Jeudi 29 octobre 2020

- Présidence de M. Alain Milon, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de M. Édouard Philippe, ancien Premier ministre

M. Alain Milon, président. - Nous entendons ce matin M. Édouard Philippe, ancien Premier ministre.

Monsieur le Premier ministre, en entendant le Président de la République s'exprimer hier soir, vous avez probablement à nouveau déroulé le fil des événements qui ont conduit notre pays à se trouver dans une situation comparable au printemps dernier. C'est à cet exercice que nous vous demandons de bien vouloir vous livrer ce matin, cette fois à destination des membres de cette commission d'enquête.

Vous avez été entendu par la mission d'information constituée à l'Assemblée nationale, la semaine dernière, mercredi 21 octobre. J'ai, pour ma part, retenu deux éléments sur lesquels je vous demanderai de bien vouloir revenir plus longuement ce matin. Vous avez largement parlé de la difficulté de la prise de décision publique dans un climat d'incertitude et en particulier, de controverse scientifique. Pouvez-vous nous préciser quel a été l'impact de ces controverses sur des décisions précises ?

Vous avez ensuite évoqué l'épée de Damoclès de la poursuite pénale qui pèse sur les décideurs publics. Nous en avons eu une illustration puisqu'une perquisition se déroulait au domicile de plusieurs ministres et responsables d'administration centrale au moment même où notre commission se réunissait. Là encore, quel impact a eu ce risque sur vos décisions et quelles conclusions en tirez-vous ?

J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site Internet du Sénat et consultable à la demande. Je rappelle que le port du masque et la distance d'un siège entre deux commissaires sont obligatoires et je vous remercie de bien vouloir y veiller tout au long de cette audition.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Édouard Philippe prête serment.

M. Édouard Philippe, ancien Premier ministre. - J'ai parfaitement conscience que cette audition se tient à un moment très particulier, le lendemain des annonces du Président de la République face à la résurgence de la vague épidémique qui frappe à nouveau le pays, au moment où le Premier ministre présente à l'Assemblée nationale les mesures qui s'imposent, alors qu'un débat y a lieu, avant celui qui se tiendra cet après-midi au Sénat, et alors même que la France et singulièrement la ville de Nice viennent d'être frappées par un crime dans une église dont tout semble indiquer qu'il relève d'une logique d'attentat.

Soyez assurés que je prends très au sérieux cette audition et le process dans lequel vous vous inscrivez, c'est-à-dire réfléchir sur ce qui a bien fonctionné et ce qui a moins bien fonctionné, pour en tirer des leçons sur le fonctionnement global de notre réponse publique et privée. Votre mission est difficile, sur un événement qui est en cours. Tout indique que la deuxième vague sera plus forte que la première. Cela vous impose un exercice compliqué de lucidité dans l'action.

L'un des aspects qui m'a paru essentiel lors de la première vague a été d'assurer l'information la plus complète possible aux assemblées parlementaires. J'ai évidemment tenu à participer à l'ensemble des séances de questions au Gouvernement. J'ai tenu à rassembler les présidents des groupes parlementaires, par visioconférence pendant le confinement, pour les informer de nos contraintes et décisions. J'ai tenu à présenter à l'Assemblée nationale et au Sénat la stratégie menée ; ces présentations ont donné lieu à des débats et des votes. Bref, nous avons tenu à transmettre, dans de bonnes conditions, aux présidents des chambres, l'ensemble de nos décisions, pour garantir l'information la plus complète possible du Parlement.

Monsieur le président, vous avez évoqué la controverse scientifique et l'effet de la menace pénale sur le processus de décision.

Sur la première question, il n'est pas anormal que nos concitoyens se soient passionnés pour des questions scientifiques et qu'ils aient essayé de les comprendre. Cette épidémie est tellement puissante et déstabilisante que cette soif de savoir est parfaitement légitime. Il n'est pas non plus illégitime que les médias aient cherché à faire parler ceux qui sont le mieux à même d'expliquer ce qu'est cette maladie. En démocratie, il faut se réjouir que le débat public s'y intéresse. Ce qui est très regrettable, c'est que ces débats scientifiques se soient déroulés dans un désordre considérable, sans aucune régulation, et que notre système démocratique ait laissé prospérer des prises de position souvent définitives, parfois exprimées sur un ton où l'humilité du scientifique était très discrète - je suis poli - et qui ont rendu le débat, l'appréciation de nos concitoyens et la prise de décision moins clairs et plus confus. Cette controverse a eu un impact que je déplore très sincèrement, en délégitimant la parole scientifique.

Depuis que je ne suis plus Premier ministre et que je suis maire du Havre, je suis très frappé de la réaction de certains de nos concitoyens, très dure sur le rôle des scientifiques dans la controverse et sur celui des non-scientifiques qui, se basant sur les propos des scientifiques, en rajoutaient.

J'ai eu l'occasion de dire à l'Assemblée nationale qu'en janvier, février, mars la doctrine sur les masques, que nous portons tous aujourd'hui, était claire pour les soignants et les malades, mais pas pour la population générale. Je trouvais au moins autant de professeurs de médecine aux titres impressionnants pour me dire qu'il fallait en porter que pour me dire que cela n'avait aucun intérêt. Si la doctrine médicale avait été claire, l'action et la décision publiques auraient été évidemment plus simples et univoques - je vous le garantis. Les controverses et anathèmes ont rendu la décision publique plus difficile sur un certain nombre de points.

Concernant le risque pénal, il n'a jamais été question pour moi de dire que telle ou telle situation exigeait que l'on s'extraie de toute responsabilité. Un décideur public est, comme n'importe quel citoyen, soumis à une réglementation, et sa responsabilité pénale peut être engagée s'il ne la respecte pas. Je n'ai jamais eu à l'esprit de l'éviter, soyons clair !

Dans une crise de cette nature, avec un nombre d'incertitudes absolument considérable et un nombre d'acteurs tout aussi considérable, qui, tous, doivent, dans l'exercice de leurs compétences, prendre des décisions, dès que la menace pénale apparaît, vous observez une plus grande difficulté à prendre des décisions et la volonté de se reporter à l'échelon du dessus. Cette mécanique peut emboliser le système. Ce fait humain constaté a tendance à ralentir la prise de décision quand elle devrait être rapide, à l'inhiber quand elle devrait être assumée. Collectivement, notre système a pu fonctionner moins bien, car ce risque s'est tellement diffusé que beaucoup de décideurs ont été hésitants.

M. Alain Milon, président. - Cette réunion a lieu au lendemain de décisions du Président de la République contre la deuxième vague, alors qu'un événement niçois semble important et à la suite d'un article dans un journal satirique sur un général que vous avez missionné. Pourriez-vous en parler rapidement ?

M. Édouard Philippe. - Je comprends que vous faites allusion à la mission que j'ai confiée au général Lizurey, ancien directeur général de la gendarmerie nationale à la retraite, pour qu'il soit, compte tenu de son expérience des situations de crise, de son grand sens de l'État et de ma confiance à l'égard d'un militaire tel que lui, un oeil extérieur sur le dispositif mis en place. Je souhaitais qu'il vérifie que rien n'était oublié, qu'il nous conseille et qu'il mène, non pas un retour d'expérience, mais un contrôle continu pendant la gestion de la crise. Cette décision de Matignon a été prise en plein accord avec le Président de la République. Le général Lizurey a participé à beaucoup de réunions, il a travaillé et a, je crois, remis son rapport début juillet, après mon départ de Matignon. Je n'en ai donc pas été destinataire. J'ai entendu à la radio que le rapport avait été remis en juin. Je ne le crois pas.

