Mardi 30 mars 2021

- Présidence de Mme Annie Le Houerou, présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de M. Louis Gallois, président du Fonds d'expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Mes chers collègues, nous commençons notre programme de ce mardi par l'audition de M. Louis Gallois, en sa qualité de président du Fonds d'expérimentation contre le chômage de longue durée qui encadre l'Association « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZC), mais dont nous connaissons plus largement l'engagement et l'expertise en matière de lutte contre la pauvreté.

Monsieur Gallois, je vous remercie d'avoir accepté l'invitation du Sénat. Notre mission d'information est chargée de comprendre et de proposer des solutions face au phénomène de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français, c'est-à-dire au mouvement de fragilisation qui frappe certains de nos concitoyens, non seulement dans la crise actuelle, mais au cours des dernières années et notamment depuis la dernière crise.

Je vous propose de débuter cette audition par un propos liminaire d'une quinzaine de minutes, dans laquelle vous pourriez, par exemple, nous livrer votre regard sur l'évolution de la pauvreté et de la précarité en France depuis dix ou quinze ans - la crise financière de 2008 ayant déjà été décrite comme un point d'inflexion important par plusieurs personnalités que notre mission a entendues.

Nous ouvrirons ensuite une phase d'échanges, en commençant par les questions de notre rapporteur, Mme Frédérique Puissat, et en continuant avec les questions des sénateurs membres de notre mission d'information.

Je vous rappelle que cette audition fera l'objet d'une captation vidéo qui sera retransmise en direct sur le site internet du Sénat et sera consultable en vidéo à la demande.

M. Louis Gallois, président du Fonds d'expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée. - Je vous remercie de votre invitation. Mon expérience en tant qu'ancien président de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) m'a conduit à tirer des enseignements sur l'évolution de la pauvreté durant les dix dernières années.

Je constate qu'avant la crise sanitaire, nous étions déjà engagés dans un processus d'augmentation de la pauvreté avec des publics nouveaux. Vous avez eu raison de citer la crise de 2008-2009 qui a vu augmenter le taux de pauvreté de 1 à 1,5 point, lequel n'a jamais été repris. Nous avons également constaté au cours des trois, quatre dernières années une évolution préoccupante du pouvoir d'achat des 8 % les plus pauvres, c'est-à-dire ceux qui ont échappé à la revalorisation de la prime d'activité qui a soutenu le pouvoir d'achat d'une partie des personnes en situation de pauvreté. Ces 8 % ont en revanche été touchés par la baisse des aides personnalisées au logement (APL) et par la désindexation d'un certain nombre d'allocations, notamment familiales. C'est la seule catégorie de la population qui a vu son pouvoir d'achat régresser en 2018 et 2019. Toutes les autres catégories ont vu leur pouvoir d'achat légèrement augmenter, notamment sous l'effet du plan « Gilets jaunes ». Je vous renvoie au baromètre du Secours catholique en 2019, qui est tout à fait éclairant sur la baisse des revenus des ménages accompagnés par l'association. Celle-ci est chiffrée à 5 euros par mois en 2019 par rapport à 2018. Cela représente, pour les plus pauvres, 1 % de perte de pouvoir d'achat ! C'est une somme quand on est à l'euro près. Le reste à vivre est inférieur à 9 euros pour la moitié des ménages accueillis par le Secours catholique.

Des populations nouvelles sont apparues dans les structures d'accueil. Il y a tout d'abord les étrangers. Ils représentent une large partie des plus pauvres. On a vu aussi de plus en plus arriver les travailleurs pauvres, des gens qui n'ont souvent pas un emploi à plein temps et qui n'arrivent pas à joindre les deux bouts. Le nombre de jeunes dépourvus de revenus, de formation et de qualification est considérable. 25 % des personnes accueillies en centre d'hébergement ont moins de 25 ans. Nous ne connaissions pas ce phénomène il y a quinze ans. Il y a les familles monoparentales avec enfants qui recoupent aussi partiellement la population étrangère. Nous avons enfin découvert la pauvreté rurale, que nous appréhendons encore difficilement.

Telle est la situation que l'on constatait à la fin de l'année 2019. Nous avions déjà perçu une certaine dégradation. Pour autant, il ne faut pas dramatiser : avec 14 % de personnes en-dessous du seuil de pauvreté, la France est bien classée en Europe, la moyenne européenne se trouvant autour de 16 %, comme les taux enregistrés en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Cela est largement dû à notre système redistributif. Avant redistribution, le taux de pauvreté serait de 24 %. Après redistribution, ce taux passe à 14 %. La redistribution permet donc de gagner dix points de taux de pauvreté.

La crise sanitaire est profondément injuste. Elle frappe le plus fort les personnes les plus fragiles. Nous avons constaté un phénomène que nous n'avions pas anticipé pendant le confinement, la disparition de la manche. Les « petits boulots » ont également disparu, le travail au noir qui permettait un revenu d'appoint s'est réduit et le travail saisonnier a diminué. Les conditions de logement précaires ont impacté la capacité à garder les enfants à la maison ainsi que le suivi éducatif. Les effets sont déjà visibles. En 2020, le nombre de bénéficiaires du RSA a augmenté de 7 %. Et je pense que ce n'est pas fini ! On a beaucoup parlé de la distribution alimentaire, du volume et de l'apparition de nouveaux publics, les personnes qui travaillent, les étudiants et les jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en études, ni en formation ou NEET1(*). Selon le Secours catholique, les pauvres ont tendance à devenir plus pauvres. À l'intérieur de ceux qui sont en dessous de 60 % du revenu médian, que l'on définit comme pauvres, la proportion de ceux qui sont en dessous de 40 % du revenu médian, s'accroît.

Voilà le constat. Il faudra ensuite regarder comment y faire face.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Nous avions en effet ces informations qu'il est toujours intéressant de rappeler.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Je vous remercie pour votre présence qui a été fortement souhaitée par de nombreux élus.

Ma première question concerne notre capacité à mesurer ce taux de pauvreté. C'est un véritable enjeu. Au niveau national, les services de l'État nous donnent des éléments avec un délai de deux ans. J'ai vu que vous aviez le plus beau CV de l'industrie française. Les Finlandais avec qui nous étions hier en visioconférence ont cherché à développer une capacité à mesurer en temps réel la pauvreté. Il semblerait qu'ils y arrivent. Ne pensez-vous pas qu'il serait utile que l'on mesure davantage les éléments de pauvreté dans l'industrie ou les services, non pas tant pour faire des statistiques, mais pour avoir une réactivité ciblée et une action plus efficace ?

Ma deuxième question porte sur les actions que l'on peut conduire. La redistribution est importante en France. On couvre par nos actions la majorité des publics. L'adage « qui trop embrasse, mal étreint » ne nous empêche-t-il pas d'avoir des actions plus ciblées pour un certain nombre de populations ? Je prends l'exemple des Britanniques avec qui nous étions hier après-midi. Ils nous disaient qu'ils avaient réussi à enrayer deux types de pauvreté : celle des femmes seules et celle des retraités. Le degré de résilience au Royaume-Uni n'est pas le même qu'en France ! Ils ont réussi par des actions ciblées spécifiques à enrayer un certain nombre de situation de pauvreté. À trop vouloir faire, est-ce que l'on ne se noie pas dans nos actions ?

Enfin, pourriez-vous développer l'enjeu de la pauvreté rurale, qui n'est pas souvent entendue et mal perçue ? On s'adresse à une catégorie de personnes peu habituée à recourir à des prestations ? La centralisation des dispositifs, voire leur numérisation obèrent encore plus la capacité de ces personnes à accéder à leurs droits

M. Louis Gallois. - Je partage votre avis sur le premier point. Les enquêtes sur le logement sont réalisées avec entre trois et quatre ans de retard, les enquêtes sur le niveau de revenu avec deux ans de retard... Les statistiques officielles ne sont jamais à jour. Heureusement, nous avons des capteurs. J'évoquais le travail de grosses associations comme le Secours catholique, la Fondation Abbé Pierre sur le mal-logement, le Secours populaire qui a également son propre baromètre. Il n'est pas nécessaire d'attendre les statistiques officielles pour savoir qu'en 2020, les files devant la distribution alimentaire sont plus longues et les publics plus variés. Il est vrai que l'on est dans l'intuitif, même si c'est un intuitif fondé. On devrait pouvoir arriver à avoir, parallèlement à ces chiffres, des méthodes de sondage qui permettraient d'aller plus vite sur un certain nombre de points. Il est important que les pouvoirs publics puissent réagir.

Je partage votre sentiment sur le deuxième point. Nous pouvons regarder des populations précises, des territoires identifiés, lancer des enquêtes flash dans un canton... Il est très difficile de faire des choix. On est face à des gens en grande fragilité, dont les difficultés ne sont jamais uniques. Ces personnes associent souvent la perte d'emploi avec un surendettement, un problème d'addiction... Ils cumulent les difficultés. La stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté a été ciblée sur les jeunes. Que deviennent les plus âgés ?

Les Britanniques sont dans une logique très différente de la nôtre. Ils sont davantage prêts à entendre des discours « raides » que les Français sur la pauvreté. Je ne suis pas sûr qu'ils aient raison et je ne les prendrais pas comme modèles. Je préfère le modèle finlandais. Il faut voir comment la Grande-Bretagne traite les chômeurs. Ils les soumettent à des procédures très dures que l'on n'impose pas à nos actifs ! Ils ont une culture et des pratiques différentes des nôtres.

Concernant la pauvreté rurale, les associations la découvrent. Elles ne savent pas comment s'y prendre. Ce sont des personnes très dispersées qui ne se considèrent pas comme pauvres et qui ne s'adressent pas aux structures étatiques ou associatives. La fracture numérique est un vrai sujet. Demander la Complémentaire santé solidaire devient très difficile sans assistance ! Les travailleurs sociaux passent une grande partie de leur temps à aider les personnes à accéder à leurs droits. Ils passent leur temps à remplir des formulaires pour les gens qui viennent les voir et qui sont incapables de les remplir. C'est un vrai sujet. Avec le numérique, il faut faire attention aux plus fragiles, certains ne sont pas équipés, d'autres n'ont pas les compétences, même chez les jeunes. Aller sur les réseaux sociaux est différent d'aller remplir un formulaire. La fracture numérique ne concerne pas que le monde rural, mais certainement le monde rural !

La mobilité est un problème majeur pour le monde rural. Quand vous vivez à la campagne, il vous faut un véhicule. Il n'existe plus de desserte de petits commerces sur les routes. À cela s'ajoute la question de la solitude des personnes. Je ne peux pas être plus précis car je connais très peu d'associations qui ont réussi dans ce domaine.

M. Vincent Capo-Canellas- Qui sont les 8 % qui ont vu leur pouvoir d'achat régresser avant la crise du covid et qui ne rentraient pas dans la revalorisation de la prime d'activité ?

Si l'isolement et la solitude se voient notamment en milieu rural, pendant la crise du covid on les a également observés en milieu urbain. Il faut « aller vers »...

M. Louis Gallois. - C'est un terme du mouvement associatif.

M. Vincent Capo-Canellas. -.L'essentiel aujourd'hui n'est-il pas de mieux utiliser la panoplie d'actions dont on dispose afin de rompre l'isolement ?

