielle, veiller au principe humain est absolument indispensable. J'ai cru comprendre que vous n'avez pas vu dans ce texte de question qui remettait en cause l'humanisme, les valeurs de notre pays ou la bioéthique à la française - même s'il en aurait été autrement s'il avait autorisé la GPA.

En examinant les travaux du CCNE, je me suis dit que le statut de donneur pouvait être intéressant ; mais cela ne remet-il pas quelque peu en cause les principes d'anonymat et de gratuité ? N'y a-t-il pas une forme de contradiction ? Vous avez évoqué à plusieurs reprises la question du consentement éclairé. Dans le cas des examens génétiques sur personnes décédées, ce consentement est transféré de la personne à la famille. Qu'en pensez-vous ?

M. Alain-Noël Dubart. - Le principe de gratuité nous semble fondamental. Il implique la non-marchandisation du corps humain, des greffes d'organes, des dons de toute nature qui ont trait à la personne humaine. Nous nous situons en cela très clairement dans un monde différent du monde anglo-saxon, nous avons d'autres valeurs. Quant au principe de l'anonymat, bien sûr, les dons d'organes sont anonymes, comme les dons de sperme. Mais il existe une différence entre donner un organe pour assurer la vie de quelqu'un et transmettre des ovocytes ou des spermatozoïdes pour « fabriquer » un autre être humain, avec la possibilité de transmettre des maladies héréditaires et des prédispositions. Il est fondamental que l'enfant à naître, qui possède les mêmes droits que les personnes ayant fait un projet parental, puisse accéder à son origine génétique, sans, bien entendu, qu'il y ait de filiation. On ne naît pas de rien, on naît d'un père et d'une mère. Dans une procréation médicalement assistée, on naît toujours de l'union d'un spermatozoïde et d'un ovocyte. Peut-être que dans quelques générations, ce sera différent, que se posera le problème du clonage, qui est interdit... Il nous semble donc légitime que tout enfant qui naît puisse avoir accès à ses origines. Cela posera d'autres problèmes, comme celui du nombre de donneurs. Mais avoir accès à ses origines nous semble consubstantiel à l'identité de la personne humaine.

M. Jean-Jacques Zambrowski. - Sur le prélèvement post mortem, on a vu récemment un militaire congeler quelques-uns de ses spermatozoïdes avant de partir en opération extérieure, et son épouse, alors qu'il était décédé en opération, demander à porter un enfant de lui. On est là dans une situation particulière qu'il faut naturellement savoir reconnaître légitimement et autoriser. Il serait inhumain, non éthique et non conforme à notre tradition, à nos valeurs culturelles de l'interdire. Il en est autrement de tout ce qui serait de l'ordre du commercial.

Sur le prélèvement des organes post mortem, nous faisons partie du petit nombre de pays qui, pour l'instant, se contente de la non-opposition. Malgré les campagnes, il nous semble qu'il serait opportun d'aller plus loin, d'informer largement les gens sur la possibilité qu'a chacun de refuser à ce qu'un prélèvement soit opéré, sur la carte vitale par exemple. Les accidentés de la route fournissent tragiquement un large contingent d'individus jeunes dont les organes feraient la survie d'un nombre très important d'individus, mais il faut que la population - donneurs et receveurs potentiels - en soit informée et que cela fasse partie d'un consensus culturel. Or pour l'instant, l'Agence de la biomédecine a été extrêmement discrète dans sa communication, et c'est dommageable à l'expansion nécessaire du don d'organes, qu'il s'agisse de coeurs, de reins, de poumons ou de foies. Le prélèvement post mortem est donc une opportunité formidable, à condition que chacun soit éclairé sur le besoin et sur le fait que l'absence d'opposition vaut implicitement consentement.

Nous avons, en matière de greffes d'organes, un dispositif remarquable, une circulation des organes à travers la France qui est merveilleusement organisée, une gratuité des organes que beaucoup de pays nous envient, des équipes chirurgicales prêtes dans chaque établissement, des infirmières de greffes qui sont prêtes à gérer la chose pour les équipes chirurgicales en permanence, un financement par l'assurance maladie qui ne pose aucun problème. Or mieux vaut être greffé du rein que d'être à la dialyse trois fois par semaine pour le restant de ses jours.