Cette mission montre que, dès la crise, nous nous sommes placés à la fois sur la gestion immédiate et sur le plus long terme, en faisant appel à un regard extérieur très connaisseur.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Alors que la crise est en pleine évolution et que la deuxième vague s'annonce très forte, contrairement aux idées rassurantes qui circulaient dernièrement, les membres de la commission d'enquête devront se prononcer rapidement.

Le début de la crise nous intéresse. Je rappelle qu'une cellule interministérielle a été créée le 17 mars. Auparavant, deux mois se sont écoulés. Notre rapport pourrait formuler des préconisations sur l'organisation adéquate en début de crise, même s'il est toujours plus facile de se prononcer a posteriori. Vos propos sur le général Lizurey corroborent l'idée que la crise sanitaire sur laquelle nous étions partis est devenue tellement multisectorielle qu'il y avait besoin d'un autre appui que celui du seul ministère de la santé et de Santé publique France.

Agnès Buzyn nous a dressé un descriptif très précis et daté de ce qu'elle avait vu jusqu'à son départ du Gouvernement, précoce au regard de l'épidémie, avant le tsunami dans le Grand Est et en Île-de-France. Néanmoins, elle nous a fait part de sa vigilance, liée aux éléments qui lui parvenaient, même si elle nous a aussi dit que les modélisations initiales de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) sur l'arrivée du virus depuis la Chine étaient erronées. On a senti sa vision d'une épidémie qui se préparait. Quelles formes d'alertes avez-vous reçues et comment ont-elles été prises en compte ? De façon précoce, à l'époque, la France a envoyé des protections individuelles en Chine et la communauté asiatique ne souhaitait pas organiser les festivités du Nouvel An à Paris.

Monsieur le Premier ministre, vous avez évoqué les nombreuses controverses scientifiques. Les analyses ont varié et ajouté au manque de confiance qui s'est répercuté sur l'ensemble de la classe politique. Le fait de rendre publics les avis du conseil scientifique n'a-t-il pas contribué à une non-clarification et à l'impression que le Gouvernement ne se soumettait qu'à cet avis-là, alors que vous disposiez de divers organismes de veille sanitaire ?

Quelles préconisations pour une organisation plus simple de l'architecture de la veille sanitaire ? Comment améliorer la coordination ? Faut-il sortir l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) de Santé publique France ?

Monsieur le Premier ministre, vous avez dit qu'il y avait des avis contraires sur le port du masque. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a elle-même varié dans ses recommandations. Le conseil scientifique a lui-même reconnu que ses avis tenaient compte de la situation et qu'il n'encourageait pas au port du masque ni aux tests massifs, car il n'y en avait pas. À quel moment avez-vous su que nous étions en pénurie de masques ? La direction générale de la santé (DGS) avait tout de même demandé fin 2018 à Santé publique France une expérimentation d'acculturation au masque. C'est donc bien que ce dernier avait une utilité en période de grippe. Mme Buzyn nous a dit qu'elle n'avait pas été alertée par la DGS sur la pénurie de masques.

M. Édouard Philippe. - Madame la rapporteure, vos questions sont toutes délicates. Vous avez évoqué l'organisation, notamment de Santé publique France. Cet établissement public est assez loin de Matignon et assez peu dans mon champ de compétences. La seule chose que je sais, c'est que ceux ayant décidé de la fusion des établissements qui a donné naissance à Santé publique France ont fait le raisonnement qu'intriquer dans un même établissement la gestion des stocks et de la logistique et l'expertise épidémiologique était une bonne idée. Nous aurons collectivement à nous poser la question : le choix de l'intrication de ces deux missions était-il adapté ? Lorsque l'on réunit deux entités aux missions complémentaires, on ne peut pas exclure que, compte tenu des circonstances ou des personnalités, l'une des priorités prenne le pas sur l'autre.

M. Alain Milon, président. - Ce n'était pas le choix du Sénat.

M. Édouard Philippe. - Cette solution a été proposée par le gouvernement qui a précédé celui que j'ai eu l'honneur de diriger.

Vous m'interrogez sur les conseils scientifiques, les groupements et institutions habilités à porter un message médical ou scientifique pour accompagner la décision publique : il existe beaucoup d'institutions, d'académies qui se sont exprimées, soit collectivement, soit via leurs membres à titre individuel. La décision du Président de la République de créer le conseil scientifique, assez tard dans la crise, a été dictée par le sentiment que, face à cette crise unique en son genre, il était utile de consulter des scientifiques ne provenant pas exclusivement du domaine médical, pour qu'une vision plus large éclaire la décision. Ne pas se limiter à l'avis strictement médical et épidémiologique est plutôt intelligent. Ce conseil scientifique a donc été créé, sans existence légale jusqu'à la loi sur l'état d'urgence. Fallait-il publier ses avis ? Le faire, c'est vrai, c'était s'exposer à la critique de soumission du politique aux scientifiques. Mais ne pas le faire, c'était s'exposer au soupçon de dissimulation. Dès lors que le conseil scientifique émettait des avis sur lesquels des décisions publiques étaient fondées, il pouvait être utile de les publier. La publication n'a pas été systématique. Nous l'avons décidée pour des avis qui étaient au coeur de décisions très sensibles. Les deux solutions avaient chacune leurs inconvénients.

Sur la forme qu'ont prise les alertes, vous connaissez l'enchainement des faits : au 31 décembre, nous enregistrons une petite alerte, probablement passée inaperçue dans le public, qui nous dit qu'il y a un problème épidémique dont l'origine serait sur un marché animalier de Wuhan ; le 2 janvier, nous mettons en place la cellule de veille sanitaire, c'est-à-dire que nous mettons immédiatement en place les éléments de veille épidémiologique. Nous voyons qu'il se passe quelque chose en Chine ; Agnès Buzyn, qui est une spécialiste de la santé, qui a exercé des responsabilités en présidant la Haute Autorité de santé (HAS) avant de devenir ministre de la santé, connaît ces sujets épidémiologiques et s'y intéresse ; elle nous dit alors que si - j'insiste sur la conjonction, sur l'hypothèse -, une épidémie était en cours de déclenchement par un nouveau virus très contagieux et virulent, alors, dans ce cas, il nous faudrait être très réactifs, car l'épidémie pourrait être très dangereuse. Lorsqu'on entend le terme de coronavirus, nous ne sommes pas dans l'inconnu, il y a eu le syndrome respiratoire aigu sévère (Sras) en 2003, plusieurs épisodes sont restés très localisés géographiquement, le Sras lui-même était resté assez circonscrit - donc notre attitude, c'est la plus grande attention à ce qui se passe, la plus grande vigilance, avec les outils de veille dont nous disposons.

Le 24 janvier, nous enregistrons les trois premiers cas sur le territoire national, tous venus de l'extérieur de nos frontières. Dès le 26 janvier, un dimanche, je convoque une réunion interministérielle sur le sujet pour savoir de quoi l'on parle précisément ; la ministre de la santé a conscience que nous devons être très vigilants ; nous décidons de mettre en place le centre de crise sanitaire, c'est chose faite le 27 janvier. Ce centre est interministériel : piloté par le ministre de la santé, il complète les réunions interministérielles présidées par le Premier ministre. Au total, j'ai présidé sept de ses réunions avec le ministre de la santé, pour suivre, piloter, prendre des décisions. La ministre de la santé me dit, le 30 janvier, au Conseil économique, social et environnemental (CESE) - je m'en souviens très bien parce que j'y avais une réunion sur la réforme des retraites, qui donnait lieu à un débat intense -, que si l'on se trouvait dans une situation de contagion avec ce virus, - j'insiste encore sur la conjonction, sur l'hypothèse -, notre vie sociale s'en trouverait affectée et que si l'épidémie explosait au moment des élections municipales, on pourrait alors ne pas les tenir. J'entends cette parole d'alerte, prononcée alors que la France ne compte que cinq cas de covid-19.