M. Louis Gallois. - L'isolement existe en ville pour les personnes âgées et les familles monoparentales en chambres d'hôtel. On a vu des problèmes de malnutrition. Pendant le premier confinement, on a vu des mères incapables d'aller acheter le nécessaire pour leur famille. Et comme les bénévoles sont souvent des gens à la retraite, certaines associations comme les Restos du coeur ou le Secours populaire, ont fermé. Puis, ils ont rouvert avec un volume d'activité plus faible. Les grosses structures de distribution d'aide alimentaire n'ont pas fonctionné à plein régime. Il faudrait pouvoir aller chez les gens car beaucoup ne peuvent pas se déplacer. Certaines associations le font comme Les Petits Frères des Pauvres. Cela mérite d'être développé. Dans le cadre de TZC, l'entreprise à but d'emploi de Paris 13e fait de la distribution à domicile pendant cette période. Un certain nombre d'antennes se sont mobilisées pour aller au domicile des personnes. C'est le meilleur moyen de rompre l'isolement et d'éviter les difficultés alimentaires.

Je constate que les associations assurent une véritable mission de service public. L'État est incapable de faire cela. Il n'est pas outillé. Les associations devraient être reconnues comme porteuse d'une mission de service public, d'autant qu'un certain nombre d'entre elles ne reçoivent aucune aide. C'est apparu très clairement pendant la période de crise.

Je ne souhaite pas focaliser mon propos sur TZC. Je ne veux pas donner l'impression que c'est la panacée. C'est une des solutions qui sont intéressantes car elle permet d'indiquer de nouvelles directions. Mais ce n'est pas la seule. Cela ne doit pas se faire au détriment de l'insertion par l'activité économique.

Sur le front de l'emploi, le chômage de longue durée avant la crise concernait environ 2,5 millions de personnes. Nous n'avions pas encore assisté à une régression de ce chômage de longue durée malgré l'amélioration de la situation de l'emploi. Il y a toujours un décalage car les entreprises commencent par employer les chômeurs de courte durée. On voyait cependant que les entreprises commençaient à regarder ce vivier. Mais la crise a effacé tout cela. Nous allons voir son impact dans cette situation, dans les prochains mois. Il est probable que le taux de chômage augmente. Dans cette situation, les entreprises embaucheront d'abord, naturellement, les personnes les plus proches de l'emploi. J'ai pratiqué cela en tant que chef d'entreprise ! Je m'attends à ce que le chômage de longue durée progresse dans les mois qui viennent.

La seule solution est l'économie sociale et solidaire (ESS). Elle représente 10 % de l'emploi en France. Elle a toujours crée de l'emploi, même en 2008 et 2009. C'est un ensemble très vaste et diversifié qui va des grandes mutuelles aux structures d'insertion et aux PEC (parcours emploi compétences). La caractéristique commune est que l'on n'a pas les mêmes exigences de productivité car c'est un secteur qui n'est pas exposé à la concurrence internationale, ni les mêmes exigences de rentabilité car il n'y a pas d'actionnaires. Et c'est un secteur pour lequel Bruxelles admet les aides publiques. Ce secteur peut être créateur d'emplois et peut aller chercher les chômeurs de longue durée.

J'avais écrit une tribune dans Le Monde en juillet dernier dans laquelle nous demandions de passer de 100 000 à 300 000 PEC. C'est une mouture améliorée des emplois aidés. Les PEC seraient très utiles actuellement en soutien des populations fragiles. Nous avons proposé de passer le nombre des structures d'insertion par l'activité économique (SIAE) de 140 000 en 2019 à 500 000 en 2022. On nous répond que ces structures ne peuvent absorber une telle masse. Il faudrait créer par conséquent des structures en faisant appel aux entreprises de l'économie sociale et solidaire mais aussi de droit commun, dès lors qu'elles ne sont pas majoritaires, afin de ne pas introduire une logique de profit. Je pense qu'un certain nombre d'entreprises sont devenues des partenaires de SIAE. Elles peuvent le faire dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises (RSE),

C'est dans ce cadre que je place TZC. L'expérimentation a plusieurs spécificités qui la rendent intéressante. D'une part, on ne sélectionne pas les personnes que l'on embauche, et d'autre part, les personnes sont mises en situation de travailler. Il faut faire attention à ne pas être dans l'occupationnel ou la sous-activité. Le dernier élément central est la territorialité. L'expérimentation prise en main par les collectivités locales, même si elles sont bien sûr aidées par l'État qui finance une partie des rémunérations. Et tout cela dans le cadre d'un CDI. Je pense que TZC doit fonctionner en partenariat avec les autres solutions, et notamment avec l'insertion par l'activité économique qui va apporter sa capacité de gestion. proches. Certains disent que je me trompe, mais je pense que les publics sont assez proches. À l'inverse, TZC apporte aux structures d'insertion la dimension territoriale. Je me demande s'il ne faudrait pas créer un comité local de l'emploi solidaire afin d'étudier toutes les solutions disponibles. Il faut éviter que chacun ne travaille que dans sa direction. Il faut travailler ensemble. Nous avons actuellement des SIAE qui servent d'appui à des entreprises à but d'emploi. Ces dernières sont adossées à la SIAE pour leurs fonctions support, ressources humaines, finances, et soutenues sur le plan du management. Cette coopération permet à la structure d'insertion de retrouver un ancrage territorial. C'est le constat que j'avais fait dans le cadre de la FAS, le plus grand réseau de l'insertion par l'activité économique : nous étions un peu « hors-sol ». Des apports croisés entre TZC et les structures d'insertion peuvent donc être très utiles.

Mme Annick Jacquemet. - Vous avez parlé d'un comité local qui regrouperait l'ensemble des acteurs. Nous avons mis en place dans le Doubs des comités locaux incluant élus locaux, chefs d'entreprises et structures d'insertion. Lors de réunions auxquelles j'ai pu assister, j'ai senti une différence d'appréciation. Les chefs d'entreprise notaient un désintérêt des personnes en insertion. Les directeurs des structures d'insertion prenaient tout de suite leur défense et leur trouvaient des excuses. On sent une incompréhension entre le monde du travail et les structures d'insertion.

Vous nous avez également parlé des jeunes que l'on retrouve dans les centres d'hébergement et qui sont sans formation. Lors d'une audition, la directrice d'ATD Quart monde avait fait le même constat que vous sur le manque de formation de ces jeunes. Quelles seraient les solutions que l'on pourrait apporter ? Est-ce que notre système scolaire n'est pas adapté ? Est-ce que ce sont ces jeunes qui ne s'y adaptent pas ?

Enfin, sur le taux de chômage de longue durée, avec la crise sanitaire, nous avons perdu 800 000 emplois. Quelles seraient les solutions pour recréer de l'emploi dans les territoires ruraux ou éloignés des grandes métropoles, et permettre à ces chômeurs de retrouver le chemin de l'emploi ?

M. Louis Gallois. - Je ne suis pas surpris par la situation que vous décrivez dans le Doubs. Il y a une vraie difficulté de dialogue entre les structures d'insertion et les entreprises que nous avons essayé de surmonter dans le cadre de la FAS. Les structures d'insertion sont timides vis-à-vis des entreprises, les animateurs des chantiers d'insertion font un complexe, tandis que les entreprises ont une méfiance vis-à-vis des « produits » des structures d'insertion. Nous avons tenté une expérience, soutenue par l'État et qui est en voie d'extension, dans laquelle nous faisons un pont entre les structures d'insertion et les entreprises. Lorsqu'une entreprise embauche une personne venant d'une structure d'insertion, l'accompagnement ne s'arrête pas. On forme l'animateur de la structure d'insertion à suivre le salarié dans l'entreprise et à aider le chef d'entreprise à installer ces nouveaux salariés. Cet accompagnement dure six mois. Il améliore nettement le taux de réussite de l'intégration dans l'entreprise. Il faut cet accompagnement du chef d'entreprise et de la personne. Si le salarié ne vient plus, c'est à la structure d'insertion d'aller voir ce qu'il se passe.

Quand j'étais chez PSA, des directeurs d'usines m'avaient dit, notamment dans le Nord, avoir décidé d'embaucher des personnes au RSA. Cela a souvent été un échec. On ne peut pas passer d'un stade à l'autre sans franchir des étapes indispensables, comme réapprendre la discipline, arriver à l'heure et réapprendre la vie collective dans le travail. C'est un processus progressif. C'est pourquoi je pense qu'il faut un accompagnement dans l'entreprise.

Je pense que les jeunes dépourvus de formation ne peuvent être formés devant une table. Ils doivent être mis dans une situation d'emploi où ils conçoivent la formation comme un appui à la tâche qui leur est confiée. Les écoles de production sont une réussite car les jeunes décrocheurs sont mis en situation de travail et c'est à partir de ce travail que l'on reprend l'effort de formation. Le Gouvernement fait un effort considérable avec la garantie jeunes. C'est un bon dispositif qui met l'accent sur l'accompagnement. Il faut associer, soit formation et accompagnement, soit formation et travail. C'est encore mieux si on a les trois réunis.

Concernant les territoires ruraux, c'est difficile, notamment à cause du problème de la mobilité. Les solutions ne peuvent être que personnalisées, et il faut des structures qui puissent faire un travail de dentellière. Il faut regarder chaque cas et voir comment on peut résoudre les difficultés, qui n'ont jamais une cause unique.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Je partage tout à fait votre analyse et je souhaiterais quelques précisions. Le chômage commençait à se résorber et le nombre de postes que l'on n'arrivait pas à pourvoir était évalué à 350 000 avant la crise. L'intérim était aussi à un niveau élevé. On allait par conséquent commencer à puiser dans le vivier des chômeurs de longue durée. L'idée que vous évoquez est qu'avec la crise économique, l'emploi en intérim et en contrats courts est aujourd'hui bousculé. Pour les chômeurs de longue durée, vous suggérez que l'on peut préparer un vivier pour le temps où l'activité reprendra au travers de l'ESS. L'idée est intéressante. Ne faut-il pas cadrer les choses dans le temps ? La dette publique est considérable et les emplois de l'ESS sont subventionnés par l'État. Ne peut-on renforcer ce pôle jusqu'à atteindre un certain objectif de retour à l'emploi, par secteur ou par filière ? Nous recevrons tout à l'heure les acteurs de l'ESS. Leur capacité de montée en puissance est aujourd'hui très relative. Pourrions-nous leur proposer de s'adosser à des entreprises privées ou à des mutuelles qui pourraient les aider dans cette montée en puissance ?

Vous avez également parlé de fédérer les structures de l'insertion par l'activité économique, que pensez-vous du service public de l'insertion par l'emploi (SPIE) qui est en train de se développer ?

Enfin, les contrats courts représentent un vrai enjeu. Ce sont de vraies trappes à précarité et à pauvreté. Le gouvernement met en place un bonus-malus. Quel est votre regard sur les solutions à apporter sur ces contrats courts, et ne devraient-elles pas couvrir un champ plus large que les sept secteurs proposés par le gouvernement dans le cadre de la réforme de l'assurance chômage ?