M. Thierry Lagrange. - Sur le don d'organes post mortem, je partage totalement les propos du professeur Zambrowski. Par ailleurs, le texte traite de manière équilibrée la question de l'anonymat : la levée de celui-ci sur la base du volontariat semble une très bonne chose. Enfin, comme vous vous en doutez, nous sommes très attachés à la gratuité du don.

Mme Joëlle Mounier. - Pour en revenir au sujet de l'anonymat, je considère qu'un adulte a besoin et a le droit de connaître ses racines. Cette information est nécessaire à la construction de son individualité biologique et génétique, le risque étant qu'il soit perturbé toute sa vie par la zone d'ombre qui entoure celles-ci. Cela étant, il faut respecter la liberté de choix : toutes les personnes ne souhaitent pas forcément connaître leurs origines.

Mme Christiane Vienne. - Le projet de loi ouvre la possibilité à celui ou celle qui s'interrogerait sur une pathologie pouvant être liée au patrimoine génétique d'une personne décédée de pratiquer des tests génétiques sur ce mort. Le dispositif repose sur la notion de consentement éclairé qui, dans ce cas précis, est un peu biaisée. D'une certaine façon, on peut considérer que le droit des vivants prévaut sur celui des personnes déjà mortes.

Mme Michelle Meunier. - Merci à tous pour la clarté de vos propos. Plusieurs d'entre vous ont regretté le caractère un peu trop technique du texte. Auriez-vous adressé les mêmes reproches au précédent projet de loi relatif à la bioéthique ?

Certains d'entre vous ont replacé ce texte dans le contexte géopolitique actuel et évoqué la nécessité de tenir des débats annuels. Pour faire vivre ce projet de loi, jugez-vous utile de prévoir un délai de réexamen du texte plus resserré ?

Mme Vienne a évoqué la problématique des personnes transgenres, hélas absente du texte. Toutefois, un amendement visant à améliorer la prise en charge des enfants intersexes a été adopté à l'Assemblée nationale. L'idée d'un consentement des familles aux traitements proposés à ces enfants figure désormais dans le projet de loi. Qu'en pensez-vous ?

Mme Christiane Vienne. - Le sujet des enfants et des adultes transgenres est délicat. Nous regrettons que cette thématique ait été occultée, car les personnes concernées, l'enfant lui-même, les parents, et parfois même les médecins, sont en détresse.

Dès que l'enfant identifie clairement le genre qui lui correspond le mieux, il faut déterminer le meilleur moment à partir duquel on peut lui administrer un traitement hormonal. En France, on considère généralement qu'il faut le faire avant la fin de sa maturité sexuelle. À l'inverse, en agissant trop vite, on risque de perturber le développement de l'enfant.

Mme Marie-Thérèse Besson. - Le texte est en effet extrêmement technique, ce qu'illustre parfaitement le questionnaire que vous nous avez adressé, puisqu'il comporte des questions auxquelles il est impossible de répondre si l'on n'est pas le spécialiste du sujet !

La formation des médecins est un enjeu essentiel. Certains médecins, qui y sont confrontés au quotidien, sont sûrement très au clair sur les sujets de bioéthique, mais je ne suis pas certaine que ce soit le cas de l'ensemble des médecins généralistes. Il faudrait peut-être réfléchir à mieux former ces médecins, car ce sont à eux que s'adressent les patients la plupart du temps quand ils ont une question en la matière.

Mme Joëlle Mounier. - Le texte comporte beaucoup d'aspects techniques, mais c'est le propre d'un projet de loi relatif à la bioéthique que de répondre à des questions complexes, comme la recherche sur les cellules souches ou l'embryon. Ce texte doit certes promouvoir des principes éthiques généraux, mais il doit aussi encadrer de manière précise tous les usages et les procédures dans leur complexité.

M. Pascal Neveu. - La technicité du texte n'est pas gênante. Il est bien construit, même si des aménagements pourraient être envisagés, notamment pour tenir compte des suggestions que nous pourrions faire au travers des réponses à votre questionnaire.

En tout cas, le texte doit encadrer les usages existants. Idéalement, il faudrait essayer d'anticiper les évolutions, car la loi arrive souvent trop tardivement. En réalité, il s'agit d'un débat de prospective : il faut déjà penser le monde de demain et s'interroger sur ce qui se passera dans trente ou cinquante ans. Aujourd'hui, nous estimons qu'il faut légaliser les usages, tout en les encadrant pour éviter les débordements.