Quand les Chinois ont annoncé la fermeture de la ville de Wuhan, épicentre de l'épidémie, nous avons entrepris de rapatrier nos compatriotes - qui aurait compris qu'on les y laisse ? -, en prenant les plus grandes précautions, avec une quatorzaine obligatoire et un encadrement médical ; plusieurs pays européens nous ont demandé de raccompagner par la même occasion leurs ressortissants, nous avons mené des discussions difficiles avec l'État chinois. Le coronavirus n'étant pas une grippe, nous n'avons pas recouru au plan Pandémie grippale, mais nous nous en sommes inspirés.

J'en viens à votre question sur les masques. Je tiens à dire qu'avant janvier 2020 personne, jamais, ne m'a parlé de masques - vous pourriez me dire que je n'ai pas demandé non plus s'il y avait un problème avec les masques, mais quand on est à Matignon, les sujets ne manquent pas... J'ai tout de suite posé la question de savoir combien nous en avions en réserve ; on m'a répondu, après examen : 117 millions de masques. Mais qu'est-ce que cela représente, 117 millions de masques ? Je n'en avais pas l'idée, cela dépend de la consommation. Alors j'ai demandé si c'était beaucoup, ou pas ; on m'a répondu que les soignants en utilisaient 5 millions par semaine et qu'on en produisait 4 millions en France, le reste étant importé de Chine. Sachant qu'il y a un problème en Chine, je me demande si nous en obtiendrons facilement, ou pas. La doctrine, donc ce qu'on me dit, c'est que nous avons 22 à 23 semaines d'avance, ce qui laisse le temps de recomposer les stocks.

Vous parlez aujourd'hui de pénurie, mais au moment où l'on me présente le stock, on me dit que nous avons 22 à 23 semaines devant nous en temps normal et qu'on peut fabriquer et importer encore des masques - nous ne sommes donc pas à proprement parler en pénurie. Mi-février, on me dit qu'il pourrait y avoir des blocages dans la reconstitution des stocks, nous décidons donc de passer commande.

Je rappelle aussi que la doctrine, alors, n'est pas le port du masque dans la population générale, l'OMS le dit clairement : le docteur Michael Ryan - je me souviendrai de son nom toute ma vie -, directeur exécutif du programme de l'OMS de gestion des situations d'urgence sanitaire, dit alors explicitement qu'il n'y a pas lieu de demander à la population de porter un masque. Évidemment, on peut se dire que ce monsieur se trompe, le médecin de mon canton me dit que le masque est utile - mais je vous parle ici de la doctrine de l'urgence sanitaire, qui ne demande pas le masque pour la population générale et donc, écarte la qualification de pénurie pour les stocks de masques dont nous disposons. Or, ce qu'on voit ensuite quand apparaissent les premiers clusters dans l'Oise, c'est que la consommation de masques par les soignants est bien plus forte que prévu : on me le dit fin février, ce ne sont pas 5 millions de masques hebdomadaires dont nos soignants ont besoin, mais 40 millions. Ce n'est plus du tout la même chose, il y a là un sujet, nous ne sommes pas sûrs de produire assez de masques pour les soignants dans la durée. Dès lors, le 3 mars, nous réquisitionnons l'ensemble des stocks de masques présents sur notre territoire, une mesure agressive par rapport à nos partenaires, qui peuvent avoir des contrats de livraison de masques produits en France, et nous accélérons le pont aérien pour acheminer des masques sur notre territoire, alors même que l'ensemble des relations internationales se crispent.

En fait, c'est plus tard que les organisations internationales et la doctrine changent sur les masques. Aujourd'hui, nous portons le masque, nous savons que c'est un geste barrière essentiel. Cependant, je ne peux me retenir de faire remarquer que, même avec le port du masque généralisé, même sans pénurie, alors que chacun se procure et porte un masque, nous déplorons en France, comme en Italie, en Belgique, ou encore en Allemagne, une accélération de la propagation du virus. Je ne dis pas ici qu'il ne faut pas porter de masque, bien entendu, mais simplement qu'on ne saurait faire porter la responsabilité de la propagation du virus au seul manque de masque dans la population.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Une remarque préalable : nous ne sommes guère satisfaits de ce qui s'est passé avec le rapport que vous avez commandé au général Lizurey. L'exécutif nous appelle à faire bloc, à travailler ensemble, nous pensons que c'est la bonne méthode, celle de l'union face au virus ; mais, dans le même temps, alors que le Président de la République a commandé un rapport au professeur Didier Pittet et qu'il nous en a communiqué la version provisoire, nous apprenons dans la presse que vous avez vous-même commandé un rapport au général Lizurey, sans nous en tenir du tout informés, ni de la commande ni du prérapport : il faut lire Le Canard enchaîné pour l'apprendre. On ne peut pas dire que cette façon de faire contribue au climat politique que le Président de la République appelle de ses voeux.

Je tiens, ensuite, à vous prier d'excuser le fait que nos questions puissent paraître, pour beaucoup, vérifier des hypothèses établies à partir d'opinions que nous nous serions faites ; c'est le cas, car nous en sommes à la fin de nos auditions, nous rendrons notre rapport dans quelques semaines et nos questions, donc, viseront à valider des hypothèses, des opinions que nous nous sommes forgées au cours de plusieurs mois d'auditions.

Une première question sur le calendrier, car nous comprenons mal la lenteur de la prise de décision avant le confinement. Vous faites référence au mois de février, j'ai donc regardé votre agenda public des deux premières semaines de ce mois. On y trouve de nombreuses réunions consacrées à la réforme des retraites, beaucoup moins à la question de l'épidémie qui arrive : quel est votre sentiment sur cette répartition de votre emploi du temps ? Lors de son audition, celle qui était la porte-parole de votre gouvernement a dit le temps qu'il avait fallu pour placer l'épidémie au centre de l'agenda et sortir des dossiers politiques qui y étaient alors : qu'en pensez-vous ?

Une deuxième question, sur la place de l'expertise en santé publique dans la prise de décision, sur votre propre positionnement, comme Premier ministre, par rapport à cette expertise. Devant l'Assemblée nationale, vous avez dit, avec beaucoup d'humilité, que vous ne saviez pas. Personne ne vous fera reproche de ne pas être spécialiste de santé publique. Vous avez dit que, le 28 février, on ne déplorait que deux morts dans notre pays - sous-entendu qu'il était difficile de savoir que le phénomène serait important. Vous dites aussi que vous ne savez pas si les masques suffisent à endiguer l'épidémie et que, plus généralement, nous ne savions pas bien ce qu'il en était. Or, bien des éléments ont été anticipés : tous les experts savaient que, face à une épidémie, face au risque de transmission d'un virus potentiellement mortel, le port de masque était utile ; du reste, c'est la raison pour laquelle l'État entretenait un stock important de masques - ce que vous ne dites pas, c'est que ce stock était de 700 millions de masques jusqu'en octobre 2018, date à partir de laquelle le Gouvernement a brutalement décidé de ne pas le renouveler à ce niveau. Nous comprenons bien que vous n'ayez pu tout régler dès le mois de février, mais nous constatons aussi que la première commande significative n'intervient qu'autour du 20 février, donc très tardivement. Nous savons que le Premier ministre n'a pas le don de tout savoir, mais dès lors qu'on savait l'importance des masques, il est très étonnant que la décision n'ait pas été prise plus tôt : qu'est-ce qui n'a pas marché dans les liens entre l'expertise de santé publique et la décision ? Nous ne voulons pas réécrire l'histoire, même Agnès Buzyn, qui a eu une intuition assez tôt, n'a pas eu de certitude avant le 20 janvier - c'est assez tôt, cela aurait permis une décision plus précoce. On peut donc se demander pourquoi, eu égard à ce que l'on savait sur l'importance des masques en cas d'épidémie, la décision n'a pas été plus précoce.