Mme Cathy Apourceau-Poly. - Je partage bien évidemment bon nombre de vos propos, notamment sur la pauvreté et la précarité. Je souhaiterais avoir un jour un débat avec vous sur l'industrie. Je suis dans le Pas-de-Calais, un département très industriel où de nombreuses grosses entreprises industrielles sont actuellement fermées. Ce sont par conséquent de nombreux emplois qui disparaissent, source de précarité et de pauvreté. Que pensez-vous de la réforme de l'assurance chômage qui va être mise en place par le gouvernement pour laquelle 850 000 chômeurs vont perdre des indemnités ? Faut-il faire porter l'effort sur les plus riches ? Vous avez parlé d'un impôt de solidarité « spécial covid ».  Pouvez-vous préciser votre position ?

M. Louis Gallois. - Madame Puissat, le vivier dont vous parliez est un sas, un lieu de passage vers l'emploi de droit commun. À TZC nous avons admis que cette période pouvait être différente selon les personnes. Il faudrait aussi appliquer ce principe aux SIAE pour lesquels nous avons proposé de créer des CDI de mission, c'est-à-dire des contrats qui s'arrêteraient au moment où la personne retrouve un emploi, le bénéficiaire, n'ayant pas la possibilité de refuser un emploi jugé raisonnable en termes de qualification, de rémunération et d'éloignement du domicile. On voit bien ce que le CDI apporte aux gens, une diminution du stress et la possibilité d'ajuster leur période à leurs caractéristiques propres. Je ne suis pas contre l'idée que, si le marché de l'emploi s'améliore de façon considérable, on réduise le nombre de PEC ou le nombre de places en insertion. C'est une appréciation de caractère politique qui ne relève pas de mon domaine mais plutôt du vôtre ! Toutefois, il ne faut pas commencer à réduire le nombre de places avant de constater une amélioration de la situation de l'emploi. Si les chômeurs de longue durée retrouvent leur chance sur le marché du travail, on peut concevoir un ajustement sur les emplois aidés.

Le SPIE est une bonne chose. Le service public de l'emploi, ne peut pas faire convenablement son travail avec les chômeurs de longue durée. On n'est pas dans une pathologie qui ne concerne que l'emploi : il y a d'autres dimensions. C'est un travail de dentellière que n'a pas le temps de faire Pôle Emploi. Je caricature un peu la situation. Mais l'idée d'un service public qui s'adresse à des populations très éloignées de l'emploi me semblait plutôt une bonne mesure. Toutefois, je ne connais pas actuellement la consistance du SPIE et ne peux donc pas encore porter de jugement.

Sur l'adossement aux entreprises, si les structures de l'ESS ne peuvent monter en régime suffisamment vite, il faut demander aux entreprises de les aider. Encore une fois, il ne s'agit pas de pervertir l'ESS en y mettant des logiques entrepreneuriales. Il s'agit d'un partenariat qui doit se faire dans le cadre de la politique de RSE des entreprises.

Sur les contrats courts, je partage l'avis de ceux qui considèrent que le bonus-malus s'applique à un nombre de secteurs trop limité. Je suis favorable à un dispositif plus large, même si je reconnais que cela pose de réelles difficultés pour certains métiers et notamment l'hôtellerie.

Je ne vais pas aborder les questions industrielles, qui mériteraient une longue discussion. Nous étions sur une courbe en amélioration fin 2019. Quelles vont être les conséquences de la crise actuelle ? Le gouvernement a mis en oeuvre des mesures qui ont permis de passer l'année 2020 mais les véritables échéances sont en 2021 et 2022.

J'ai un jugement assez négatif sur la réforme de l'assurance chômage, en particulier sur la modification de la durée de cotisation et le calcul des allocations. Cela porte sur les populations les plus fragiles sur le plan de l'emploi. Par contre, je n'ai pas trouvé scandaleux l'effort demandé aux cadres. Pour les personnes en grande précarité vis-à-vis de l'emploi, l'intermittence mis à part, la part revenant à ces gens était trop forte. Je trouve que ce n'est pas à eux de payer le prix de leur précarité.

Je suis parti d'un constat sur l'impôt de solidarité. La situation des 20 % les plus pauvres s'est dégradée. Leur taux d'endettement s'est accru. En revanche, les 20 % les plus aisés, dont je fais partie, ont vu leur épargne augmenter de plus de 70 milliards d'euros en 2020. Non pas qu'ils se soient enrichis, mais comme ils n'ont pas eu l'occasion de consommer, ils ont accumulé cet épargne. Leur situation tranche avec celle des 20 % les moins riches. Je ne trouve pas anormal de demander, dans une situation aussi exceptionnelle avec des populations en très grande difficulté, que l'on relève les tranches supérieures de l'impôt sur le revenu. Je n'ai pas voulu m'attaquer aux impôts sur les successions, auxquels on ne peut pas y toucher en France ! J'ai même proposé d'affecter la somme directement collectée au soutien des personnes en grande fragilité et notamment au financement d'une garantie jeunes plus longue ou à l'extension du RSA, dans des conditions à définir aux 18-25 ans.

Je pense que le pays a besoin de manifestations de solidarité dans cette période. Il ne s'agit pas de pénaliser des gens dont la situation ne s'est pas dégradée en 2020, mais de les inviter à répondre à un appel à contribution en faveur de ceux qui connaissent d'extrêmes difficultés.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Je vous remercie pour cet échange.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Outils d'insertion dans l'emploi - Audition de Mme Coline Derrey-Favre, chargée de mission à la Fédération des acteurs de la solidarité, MM. Laurent Pinet, président, Éric Béasse, secrétaire général, Mme Marie Lombard, chargée de plaidoyer du réseau Coorace, MM. Emmanuel Stéphant, président, et Alexandre Wolff, directeur national du réseau Chantier école

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Bonjour à chacun et chacune d'entre vous. Nous allons auditionner en visioconférence trois réseaux actifs dans le domaine de la solidarité et de l'insertion. Coline Derrey-Favre est chargée de mission au sein de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). Laurent Pinet préside le réseau Coorace, réseau national de l'économie sociale et solidaire (ESS). Emmanuel Stéphant est le président de Chantier école.

Je vous remercie toutes et tous d'avoir accepté l'invitation du Sénat. Notre mission d'information est chargée de comprendre et de proposer des solutions face au phénomène de précarisation et de paupérisation des Français, c'est-à-dire la fragilisation qui frappe certains de nos concitoyens, notamment depuis la dernière crise.

Je propose de débuter par un propos préliminaire d'une dizaine de minutes chacun, qui permettra de bien identifier le rôle respectif de vos organisations. Vous pourriez aussi nous faire part de l'évolution de la précarité des publics que vous accompagnez au cours des dernières années.

Nous ouvrirons ensuite une phase d'échange en commençant par les questions posées par le rapporteur, Frédérique Puissat, en poursuivant par des questions de Sénateurs et Sénatrices membres de la mission d'information présents physiquement ou à distance. Cette audition fera l'objet d'une captation vidéo qui sera retransmise en direct sur le site internet du Sénat, puis sera consultable en vidéo à la demande.

Mme Coline Derrey-Favre, chargée de mission à la Fédération des acteurs de la solidarité. - Bonjour. Je vous remercie pour cette proposition d'audition. Je suis chargée de mission emploi d'insertion par l'activité économique (IAE) au siège de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), fédération généraliste de lutte contre l'exclusion qui représente environ 900 associations et organismes dans le domaine de l'accompagnement, de l'insertion, de l'hébergement et du logement, soit 2 800 établissements, dont 500 structures d'insertion par l'activité économique (SIAE), avec une majorité d'ateliers et chantiers d'insertion ainsi que des associations intermédiaires.

La FAS est un réseau généraliste d'accompagnement global des personnes autour de l'hébergement et du logement, thématique fondatrice de la fédération, mais aussi de l'emploi, de la santé, de l'accès au droit, etc. Le siège national se compose de 13 fédérations régionales réparties selon un maillage territorial permettant d'intervenir auprès des adhérents.

Nous notons une augmentation très conséquente des nouveaux pauvres et de personnes plus pauvres, ce que nous constatons avec l'augmentation des allocataires du revenu de solidarité active (RSA) et l'augmentation des publics des distributions alimentaires. La situation est très préoccupante et devrait continuer de l'être, notamment par l'augmentation du chômage qui est très conséquente.

D'une manière plus qualitative, les associations et les travailleurs sociaux constatent une augmentation préoccupante de problématiques de santé liées aux addictions et aux problèmes de logement. Cette crise exacerbe la précarité numérique. Une place spécifique est prévue par le secteur de l'IAE pour favoriser l'accès des jeunes à l'emploi. La question des seniors sera traitée par les outils qui voient le jour, et notamment les « CDI inclusion » prévus par la loi du 14 décembre 2020.

Le secteur de l'IAE a été principalement sécurisé en 2020 grâce à l'engagement financier de l'État qui a permis le maintien des personnes en insertion en activité partielle. Une grande majorité des structures était fermée durant la première période de confinement.

Le fonds exceptionnel a permis de consolider le développement de ces structures. Il perdure un besoin de consolidation et de développement qualitatif, étant donné que l'augmentation significative des crédits pour l'IAE est surtout fléchée vers la création rapide d'emplois d'insertion, ce qui ne peut se faire sans un soutien financier à la professionnalisation des structures et l'amélioration du pilotage du secteur qui reste fragile. Il est important que les personnes les plus précaires puissent accéder au dispositif d'accès à l'activité économique dans un contexte de croissance du chômage et d'augmentation de sa durée. Enfin, le secteur de l'IAE doit être à disposition des personnes les plus éloignées de l'emploi.

M. Laurent Pinet, président du réseau Coorace. - Je représente le réseau Coorace, réseau historique de l'insertion par l'activité économique se définissant aujourd'hui comme « réseau d'entreprises d'utilité sociale territoriale », qui rassemble 587 structures inclusives dont les formes d'intervention sont très diverses, notamment des SIAE ou plus largement des structures de l'ESS.

Coorace agit avec ses membres pour inventer et essaimer des solutions qui créent de la valeur économique, sociale, écologique et citoyenne au coeur des territoires. Ces structures accompagnent chaque année 50 000 personnes en insertion.

Coorace accompagne les entreprises d'utilité sociale par le biais de douze délégations régionales et trois grandes missions.

La première de ces missions vise à l'amélioration de l'impact social et territorial des actions. Coorace accompagne les entreprises de son réseau à définir les besoins du territoire, des salariés accompagnés et à y répondre au mieux en fonction de leur projet associatif.

La seconde mission majeure consiste à favoriser le retour des personnes vers l'emploi. Coorace accompagne les entreprises adhérentes pour créer des passerelles avec les métiers en tension, notamment le bâtiment et les travaux publics, le numérique, l'hôtellerie, les services à la personne, etc., et trouve les réponses les mieux adaptées à chaque situation.

Enfin, la troisième mission majeure du réseau consiste à accompagner des projets de territoire portés par des structures de l'ESS, par l'accompagnement à la création ou la structuration de l'activité.

Comme les collègues de la FAS, et en lien avec le réseau Chantier école, nous constatons au cours de ces dernières années un enfoncement dans la précarité d'une partie de nos publics. Depuis quelques années, nous notons l'apparition, et la prise en compte nécessaire dans les structures, de salariés pauvres, de retraités pauvres et d'étudiants pauvres. Nos structures sont de plus en plus sollicitées par ces populations qui étaient auparavant à l'abri de ces phénomènes. Certaines catégories sont de plus en plus éloignées du monde du travail. Elles ont besoin de l'action de nos structures et du complément de subsistance qui leur sont nécessaires.