Prenons l'anonymat du don : plusieurs études montrent que le nombre de donneurs a chuté dans les pays nordiques après sa levée. Je pense pour ma part qu'il faut maintenir un droit à l'anonymat, tout en inventant un dispositif qui permettrait de dévoiler le nom du donneur au bout d'un certain temps, dix-huit ou vingt ans par exemple. Après tout, l'identité d'un individu ne se construit pas uniquement à partir de ses origines. Cela étant, certaines problématiques génétiques et médicales soulèvent de grandes interrogations, qui légitiment la création d'un fichier centralisé des données relatives aux donneurs.

M. Thierry Lagrange. - Il nous semble que les choix que reflétera la loi une fois promulguée devront être évalués et réajustés avant même la révision prévue dans la prochaine loi relative à la bioéthique.

Mme Élisabeth Doineau, présidente. - Notre questionnaire sert à ouvrir la discussion. Nous avons besoin de vos lumières, car il est normal que nous doutions sur des sujets qui sont très techniques, mais qui font aussi écho à notre histoire personnelle.

M. Jean-Jacques Zambrowski. - Vous n'allez pas manquer d'auditionner des techniciens capables d'apporter l'expertise la plus juste sur les multiples questions que vous vous posez. Beaucoup d'entre nous ont aussi une connaissance technique de ces dossiers. Seulement, nous nous exprimons en tant que représentants des courants de pensée et souhaitons apporter un simple témoignage sur ces enjeux éthiques.

De notre point de vue, le texte ne pose pas de problème sur le plan technique. Tel qu'il est, il nous paraît approprié. Notre rôle est de faire en sorte que vous ne perdiez pas de vue le contexte éthique témoignant de l'ensemble des valeurs qui fondent notre identité nationale depuis plusieurs siècles. La mode ou la technique ne doit pas balayer les fondements de notre réflexion sur ces sujets.

La notion d'anticipation est essentielle. Aujourd'hui, par exemple, nous parlons du réchauffement climatique et des mesures à prendre en urgence pour en limiter les effets. Mais qu'aurait-on pu ou dû faire pour l'éviter ? Les décisions que vous prendrez pourront paraître parfaitement licites et vraisemblables dans le contexte actuel, mais il faudra veiller à ne pas mettre en cause nos valeurs fondamentales, sauf à décider qu'il faut impérativement en changer. Nous ne sommes pas conservateurs par principe : nous accueillons le progrès, mais pas à n'importe quel prix !

M. Alain-Noël Dubart. - Je voudrais simplement revenir sur la notion de suivi. Jusqu'à présent, les lois relatives à la bioéthique étaient révisées à intervalles réguliers sur des sujets qui ne touchent pas fondamentalement l'organisation de la société.

Avec cette loi, il n'en est plus de même, car de nouveaux problèmes apparaissent. En nous contentant d'une révision tous les cinq ans, nous nous exposons à un certain nombre de dérives. En effet, la loi a un caractère général et ne peut pas traiter certains cas particuliers qui nécessiteraient d'être abordés dans un délai restreint. Nous proposons, comme nous l'avons fait lors de notre audition à l'Assemblée nationale, que le Parlement crée une commission de suivi permanente à côté du Comité consultatif national d'éthique, de sorte à pouvoir suivre l'évolution des techniques, l'application de la loi et l'évolution des situations nécessitant des réponses circonstanciées. Cette commission de suivi se composerait des représentants des différents courants de pensée et aurait pour mission d'examiner des sujets très pratiques et concrets.

M. Jean-Jacques Zambrowski. - Il ne faudrait pas qu'une instance administrative et, a fortiori, une décision individuelle viennent finalement clore un débat qui nécessite un consensus sociétal. Le rôle de l'administration ne consiste pas à décider à la place du législateur sur des sujets sur lesquels celui-ci n'a pas voulu trancher.

Mme Marie-Thérèse Besson. - Nous sommes favorables à l'idée d'une commission de suivi, ce qui n'exclut pas une révision de la loi tous les cinq ans pour appréhender les sujets dans leur globalité.

Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Monsieur Zambrowski, vous avez estimé que le rôle du législateur n'était pas de chercher à conserver un passé révolu, mais pas non plus de promouvoir un futur sans contrôle. Dans la mesure où le lien de filiation serait créé ab initio, non plus sur le fondement de la vérité biologique ni même de la vraisemblance, mais sur le fondement de la volonté individuelle, comment exercer ce contrôle ?

M. Jean-Jacques Zambrowski. - Le contrôle s'inscrit dans la démarche de prudence dont j'ai déjà parlé. Nous n'admettons pas de vérité que nous n'ayons pas dûment scrutée, ce qui suppose de bien peser le pour et le contre avant d'ouvrir le champ des expérimentations. Ce contrôle pourrait s'exercer, si vous le jugez utile, au travers d'une instance qui regrouperait des personnes intéressées par ces sujets, qui suivraient l'évolution de la loi dans l'intervalle de deux révisions pour vérifier que la loi ne comporte aucun vice caché.

Aujourd'hui, on est conscient que le laxisme mène à l'imprudence et à de possibles catastrophes. On ne peut pas faire n'importe quoi au nom de la liberté individuelle.

Mme Élisabeth Doineau, présidente. - Justement, nos concitoyens nous disent parfois que l'ouverture de la PMA revient à faire n'importe quoi et qu'elle mène à la GPA. Il est parfois difficile de trouver le ton juste pour bien faire comprendre les choses.

M. Jean-Jacques Zambrowski. - Sauf à imaginer que la PMA entraîne automatiquement la GPA à moyen terme, l'idée qui paraît faire consensus aujourd'hui, c'est que le fait d'aider un couple, notamment de femmes, à aller jusqu'au bout du désir de maternité, qui est différent du désir de grossesse en ce qu'il implique un désir de transmission et en ce qu'il semble correspondre à la biologie même de notre espèce, est compréhensible.

En revanche, le désir d'une femme célibataire d'avoir un enfant doit être examiné très soigneusement, sauf à fabriquer une espèce d'orphelin. Le droit à l'enfant doit-il prendre le pas sur le droit de l'enfant ? Il vous appartient de porter un regard éthique sur cette question, regard que nous pouvons éclairer sans pour autant gouverner à votre place.

Les couples d'homosexuels masculins ayant un désir semblable nous paraissent poser un autre problème. En conséquence, on introduit ipso facto une inégalité de traitement entre les couples homosexuels masculins et féminins. Il faut là encore s'interroger sur les conséquences d'une telle mesure, non pas seulement sur les enfants de ces couples, en raison de potentiels risques de nature psychologique, mais sur la société qui en résultera.

Mme Christiane Vienne. - Je souhaite attirer votre attention sur le fait que, dans le domaine de la parentalité, on parle généralement d'engendrement et pas seulement de filiation. Les modèles familiaux sont multiples et évoluent au cours de la vie : une femme seule ne restera peut-être pas seule, un couple marié ne le reste pas toujours très longtemps. On doit travailler sur des modèles en évolution permanente pour aborder ce genre de thématiques. C'est la raison pour laquelle la question de l'égalité est devenue tellement importante, beaucoup plus qu'elle ne l'était à l'époque où ces modèles étaient figés. Aujourd'hui, ce qui est vrai pour l'un doit l'être pour l'autre, quelles que soient les circonstances de sa vie, ce qui rend le travail du législateur passionnant.

Mme Marie-Thérèse Besson. - Notre société est en constante évolution. C'est pourquoi notre méthode de travail repose sur un questionnement permanent.

Sur ces sujets de bioéthique, en particulier la famille et la filiation, il est difficile de dissocier raison et sentiments. Il faut donc veiller à les aborder dans leur globalité.

Mme Catherine Di Folco. - Madame Besson, sauf erreur de ma part, vous avez parlé tout à l'heure d'un enfant né d'un couple de femmes. Même si le monde est en pleine mutation, cela me paraît tout à fait impossible.

Mme Marie-Thérèse Besson. - Vous avez raison, madame la sénatrice. J'aurais dû parler d'un enfant né du désir de deux femmes vivant en couple.

Mme Élisabeth Doineau, présidente. - Merci à tous pour votre contribution à la réflexion sur l'évolution de notre société.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 25.