Enfin, une question sur l'État central. Lorsque nous l'avons interrogé sur les problèmes d'organisation dans l'État central, le ministre de la santé Olivier Véran a écarté toute défaillance, tout problème un peu sérieux. Or, le prérapport du professeur Didier Pittet au président de la République ne mâche pas ses mots : il parle de « défauts manifestes d'anticipation, de préparation et de gestion » ; il écrit que « la crise a révélé des faiblesses structurelles dans la gouvernance (...), un déploiement heurté du processus de gestion de crise (...), une organisation complexe des relations entre le ministère de la santé et les agences et instances qui l'entourent ».

Ce rapport souligne un sentiment largement partagé, celui d'un empilement des structures, des agences. Pour justifier la création du conseil scientifique, vous avez dit que le Président de la République tenait à recueillir l'expertise bien au-delà des seuls épidémiologistes ; or, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) a déjà une assise large, plus large d'ailleurs que celle du conseil scientifique. Quand l'État dispose déjà d'instances, mais qu'il en crée de nouvelles quand une crise survient, n'est-ce pas le symptôme d'un problème d'organisation ? Qu'en pensez-vous ? La crise que nous traversons n'est-elle pas l'occasion de reconsidérer notre organisation ? Nous avons auditionné des représentants de pays d'Asie, ils nous ont dit que la crise du Sras qui les a touchés en 2003, a été suivie de modifications en profondeur dans leur organisation. Pensez-vous, donc, que notre État a fait face et qu'il n'y a pas grand-chose à changer, ou bien avons-nous de quoi faire en la matière ?

M. Édouard Philippe. - D'abord, monsieur le sénateur, j'espère que vous ne vous en offusquerez pas, je fais les mêmes réponses aux questions semblables à l'Assemblée nationale et au Sénat.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - C'est un signe de cohérence, je vous en donne acte.

M. Édouard Philippe. - Merci, j'y tiens - je vous rappelle que je dépose sous serment.

Vous posez trois questions complexes et intéressantes.

Avant d'y répondre, je ferai une remarque sur le rapport du général Lizurey. Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai dit : j'assume le fait d'avoir commandé ce rapport. Je n'en suis plus destinataire, puisque je ne suis plus Premier ministre.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Nous l'auriez-vous transmis ?

M. Édouard Philippe. - Que voulez-vous dire ?

M. Bernard Jomier, rapporteur. - S'il vous avait été remis lorsque vous étiez encore en fonctions...

M. Édouard Philippe. - Quand je veux faire de la politique-fiction, j'écris des livres, monsieur le sénateur. Ce que je sais, c'est que j'ai, à chaque fois, transmis les documents au Sénat, et même au-delà de ce que la loi m'imposait, notamment pour les actes pris dans l'état d'urgence sanitaire. Avez-vous des éléments pour soutenir votre remarque ? Sinon, je ne suis pas sûr d'en comprendre exactement le sens.

J'ai moi-même demandé au général Lizurey de produire ce rapport, ce qu'il a fait, après avoir participé à de très nombreuses réunions, et après avoir formulé pour nous, oralement, plusieurs recommandations fort utiles. Il a rendu son rapport, et je ne crois pas être responsable de la façon dont on gère les affaires de l'État, sur des décisions de cette nature, dès lors que ce n'est plus moi le Premier ministre.

Vous dénoncez des prises de décisions lentes. Je peux difficilement entrer dans une querelle de dates... Vous évoquez mon agenda public des deux premières semaines de février. D'abord, méfiez-vous des agendas publics : ils ne publient pas d'informations erronées, mais ils ne disent pas tout. Je ne crois pas que figurent à l'agenda public, c'est-à-dire à celui qui a vocation à être communiqué à la presse, l'ensemble des réunions et des rendez- vous que j'organise dans mon bureau.

Or, sur la covid-19, entre le 26 janvier et le passage à la phase 2, le 28 ou le 29 février, j'ai organisé et présidé moi-même sept réunions. Il n'y a pas beaucoup de sujets sur lesquels le Premier ministre organise à Matignon, avec des ministres, sept réunions en trois ou quatre semaines.

Je vous confirme, monsieur le sénateur, que je m'occupais aussi des retraites et que je gérais aussi d'autres sujets. Sinon, vous auriez été fondé à me faire le reproche de ne pas continuer à exercer, au mois de février, l'ensemble des compétences qui reviennent au Premier ministre.

Je ne sais pas, donc, si sept réunions, c'est beaucoup, ou pas beaucoup. Je pense que cela montre que, dès lors que nous avons été informés, nous nous sommes saisis du sujet. Du reste, dès lors que le Premier ministre était informé qu'un certain nombre de décisions devaient être prises, il les a prises.

Aux alentours du 20 au 22 février, la décision de passer une commande de 200 millions de masques a été prise dans les vingt-quatre heures, ou dans les quarante-huit heures, en tout cas très rapidement, dès lors qu'elle a été documentée et qu'elle m'est remontée. Peut-être - sans doute - aurait-il été possible d'être plus rapides. C'est rétrospectivement qu'il faut s'interroger. Ce que je sais, c'est que, chaque fois que nous avons posé des questions, et chaque fois que nous avons eu des éléments documentés, nous avons pris les décisions qui nous semblaient s'imposer compte tenu de la situation. Je l'atteste, je l'assume, et je pense que c'est comme cela qu'il fallait faire.

Sur l'expertise, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je m'exprime à titre personnel. Je dis que, sans être médecin, je suis passionné par ces sujets - parce que je suis passionné par la connaissance -, mais je ne les maîtrise pas intimement, faute d'expérience professionnelle et scientifique. Je n'ai pas attendu le mois de janvier pour lire des livres sur les épidémies, sujet intéressant tout homme qui aime l'histoire, et l'histoire des populations : c'est un sujet qui a compté dans l'histoire de l'humanité, et qui manifestement va continuer à compter. Pour autant, je suis incapable, naturellement, d'avoir l'ensemble des données scientifiques et le raisonnement scientifique complet. Je peux reconnaître la qualité d'un raisonnement scientifique, et il m'arrive parfois, par exemple, de savoir qu'un raisonnement n'est pas scientifique. J'ai d'ailleurs entendu des gens éminents, anciens ministres, personnalités portant des titres prestigieux ou présidents de grands exécutifs locaux, tenir sur l'épidémie, ou sur telle ou telle voie thérapeutique, des propos qui me paraissaient curieux du point de vue scientifique. Pour autant, je ne suis pas médecin, et je ne le serai probablement jamais - je crois même que je peux dire que je ne le serai jamais...

Heureusement, il y a une expertise au sein de l'État, et il se trouve qu'Agnès Buzyn est médecin, et connaît ces sujets ; de même, Olivier Véran est médecin ; sans être un spécialiste des épidémies, il dispose d'une formation scientifique et médicale approfondie, complétée par la pratique médicale. Le directeur général de la santé est un épidémiologiste qui connaît parfaitement ces sujets. Il peut s'appuyer sur un corpus de travail passé et des expertises présentes, qui complètent sa réflexion.