Le second phénomène important est la paupérisation de certains territoires, qu'ils soient ruraux, en déclassement, en reconversion ou prioritaires dans le cadre de la politique de la ville. Cette situation met en danger l'égalité républicaine sur le territoire en créant un phénomène à double vitesse.

La crise sanitaire impacte aussi les publics qui fréquentent nos structures avec une explosion des allocataires des RSA dans de nombreux territoires, notamment dans le département de l'Isère et celui de la Savoie. Les jeunes éprouvent des difficultés croissantes à trouver le bon stage et à réussir leur insertion dans le monde du travail.

En complément, les difficultés liées à la mobilité dans les zones rurales tendent à renforcer et démultiplier les effets de cette précarisation. Les problématiques de mobilité touchent les deux tiers des publics accompagnés par les structures de Coorace. Dans les territoires ruraux, la mobilité ne s'envisage que sous l'angle de la voiture personnelle pour 85 % des salariés. Or les deux tiers des publics que nous accompagnons ne possèdent pas de voiture. Il faut se préoccuper chaque jour de cette problématique extrêmement importante.

M. Emmanuel Stéphant, président de Chantier école. - Je présenterai très rapidement le réseau Chantier école qui représente essentiellement les ateliers et chantiers d'insertion (ACI) et regroupe environ 750 adhérents et un certain nombre de structures portées par des collectivités territoriales. Nous intervenons au plus près des populations fragilisées des territoires. Je travaille pour ma part dans un « ensemblier » de Roubaix qui reste malheureusement la plus pauvre des villes de France. Le réseau Chantier école est aussi très présent dans les départements et régions d'outre-mer à travers des associations régionales, sauf en Guyane.

Je ne m'étendrai pas sur les points préalablement présentés par les représentants de la FAS et de Coorace. D'année en année, nous constatons que la situation devient de plus en plus difficile pour les personnes les plus pauvres. Dans nos structures, nous accueillions il y a quelques années des personnes qui souffraient de freins périphériques au retour à l'emploi, mais elles parvenaient en un an à deux ans à lever ces freins liés au logement, à la santé, à la mobilité et à la professionnalisation pour accéder ensuite à l'emploi. Le contexte actuel, avec la crise sanitaire mais aussi, malheureusement, indépendamment de celle-ci, permet de s'apercevoir que les personnes restent dans une forme de précarité.

Je ne donnerai qu'un exemple : dans la structure que je dirige, qui accueille environ 500 personnes par an, seules 5 % des personnes accompagnées n'avaient pas réglé leurs problèmes périphériques à l'issue d'un à deux ans dans ces structures il y a quelques années encore. Ce taux atteint 10 % aujourd'hui. Il est aujourd'hui possible de rencontrer des problématiques de logement ou de santé à l'issue du parcours chez Chantier école. Ces situations rendent malheureusement les personnes les plus pauvres encore plus pauvres.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Je vous remercie pour le travail de terrain accompli dans ce secteur de l'insertion par l'activité économique. Lorsque le groupe Les Républicains a décidé de mettre en place cette mission, j'ai levé la main pour dire : « n'oublions pas le secteur de l'insertion par l'activité économique », et me voilà rapporteur de la mission d'information, ce qui me ravit. Vous étiez déjà selon moi l'une des solutions à ces problèmes de précarité et de pauvreté.

Vous avez été nombreux à écouter Louis Gallois qui est intervenu en début d'après-midi. Dans le cadre de son analyse, celui-ci a évoqué le marché du travail, indiquant qu'en période de croissance économique, comme celle que nous avons vécu avant la crise sanitaire, il y avait trois strates. Le vivier « classique » de candidats à l'emploi arrivait à maturité avec des postes non pourvus, entre 300 000 et 350 000. L'intérim était un autre recours important qui complétait ce vivier classique. Enfin, les entreprises commençaient à s'intéresser aux chômeurs de longue durée pour les préparer à retourner à l'activité dans le cadre d'un CDD.

La crise sanitaire est arrivée en 2020. Le vivier classique est désormais en difficulté, et c'est encore plus vrai des intérimaires. Pour les chômeurs de longue durée, Louis Gallois propose de renforcer le secteur de l'insertion par l'activité économique et, plus généralement, l'économie sociale et solidaire avec un nombre massif de contrats susceptibles d'être pris en charge par vos structures.

Tout d'abord, j'aimerais connaître votre regard vis-à-vis de cette proposition. Il est important de calibrer vos structures en conséquence. Arrivez-vous à faire face à la situation sur le terrain ? Pensez-vous que des solutions existent pour renforcer les SIAE et les réseaux que vous représentez ? Monsieur Gallois proposait de les adosser à des entreprises privées sans que chaque partie y perde ses objectifs. Quelle est votre position sur ce sujet ?

Ne faudrait-il pas disposer d'instruments de mesure plus fins que le nombre d'allocataires du RSA pour calibrer un dispositif conséquent, qui pourrait être limité dans le temps et refluer dès lors que l'activité économique reprendrait, de telle sorte que les structures de l'ESS puissent retrouver un calibrage classique ?

Je souhaite revenir sur la question des contrats courts, même si ce n'est pas directement votre public, et le problème de la permittence. Avez-vous des idées qui permettraient un accompagnement des personnes se trouvant dans des situations de permittence, qui sont souvent des trappes à pauvreté ?

Monsieur Stéphant, vous avez évoqué le fait que 10 % des personnes sortaient désormais des chantiers avec des problèmes persistants. Est-ce lié à un défaut d'accompagnement au sein des structures de l'ESS, ou à un problème d'accompagnement plus large qui pourrait être pris en charge par des travailleurs sociaux ou des centres communaux d'action sociale (CCAS) ?

M. Emmanuel Stéphant. - Je répondrai directement à la dernière question qui m'est personnellement adressée. Malheureusement, nous arrivons dans une sorte de goulet d'étranglement. Le chômage est structurel, nous le savons. Depuis plus de 40 ans, nous avons plus de personnes qui cherchent un travail que d'emplois proposés, sans parler des qualifications nécessaires pour les occuper. La politique publique de l'emploi s'efforce, autant que possible, de permettre que les personnes privées d'emploi puissent le plus rapidement possible en retrouver un. Plus la durée d'inactivité s'allonge, plus les problèmes périphériques se multiplient.

Un problème important aujourd'hui est lié au fait que la durée de retour à l'emploi des demandeurs d'emploi de très longue durée est de plus en plus importante. Les solutions pour les accompagner en matière de logement ou de santé sont insuffisantes. Le pas est tellement important que certains montrent une forme de résignation ou de défaitisme. La situation sanitaire actuelle ne leur fera pas penser le contraire.

J'ai en particulier expérimenté cette situation en outre-mer, où nous sommes dans un contexte insulaire, à l'exception de la Guyane. Il s'est posé la question de l'accompagnement des personnes par l'IAE sans y rester et sans en sortir en l'absence de solution. Ce travail s'est déroulé dans un premier temps en Martinique et Guyane, plus récemment à La Réunion, sur le principe « d'IAE créatrice d'emploi ».

L'activité économique évolue dans le contexte actuel. Nous revenons d'une certaine manière à beaucoup de bon sens. Nous travaillons de plus en plus fortement, dans l'économie solidaire et de proximité, en nous efforçant de créer du sens et du lien là où l'on mécanisait tout.

Ce projet est transférable des outre-mer à la métropole. Nous avons étudié ce qui pouvait faire sens dans l'économie locale pour créer de l'activité. Un travail est en cours sur l'île de La Réunion. Le tourisme y emploie de nombreuses personnes mais, le plus souvent, il n'y a aucune activité autour des lieux touristiques. Or, une activité importante peut être créée à proximité de ces lieux. Mais certains sites sont très isolés. Quand un village de 70 habitants se trouve à une heure de la première ville praticable avec un véhicule non carrossé, il est compliqué d'y créer de l'activité. Dans ces conditions, le travail à domicile peut permettre de créer de l'activité en transportant la production une fois par semaine dans les grandes villes.

Pendant longtemps, nous avons cru que l'insertion par l'activité économique était un « support apprenant ». Le réseau Chantier école s'est construit de cette manière. Nous nous apercevons désormais que le secteur de l'IAE peut être à l'initiative de nouvelles filières, de nouvelles démarches créatrices d'emploi, et d'emploi pérenne. Il faut développer le plus possible le nombre de SIAE et faire en sorte que ces structures soient maillées autant que possible avec le secteur économique.

Je demande surtout au secteur marchand de nous accompagner. L'IAE, c'est de la solidarité, de la proximité et la possibilité de créer davantage d'emplois. Je siège au conseil d'administration du Fonds d'expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée avec Louis Gallois et nous avons déjà mené cette discussion. Il faut mailler l'ensemble des dispositifs d'accompagnement au retour à l'emploi avec le secteur économique classique pour avoir un secteur de l'IAE qui prépare au retour à l'emploi mais aussi qui accompagne le secteur marchand dans la structuration de l'emploi au sein d'un territoire donné.

Mme Coline Derrey-Favre. - Dans la continuité du propos d'Emmanuel Stéphant sur le lien avec l'activité économique, je souhaite notamment faire le point sur la question de la posture et de la représentation de l'IAE dans le secteur marchand. Certaines représentations freinent parfois la rencontre ou les partenariats. Il s'agit d'accompagner les SIAE dans leur relation aux entreprises via la médiation active pour favoriser une meilleure connaissance mutuelle et amener la compétence dans l'entreprise par une offre de service en matière de ressources humaines.

De nombreuses TPE et PME éprouvent des difficultés à recruter alors que le maintien dans l'emploi se situe au coeur de l'activité des SIAE. Le travail de représentation des acteurs est important par la formation de l'ensemble des équipes et le changement de regard à l'intérieur des structures. Ces partenariats et rencontres sont essentiels pour faire fonctionner la relation. Ces dispositifs qualitatifs sont essentiels pour réussir ces évolutions.

Le développement massif du secteur de l'IAE a été évoqué par Louis Gallois, qui a été président de notre fédération. Nous avons interpelé le gouvernement sur l'importance de développer l'emploi solidaire dans le contexte de crise sanitaire, pour atteindre l'objectif de 300 000 parcours emplois compétences (PEC) et de 500 000 salariés en parcours dans l'IAE. Les SIAE telles qu'elles existent aujourd'hui ne pourront pas absorber ces volumes, d'où la proposition d'adosser des chantiers d'insertion à des entreprises disposant d'une plus grande solidité économique afin de permettre le développement de ces emplois, tout en maintenant des garde-fous visant à éviter les effets d'aubaine.

Le besoin de sécuriser le parcours des personnes en insertion est manifeste. La durée moyenne des parcours d'insertion s'établit à onze mois. On peut s'attendre à ce qu'elle augmente du fait de la précarisation globale des personnes et la difficulté à régler leurs problématiques de santé ou de logement.

Louis Gallois évoquait la possibilité de créer des « CDI de mission » en vue de favoriser l'accès à un emploi et d'allonger la durée des contrats. Pendant la période de crise sanitaire, il a été possible de prolonger exceptionnellement la durée des CDD d'insertion. La loi « inclusion » et les nouvelles modalités de prescription assouplissent les possibilités de parcours tout en rendant possibles de nouvelles formes de partenariat. Il est essentiel que le monde de l'entreprise classique travaille de pair avec l'IAE en favorisant l'interconnaissance entre les acteurs sur le territoire.