Lorsqu'on me présente des éléments, que je pose des questions et que l'on me répond, je suis dans la position de quelqu'un qui sait qu'il n'est pas médecin. Et j'entends aussi les doutes et les hésitations formulés par les médecins. Il est d'ailleurs dommage qu'on n'ait pas vu assez souvent sur les plateaux de télévision et dans l'expression publique les médecins qui ont des doutes - et ils sont nombreux - et ont l'humilité de dire : « on ne sait pas. »

En tout cas, une fois que les décisions m'ont été présentées, qu'elles étaient documentées, et que les dossiers m'avaient été transmis, nous avons pris un certain nombre de décisions, que ce soit sur la mise en place des plans bleus pour les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), pour passer des commandes, ou sur les mesures spécifiques que nous avons mises en place autour des clusters. En février, le grand sujet a été le cluster des Contamines-Montjoie, ou ceux que nous avons découvert dans le Morbihan, ou dans l'Oise. La réponse qui est apportée par l'ensemble de la communauté médicale et administrative qui lutte contre cette épidémie n'est pas du tout négligeable. La gestion du cluster des Contamines-Montjoie me semble correspondre parfaitement à la doctrine, et avoir été plutôt efficace : nous n'avons pas constaté d'explosion du nombre de cas liée à ce cluster. Les éléments de réaction qu'il fallait mettre en place l'ont été. Mais il est vrai que nous avons été surpris par le débordement, et par la rapidité avec laquelle l'Oise d'abord et, surtout ensuite, le Grand Est ont été frappés par la multiplication des cas. En tout cas, il n'y avait pas un Premier ministre qui ne serait pas médecin, et qui l'assume, face à l'immensité des incertitudes médicales. Bien entendu, il y avait autour de moi des gens très solides, qui ont réfléchi et proposé des éléments.

Sur le Conseil scientifique, et l'existence d'organismes déjà habilités et légitimes pour exprimer un point de vue, vous avez raison. D'ailleurs, ces organismes ont rendu des avis, et nous avons travaillé avec eux dans la préparation des mesures liées au confinement et au déconfinement. Nous avons tenu des réunions avec la Haute Autorité de santé et d'autres structures, dont nous avions besoin de recueillir les avis, ne fût-ce que du point de vue légal. Ces organismes n'ont donc pas été ignorés.

Votre troisième question porte sur l'organisation de l'État. La bonne organisation de l'État, c'est celle qui permet de faire face à la situation actuelle, et à la situation future. Comme les situations changent, l'organisation de l'État doit toujours s'adapter. La question que vous posez est très bonne. Dans la mesure où nous sommes confrontés à une difficulté sérieuse, cela signifie que, d'une certaine façon, notre organisation n'est pas parfaite. Je n'ai aucun problème pour le dire devant vous : notre organisation n'a pas répondu de façon parfaite à la situation, et nous aurons à l'adapter. Je ne doute pas que, quels que soient les gouvernements qui succéderont au gouvernement actuel, quelles que soient les majorités qui se succéderont, l'organisation de l'État se trouvera profondément modifiée par la crise que nous connaissons - et heureusement. La bonne philosophie, s'agissant de l'organisation de l'État, c'est la logique d'amélioration continue. C'est pour cela que votre mission est importante : pour que nous puissions apprendre et améliorer l'organisation, notamment de l'État, mais pas seulement de l'État.

L'évolution administrative, depuis longtemps, nous a menés très loin dans l'« agenciarisation », au point d'appeler « agences » des structures qui sont, en fait, des administrations. Nous avons donc été loin dans l'utilisation de termes qui ne sont pas totalement adaptés à la réalité administrative de ce qu'ils désignent. Nous avons été très loin dans la création des autorités administratives indépendantes - et cela ne date pas d'hier, cela fait bien quarante ans. Est-ce l'alpha et l'oméga de l'organisation de l'État de demain ? Je n'en suis pas sûr. Il faudra corriger des choses. Nous avons été très loin, aussi, dans la régionalisation. Mon gouvernement s'est engagé dans une voie un peu différente, d'ailleurs, puisque nous organisions, au travers des exercices sur l'organisation territoriale de l'État, le renforcement de l'échelon départemental, ce qui n'est pas une mince affaire : on ne change pas rapidement l'État quand, depuis trente ans, on est parti sur la voie de la régionalisation. Là aussi, donc, il faut avoir de l'humilité. Bien sûr que l'organisation de l'État peut être améliorée, qu'il s'agisse de l'organisation interne ou de la façon dont l'État travaille avec les parties prenantes. Pour autant, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain : il y a aussi des choses, à l'intérieur de l'État, qui ont bien fonctionné. Même - et c'est terrifiant -, ce sont les mêmes choses qui ont parfois très bien fonctionné, et pas très bien fonctionné.

On a beaucoup critiqué les agences régionales de santé (ARS), par exemple, et leur direction générale, en disant qu'il était très difficile de travailler avec les élus locaux et avec le secteur privé. Mais, dans la réponse à la crise, un certain nombre de directeurs généraux d'ARS, avec leurs équipes, ont été exceptionnels, vous le savez, en termes d'implication, de compétence, d'imagination même. Aussi est-il difficile de définir ce que sera, demain, une meilleure organisation de l'État. Il ne suffit pas, d'ailleurs, de trouver une bonne organisation : il faut trouver les bons managers. Un organigramme peut être formidable, avec des compétences fixées par la loi et par les décrets, mais, dans la réalité, ce sont des femmes et des hommes qui font vivre l'institution. Qui est mauvais, le manager ou l'organisation ? Problème conceptuel d'organisation, ou problème de management ? Et que nous dit la réponse à cette question de l'organisation future ?

Souvent, les directeurs généraux des ARS ont été très bons. Quand ils l'étaient moins, on en a tiré les conséquences ; c'est parfois nécessaire. Je suis bien conscient de ne pas répondre complètement à votre question ; en effet, derrière elle, une réflexion redoutablement complexe sur l'organisation future de l'État s'impose. Oui, cette organisation sera amenée à changer, évidemment, heureusement, mécaniquement et nécessairement. Veillons seulement à ne jamais jeter le bébé avec l'eau du bain en la matière.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Lorsque nous avons auditionné Agnès Buzyn, elle nous a détaillé son action et son agenda point par point depuis le jour où elle a senti que cette crise serait grave jusqu'au 16 février. Elle nous a déclaré en conclusion : « Je pense que je n'étais pas, moi, en phase avec le pays : c'est d'ailleurs ce qui m'a permis de nous préparer aussi bien. » Pourquoi l'avez-vous laissée partir du Gouvernement ? N'était-elle pas un bon manager ?

Ma deuxième question porte sur la coopération européenne et internationale. Vous aviez déclaré que l'ensemble des relations internationales allait se crisper. À l'évidence, certains mécanismes n'ont pas fonctionné. On a envoyé des masques en Chine, contre l'avis de Mme Buzyn, on a laissé les Italiens tous seuls, allant jusqu'à critiquer leur décision de fermer les frontières, quelques jours avant de faire la même chose. Mme Buzyn souhaitait que puisse se tenir un conseil des ministres européens, le 25 février ; seuls trois pays étaient d'accord pour le faire. Quel est votre sentiment sur cette coopération et ses limites ?

Ma dernière question porte sur le Ségur de la santé. Lors de son lancement, le 25 mai dernier, vous avez déclaré : « Le premier enjeu, c'est d'être capable de montrer notre reconnaissance aux soignants et de garder intactes leur motivation et leur vocation. » Avez-vous le sentiment que l'on a pris la bonne voie ?

M. Édouard Philippe. - Aussi longtemps qu'Agnès Buzyn a été ministre des solidarités et de la santé, j'ai travaillé avec elle en confiance et avec plaisir. Nous avions des échanges très directs et complets, je me réjouissais de son expertise et je me félicitais de la façon dont elle avait préparé, puis défendu, le projet de loi relatif à la bioéthique. Je n'avais a priori aucune envie qu'elle cesse d'exercer ses fonctions. Vous savez les circonstances dans lesquelles la question des candidatures aux élections municipales parisiennes s'est posée. Plusieurs personnes ont évoqué avec elle la possibilité que, plutôt que de rester médecin devenu ministre, elle s'implique complètement dans le jeu démocratique. Elle y a réfléchi, elle a hésité et elle a décidé d'y aller ; c'est parfaitement respectable. Je ne vois pas comment j'aurais pu lui refuser, moi qui suis extrêmement attaché à l'engagement électoral, de s'engager dans ce combat électoral difficile, qui n'était pas gagné d'avance. Je respecte sa décision ; c'est ce que je lui ai dit, en lui souhaitant bon courage.

Les relations internationales, elles aussi, rendent modestes. Quand la crise arrive, des systèmes que l'on croit bien établis et des habitudes que l'on croit bien inscrites dans les comportements peuvent très rapidement se rétracter et se crisper. Je ne sais pas comment qualifier la façon dont l'OMS - grande organisation internationale, indispensable dans le monde de la santé - a fonctionné. J'ai été marqué par sa doctrine sur les masques. Certains ont critiqué le délai avec lequel l'OMS a émis ses alertes relatives à la situation en Chine ; je n'ai pas d'avis sur le sujet.

Le dispositif international dans son ensemble a été assez peu convaincant. Comme l'ont rappelé Agnès Buzyn et Olivier Véran, au début de la crise - certains nous demandent si nous avions alors conscience du sujet -, nous avons évoqué avec nos partenaires européens la nécessité de prendre certaines mesures, ceux-ci, quand ils venaient aux réunions, nous demandaient pourquoi donc nous réagissions ainsi. Agnès Buzyn en a été horrifiée. Olivier Véran en a aussi fait l'expérience en tant que ministre, donc après le 16 février.

Après le désintérêt manifeste de certains pays européens courant janvier et au début de février, j'ai moi-même pu observer, pendant la crise, la résurgence de logiques très nationales. On peut d'ailleurs faire ce reproche également à la France. La réquisition des masques décidée le 3 mars, geste que j'assume du point de vue national, a eu un impact : à n'en pas douter, certains responsables étrangers qui attendaient des commandes venant de France ont dû trouver ce geste égoïste. La logique nationale a prévalu très rapidement.

Vous avez évoqué nos relations avec l'Italie, pays que je connais un peu et que j'aime beaucoup ; j'y passe du temps dès que je le peux. Je n'ai jamais eu la moindre sympathie pour ceux qui croient que le système de santé publique de l'Italie du Nord n'est pas à la hauteur des enjeux. C'est une région riche. Je n'ai jamais pensé que le nécessaire n'y était pas fait. Nous - Français, Allemands, Européens - avons été aussi surpris que les Italiens par la rapidité et la brutalité de l'épidémie ; nous n'avons pas su avoir les bons gestes et les bonnes mesures à la destination de nos amis qui subissaient la première vague sans avoir pu s'y préparer. Il y avait un souci d'aider : un sommet franco-italien s'est tenu le 27 février à Naples ; le Président de la République s'en était remis à son homologue italien quant à la décision de le maintenir. Pour autant, je ne suis pas sûr qu'on ait trouvé les bons moyens d'aider.

Au début de la crise, l'Union européenne n'a pas été non plus d'une aide considérable ; on peut se féliciter de sa réaction plus tard, autour du plan de relance et des réactions de la Banque centrale européenne (BCE), et aujourd'hui encore avec les commandes de vaccins et les financements à prendre. Au début, la logique nationale a pris le dessus, comme en témoigne la manière dont ont été décidées les fermetures de frontières : au sein de Schengen, la gestion optimale aurait été collective, on aurait décidé des règles d'ouverture et de fermeture ensemble. Il n'y a même pas eu de gestion bilatérale ! L'Allemagne a pris des décisions sur la frontière franco-allemande sans nous prévenir, tout comme la Belgique ; la Suisse nous a prévenus quatre heures avant de les prendre. La qualité du travail bilatéral et multilatéral s'est trouvée très affectée. Nous allons devoir corriger ce problème.

Concernant le Ségur de la santé, conscient de la situation difficile et de la charge terrible qui avait pesé, notamment, sur certains services hospitaliers pendant la première vague, le Président de la République a souhaité, par des décisions massives, non seulement exprimer notre reconnaissance, mais aussi donner des perspectives pour construire la suite. Le travail s'est poursuivi, des décisions ont été prises, qui doivent être traduites dans des budgets, des primes, des recrutements. Un système de santé est le produit de très lentes et longues évolutions. L'essentiel serait que la cohérence demeure autour des lignes dégagées au terme de ce Ségur, car je crois qu'elles produiront leur effet. Cependant, il y a urgence : la deuxième vague va affecter de manière massive le fonctionnement des services hospitaliers, partout sur le territoire. On doute qu'il puisse y avoir du répit, même dans certaines régions ; ce sera un élément de tension considérable.

Comme souvent, dans les moments les plus durs se révèle le plus noir, mais aussi le plus lumineux. J'ai pu constater - je le fais encore au Havre - que des coopérations entre établissements publics et privés jusqu'alors impensables sont devenues possibles, même si elles restent difficiles. Les acteurs de la santé comprennent mieux que d'autres combien la situation est délicate et essaient d'en tirer les conséquences ; il faut s'en réjouir.

Mme Angèle Préville. - Le confinement décidé par la Chine le 22 janvier comportait des mesures drastiques et coercitives ; cette décision somme toute extraordinaire aurait pu constituer une alerte absolue, d'autant qu'elle a été suivie des premières contaminations en Italie, qui avait trois semaines d'avance sur nous. Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? Une vigilance particulière aurait-elle dû être exercée sur les événements internationaux ?

Certaines mesures prises en France pour le confinement ont été mal comprises et mal ressenties. Certains Français ont notamment été ulcérés par le fait que les grandes surfaces continuaient de vendre des produits non alimentaires, alors que les petits commerces non alimentaires étaient fermés. On risque de retrouver ce même problème avec le nouveau confinement.

Le conseil scientifique s'est constitué tardivement et dans l'urgence. Pensez-vous qu'il serait pertinent, voire nécessaire, d'instituer un conseil scientifique pérenne et élargi aux autres risques ? Un tel conseil existe, notamment, au Québec, où il a une légitimité ; ses membres peuvent être sollicités immédiatement lorsque souvient un événement important de leur ressort.

Mme Victoire Jasmin. - Il n'est certes pas évident de faire face à une telle situation, mais on voit bien avec le recul qu'on aurait pu mieux faire dans certains domaines. Il y a eu de vrais problèmes de communication autour des masques. Mme Ndiaye, alors porte-parole du Gouvernement, avait affirmé que le masque ne servait à rien ; lors de son audition par notre commission d'enquête, elle a évoqué l' « acculturation scientifique des Français ». Les éléments de langage qui étaient les vôtres à cette époque étaient-ils les plus pertinents ?

Je me rappelle un article de presse qui s'apparentait à une poignante confession de Mme Buzyn, après les élections municipales. Qu'avez-vous ressenti à la lecture de cet article ?

M. le président de la commission a tenu à préciser, au sujet de Santé publique France, qu'il n'avait pas voté en faveur de la fusion de différentes agences en celle-ci. J'apprécie la réponse que vous avez eue à ce propos, où vous faisiez la distinction entre organisations et managers. Cette agence est un outil innovant qui n'est pas suffisamment valorisé, y compris par le Gouvernement. Peut-être faudrait-il redéfinir le périmètre de ses actions, mais Mme Marisol Touraine a eu l'occasion lors de son audition de justifier les choix qui ont présidé à sa création. Notre rapport permettra sans doute de mieux comprendre son importance.