M. Laurent Pinet. - Un développement massif de l'IAE peut effectivement apporter une réponse efficace au chômage et à la précarisation. Le Pacte ambition pour l'IAE et le plan de relance peuvent concrétiser cette solution sous certaines conditions, notamment la volonté d'appliquer des coefficients multiplicateurs en fonction du nombre de postes en insertion créés dans les territoires.

Néanmoins, il faut adjoindre à cette démarche le corollaire de la qualité des emplois créés, l'attachement à la qualité des parcours, l'accompagnement des collègues dans les meilleures conditions, la formation des salariés permanents, la professionnalisation de l'ensemble des intervenants, le soutien des démarches qualité initiées et soutenues par les réseaux, la mise en place de méthodologies de rapprochement avec les entreprises, etc. C'est le leitmotiv des réseaux dans le contexte actuel alors que le plan de réseau est très axé sur le quantitatif. En effet, le quantitatif n'est rien en l'absence de moyens pour soutenir le qualitatif, à travers un pilotage et une gouvernance qui doivent être plus territorialisés.

La gouvernance de l'IAE doit se situer à l'échelle des territoires, en coopération avec les collectivités territoriales qui ont des compétences fortes à travers les politiques liées au RSA, aux solidarités, au développement économique, à l'emploi et à l'insertion. Ces démarches doivent être entreprises avec tous les décideurs, à tous les niveaux de territorialité.

L'augmentation quantitative doit se baser sur des diagnostics territoriaux précis pour identifier les zones qui ont le plus besoin d'offres d'IAE, en fonction des taux de chômage. Il est important d'identifier les filières porteuses et les publics présents sur les territoires, et de tenir compte de la densité des acteurs. Les entreprises du territoire peuvent être des partenaires volontaires pour accompagner les dispositifs d'inclusion.

Les réseaux ont développé des technologies. Le réseau Coorace soutient le développement et le déploiement de solutions qu'Eric Béasse pourra présenter brièvement.

En ce qui concerne les contrats courts et la permittence, le réseau Coorace est composé d'une majorité d'associations intermédiaires (AI) qui sont une bonne façon d'utiliser des contrats courts au bénéfice de l'insertion et de l'inclusion. Le public concerné est surtout féminin, alors que les structures d'insertion ont trop souvent l'habitude de s'adresser à des publics masculins, notamment dans le bâtiment.

Les AI contribuent à l'inclusion des publics féminins dans les territoires les plus ruraux. Ces structures offrent souvent le seul lien à l'emploi dans certains territoires ruraux. Il faut encourager leur développement. Or, malheureusement, un certain nombre de blocages et de freins au développement de l'activité de ces associations demeurent manifestes, ne serait-ce que dans les débats actuels sur les décrets d'application de la loi « inclusion » autour de l'inscription de ces associations dans la plateforme de l'inclusion et la gestion du Pass IAE. La lecture du Pass IAE est restrictive quant à l'éligibilité des publics et aux conditions de renouvellement des parcours au-delà de 24 mois. En outre, il faut faire « sauter le verrou » des 480 heures maximum de mise à disposition d'un salarié auprès d'employeurs de droit privé qui empêche les AI de se développer et d'accompagner les parcours en entreprise. Le réseau Coorace est très actif dans ce domaine.

En ce qui concerne les contrats courts, la nouvelle convention d'assurance chômage crée un certain nombre de blocages dans l'accès aux allocations pour les personnes qui retournent vers l'emploi en passant par des périodes courtes d'emploi. Ce point est un sujet de préoccupation majeur pour nous.

M. Éric Béasse, secrétaire général du réseau Coorace. - Il existe de nombreuses solutions développées par les SIAE pour rapprocher le secteur de l'IAE, et les demandeurs d'emploi, des entreprises classiques. D'un côté, des milliers de femmes et d'hommes recherchent un emploi. D'un autre côté, des entreprises se heurtent au problème d'emplois non pourvus, notamment parce qu'elles restent souvent focalisées sur le diplôme et la qualification dans leur territoire et leur périmètre.

Nous avons donc envisagé d'accompagner les entreprises en vue de changer leur regard sur les demandeurs d'emploi à leur proximité. Avec la démarche Vita Air, le réseau Coorace accompagne les entreprises afin de mener un diagnostic des postes à pourvoir afin de créer des ponts entre les compétences des personnes, qui n'ont pas toujours les qualifications nécessaires, et les postes à pourvoir.

Ces méthodologies fonctionnent, mais nos réseaux ne parviennent pas à les déployer à grande échelle par manque de moyens financiers. Ces solutions existent. Elles sont efficaces et répondent aux besoins de recrutement de ces entreprises. Elles permettent un véritable partenariat entre l'IAE et les entreprises classiques.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Je vous remercie pour ces précisions. Que faudrait-il faire pour que ce partenariat fonctionne mieux ? Pourriez-vous présenter plus précisément le dispositif que vous préconisez ?

Concernant la gouvernance territoriale de l'IAE, avez-vous une idée du cadre dans lequel elle pourrait s'exercer ? Faut-il créer de nouveaux outils ou utiliser les outils existants ?

M. Éric Béasse. - Nous pouvons, si vous le souhaitez, vous envoyer de la documentation sur le dispositif Vita Air. Il s'agit de préparer une étude de poste avec les entrepreneurs. La SIAE les accompagne dans la définition des tâches attendues. Ce diagnostic est effectué au sein des entreprises, au plus près du terrain. Une fois que les tâches sont identifiées, nous cherchons à positionner les bons candidats sur les profils recherchés.

Lorsque le bâtiment cherche des maçons coffreurs, nous nous apercevons que les professionnels investis dans ce domaine n'effectuent pas cette tâche à temps plein. Certains, par exemple, préparent le ciment, ce qui peut être confié à des personnes moins qualifiées. Or, les entreprises se concentrent uniquement sur la qualification et le recrutement de personnes qualifiées. Il faut trouver d'autres manières de recruter les personnes et de les accompagner vers l'emploi.

Marie Lombard, chargée de plaidoyer du réseau Coorace. - Il convient de trouver les financements pour changer d'échelle et développer ces outils de manière numérique. Il s'agit de diagnostiquer les tâches nécessaires pour chaque emploi, de recenser les compétences attendues et de les relier aux compétences développées au sein des structures d'insertion. Nous voulons développer un outil numérique qui permette de croiser ces informations, ce qui nécessite d'engager des investissements.

M. Laurent Pinet. - En ce qui concerne l'implication des collectivités locales dans la gouvernance de l'IAE, le Pacte d'ambition pour l'IAE a prévu un changement d'échelle dans la gouvernance de l'IAE en concentrant le pilotage au niveau régional et en réduisant les prérogatives des conseils départementaux de l'insertion par l'activité économique (CDIAE).

Notre lecture s'appuie sur des expériences qui fonctionnent. Ce qui fonctionne très bien en Isère est que l'IAE intervient en lien avec les collectivités locales pour mettre en place des conférences de financeurs. L'ensemble des financeurs se réunit, discute, trouve des solutions, met en place des financements croisés en vue de mettre en place un plan de sortie de crise ou de diversification de l'activité.

Le CDIAE est ainsi déconcentré à l'échelle des bassins d'emploi du département. Les acteurs locaux ne souhaitent pas perdre la finesse d'analyse qui permet d'établir un diagnostic pertinent des problématiques d'emploi et d'insertion à l'échelle des bassins de vie et non d'une région comme Auvergne-Rhône-Alpes. Ces bonnes pratiques devraient inspirer le législateur, à l'inverse de la tendance à la régionalisation qui conduit à une perte de sens. Ce dispositif ne peut se mettre en oeuvre qu'avec le concours plein et entier des départements, des agglomérations, des communautés de communes et des régions, avec une grille d'analyse très fine.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Je vous remercie pour ces précisions qui permettent de mieux comprendre la situation.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Je souhaite revenir sur le sujet de la gouvernance qui me semble particulièrement important. Cet enjeu suppose d'aller vite pour les personnes demandeuses d'emploi de longue durée. L'attente longue accroît les séquelles du demandeur d'emploi. Monsieur Gallois suggère à chacun de s'inspirer des autres. Le dispositif Territoires zéro chômeur longue durée peut apporter un exemple de gouvernance par la constitution des comités locaux pour l'emploi à l'échelle très fine de territoires de 10 000 habitants, ce qui n'apparaît pas dans le texte de loi.

Ne pensez-vous pas qu'il faut descendre plus bas au niveau de ces structures qui permettent de décider rapidement ? Je ne suis pas certaine que l'échelle départementale soit pertinente. Je pense qu'il faut descendre beaucoup plus bas. Des territoires ont des entreprises d'insertion, d'autres non. J'aimerais vous entendre sur ce sujet.

Ensuite, je reviens sur les contrats courts et la permittence. Nous avons noté au sujet du dispositif Vita Air la volonté de faire lien entre le besoin de l'entreprise et les personnes accompagnées par l'ESS. Ce sujet représente un défi important. En matière de soutien à domicile, nous avons un besoin important de personnes expérimentées. 70 % à 80 % des personnes résidant en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) sont confrontés à des enjeux de précarité et de paupérisation. Ne pensez-vous pas que nous pouvons développer du lien entre les structures d'insertion avec un accompagnement allégé et des contrats courts dans le secteur sanitaire et social ?

M. Emmanuel Stéphant. - En préambule, je souhaite préciser que je suis sociologue de formation. Les propos que je tiendrai n'ont aucun regard partisan. Je tiens à adopter une analyse distancée de la situation. Vous parliez, Madame la sénatrice, d'échelle et proposiez de descendre au plus près du territoire. Or, je pense qu'une échelle n'a d'intérêt que lorsque les barreaux sont régulièrement espacés et qu'elle permet de monter. La question majeure ne concerne pas, selon moi, l'opposition entre territoire, département, région et nation.

Depuis quelques années, par une forme d'individualisation des pouvoirs, chacun a mis en place une politique à son niveau pour intervenir sur le territoire. La politique publique de l'emploi est d'abord une compétence nationale à laquelle les régions, les départements et les communes sont censés apporter un complément. Souvent, à des niveaux différents, une forme de cacophonie est constatée. Nous nous retrouvons à noter des confrontations et des inversions de tendance, et l'ensemble de la population précarisée en subit la conséquence.

Vous parliez des comités locaux pour l'emploi dans le cadre de Territoires zéro chômeur de longue durée. C'est un bon exemple. Dans la ville de Roubaix où j'interviens, le territoire d'expérimentation est circonscrit à une grande rue. En zone rurale, ce peut être une communauté de communes. Le message passé auprès de la population et la mobilisation des financeurs ne peuvent pas emprunter la même voie dans ces deux situations. Dans les communautés de communes, tous les acteurs sont présents. À Paris 13e ou à l'échelle d'une rue, nous créons davantage d'antagonismes que d'effets positifs, étant donné que celui qui n'habite pas la bonne rue ne peut pas profiter de la démarche.