Mme Nadia Sollogoub. - On imagine bien votre rôle au coeur d'un réacteur en fusion, submergé d'informations scientifiques contradictoires. Aviez-vous une vision précise de ce qui se passait à l'autre bout de cette chaîne, chez les maires ? Eux aussi, saturés d'informations et de recommandations, ont mis en place un système D pour garantir la sécurité de millions de gens, autour de la réouverture des écoles par exemple. Pouviez-vous, en tant que Premier ministre, percevoir cette réalité ?

Mme Michelle Meunier. - Ma question porte sur la stratégie de déconfinement. Le 2 avril, vous avez présenté M. Jean Castex à la télévision comme un « haut fonctionnaire qui connaît parfaitement le monde de la santé et qui est redoutable d'efficacité ». Aujourd'hui, les spécialistes nous disent que nous avons raté quelque chose. Qu'est-ce qui n'a pas marché dans cette stratégie de déconfinement ?

M. Martin Lévrier. - Le report du second tour des élections municipales a été une décision importante. On entre dans une nouvelle phase de la pandémie ; le même problème peut se poser à nouveau. Faut-il définir un processus en amont, ou bien attendre le dernier moment pour en discuter, ce qui peut susciter des controverses, voire des combats ?

En février, l'Institut Pasteur a été l'un des premiers au monde à produire des tests PCR. Malheureusement, nous n'avons pas eu la même réactivité qu'en Allemagne quant à leur distribution rapide. Aurait-on dû faire plus de tests à cette époque ?

M. Alain Milon, président. - Je tiens à répondre à Mme Jasmin. Santé publique France a été créée en 2016 par la loi de modernisation du système de santé ; cette agence regroupait l'Institut de veille sanitaire (InVS), l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) et l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires. Nous étions d'accord pour regrouper les deux premiers, mais l'EPRUS avait des missions très différentes - achat de vaccins et de masques, notamment - ; c'est pourquoi nous nous étions opposés à sa fusion au sein de la nouvelle agence.

M. Édouard Philippe. - Quelle lecture avons-nous faite des informations venues de Chine ? Elles étaient spectaculaires, par l'ampleur des décisions prises, mais certains se sont vite interrogés quant à leur caractère complet. Tout le monde avait le sentiment qu'il se passait quelque chose de grave, au vu des réactions massives des autorités chinoises. Je ne sais pas quand celles-ci ont eu conscience de la gravité de la situation. Pour les coronavirus antérieurs, la logique consistant à juguler très tôt l'épidémie par de telles mesures avait fonctionné ; les autorités chinoises ont dû espérer que tel serait le cas cette fois aussi.

Notre première préoccupation a été de ne pas perdre le contact avec les autorités chinoises. Nous sommes partenaires sur bien des sujets. Lorsque les habitants de la région de Wuhan ont été confinés, nous avons été préoccupés par le fait que beaucoup de Français y résident, souvent pour des raisons professionnelles. Comment les ramener à la maison, s'ils le souhaitent ? La question du rapatriement des ressortissants étrangers pose pour les Chinois un dilemme : ils veulent montrer qu'ils sont en mesure de gérer l'épidémie, mais aussi en empêcher l'extension. Le rapatriement est organisé après des discussions intenses ; les États-Unis et le Japon font de même, et les autres pays européens nous demandent souvent de le faire pour leur compte. Une lecture fine de ce qui se passe en Chine est alors difficile, mais tout cela contribue à nous alerter, même si nous ignorons encore si l'épidémie arrivera chez nous. C'est pourquoi, très tôt, nous organisons toutes les réunions que vous savez.

Concernant le caractère difficilement compréhensible de certaines mesures dans le cadre du confinement, je ne le nie pas. C'est une question redoutable. Hier, j'ai reçu un message très émouvant du patron de la plus grande librairie du Havre, la Galerne : si l'on referme, m'écrit-il, alors que l'on a besoin de poursuivre une vie intellectuelle, on met dans une situation terrible non seulement les libraires, économiquement, mais aussi les lecteurs. Trois jours auparavant, j'avais rencontré les responsables des salles de sport, eux aussi consternés par la perspective de fermer à nouveau. Ce sont deux domaines auxquels je suis très sensible, mais d'autres peuvent l'être tout autant - les jardineries, par exemple : c'est tout à fait respectable. Le problème est qu'il faut casser le taux de reproduction du virus : voilà la logique du confinement. Pour ce faire, il faut prendre des mesures dures, donc limiter au maximum les exceptions. Pour avoir pris ces décisions - la fermeture des cafés et des restaurants, le 14 mars, puis le confinement, le 16 -, je comprends ce qui se passe dans la tête de ceux qui sont conduits à les prendre. C'est une décision que l'on prend, non pour embêter le monde, mais en sachant qu'elle aura des conséquences terribles, mais moindres qu'aurait le fait de ne pas la prendre. Je comprends très bien la différence entre grandes surfaces et petits commerces, ainsi que l'agacement des libraires, mais je sais aussi que la décision ne peut pas être parfaite ; le seul intérêt d'une décision aussi dure est qu'elle produise des effets.

Je suis très hésitant quant au principe d'un conseil scientifique plus large. Faudrait-il créer une seule instance très large et y piocher en fonction des missions, ou bien plusieurs instances très spécifiques ? Je ne suis pas sûr qu'il y ait une bonne réponse dans l'absolu. Une fois une forme de calme revenu, nous gagnerons à avoir un débat public sur la meilleure façon d'associer les savants à la décision publique, au vu de l'expérience actuelle. Je suis prêt à y participer, mais je n'ai pas de solution à ce stade.

Quant aux éléments de langage, reconnaissons que deux heures d'intervention peuvent être réduites, dans le débat public, à une phrase de trente secondes ! Cela nous arrive à tous. Vous pouvez dire pendant une heure cinquante des choses mesurées, nuancées et intelligentes, puis avoir un choix de mots contestable : ce sera la seule chose que l'on retiendra. Trente secondes d'erreur seront vues cent mille fois sur les réseaux sociaux ; le correctif, quarante-cinq fois seulement. On vit dans un monde bizarre !

Je pourrais vous répondre de manière plus délicate encore, pour mon compte, parce que Mme Ndiaye a déjà eu l'occasion de s'expliquer. Avec la même assurance qu'elle, même si mes mots n'étaient pas les mêmes, j'ai dit au journal télévisé que le port du masque en population générale ne servait à rien. Je l'ai dit, parce que la doctrine médicale et scientifique le disait, ainsi que l'OMS. J'aurais pu y mettre plus de nuances. C'est d'ailleurs souvent ce que je fais, et on me le reproche parfois : à force de nuancer, me dit-on, on ne comprend plus le message. En matière de santé publique, si vous voulez répondre à un objectif, il faut essayer de taper fort. Nous avons dit avec assurance que la doctrine était telle ; c'était le message à faire passer. De la même façon, avec la même assurance, nous disons aujourd'hui qu'il faut porter le masque. Je ne sais pas si l'impact est garanti. Ma communication n'a pas été parfaite, je le sais bien, mais convenez que l'exercice est délicat en période de crise. L'important est de corriger et d'améliorer son message, si quelque chose d'imprécis ou d'incorrect a été dit ; c'est ce que j'ai essayé de faire, en ayant toujours plus recours à des communications factuelles, en disant ce que nous savions plutôt que d'en rester à de grands principes.

Mme Buzyn a eu des échanges avec une journaliste du Monde, qui ont donné lieu à un article publié le 17 mars. Je l'ai lu, et Mme Buzyn m'a évidemment appelé, juste après sa parution, consternée à l'idée que cet échange ait pu faire l'objet d'un article présenté comme une interview. Je lui ai expliqué que cela ne changeait nullement ni mon opinion d'elle ni mes futures relations avec elle. Sur le fond, j'ai déjà répondu : nous avons pris en compte toutes les alertes qui ont été lancées par Mme Buzyn quand elle était ministre ; l'ensemble des mesures que j'ai prises l'ont été sur le fondement de ce qu'elle me disait.