Comme je l'ai dit le 29 mars à la ministre, il faut une coordination et une organisation des politiques publiques dans une instance non partisane, qui ait la compétence d'émettre des avis entendus par les décideurs. Les moyens sont sur la table. Ils n'ont jamais été aussi nombreux pour accompagner les plus démunis, avec énormément d'argent rendu faute d'être utilisé avec la bonne temporalité. Vous parliez de vitesse et de précipitation. Ce sont les deux bons termes. Il faut aller vite.

En l'occurrence, nous n'avons pas tout essayé. Nous n'avons pas donné aux acteurs, aux réseaux que nous sommes, la possibilité de transformer l'essai. Nous restons sur des politiques publiques quantitatives par effet d'annonce, par exemple la création de 10 000 ou 100 000 postes sans penser à qui va les créer. Il faut changer de paradigme et reprendre ces politiques publiques, nationales, départementales ou régionales, au sens premier. Une politique publique n'a d'intérêt que par le constat des décideurs, la mise en oeuvre de moyens et la mise en place d'une évaluation avant que la démarche ne soit mise en route.

De fait, des actions ont été mises en place, puis nous nous demandons si elles fonctionnent. De même, face à la pandémie de covid-19, le couvre-feu a été fixé à 18 heures, puis déplacé à 19 heures sans que ces décisions semblent cohérentes. J'ai conscience de ne pas répondre à vos questions étant donné qu'il faut changer de paradigme. Mais les responsables politiques doivent être conscients que ce n'est pas tout de mettre des moyens. Il faut préciser pour quelle raison des dispositifs sont mis en place, avec qui, et comment les évaluer. Tous les acteurs se précipitent pour faire partie des 50 nouveaux territoires « zéro chômeur », mais une analyse plus fine permet de comprendre que ce n'est pas cela qui est le plus important.

J'ai soumis la proposition, retenue dans la loi de prolongation de l'expérimentation, de s'assurer dans le cadre du dossier d'évaluation des candidatures que partout où nous voulons créer un territoire « zéro chômeur », tous les acteurs déjà présents, en premier lieu les IAE, seront partie prenante pour que, si nous ne trouvons pas de solution pour une personne dans ce territoire, nous puissions lui proposer un autre emploi. Il faut aller au plus près des personnes. Si nous mettons à leur disposition les bons outils au bon moment, alors les politiques publiques seront beaucoup plus efficaces.

Alexandre Wolff, directeur national de Chantier école. - Nous travaillons sur les savoirs transférables dont ont besoin les entreprises pour les transmettre aux personnes accompagnées par nos structures. Les dispositifs qui ont été présentés par nos collègues sont compatibles et complémentaires avec cette démarche. Nous intervenons beaucoup sur le quantitatif, un peu moins sur le qualitatif. L'ensemble de la collectivité nationale, l'État et les collectivités, doivent s'associer à ce déploiement.

Le Pacte d'ambition pour l'IAE avait identifié le besoin de mobiliser les ministères, les régions, les départements et les collectivités locales, quelle que soit leur organisation. Le simple soutien de l'État n'est pas suffisant pour réussir ce pari. Il est nécessaire que tous les départements s'engagent et que les problématiques soient partagées. On voit encore trop d'inégalités de moyens entre les territoires.

M. Laurent Pinet. - En ce qui concerne l'échelle idéale du pilotage, toutes les parties prenantes, l'ensemble des collectivités ont une place et leur mot à dire sur l'IAE, question d'intérêt général qui concerne tout le monde. Cette question est fondamentale à l'échelle des territoires. La bonne échelle me semble être celle qui correspond aux habitudes de vie des habitants.

En ce qui concerne les contrats courts en lien avec le secteur sanitaire et social, je souhaite évoquer la question du dispositif « AI en Ehpad » mis en place au plus fort de la crise sanitaire pour proposer des solutions de personnel pour ces établissements. Ce dispositif a été soutenu, et continue de l'être, par la ministre déléguée à l'insertion et la ministre déléguée à l'autonomie. Depuis le mois de décembre 2020, ce dispositif a produit plus de 40 000 heures de travail pour 80 associations participantes dans 40 départements. Ce dispositif produit des effets et met en lumière les passerelles entre filières, secteurs d'activité et associations intermédiaires en utilisant les contrats courts. Ce dispositif a si bien fonctionné qu'il a été maintenu jusqu'à l'été prochain et élargi aux structures d'accompagnement des personnes en situation de handicap.

Nous travaillons pour aboutir à un suivi plus structurant en mettant en place des dispositifs qui reconnaissent les compétences et qualifient les personnes en vue de leur permettre d'accéder à des emplois de qualité dans les établissements.

Mme Coline Derrey-Favre. - Dans le cadre de la loi « inclusion », nous avons soumis la proposition collective consistant à permettre le cumul d'un CDD d'insertion et d'un CDI. La loi permet de déroger au plancher de 20 heures hebdomadaires en structure d'insertion pour faire monter en charge progressivement le volume d'heures en CDI. Une dérogation est désormais prévue pour permettre de signer un CDD ou un CDI de moins de 24 heures en cas de cumul avec un contrat d'insertion. Cette évolution vise à sécuriser l'accès à l'emploi. Une personne trouvant un CDI à temps partiel pourrait garder son contrat afin de sécuriser l'accompagnement. Nos dispositifs de sécurisation du maintien dans l'emploi sont importants en raison du risque de rupture dès les premiers jours de travail. L'objectif consiste à diminuer progressivement le nombre d'heures en SIAE pour augmenter le nombre d'heures travaillées en entreprise. Cet outil contribue à améliorer la relation entre l'IAE et l'entreprise.

En matière de gouvernance, l'objectif, quelle que soit l'échelle, est de pouvoir mettre en oeuvre un diagnostic territorial pour développer des projets de structure et de développement. Les échelles peuvent différer selon les bassins de vie.

Mme Annie Le Houerou, présidente. -Nous devrons travailler plus précisément avec vous sur ces différents dispositifs.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Nous espérons que les décrets d'application du dispositif de « temps cumulé » entre un CDDI et un contrat de travail classique, qui a été introduit au Sénat, seront en conformité avec les attentes que vous portez collectivement. Il peut permettre de conforter les AI qui se prêtent à des contrats courts avec un accompagnement léger.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Je vous remercie très sincèrement d'avoir passé ce moment avec nous. Je vous souhaite une bonne continuation. L'insertion par l'activité économique est une piste à creuser. Cet accompagnement des personnes en difficulté doit se dérouler à leur rythme, d'où l'importance de la souplesse des dispositifs. Je remercie vos équipes pour l'accompagnement des personnes qui sont le plus en difficulté et qui sont malheureusement plus nombreuses dans ce contexte de covid-19 et probablement de sortie de covid-19. Je vous remercie et vous souhaite une bonne fin d'après-midi.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Les APL comme instrument de lutte contre la paupérisation - Audition de MM. François Adam, directeur de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages du ministère de la transition écologique et Pierre Madec, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Je vous remercie d'avoir accepté cette invitation du Sénat. Notre mission d'information est chargée de comprendre et de proposer des solutions face aux problèmes de paupérisation de précarisation d'une partie des Français. Nous nous intéressons particulièrement au mouvement de fragilisation qui frappe certains de nos citoyens, non seulement dans la crise actuelle qui révèle un certain nombre de situations, mais en aval, notamment depuis la dernière crise.

Je vous propose de commencer l'audition par un propos liminaire. Nous ouvrirons ensuite une phase d'échanges en commençant par une série de questions de notre rapporteur, Frédérique Puissat, et des sénateurs et sénatrices à distance. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui est retransmise en direct sur le site du Sénat et consultable en vidéo à la demande. Monsieur François Adam, je vous invite à prendre la parole.

M. François Adam, directeur de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages du ministère de la transition écologique. - Merci Madame la Présidente. Je suis accompagné de plusieurs représentants de la direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP) dont M. Emmanuel Rousseau, sous-directeur. Nous pourrons être amenés à nous relayer pour vous apporter toutes les informations nécessaires.

J'aborderai trois points. Tout d'abord, je livrerai des éléments sur notre analyse de l'impact des aides personnelles au logement sur les ménages les plus fragiles. Ensuite, j'apporterai des précisions sur les réformes menées par le Gouvernement depuis 2017. Enfin, je préciserai ce que nous pouvons dire des effets de la crise récente.

Tout d'abord, nous considérons que les aides personnelles au logement sont de vraies prestations sociales. Elles présentent la particularité d'être placées sous la responsabilité principale du ministère chargé du logement. Cela se fait en lien étroit avec le ministère des solidarités et de la santé.

Vous le savez, l'aide est distribuée par les caisses d'allocation familiale et la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole (CCMSA) comme les minima sociaux même si les APL ne sont pas des minima sociaux. C'est bien comme ça que nous les considérons. Dans toute l'activité de gestion et les différentes réformes, l'impact sur les personnes les plus fragiles est toujours au centre des réflexions et simulations que nous sommes amenés à faire dès qu'il y a débat.

En étudiant quelques données importantes, il faut souligner que les aides personnelles au logement sont très ciblées : 90 % des bénéficiaires font partie des trois premiers déciles de revenu. Ce sont des aides qui, en volume financier, sont parmi les plus importantes. En 2019, elles représentaient 16,6 milliards d'euros contre 11 milliards d'euros pour le revenu de solidarité active (RSA) et 10 milliards d'euros pour l'allocation aux adultes handicapés (AAH). Elle représente une part importante des prestations sociales perçues par les plus pauvres et de leurs revenus.

Les aides au logement représentent environ 14 % des revenus des ménages les plus pauvres contre 13 % pour les minima sociaux. De fait, elles jouent un rôle important. Elles contribuent sensiblement à la maîtrise du taux de pauvreté. Elles réduisent de 2,2 points le taux de pauvreté. De même, elles ont un impact sur la solvabilisation des ménages qui les perçoivent. Ainsi, au regard du taux d'effort consacré aux dépenses de logement, l'impact moyen est supérieur à 50 %.

Les APL jouent un rôle particulièrement important dans l'effort de protection sociale, même s'il faut regarder l'impact de l'ensemble des aides. Les organismes expriment le fait que dans leurs contacts avec les allocataires, les questions liées aux aides au logement sont sensibles, et donnent lieu à de nombreux contacts physiques, par téléphone et par mail, notamment avec les caisses d'allocations familiales (CAF).

Je commenterai ensuite les réformes menées par le Gouvernement depuis 2017. Celles-ci ont donné lieu à de nombreux commentaires. Il est essentiel de souligner que du point de vue quantitatif, la principale réforme de 2017 à 2019 est la création de la réduction de loyer de solidarité. Cette réforme a permis de réduire les crédits budgétaires accordés par l'État aux APL en contrepartie d'une réduction imposée des loyers des bailleurs sociaux en direction des locataires de leur parc, sans impact sur le reste à vivre des allocataires. Cette réforme n'est pas neutre ; elle conduit à un prélèvement sur le secteur du logement social, qu'il convient d'étudier. Cette réforme n'a pas eu un impact négatif sur les allocataires des APL, ce qui mérite d'être souligné. Elle permet d'économiser 1,3 milliard d'euros par an par an depuis 2020 pour le budget de l'État.

La réduction de 5 euros a été longuement commentée. Les mesures de sous-indexation sont prévues durant deux ans. En dépit de ces réformes, le taux d'effort après APL observé chez les bénéficiaires de l'aide a légèrement diminué entre 2017 et 2019, ce qui conduit à relativiser leur impact.

Ensuite, nous sommes désormais dans une phase marquée par deux sujets importants, tout d'abord l'entrée en vigueur au 1er janvier 2021 des APL en temps réel, après une longue phase de préparation technique depuis 2018. Cette réforme est désormais en vigueur à l'exception d'une partie sur l'APL « accession à la propriété » qui n'entrera en vigueur qu'en mai 2021. Le second paramètre important sur lequel nous avons un recul partiel concerne l'impact de la crise sanitaire et des évolutions économiques depuis le premier trimestre 2020.

Ce point appelle notre attention à plusieurs titres. Le sujet soulève des questions financières quant au niveau des dépenses APL compte tenu de l'évolution du revenu des ménages. La situation globale des ménages les plus fragiles se pose aussi.

Nous avons observé en 2020 une hausse relativement limitée des dépenses d'APL à hauteur de moins de 400 millions d'euros liés à l'évolution des revenus des allocataires, qu'il convient de rapprocher du total de 16 milliards d'euros. Nous avons constaté que le nombre de bénéficiaires des aides au logement à la fin de l'année 2020 était le plus élevé de la période de 2017 à 2020. Le nombre d'allocataires est toujours plus élevé en fin qu'en début d'année, mais ce nombre a été particulièrement élevé à la fin de l'année 2020 par rapport à 2017, 2018 et 2019.

Autre effet de la crise, le Fonds national des aides au logement (FNAL) qui alimente les APL est financé par des employeurs dont les versements ont été inférieurs aux prévisions. L'an dernier, cette situation a représenté un manque à gagner de 150 millions d'euros sur une recette totale de 2,6 milliards d'euros. Cette situation est liée à l'évolution de la conjoncture économique.

Enfin, il faut souligner que les aides exceptionnelles que le Gouvernement a mis en oeuvre au printemps et à l'automne 2020 ne se sont pas présentées comme appuyées sur les APL, mais des aides exceptionnelles qui ont ciblé certains publics, dont les bénéficiaires des APL, et ceux qui avaient des enfants à leur charge. Ces mesures ont été prises pour aider les ménages les plus fragiles, sous le seuil de pauvreté.

M. Pierre Madec, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). - Je vous remercie pour votre invitation. Les revenus d'exclusion sont relativement bas. Pour une personne seule, les aides sont limitées à 1,1 SMIC. L'aide est très dégressive à partir de 0,5 SMIC. Chaque euro de revenu supplémentaire diminue le montant de l'APL. Les aides sont extrêmement bien ciblées sur les ménages les plus pauvres. La répartition des aides sociales en centile de niveau de vie permet de constater que les APL sont les aides les plus concentrées sur les centiles les plus bas. La grande majorité des 17 milliards d'euros versés au titre des APL est destinée aux ménages les plus pauvres. En tant de crise, les pouvoirs publics focalisent les aides sur ce public pour soutenir les plus pauvres.

Je ne reviens pas sur la question de l'impact des APL dans la lutte contre la pauvreté. J'ai les mêmes chiffres que la DHUP. Les APL réduisent très fortement le taux de pauvreté, mais ce n'est pas l'objectif initial. Leur objectif est la solvabilisation des ménages.

Un indicateur important est le taux d'effort des ménages, ou part de la dépense sur les revenus. Nous pouvons étudier le taux d'effort brut, le taux d'effort net et la différence entre les deux. L'objectif est de diminuer le taux d'effort des ménages. Le taux de pauvreté diminue de 2,4 points par l'aide au logement. Les minima sociaux réduisent la pauvreté de 2 points.

Les APL diminuent aussi l'intensité de la pauvreté, calculée en rapportant le niveau de vie moyen des ménages pauvres au seuil de pauvreté. Nous constatons que les APL sont l'aide sociale qui diminue le plus l'intensité de la pauvreté. Elle permet de sortir les ménages de la pauvreté et pour les ménages toujours pauvres, l'intensité de la pauvreté a été réduite. Il faut rappeler que ce n'est pas l'objectif initial de l'APL de lutter contre la pauvreté, alors que cet outil est très efficace.

Les 10 % des ménages les plus pauvres qui vivent dans le parc social ont un taux d'effort brut supérieur à 30 % avant versement des APL. Les loyers sont maîtrisés et encadrés, mais le poids du logement est très élevé. Les APL diminuent le taux d'effort à plus de 10 %. Le taux d'effort des personnes les plus pauvres qui vivent dans le parc privé est divisé par deux grâce aux APL, c'est-à-dire que la part de leur revenu consacrée au logement est divisée par deux. Si l'objectif de l'APL consiste à solvabiliser les ménages en diminuant leur taux d'effort, cet outil fonctionne clairement.

Les effets des APL sont différents dans le parc social et le parc privé. Dans le parc social, l'APL permet d'inverser la logique qui laisse penser que plus on est pauvre, plus le taux d'effort est élevé. Cette logique s'inverse avec cet outil qui diminue le taux d'effort et met en place de la justice sociale, le taux d'effort des très pauvres étant plus faible que celui de ceux qui sont plus riches qu'eux.

Dans le parc privé, l'APL divise par deux le taux d'effort des 10 % les plus pauvres, mais ne parvient pas à inverser cette logique. Même après versement des APL, les 10 % les plus pauvres ont un taux d'effort supérieur aux 10 % plus riches qu'eux, lui-même supérieur aux 10 % un peu plus riches qu'eux. Le gel ou la désindexation des plafonds et la déconnexion entre l'évolution des loyers et des APL ont cassé cet outil qui ne permet plus d'inverser la logique.

En ce qui concerne l'effet inflationniste très souvent évoqué dans le débat, notamment durant l'été 2017 et la baisse de 5 euros, ce sujet est évoqué depuis plusieurs années. Les articles parus sur ce sujet se sont intéressés à une période d'entrée massive des gens dans les APL. Un grand nombre de personnes ont été solvabilisées. Les aides ont augmenté. L'offre de logement est inélastique. On solvabilise la demande en aidant les étudiants ou les ménages qui reçoivent moins d'aides, ce qui a un effet inflationniste. La littérature est parue sur ce sujet surtout dans les années 1990.

Cela fait longtemps que les APL n'ont pas augmenté massivement et qu'aucune nouvelle population n'y entre. D'une manière générale, la dépense publique est restée autour d'un point de PIB dans les APL. La dépense en logement a fortement augmenté depuis 20 ans alors que la dépense APL a été maintenue à 1 point de PIB, notamment par le gel des loyers de référence. Le loyer moyen a augmenté de 35 % depuis 2000 alors que celui qui sert à calculer l'APL a deux fois moins augmenté. Nous avons massivement désolvabilisé des ménages.

Les loyers ont-ils cessé d'augmenter ? Non. Aucune littérature n'évoque une baisse des loyers en diminuant les APL. Les Britanniques ont tenté de le faire. Ils sont revenus dessus, cette décision entraînant une augmentation très importante de la pauvreté. Nous avons cassé le système des APL. 90 % des locataires du parc privé ont un loyer supérieur au loyer qui sert à calculer leur APL. Pour eux, toute augmentation de loyer se traduit par une augmentation du taux d'effort. Les loyers continuent d'augmenter.

On répond à ceux qui demandent une revalorisation des APL qu'il y a un effet inflationniste. Par ailleurs, toute aide à un effet inflationniste dès lors que vous solvabilisez des personnes qui avant perception de l'aide sociale n'étaient pas solvables. Vous augmentez la demande et créez un effet inflationniste. Un doublement du RSA aurait aussi un tel effet.

Depuis 2012, un décret encadre les loyers. En cours de bail ou lors du renouvellement de la location, vous n'avez pas le droit d'augmenter le loyer comme vous le souhaitez et plus que l'indice de référence des loyers (IRL) sauf cas particuliers. L'IRL a augmenté de 0,2 % de la fin 2019 à la fin de l'année 2020. Une augmentation de l'APL sert directement la solvabilisation des ménages. Un encadrement des loyers en vigueur dans plus de 22 agglomérations depuis presque dix ans protège beaucoup de l'effet inflationniste. Aucune littérature n'affirme que la baisse des APL ne diminue les loyers. Le chef de l'État demandait aux propriétaires de diminuer leur loyer de 5 euros, ce qui est la preuve que ce n'est pas automatique.

Une question a été posée sur l'impact de la baisse des APL de 5 euros sur le taux de pauvreté. Sur les 400 millions d'euros d'économies engendrées par la baisse de 5 euros, la moitié a été portée par les deux premiers déciles ou les 20 % de ménages les plus modestes, qui de fait perçoivent le plus les APL. Pour les 10 % de ménages les plus pauvres, cette baisse a réduit leur niveau de vie de 0,5 %.

Les APL représentent 16,9 milliards d'euros de dépenses publiques. A partir de 2017, des coupes massives ont eu lieu dans le budget des APL, inédites depuis 1984. Durant les années 90, les APL ont crû moins vite que le PIB. Il y a eu une légère remontée du fait de la crise économique de 2008, puis une très forte baisse des APL en points de PIB depuis 2017.

Certains prétendent que les économies budgétaires proviennent principalement de la réduction du loyer de solidarité, sans impact sur les locataires. Les locataires du parc social sont mieux solvabilisés par les APL. La part des aides dans les loyers payés par les locataires du parc social a diminué, ce qui justifie l'argument selon lequel la réforme a principalement concerné la réduction du loyer de solidarité (RLS).

Il n'existe pas d'étude à ma connaissance sur la « contemporanéisation » des ressources. Il est surprenant qu'aucune étude d'impact n'ait eu lieu sur une réforme censée réduire de 10 % le montant versé d'aides personnelles, correspondant aux économies attendues au début. Cette réforme a été retardée à plusieurs reprises. Il aurait fallu préciser les économies ou dépenses supplémentaires générées par ces mesures. Il serait intéressant d'indiquer qui est réellement impacté sachant que cette réforme était censée générer plus d'1 milliard d'euros d'économies.

Enfin, certains se demandent s'il faut intégrer l'APL au revenu universel d'activité. Je n'ai pas de point de vue sur ce sujet.

Il faut préciser si la mesure prise sur les APL est un objectif de lutte contre le non-recours. Si c'est le cas, il faut préciser ce qui est mis en oeuvre pour lutter contre le non recours et si on raisonne à budget constant. L'éradication du non-recours générera un certain nombre de perdants qu'il faut identifier. Où sont-ils ? Ils sont plutôt dans le haut de la distribution des aides sociales et les personnes qui perçoivent l'APL, mais rien n'est certain.

De nombreuses personnes prétendent que l'APL ne fonctionne plus, que le calcul d'aide est quasiment forfaitaire sans tenir compte de la dépense en logement. Ces personnes affirment que l'APL ne sert plus qu'à lutter contre la pauvreté et recommandent de la fusionner avec le revenu universel d'activité ou un revenu de base.

Je n'ai pas d'avis tranché. L'objectif initial des APL est de réduire le taux d'effort et non de lutter contre la pauvreté. Les différences de loyer sont très importantes entre les locataires du parc social et les locataires du parc privé. Il y a des différences de loyer très importantes au niveau territorial, entre Paris, Marseille, Bordeaux et les zones moins denses.