Ceux qui connaissent bien les campagnes électorales conseillent de ne pas immédiatement répondre à toutes les questions des journalistes après une défaite électorale lourde. C'est effectivement un bon conseil, vous aurez remarqué d'ailleurs que je m'exprime assez peu.

Vous me dites qu'il faut mieux valoriser Santé publique France. Je ne sais pas si c'est au Premier ministre de valoriser l'ensemble des instruments qui sont à sa disposition. Un Premier ministre espère simplement que ses instruments vont bien fonctionner et qu'ils lui permettront de prendre les décisions les moins mauvaises possible, voire parfois de bonnes décisions ! Il faudra à un moment se poser tranquillement la question - c'est naturel, sain et ce n'est pas accusatoire - de savoir comment cet établissement public, qui est au coeur de la réponse sanitaire, a fonctionné face à une crise de cette nature. L'objectif est, bien sûr, d'améliorer le dispositif.

Vous m'avez interrogé sur la vision que pouvait avoir un Premier ministre de la réalité de terrain. Elle est forcément plus lointaine que lorsque vous êtes tous les jours dans votre circonscription. Néanmoins, ma longue expérience de maire m'a été utile. Un Premier ministre ne vit pas non plus en vase clos. Il est certes contraint par un agenda compliqué et il est soumis à un rythme intense, mais il n'est heureusement pas prisonnier. Il a la possibilité
- je ne m'en suis pas privé - d'avoir des contacts avec des amis, qu'ils soient maires ou autres. Pendant la crise, y compris pendant la gestion de celle-ci, j'ai passé beaucoup de temps au téléphone avec des maires de grandes ou de petites villes pour qu'ils m'informent de la façon dont ils voyaient les choses. J'ai également appelé des amis, élus locaux ou pas, des médecins, etc. J'ai d'ailleurs toujours procédé de la sorte, pas seulement pendant la crise sanitaire. Heureusement qu'il y a des capteurs de terrain !

De la même façon, j'ai cherché à avoir des contacts avec des médecins et des professeurs de médecine pendant le confinement pour qu'ils m'expliquent comment ils envisageaient la suite. Il se trouve que les mêmes que j'ai reçus dans mon bureau, et qui étaient des exemples de précision et d'humilité, formulaient les jugements définitifs les plus terribles sur les plateaux de télé. C'est également un travers que je constate parfois chez certains responsables politiques : ils sont dans la conversation soucieux de l'intérêt général, de la nuance et comprennent parfaitement les aspérités du réel, mais ils deviennent maximalistes, définitifs et tranchés par la grâce du plateau et de la chaîne d'info continue ! Il faut croire que c'est humain.

Mme Michelle Meunier m'a posé la question du déconfinement et m'a interrogé sur ce que nous n'avions pas réussi. Nous avons essayé de mettre en place un déconfinement progressif et réversible, l'idée étant de mesurer au fur et à mesure les impacts des décisions que nous prenions. Cette logique a été contestée. Beaucoup d'élus locaux, notamment, et certains responsables d'activités culturelles nous ont dit : vous allez trop lentement. On nous l'a dit en mai, on nous l'a dit en juin. On l'a dit aussi en septembre, même si je n'étais plus Premier ministre. Comme je l'ai expliqué au Sénat, nous avons conçu un déconfinement fondé sur une capacité de 700 000 tests par semaine et sur une doctrine d'utilisation nous permettant de tester et d'isoler.

En mai, en juin, en juillet et en août les chiffres sont restés relativement bas. En revanche, les mois de septembre et d'octobre ont été mauvais sans que l'on puisse non plus parler d'un redémarrage rapide à ce moment-là. Qu'avons-nous raté dans le déconfinement ? Mettons les événements en perspective : l'Italie a utilisé des méthodes plus strictes que les nôtres, pourtant elle est également confrontée à un redémarrage de l'épidémie. Je vous garantis pourtant que l'ambiance à Turin, au mois de juillet, n'était pas celle de Marseille ! À Turin, au mois de juillet, quand on entrait dans un bar, il fallait donner son nom, son numéro de téléphone et communiquer l'identité des personnes avec qui l'on était. Le port du masque était absolument généralisé, bref le régime était quasi « dictatorial ». Je ne sais donc pas très bien répondre à la question de Mme Meunier. Je pense, parce que nous sommes dans une logique d'amélioration continue, qu'il faudra prendre en compte dans la préparation du prochain déconfinement ce qui a fonctionné lors du précédent et essayer d'améliorer ce qui n'a pas fonctionné. En tout état de cause, je ne peux guère dire mieux compte tenu des informations dont je dispose.

Enfin, Martin Lévrier m'a questionné sur les élections et sur les tests. S'agissant des élections, en France, la durée des mandats est soumise à des dispositions légales et à un contrôle par le juge constitutionnel, ce qui est heureux. La jurisprudence classique est qu'il faut un sacré motif d'intérêt général pour allonger les mandats. C'est à l'évidence le cas lorsque l'on traverse une crise sanitaire. Mais cela demande un consensus scientifique et un consensus politique. Faute de consensus politique, vous êtes accusé de vouloir modifier la date des élections à votre avantage. Faute d'un consensus scientifique, vous avez du mal à démontrer le motif d'intérêt général. Je suis entièrement d'accord avec vous, monsieur le sénateur : mieux vaut le faire longtemps à l'avance que juste avant la date des élections.

L'ancien président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, a été chargé d'une mission. Peut-être parviendra-t-il à un consensus politique... On sait d'ores et déjà que la campagne électorale est beaucoup plus problématique que les opérations électorales elles-mêmes. Intégrons ce que nous savons, et voyons si un consensus scientifique et un consensus politique peuvent se construire. Si c'est le cas, je n'ai aucun doute sur le fait que la décision prise par le Gouvernement, en accord avec le législateur, sera bonne. Quoi qu'il en soit, je maintiens qu'il n'y avait pas de consensus scientifique le 12 ou le 14 mars, et encore moins de consensus politique !

En ce qui concerne les tests, oui nous avons eu des tests, oui ils ont été déployés. La doctrine de tests est d'ailleurs assez largement issue du plan Pandémie grippale, mais en phase 3 il n'y a plus de tests dans ce plan. Le coronavirus, ce n'est pas la grippe. On s'est calé sur ce plan dans la première et la deuxième phase. Mais on aurait été bien mal inspiré d'en appliquer la troisième phase. Quant au reste, j'attends, monsieur le sénateur, avec une impatience non feinte le moment où l'on aura des tests simples à réaliser, rapides à lire et fiables. J'ai tout entendu sur les tests ! J'espère d'ailleurs qu'on n'aura pas à subir les mêmes débats et les mêmes hésitations sur les vaccins...

Certains tests très rapides n'étaient pas fiables. J'ai vu des États acheter des centaines de milliers de tests qui ne servaient à rien. Aujourd'hui, on teste beaucoup, mais je ne suis pas certain que l'on ait la machine humaine et administrative nécessaire pour traiter l'ensemble des résultats et appeler les cas contacts. Je suis certain que lorsque nous aurons des tests fiables et rapides - les tests antigéniques sont peut-être de cette nature - nous disposerons alors d'un instrument de gestion de l'épidémie extraordinairement plus efficace que les tests actuels, compliqués et peu agréables à pratiquer, il faut le souligner.

M. Alain Milon, président. - Merci, monsieur le Premier ministre, de ces réponses particulièrement construites. Si vous me permettez une boutade, je vous remercie également d'avoir constaté que les villes portuaires étaient beaucoup plus difficiles à gérer que les autres villes de la Nation ! (Sourires.)

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 40.