À Paris, des écarts de 30 à 40 % sont à constater entre les personnes présentes dans leur logement depuis plus de dix ans et ceux qui arrivent sur le marché. J'entends la proposition de création d'un forfait logement, puis de création de zones pour tenir compte des disparités. À l'intérieur des territoires, il y a des hétérogénéités très fortes. Il n'y a pas de réponse simple. Les APL sont une aide sociale, et non un minimum social. Par ailleurs, quel rapport entre les APL et l'activité, faudrait-il cesser de verser l'APL aux personnes qui ne cherchent pas véritablement d'emploi ?

Enfin, pour finir par une touche d'optimisme, un petit exercice consiste à calculer le coût de l'éradication de la pauvreté monétaire en France. On regarde le nombre de ménages pauvres et ce qui les sépare du seuil de pauvreté. Le coût serait de 18 milliards d'euros pour éradiquer la pauvreté. C'est évidemment plus complexe. Il faut étudier les effets sur la distribution au-dessus du seuil de pauvreté, mais c'est un nombre intéressant. Chacun jugera ce chiffre comme il le souhaite et se demandera si nous en avons les moyens, mais ce chiffre doit être mis dans le débat pour que nous nous rendions compte de l'effort à produire.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Je vais synthétiser mon intervention en deux questions. La première question a été évoquée en parlant de la réforme des APL et la capacité à mesurer les politiques publiques. Les APL réduisent le taux de pauvreté de 2,2 points. Vous avez évoqué l'étude d'impact de l'assurance chômage qui a été établie une fois que l'assurance chômage a été réformée. Est-on outillé pour être en capacité de mesurer l'impact d'une réforme des APL dans tous les secteurs et tous les déciles des ménages, avec une différenciation entre secteur privé et public ? Qui peut le faire si nous n'avons pas cette information ?

Faut-il réformer les APL ? Au-delà de la mise en place d'un éventuel revenu universel d'activité (RUA), n'y a-t-il pas quelques leviers à étudier pour les APL ? Le non-recours au droit aux APL existe. Un chèque énergie est versé sans demande. Ne convient-il pas de s'intéresser à ce dispositif pour éviter le non-recours ?

En ce qui concerne les enjeux du retour à l'emploi, comment gérer la dégressivité des APL au regard des autres aides ?

Enfin, ne faudrait-il pas faire varier les montant des APL entre secteur privé et secteur public ? Nous avons vu la différence importante entre le reste à charge des familles du secteur privé par rapport au secteur public. La réforme des APL se situe-t-elle dans les APL ou ailleurs ? Qu'en est-il des enjeux d'accession à la propriété ? Il apparaît des difficultés à faire sortir un certain nombre de personnes des logements sociaux. L'accession à la propriété devient un palier trop difficile à franchir. Des outils peuvent-ils être développés hors APL pour éviter cette précarité et permettre d'enclencher ces mécanismes d'accession ?

M. François Adam. - En ce qui concerne les « outils », du point de vue technique, l'essentiel des évaluations pour les réformes des APL provient des services statistiques de la caisse d'allocations familiales, qui sont compétents sur l'ensemble des prestations sociales distribuées par la branche famille de la sécurité sociale. Une difficulté consiste à prévoir des évolutions individuelles qui dépendent des trajectoires personnelles, notamment de leur niveau de revenu.

Avec la réforme des APL en temps réel, les caisses d'allocations familiales disposent d'une base de référence glissante. Les douze derniers mois connus par ces caisses sont le m-2 jusqu'au m-14. La disponibilité de ces informations facilite les projections. Les incertitudes sont associées à des évaluations de politiques publiques liées à des scénarios macroéconomiques. Nous disposons de la capacité à chiffrer de manière sérieuse l'effet des mesures attendues sur les APL.

En ce qui concerne le non-recours aux prestations sociales, ce sujet est global. Il ne peut être abordé sous le seul angle des APL. Il faut se demander s'il faut évoluer de la demande de l'aide au versement automatique de l'aide par un organisme public. Le taux de non recours est difficile à calculer, mais il peut être assez important, et le versement automatique aurait un impact qu'il faut calculer.

En ce qui concerne la question de la dégressivité de l'impact des trajectoires personnelles sur le niveau de l'aide, les APL sont un mécanisme d'ajustement plus rapide aux évolutions, en l'occurrence tous les trois mois. C'est un principe important de cette réforme mise en oeuvre en 2021. Ce principe semble satisfaisant et plus équitable que le fonctionnement antérieur.

En ce qui concerne les enjeux sectoriels, et le rôle différencié des APL entre parc social et parc privé, nous partageons les analyses sur l'effet différencié. Les loyers sont réglementés dans le parc social. Il est très rare que le loyer plafond dépasse le plafond des APL. En revanche, dans le parc privé, le choix n'a pas été fait au cours des 25 dernières années d'augmenter les loyers plafonds des APL. Ce choix ne semble pas être lié au débat sur l'effet inflationniste qui génère de nombreuses incertitudes. Il faut peut-être assumer le fait que, sur les APL, des mesures de régulation de la dépense ont été prises, avant et après 2017.

Cette approche ne doit pas être niée. Les mesures de régulation de la dépense doivent être associées à la réflexion sur l'ensemble des dépenses sociales.

La question de l'accession à la propriété est une thématique importante. Le prêt à taux zéro demeure. Il a été prolongé lors de la dernière loi de finances. Il évoluera avec un mécanisme d'appréciation contemporaine des ressources dans deux ans. Ce dispositif est important. En 2017, le choix a été fait de déconnecter les deux politiques en supprimant toute entrée dans le dispositif d'APL pour les accédants à la propriété. Il n'y a plus de nouveaux entrants dans l'APL-Accession.

Un des développements récents les plus intéressants concerne la dissociation de propriété avec le développement des offices fonciers solidaires et des baux réels solidaires qui constituent un axe extrêmement intéressant pour permettre aux ménages des catégories intermédiaires d'accéder à la propriété où le foncier a beaucoup augmenté. Ce n'est pas le sujet majeur aujourd'hui, mais il est important qu'il reste des outils d'action publique pour faciliter l'accession à la propriété.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Quel est votre point de vue sur le RUA ou regroupement des minima sociaux ?

M. François Adam. - Le projet de RUA a donné lieu à des travaux techniques importants. Une phase de concertation à la fin de l'année 2019 et au début de l'année 2020. Ces travaux ont été largement suspendus depuis le début de la crise sanitaire. Le Gouvernement n'a pas été amené à présenter précisément les conclusions des travaux techniques. L'hypothèse dominante consiste à intégrer les aides personnalisées au logement dans le périmètre du RUA, sans doute en ayant dans ce RUA une composante dédiée au logement qui pourrait tenir compte de la situation de l'allocataire au regard du logement : est-il locataire ? Quel est le niveau du loyer ?

Différents scénarios ont été explorés. Il n'y a pas eu de décision sur un scénario précis. Nous sommes très conscients des difficultés techniques. La question du tiers payant est très importante, mais elle soulève de nombreuses questions techniques, informatiques. Nous nous situons en amont d'une proposition que le Gouvernement ferait sur un RUA complètement dimensionné.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Je vous remercie. Monsieur Madec, souhaitez-vous répondre également à ces interrogations ?

M. Pierre Madec. - Je tâcherai d'être complémentaire, peut-être en commençant par la fin, sur la question du RUA. Je ne ferai pas le faux naïf en prétendant que je ne sais ce qui se dit dans les débats ou discussions. Certains parlent d'un forfait logement qui tiendra compte du loyer, de la composition familiale et du revenu, ce qui ressemble beaucoup aux APL.

En réponse à vos questions, il faut réformer les APL. Un certain nombre de carences ont été constatées. 90 % des gens perçoivent une aide déconnectée du niveau de loyer. Le parc social présente moins de problème, mais 50 % des locataires du parc social ont un loyer supérieur au loyer APL, ce qui pose question. Il apparaît une nécessité de réforme. Une réforme socialement juste coûtera un peu d'argent en améliorant la solvabilisation des ménages, mais la suppression des aides pour les ménages proches du seuil de pauvreté augmentera le nombre de pauvres. L'aide apportée par l'APL est très bien ciblée. Il est très délicat de rogner sur le nombre de bénéficiaires.

En ce qui concerne l'accession à la propriété, l'APL Accession a été supprimée étant donné que nul ne profite de ce dispositif, ce qui est exact. Les nouveaux entrants du dispositif ont quasiment disparu, ce qui doit nous conduire à nous interroger. En réalité, nous avons désolvabilisé les ménages dans l'APL Accession. Les nouveaux accédants étaient aidés à payer leur emprunt de même qu'ils étaient aidés à payer leur loyer. La continuité de l'accompagnement dans un parcours résidentiel est extrêmement intéressante.

Le problème est que les ménages éligibles à l'APL ne peuvent globalement plus accéder à la propriété en raison de l'évolution des prix immobiliers, malgré l'assouplissement des conditions de crédit, le prêt à taux zéro (PTZ), etc. Les ménages « APL » n'accèdent plus à la propriété et certains recommandent de supprimer le dispositif. Cette décision est problématique. Il y a un problème de mobilité résidentielle en France. Les gens ne bougent plus. Ce phénomène est en grande partie expliqué par le fait que les personnes du parc social n'accèdent plus à la propriété parce que les prix sont trop élevés et qu'ils se sont paupérisés.

La file d'attente de logement social est toujours aussi importante. On annonce des objectifs de construction de logements sociaux extrêmement élevés. Les ménages du parc social ne bougent plus. Le besoin en production neuve est extrêmement important. Il faut favoriser le parcours résidentiel des locataires du parc social sans quoi nous ne produirons plus que du logement social sans pour autant permettre à tous les pauvres d'avoir accès à un logement social. La question du parcours résidentiel et de la manière dont l'APL solvabilise les ménages est centrale.

En ce qui concerne l'évaluation, si on est capable de donner le montant d'aide de l'APL, la contemporanéisation des ressources devait aussi permettre de dire que tel ménage doit percevoir telle somme. Il n'y a pas de frein technologique qui explique l'absence d'évaluation de la réforme de la contemporanéisation.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Qu'en est-il du non-recours aux APL ?

M. Pierre Madec. - Le non-recours estimé aux APL est beaucoup plus faible que sur les autres types de prestations sociales, dont la prime d'activité ou le RSA. Le dispositif est soit mieux connu soit les personnes ont besoin d'être solvabilisées et recourent davantage aux APL. La question du non-recours consiste à s'inspirer dans un RUA de ce qui se passe dans les APL. Il ne faudrait pas qu'une réforme se traduise par une augmentation du non-recours.

Les débats sur le RUA ont été suspendus du fait de la crise sanitaire, ce qui est regrettable. La crise a montré qu'il y avait des « trous dans la raquette » de la protection sociale française : étudiants, contrats courts, etc. Il est dommage de suspendre les débats. On est obligé de verser des aides exceptionnelles. Il y a urgence à relancer les débats sur le revenu universel d'activité pour améliorer le système redistributif ou de protection sociale français.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Je vous remercie pour ces échanges. Cet échange sur l'impact des APL n'est pas neutre. Cet après-midi a apporté de nombreux éléments que nous allons étudier et regarder attentivement. Nous ne manquerons pas de vous demander des éléments complémentaires.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 20.


* 1  Acronyme de Neither in Employment nor in Education or Training.